Adrien et Marcel Proust devant l’anthropologie et l'ethnologie
p. 185-195
Note de l’éditeur
Les citations de Marcel Proust renvoient à la nouvelle édition de A la recherche du temps perdu dans la collection de la Pléiade (quatre volumes sous la direction de Jean-Yves Tadié, 1987 à 1989).
Texte intégral
1On a longtemps épilogué sur toute la culture que Marcel Proust devait à sa mère. Le livre de Christian Péchenard, Proust et son père1, rappelle utilement qu'il y a, tout aussi important, un "côté" du père, et plus précisément du père médecin. Selon le critique les tapisseries de l'église de Combray représentant Esther et Assuérus seraient la transposition esthétique du couple parental, Jeanne Weil et Adrien Proust. "Elle avait séduit Assuérus qui était aryen (...). La magnifique histoire d’Esther, apprise dans la Bible, s'exprimait tout entière dans cette œuvre qui avait été si longue à peindre, si longue à tisser (...)"2.
2J'ai moi-même essayé de montrer que dans A la recherche du temps perdu Marcel Proust avait dédoublé la figure du docteur, spécialiste international d'hygiène, en prêtant ce qu'il éprouvait d'admiration affectueuse pour son père, à une grand-mère préoccupée d'hygiène3, et en attribuant des soucis déplaisants de carrière à l'ami diplomate du père romanesque, M. de Norpois4, homme ayant choisi la "carrière" et décourageant le héros, s'il choisissait d’être écrivain, d’imiter Bergotte, simple joueur de flûte.
3Une lecture attentive de la correspondance montrerait que bien des traces très précises des conseils paternels touchant l’hygiène alimentaire, conseils transmis par la mère, se retrouvent dans la Recherche.
4Ainsi Jeanne Proust écrit d'Auteuil à son fils de 18 ans en train d’effectuer son service militaire : "Il (ton père) t’engage cependant à réduire tes quantités de fromage à la crème"5. Le conseil médical est enfoui dans la description des aubépines et l’analyse de l’amour du rose : Moi-même j’appréciais plus le fromage à la crème rose, celui où l’on m’avait permis d’écraser des fraises" (I, 38). La figure d’un Assuérus incarnant l’autorité se dissimule dans ce "on m’avait permis". Parmi les nourritures tentatrices proposées par Françoise, figure, dit le héros, "du fromage à la crème que j’aimais bien autrefois" (I, 70).
5Certains écrits médicaux c comme L'Hygiène du neurasthénique (1897), frappent par la ressemblance qu'on peut leur trouver avec les diagnostics pratiqués dans le roman par le docteur du Boulbon qui attache de l'importance au nervosisme6. Toutefois ce dernier ouvrage a été écrit en collaboration avec Gilbert Ballet et l'on ne peut avec certitude dissocier ce qui vient de l’un et de l’autre. Aussi pour entendre la voix du père, je préfère me tourner ver le Traité d'hygiène dont seul le docteur Adrien Proust a été responsable. Il a été édité une première fois chez Masson en 1877, puis a connu une réédition augmentée en 1881 : c’est alors un livre de près de 800 pages : c’est sur cette version que je m'appuierai. Le livre, devenu un classique, a encore connu par la suite une nouvelle réédition. Marcel Proust a pu le considérer comme l'œuvre majeure de son père.
6A la différence d’un livre purement scolaire comme Douze conférences d'hygiène qui, édité chez Masson en 1891, traitait à l'usage des candidats au baccalauréat de questions concrètes mises au programme par les instructions officielles de 1890 (l’eau, l'air, l’alimentation), le Traité d'hygiène débute par des considérations scientifiques qui prennent des distances vis-à-vis des problèmes médicaux précis que le médecin veut aborder (en rapport avec l'âge, la profession, le sexe, le rôle et les méthodes de la gymnastique, ou avec des directives concernant l'habitat privé et les édifices publics, les hôpitaux).
7Adrien Proust a notamment l'ambition de faire le point sur les connaissances scientifiques récentes dans deux domaines apparemment éloignés de sa spécialité, l'hygiène : je veux parler de l'anthropologie et de l'ethnologie. Dans ce dernier domaine il limite ses investigations à la France.
8Ces deux points intéressent le lecteur de la Recherche du temps perdu car le roman se fait lui aussi l'écho de réflexions sur ces questions. Sans pouvoir affirmer que le père a influencé le fils, je voudrais confronter les analyses que nous rencontrons dans le traité médical et dans le roman.
Anthropologie
9De même que Marcel Proust refuse de se laisser enfermer dans la pure exigence de raconter une histoire et se permet d'apparents "hors-sujets"7, de même son père, humaniste nourri des anciens, ne consent pas à être un simple technicien de l'hygiène et, réécrivant un vers célèbre de Térence, proclame à propos de sa discipline médicale : "Tout ce qui intéresse l'histoire de l'humanité est de son ressort ; (...) l’attention de l'hygiéniste ne doit pas se borner à l'homme contemporain et au compatriote ; l'évolution de l'homme dans la succession des temps et dans la variété des milieux et des climats est un objet d'étude tout aussi instructif" (p. 10). Pour lui l’homme d'aujourd'hui ne se comprend que si on peut le situer dans les étapes successives qu'a traversées son espèce. D'où l'ambitieuse question qui prélude au traité médical : "D'où est venue l'humanité ?" (p. 10).
10La deuxième moitié du dix-neuvième siècle vient de découvrir avec enthousiasme l'archéologie, la paléontologie, l'ethnologie, la linguistique. Adrien Proust s'ouvre avec ferveur à ces disciplines nouvelles et en attend des réponses d'ordre philosophique. "La science de l'homme ainsi comprise, quoique née d'hier, n'en constitue pas moins un des plus beaux titres de gloire de l'époque contemporaine" (ibid.).
11L'humaniste et le lecteur de la Bible qui se réunissent chez le médecin interrogent d'abord en les appelant des "cosmogonies" le livre de la Genèse et des textes grecs et latins (on peut supposer qu'il pense à la Théogonie d'Hésiode, aux Métamorphoses d'Ovide mettant en avant le couple fondateur Deucalion et Pyrrha). Il donne au mythe d'un couple primitif (Adam et Eve) l’autorité du savant Cuvier, mais on sent le scepticisme apparaître avec l'emploi du conditionnel qui se glisse dans l’analyse : "Dans toutes les cosmogonies, le problème des origines de l'homme est posé nettement et nettement résolu par la création d'un couple humain primitif et unique d’où dérivent tous les hommes ; elles ne diffèrent en cela que pour la date plus ou moins éloignée assignée à cette création. Cette doctrine qui fait descendre tous les hommes, sans distinction de race, d'un seul et même couple, a été soutenue par toute une école de naturalistes, notamment par Cuvier et par Flourens. Pour ces savants, l'homme constituerait non pas un genre, mais une espèce unique, dont les races ne seraient que des variétés, espèce immuable dans ses caractères fondamentaux" (p. 10).
12A la théorie soutenue par Cuvier est donné le nom de "monogénisme", elle est jugée dépassée et entachée de mauvaise foi ; le savant fixiste veut à tout prix développer un "dogme" – le mot est entaché de tout le poids d'une croyance religieuse – qui ne soit pas en désaccord avec "celui de la permanence et de la fixité immuables des espèces", enseignement officiel de la tradition judéo-chrétienne faisant une interprétation littérale du livre de la Genèse.
13Aux "monogénistes" le savant oppose les "polygénistes", plus prudemment appuyés sur des observations. Ces derniers "admirent la pluralité spécifique de l'homme et la multiplicité originelle des divers groupes humains" (p. 11). Toutefois les uns et les autres, comme le rappelle l'auteur du Traité d'hygiène, "admettent comme un axiome la notion de l’immutabilité de l'espèce".
14Adrien Proust examine alors la validité de théories récentes comme celles de Lamarck et de Darwin selon qui "l'espèce, loin d'avoir pour attributs la pérennité et l'immutabilité, est au contraire éminemment transitoire" (p. 11).
15On sent le docteur partagé entre l'adhésion à l'idée d'une mutabilité morphologique – créée par l'adaptation au milieu, la concurrence pour la vie, la sélection naturelle, la sélection sexuelle – et le refus effarouché des conséquences ultimes du transformisme, "faire descendre l'être humain de quelque être inférieur" (p. 12). L'adhésion est appuyée sur l'observation qu’on peut, dit-il, pratiquer sur des animaux. Le médecin ne répugne pas à appliquer des conclusions que l'expérimentation tire du monde animal.
16Mais le conditionnel déjà rencontré pour l'analyse des idées de Cuvier se retrouve lorsqu'Adrien Proust explicite la théorie qui, "poussée à l'extrême, ne tendrait à rien moins qu'à faire dériver toutes les espèces actuellement vivantes, ainsi que toutes celles qui ont été détruites et que la géologie nous révèle, d'un organisme élémentaire primitif (p. 12).
17Le médecin veut donc bien accepter certaines conclusions des biologistes transformistes, il admet que la morphologie humaine et animale est modifiable, mais il veut que ces conclusions soient "dépouillées de ce qu'elles ont d'excessif. Surtout cet héritier des lumières est soutenu par la croyance au progrès et il veut penser que les modifications suivent une "tendance instinctive et irrésistible vers le progrès".
18Le romancier comme le médecin pose souvent implicitement la question : d'où est venue l'humanité ? Le prologue de Du côté de chez Swan fait traverser au dormeur éveillé les différentes étapes de l'aventure humaine : lorsqu'il reprend conscience, ce n'est pas seulement son histoire personnelle qu'il reconstitue mais aussi celle de son espèce : "j'étais plus dénué que l'homme des cavernes ; je passais en une seconde pardessus des siècles de civilisation" (I, 5-6). Par le biais d'une comparaison c’est l'hypothèse du transformisme qui s'introduit : "j'avais seulement dans sa simplicité première, le sentiment de l'existence comme il peut frémir au fond d'un animal" (I, 5). Dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs un pas de plus est franchi : le mot de comparaison "comme" est supprimé : le sommeil et les rêves qui le peuplent – considérés comme un univers de clairvoyance – nous révèlent que nous appartenons vraiment au monde animal : "je tombais dans ce sommeil où se dévoilent pour nous le retour à la jeunesse, (...) la régression vers les règnes les plus élémentaires de la nature (car on dit que nous voyons souvent des animaux en rêve, mais on oublie que presque toujours nous y sommes nous-mêmes un animal privé de cette raison qui projette sur les choses une clarté de certitude)" (II, 176-177). La privation de la raison est, dans l’optique proustienne, sentie non comme un manque, mais comme une mise en condition pour l'accès à l'essentiel : "Chaque jour j'attache moins de prix à l'intelligence" peut-on lire dans le Contre Sainte-Beuve.
19Mais ce qui n'est encore qu'ornement poétique dans les pages inaugurales de Du côté de chez Swann ou révélation difficilement déchiffrable du rêve dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs, donne lieu à l'amorce d'un essai dans le prologue solennel que constitue Sodome et Gomorrhe I. Le romancier se veut alors l'interprète des "lois de plus en plus hautes" qui gouvernent la vie (III, 5). Dévisageant le giletier et M. de Charlus le héros narrateur reconstitue la phylogénèse : "un même homme, si on l'examine pendant quelques minutes, semble successivement un homme, un homme-oiseau ou un homme-insecte" (III, 8). Au-delà des ancêtres animaux de l'homme, le "botaniste moral" ou "l'herborisateur humain" que veut être Proust, entrevoit les formes primitives de la vie, celles du monde végétal. Proust puise des leçons, comme l'explique Antoine Compagnon dans les notes de l'édition de la Pléiade, dans l'ouvrage de Darwin Des différentes formes de fleurs dans les plantes de la même espèce et dans la préface rédigée pour cet ouvrage par le professeur Coutance. Marcel Proust veut croire à la bissexualité des organismes apparus aux origines de la vie. Il relie la théorie scientifique au mythe de l'âge d'or et à celui des androgynes tel qu’on le trouve rapporté dans Le Banquet de Platon : "Par là les invertis, qui se rattachent volontiers à l'antique Orient ou à l'âge d'or de la Grèce, remonteraient plus haut encore, à ces époques d'essai où n'existaient ni les fleurs dioïques ni les animaux unisexués, à cet hermaphroditisme initial dont quelques rudiments d’organes mâles dans l'anatomie de la femme et d'organes femelles dans l'anatomie de l'homme semblent conserver la trace" (III, 31).
20Marcel conjoint ainsi la parole du mythe et l'hypothèse du biologiste qu'Adrien Proust avait regardées séparément. Un autre passage de Sodome et Gomorrhe se fait prudemment l'écho d’une thèse selon laquelle les êtres vivants primitifs auraient trouvé leur milieu nourricier dans la mer : nous en porterions la trace. "On prétend que le liquide salé qu'est notre sang n’est que la survivance intérieure de l'élément marin primitif" (III, 244). La salure de notre sang attesterait donc notre filiation avec le grand liquide amniotique des origines.
Ethnologie
21Ayant réfléchi sur l'origine biologique de l'humanité, Adrien Proust juge aussi nécessaire de s'interroger sur les races, leurs qualités respectives, leur adaptation au milieu environnant. La question passionne les esprits du XIXe siècle. Gobineau dans son Essai sur l'inégalité des races humaines (1853-1855) a donné son avis sur ce problème. Le titre de son ouvrage dit clairement son option idéologique. Adrien Proust ne le cite pas mais rencontre souvent ses idées et s'appuie sur des travaux comme ceux de Broca qui ont servi de base à la pensée de Gobineau (Recherches sur l'hybridité animale en général et sur l'hybridité humaine en particulier). Le savant hygiéniste a une ambition plus restreinte que celle de Gobineau, il veut s'interroger seulement sur les races qui peuplent son pays et il intitule un chapitre "Ethnogénie de la France" : "c’est en France que nous écrivons, c'est sur la terre de France que nous voulons puiser les éléments de cette étude plus détaillée et qui jusqu'à présent n'avait jamais été abordée, à ce point de vue, par aucun des auteurs qui ont écrit sur l'hygiène" (p. 19).
22A la suite de Lagneau il distingue dans l'hexagone trois races fondamentales : les Celtes qui seraient le rameau le plus anciennement séparé des Aryens, les Ibères et les Gaels. A ces derniers est curieusement donné un nom mythique qu'on retrouve dans la Recherche : les Cimmériens. Sont nommés aussi des peuples qui ont aidé à former la population française. Parmi ceux qu'il nomme je cite ceux qui ont aussi retenu l'attention de Marcel Proust : les Francs donnés comme une confédération de tribus et présentant "les caractères ordinaires des races germaniques" (p. 29). Caractères, ajoute-t-il, qui ont été "découverts par l'exploration de divers tombeaux de l'époque mérovingienne". Sont nommés aussi les Hellènes dont l'influence se fait sentir dans la Gaule narbonnaise, et parmi eux les marins venus de l'île de Rhodes dont l'empreinte onomastique est encore visible dans le nom de notre fleuve, le Rhône : ils ont en effet fondé "Rhodonontia, à l'embouchure du fleuve qui leur doit son nom et le conserve encore" (p. 27). On croirait ici entendre Brichot, le savant de la Recherche féru d'étymologies.
23Enfin sont longuement analysés les caractères physiques et moraux de la race juive. L'époux de Jeanne Weil qui, par son grand-père Baruch Weil se rattachait aux Juifs d’Alsace, devait particulièrement s'intéresser à cette branche de l'ethnie et se demander si l'ascendance hébraïque laisserait sa marque sur ses enfants. Le médecin s'attarde en effet sur la description des Juifs de l'ancienne Alsace, notamment ceux du Bas-Rhin. Il en distingue deux sortes : ceux qui "se font généralement remarquer par la couleur noire de leur chevelure, de leur barbe, de leurs longs cils, de leurs sourcils épais, saillants et bien arqués ; par leurs yeux foncés grands et vifs ; par leur teint mat et par leur nez fortement aquilin et étroit à sa base, les os carrés étant excavés supérieurement et arqués inférieurement". Et il ajoute, ce qui ne manque pas de faire venir à l'esprit des proustiens le portrait de Swann : "Cependant on observe dans nos provinces de l'Est de nombreux Israélites blonds et roux, qui offrent des caractères anthropologiques tout différents. On les désigne généralement sous le nom de Juifs allemands" (p. 28).
24Le médecin compare les aptitudes intellectuelles et physiques des Juifs et celles d'autres ethnies. Il loue les qualités spéculatives de la race hébraïque qui est arrivée "à la notion de l'unité de la divinité" (p. 17).
25Il commente comme positif le phénomène de la diaspora notamment lorsqu'à la fin de son traité, dépassant le cadre de la France, de sa colonie l'Algérie, d'un pays voisin, l'Allemagne, il porte sur ce phénomène de l'émigration juive un regard admiratif dans lequel perce une pointe d'envie : "Une race s'est distinguée entre toutes par sa prodigieuse puissance d'acclimatement et a même surpassé la race aryenne : la seule qui se montre véritablement cosmopolite. Ce rameau syro-arabe s'est autrefois développé en Egypte : les Juifs émigrèrent et s'établirent en Palestine pour dix-huit siècles ; ils y rencontrèrent les températures les plus variables (...)" (p. 751). Le texte les montre se multipliant sur les bords de la Méditerranée, aux Antilles, en Inde, en Suède. Adrien Proust semble cependant heureux de rencontrer un auteur lui donnant des raisons de tempérer son admiration. Il ajoute : "Pour M. Bertillon toutefois, l'acclimatement des Juifs ne dépasse pas beaucoup celui dont les Aryens nous ont donné des exemples lorsqu'ils se sont trouvés dans des conditions aussi favorables. En effet dit-il, le Juif émigre surtout de proche en proche ; il ne se hasarde pas dans les colonies nouvelles, ne se répand point sur un sol neuf pour le défricher ni le cultiver ; il ne s'emploie point aux travaux rudes et périlleux, mais il cherche les sociétés assises, organisées, surtout dans l'abri des villes".
26Insidieusement l'éloge se tourne en critique. On voit percer tout au moins l'origine du préjugé selon lequel les Juifs seraient inaptes à cultiver la terre et préféreraient les métiers plus lucratifs du commerce ou de la finance s'exerçant en ville. Mais il remarque la résistance des Juifs qui ont colonisé l'Algérie : "Les Juifs algériens fournissent une mortalité relative inférieure non seulement à celle des Européens, mais encore à celle des Arabes et des Maures" (p. 28). C’est surtout dans les villes d'une Algérie déclarée partie intégrante de la France que, dit-il, on rencontre des Juifs. Il affirme encore qu’en Allemagne, la population juive s'accroît, non à cause d'une natalité forte, mais par suite d'une mortalité faible.
27Comme son père, Marcel Proust croit en la persistance d'un type racial à travers les siècles et cette persistance lui arrache des exclamations admiratives pour "le sculpteur invisible qui travaille de son ciseau pour plusieurs générations" et pour la "brusque et infaillible décision" de ses lignes (I, 554).
28Comme le dit Jeanne Bern dans Le Texte traversé, la judéité pourrait bien être pour Proust le refoulé de la Recherche et constituer un sujet essentiel même quand elle paraît n'être là qu'à titre de comparant comme dans la dissertation sur l'homosexualité de Sodome et Gomorrhe I8. Elle fait en tout cas retour dans de multiples passages où on ne l'attendrait pas. La résistance qu'Adrien Proust remarquait chez les Juifs transplantés en Algérie est louée de façon superlative par le romancier. Il la remarque en Swann : "Mais Swann appartenait à cette forte race juive, à l’énergie vitale, à la résistance à la mort de qui les individus eux-mêmes semblent participer. Frappés chacun de maladies particulières, comme elle l'est, elle-même, par la persécution, ils se débattent indéfiniment dans des agonies terribles qui peuvent se prolonger au-delà de tout terme vraisemblable (...)" (III, 103).
29Comme un ethnologue, Proust voit ici l'homme immergé dans une race. De cette race il voit, plus que ne le fait son père, les souffrances et les tribulations.
30Lorsqu'il s'agit de Bloch que pourtant tout le roman présente comme un compagnon dévalorisé du héros, ou un "jumeau indésirable”9, la phrase se fait aussi éloquente que pour présenter Swann ; ainsi un passage du Côté de Guermantes le saisit comme le pur représentant d'une ethnie. Il est "aussi étrange et savoureux à regarder, malgré son costume européen, qu'un Juif de Decamps" (II. 488). C'est qu'il est alors le simple échantillon de sa race : "Admirable puissance de la race qui du fond des siècles pousse en avant jusque dans le Paris moderne, dans les couloirs de nos théâtres, derrière les guichets de nos bureaux, à un enterrement, dans la rue, une phalange intacte (...)" (ibid.).
31Quant au type physique d'un blond roux qu'on trouvait décrit dans le Traité d'hygiène, il commande la physionomie de Swann puis après lui celle de sa fille Gilberte ; "Cette peau rousse c'était celle de son père" (I, 554). La rousseur est même le seul trait de la fillette objectivement enregistré par le jeune héros amoureux – à tort – des yeux bleux de l'adolescente.
32Mais comme son père Marcel Proust parle plus longuement de la francité que de la judéité. L'église de Saint-André-des-Champs arrache au héros cette exclamation assez barrésienne : "Que cette église était française !" (I, 149). Françoise en est la directe émanation.
33La francité est particulièrement louée en Saint-Loup qui, neveu de Charlus, a comme ce dernier des racines allemandes. Le type physique des Francs était présenté en ces termes par Adrien Proust : "la face longue et ovale, les cheveux blonds, généralement une très haute stature" (p. 29). Les Francs, ajoutait le médecin, "ont constitué par leurs descendants une fraction considérable de l’aristocratie militaire au moyen âge et leur type se retrouve chez un grand nombre de familles". Le caractère aristocratique, la grâce qui font de Saint-Loup un "véritable opus francigenum" (II, 703) ne cessent d'être vantés tout au long du roman. Le temps semble ne pas agir sur lui. La carrière militaire qu'a choisie pour lui le romancier, l'insère dans les caractères de la race qu’a définie le savant médecin. Dès la rencontre qui a lieu lors du premier séjour à Balbec, le héros voit "grand, mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée, passer le jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et les cheveux aussi dorés que si ils avaient absorbé tous les rayons du soleil" (II, 88).
34Au moment de son enterrement son ami Marcel rêve encore sur le type ethnique qui n'a cessé de s'affirmer en lui : "Et ce Guermantes était mort plus lui-même, ou plutôt plus de sa race en laquelle il se fondait (...)" (IV, 429). Ses funérailles sont célébrées dans l'église de Combray, sanctuaire d'une race, puisque lors de sa première apparition aux yeux du héros madame de Guermantes était inséparable des tombes de ses morts10. Mais par Oriane de Guermantes, épouse et cousine de Basin, se réclamant d'une parenté avec les chevaliers de Rhodes, la race à laquelle appartient Saint-Loup s'est à un moment teintée d'une ethnie grecque. J'ai rappelé que le médecin avait été spécialement attentif à des marins originaires de Rhodes qui avaient hellénisé la Gaule narbonnaise et y avaient laissé une trace toponymique, le Rhône venant de Rhodes. Le médecin avait alors relevé la discrète composante hellénique du peuple français ; il admirait la pureté des lignes du visage et du corps", "la noblesse sans égale du geste" de ceux qui dans le midi de la France avaient été marqués par la colonisation grecque (p. 27). Lorsque Saint-Loup dans un restaurant parisien qu’évoque Le Côté de Guermantes, galope vers son ami en franchissant des tables, ses gestes ont alors une grâce hellénique. Le héros narrateur contemple en lui un "jeune cavalier déroulant le long du mur la frise de sa course" (II, 708). Il admire comme une œuvre d'art "les mouvements de cette course légère que Robert avait déroulée le long du mur, aussi intelligibles et charmants que ceux de cavaliers sculptés sur une frise" (II, 707). Comme l'explique Antoine Compagnon "Proust pense aux frises du Parthénon représentant la procession des Panathénées" (II, 1739). En face de son ami le narrateur éprouve des sentiments qui le ramènent au temps d'Homère (II, 710). Proust a tenu à donner une marque grecque à quelques personnages et à certains épisodes.
35Avant d'inventer le musicien imaginaire Vinteuil, l'écrivain avait a abord introduit dans son roman le naturaliste Vington (la sonate écoutée chez Verdurin était alors celle d'un musicien réel, Saint-Saëns). Ce Vington, père malheureux d'une adolescente du côté de Gomorrhe, était fort proche du père biographique ou tout au moins des curiosités scientifiques de celui-ci : Cuvier, Lamarck, Darwin. Des préoccupations analogues ont hanté le Traité d'hygiène du savant et l'œuvre romanesque de Marcel Proust. Des questions semblables ont été posées : l'homme a-t-il une parenté physiologique avec l'animal et le végétal ? Garde-t-il une trace des origines lointaines de la vie ? Est-ce la race qui parle en l'homme et quelle est la race qui laisse la marque la plus visible dans l'individu ? Sans doute Proust romancier a-t-il apporté dans son roman des réponses différentes de celles que proposait son père. C'est avec le sentiment du tragique qu'il voit la persistance de la forte race juive survivant aux épreuves des persécutions. Mais si Marcel Proust semble parfois avoir été parricide c'est avec des sentiments filiaux11.
Notes de bas de page
1 Christian Péchenard, Proust et son père, Paris, Quai Voltaire, Edima, 1993
2 Ibid., p. 86.
3 Marie Miguet-Ollagnier, "La Recherche, Tombeau d'Adrien Proust ?", Bulletin d'informations proustiennes, no 22, 1991.
4 Marie Miguet-Ollagnier, "Le père Norpois et le roman familial", Revue d'Histoire littéraire de la France, no 2, 1990.
5 Correspondance, tome I, texte établi et présente par Philip Kolb, Pans, Plon, 1970, p. 136, lettre du 23.4.136.
6 Voir Marie Miguet-Ollagnier, "La neurasthénie entre science et fiction, Bulletin des amis de Marcel Proust, no 40, 1990.
7 Voir Pierre Bayard, Le Hors-sujet, Proust et la digression, Paris, Editions de minuit, 1996.
8 Jeanne Bem, Le Texte traversé, Paris, Champion, 1991, p. 171.
9 Voir Marcel Gutwirth, "Le narrateur et son double", Revue d'Histoire littéraire de la France, septembre 1971, p. 926.
10 Le docteur Adrien Proust pour sa part n'aimait pas la présence de tombes dans une église – présence qu'il jugeait contraire aux règles de l'hygiène.
11 Proust avait publié en 1907 dans Le Figaro un article intitulé "Sentiments filiaux d'un parricide" à propos de l'affaire Van Blarenberghe.
Auteur
Université de Franche-Comté
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