Signes, décision, cognition et équipe en sport collectif
p. 175-189
Texte intégral
1Pour Sartre (1960), dans la construction de l’équipe, le problème est avant tout un problème d’intelligibilité : comprendre le mode d’action d’un groupe organisé comme l’est celui de l’équipe et au préalable le mode d’action d’un groupe simple inorganisé. Le principe même de l’interprétation dialectique du phénomène de groupe est d’affirmer que celui-ci n’est jamais donné comme un fait permanent mais qu’il est au contraire toujours en devenir. Avec cette notion de temps au cœur de l’analyse, l’équipe est caractérisée par un paradoxe fondamental : elle possède un passé, un présent, et peut être un futur. Alors, si l’on examine attentivement la totalité des dimensions du temps, on se rend compte que le passé n’est plus, le futur n’est pas encore, et que le présent est sans cesse fluctuant. L’équipe constitue une entité particulière.
2Ce travail de Sartre soulève la nécessité d’un bon fonctionnement cognitif (réseau de compétences mais aussi au niveau de la mémoire, de l’attention, de l’expertise ou encore de la perception) pour l’organisation collective et la performance d’un groupe mais aussi la difficulté à évaluer les prises de décision dans une équipe de sport collectif en EPS.
3Le rôle exact de la cognition dans les prises de décision en groupe ainsi que leur évaluation suscite des interrogations. Il est aussi très difficile d’évaluer directement le fonctionnement d’un groupe de joueurs ou d’une équipe. Pourtant, le travail d’équipe constitue un élément indispensable surtout lorsqu’il s’agit de situations difficiles, complexes voire mal structurées comme en sport collectif. Les problèmes à résoudre et les prises de décision à propos des tâches sont ardus à régler par une seule personne. Dans un groupe, chaque membre de l’équipe peut et doit contribuer à la performance du groupe grâce à ses connaissances propres, ses compétences spécifiques, et notamment les rôles et les responsabilités qu’il peut assumer dans ce groupe. Également du bon fonctionnement cognitif du groupe dépend l’efficacité de la performance d’équipe (Stout, Cannon-Bowers, & Salas, 1996).
4Il convient donc d’envisager l’équipe dans son processus de constitution, d’organisation mais aussi dans ses conflits, ses tensions, ses réseaux. Cette intelligibilité renvoie, aussi, à des problèmes de sens, d’émotions, de partage de valeurs, de difficultés à décider collectivement qui sont autant d’obstacles à la vie ou la survie symbolique d’un groupe.
5 Aussi évaluer l’activité d’un groupe, faute d’instruments permettant une appréciation directe, c’est bien souvent évaluer un projet en terme de réussite ou d’échec, mais c’est aussi repérer, suivre les écarts en procédant à des évaluations formatives ponctuelles régulières et définissant les écarts non admissibles. Ici, l’évaluation est cette appréciation de l’écart existant entre les règles de vie du groupe, explicites ou non, en relation avec les règles incarnées par le projet et les réalisations effectives qui sont surtout interprétées, mais pas exclusivement, à l’aide de critères de rendement, de cohérence et de pertinence. Dans nos recherches (Gréhaigne, 2007) nous avons montré que des données numériques comme les balles jouées ou les statistiques des joueurs fournissent indirectement des éléments partiels d’information sur l’état du rapport de forces et l’organisation d’une équipe. Dans cette perspective, nous allons reprendre des données numériques de Zerai (2006) en les analysant comme informations indirectes, manifestation de la vie du groupe. Dans un deuxième temps, nous tenterons avec l’aide de différents paradigmes concernant la cognition de caractériser les différentes propositions sur le fonctionnement et l’évolution d’une équipe. Ainsi nous visons à mieux comprendre en quoi la mobilisation de ces modèles théoriques permet d’éclairer l’intelligibilité des conduites des élèves en sport collectif et d’optimiser l’intervention de l’enseignant.
1. Des signes pour comprendre le fonctionnement de l’opposition et de l’équipe
6Dans la population scolaire, la répartition des joueurs sur le terrain, que nous appellerons distribution dominante, présente des constantes que nous pouvons exploiter pour évaluer comment des élèves vivent le rapport de forces (Gréhaigne, Billard & Laroche, 1999). Cette répartition caractéristique peut constituer une aide précieuse pour l’intervenant y compris pour prendre des décisions didactiques. Nous allons envisager maintenant des indicateurs chiffrés permettant d’obtenir des informations sur les différents réseaux fonctionnant dans l’équipe.
1. 1. Données chiffrées sur le réseau d’échanges
7Une autre façon d’obtenir des données sur le jeu consiste, en utilisant les situations à effectif réduit, à analyser les séquences de jeu (Dugrand, 1985, 1989 ; Luthanen, 1986). Celles-ci peuvent être définies comme les échanges de balles entre les joueurs depuis l’entrée en possession du ballon jusqu’à sa perte par l’équipe (but ou balle récupérée par l’adversaire). On relève donc tous les échanges de balles à l’intérieur de l’équipe, mais aussi qui engage, etc. En d’autres termes on enregistre tous les événements qui se produisent dans le jeu. Dans l’exemple exposé (tableau I et figure 1, les données chiffrées ont été recueillies avec des joueuses du Lycée de Thala en Tunisie, en 5 x 5, pendant cinq minutes en utilisant le handball comme sport collectif support.
8En interprétant les données chiffrées fournies par ce type de relevé, on peut repérer précisément qui fait les engagements ou récupère activement le ballon (ici plutôt le numéro 4), qui mène le jeu et fait les remises en touche (le numéro 5), qui se contente de donner des balles neutres (numéro 2), qui perd des balles, qui tire et marque (le numéro 6)… Ces indicateurs sont révélateurs de la distribution préférentielle des rôles au sein de l’équipe.
9On peut également construire un schéma des échanges qui permet d’illustrer les circulations de balle privilégiées et les relations entre les joueurs et ainsi d’avoir une représentation graphique des circulations habituelles de la balle à l’intérieur de l’équipe et du rapport de compétences dans un type d’opposition donné. Un réseau de compétences est constitué par une distribution des tâches voulues par quelques-uns, des conflits ou une répartition tacite des rôles et des fonctions.
10Pour évoluer, cette répartition des tâches demande du temps, l’établissement d’un bilan pour chaque joueuse en vue d’optimiser les apports de tous au collectif tout en faisant que la collectivité permette à chacun de s’améliorer. Toutefois, la simple répartition des balles jouées entre les joueuses constitue un indicateur indirect du réseau de compétences à l’intérieur de l’équipe (Fig. 2). L’histogramme en bâton montre ici une distribution des balles jouées dans l’équipe assez équilibrée, avec la joueuse 5 qui sans doute mène le jeu avec le plus de balles jouées. Pour affirmer que la joueuse 5 est la plus compétente, il faudra compléter avec d’autres indicateurs indirects, comme par exemple le taux d’efficacité entre balles jouées et balles distribuées.
11A partir de ce type d’analyse, il est possible de proposer des distributions formelles de BJ entre les joueurs pour illustrer différentes typologies d’équipe, qui peuvent alors servir de référence pour ajuster les réseaux de compétences dans les groupes. Par exemple en handball, si une équipe a en sa possession quatre-vingt ballons dans une rencontre, on peut étudier de façon explicite, comment les partenaires se divisent ce capital… Cela pourrait donner (Fig. 3) :
- 38 ballons pour le meneur 18, 17 et 6 pour les moins bons.
- 25 et 24 ballons pour les deux meilleurs joueurs, 17 et 16 pour les deux autres.
- 32 ballons pour les deux meilleurs joueurs, 8 et 8 pour les moins bons.
- 23, 22 et 22 ballons pour les trois meilleurs joueurs, 13 pour les moins bons.
12Nous n’avons pas proposé de distribution où un joueur ne touche aucun ballon mais cela existe et il faut y être très attentif. Cela évite à celui-ci de faire de l’interval-training plutôt que du sport collectif.
13Un ou deux meneurs de jeu semblent être une structure dominante dans les jeux à 5 x 5 et nous n’avons jamais observé des répartitions du type 50 ; 10 ; 10 ; 10. Nous allons étudier maintenant la répartition des balles jouées dans des rencontres.
14Toujours avec les joueuses du lycée de Thala, en handball, mais cette fois-ci avec des rencontres de trente minutes, l’équipe A1 rencontre l’équipe B1 et B2. Les résultats montrent des profils de match très divergents dans deux rapports d’opposition distincts. Contre l’équipe B1, certes A1 perd le match mais sur un tout petit score de 5 buts à 4. Par contre, la distribution des balles jouées entre les deux équipes est déjà en défaveur de A1 : 174 BJ pour celle-ci contre 240 BJ pour B1 (tableau II et figure 5). Enfin, dans cette première rencontre, le total des BJ s’élève à 414.
15La deuxième rencontre présente un profil tout autre avec un total des balles jouées de 549 qui atteste d’un bon niveau de jeu avec des séquences qui durent plus longtemps (Gréhaigne, 2009, Ed.). Tout d’abord A1 perd le match sur le score sans appel de seize buts à cinq. Mais, le plus surprenant est la grande différence entre B2 qui joue 399 balles et A1 qui n’en joue que 150. On peut dire que le ballon a été monopolisé par B2.
16Pour apprécier le travail et la participation de chacun dans un groupe, il suffit bien souvent de choisir un élément discriminant pour obtenir rapidement une photographie instantanée et intéressante de ce qui se passe à l’intérieur de l’équipe et des rapports de compétences entre les membres de ce groupe. Enfin, pour obtenir une bonne idée du niveau de jeu dans un rapport de forces donné, il suffit, bien souvent, de faire le total des balles jouées des deux équipes. Plus le niveau est élevé, plus le nombre de balles jouées est important car la continuité du jeu est plus assurée et les sorties de balle plus rares (Zerai, 2009). Au bout d’un certain temps, il faut mettre cet indicateur en rapport avec l’efficacité (nombre de buts) pour obtenir une appréciation plus fine des progrès. L’ensemble de ces premières indications est aussi susceptible de faciliter la formation des équipes.
1. 2. Les indices sur plusieurs rencontres
17On peut utiliser soit l’indice de conservation qui est le rapport entre les balles perdues et les balles jouées (BP/BJ) que nous avons dénommé « indice de conservation ».
18Ic = balles perdues / balles jouées
19Soit, l’indice de la défensive (Zerai, 2009) qui met en relation le nombre de balles conquises et le nombre de balles perdues.
20ID = balles conquises / balles perdues
21Cet indice est un indicateur (cf. introduction) de l’efficacité des joueuses à récupérer la balle et à la conserver (BC/BP). Cet indice varie entre zéro lorsqu’aucune balle n’est conquise, à 1 si le nombre de balles conquises est égal au nombre de balles perdues et supérieur à 1 si le nombre de balles conquises est supérieur au nombre de balles perdues. Pour illustrer notre propos, nous allons utiliser les données de différentes rencontres entre A1 et B1 dans un cycle de onze leçons de handball au lycée de Thala. Au départ, cet indice est en faveur de A1. En avançant dans l’apprentissage, des changements se produisent et lors de la troisième rencontre c’est l’équipe B1 qui domine très nettement. Ce résultat est déjà, en partie, annoncé au bout de la deuxième rencontre. Cet indice a constamment évolué de façon positive : il passe de 0,84 à 2. Par contre, celui de l’équipe A1 a diminué entre le premier match et le troisième (0, 35 puis 0,5 et enfin 0,22) (Fig. 6). Cette différence met en évidence l’incapacité des attaquantes de l’équipe A1 à passer la ligne de défense adverse. Un autre élément peut aussi expliquer ce fait, c’est le pressing appliqué par les joueuses de l’équipe B1 en défense. Cette évolution souligne la domination de B1. Néanmoins, il faut noter que cet indice est discriminant pour ce contexte particulier (joueuses, élèves débutantes…) et qu’il ne sera pas forcément corrélé au résultat dans un autre contexte et avec un autre sport collectif. En outre, ce type d’indices ne prend du sens que si l’enseignant l’utilise dans une appréciation du rapport de forces qui lui donne sens pour l’intelligibilité des actions.
22Ce rapport renvoie de façon privilégiée à la logique du jeu de l’APSA utilisé et aux rapports d’opposition. Il est à noter, néanmoins, que ce type de relevés nécessite un grand nombre d’observateurs (au minimum un observateur pour deux joueurs). Le nombre de balles jouées doit être conséquent pour obtenir des données fiables et fidèles, il faut donc jouer au moins sept minutes ou plus.
23Ces données chiffrées représentent une base qui doit être vérifiée, développée, affinée et hiérarchisée pour obtenir, si c’est possible, des références standardisées par niveau permettant d’aller plus vite dans la gestion des équipes et des rapports d’opposition (cf. chapitre 8). Finalement c’est l’exploitation organisée de ces données chiffrées et des observations lors d’un débat d’idées qui est le déclencheur de l’activité cognitive collective.
1. 3. Discussion
24L’efficacité en jeu de l’équipe (le rapport nombre de tirs / nombre de buts) et les indices présentés apparaissent très vite comme éléments à l’origine du débat. Pour une équipe, le constat réalisé collectivement va engendrer des réactions. Des paramètres pertinents (score, nombre de tirs, nombre de buts encaissés sur contre-attaque) sont recensés à l’aide des fiches d’observation car ils constituent une trame de l’activité des joueurs. Sur cette trame se greffent, pour les joueurs, l’expression et la description de leur propre activité, la prise de conscience des connaissances qu’ils ont acquises au cours du jeu et conduisent à une véritable valorisation des compétences développées. En retour l’équipe profite de cette activité cognitive. Les interactions verbales mettent en évidence pour les joueurs, l’existence d’autres points de vue qui peuvent être contradictoires avec leurs propres idées. Pourtant, après consensus, les réponses proposées peuvent être plus efficaces et enrichissent ainsi le répertoire des réponses disponibles pour le groupe (Berchebru, 2007). En d’autres termes les composants de l’activité cognitive en sport collectif ne peuvent pas se limiter aux représentations mentales et doivent inclure les structures sociales, la culture, les joueurs et les outils. Ici, l’activité est partagée entre l’enseignant, les joueurs et les structures environnementales et matérielles. Elle est aussi traversée par le temps que demande tout apprentissage et qui permet progressivement l’évolution du joueur.
2. Cognition et équipe
25Chez les débutants, ces données rendent compte de décisions le plus souvent implicites dans les équipes. Chez des joueurs plus débrouillés cela pose le problème du sens attribué en commun à l’évolution des configurations. Cela suppose un partage de connaissances, à apprendre à prendre des décisions dans une équipe.
26Dans ce cadre, apprendre à prendre des décisions dans une équipe en sport collectif et les évaluer n’est ni facile, ni un événement banal. Le rôle exact de la cognition suscite bien des interrogations. En accord avec Mouchet (2005), par rapport à l’utilisation du modèle cognitiviste du Système de Traitement de l’Information (STI) comme modèle objectif, prégnant et exclusif, nous allons analyser les alternatives proposées par l’action située (Suchman, 1987) ainsi que par la cognition distribuée (Hutchins, 1995). Ces approches ont été encore peu exploitées pour étudier les phénomènes en sport collectif et les prises de décision des sujets en jeu.
27Le choix de l’utilisation des termes d’action ou de cognition située s’explique par le fait qu’il existe deux traditions de recherche présentant des convergences : une tradition sociologique et ethnométhodologique ainsi qu’une tradition psychologique et d’intelligence artificielle. La première repose sur le paradigme de l’action située, terme introduit par Suchman (1987). Elle met l’accent sur la « logique des situations sociales » : chaque « cours d’action » dépend de façon essentielle des circonstances sociales. La seconde repose sur le paradigme de la cognition distribuée (Hutchins, 1995). Elle traite de la relation entre contexte et cognition ; elle met l’accent sur le caractère social et distribué de la cognition ainsi que sur la singularité des raisonnements pratiques. Nous allons revenir plus en détail sur ces différents paradigmes.
2. 1. La cognition située
28Durant les années quatre-vingt et en réaction aux approches cognitivistes traditionnelles du traitement de l’information (Schmidt, 1975), les théories situées mettent en relief le caractère fortement contextuel de l’activité humaine. Elles proposent une nouvelle façon de concevoir la formation, l’apprentissage ou l’enseignement. Ces différentes démarches se réunissent autour de l’idée que la construction de la cognition ne peut-être envisagée que « située » historiquement, culturellement et dans un contexte local.
29Selon cette théorie qui renoue avec une inspiration phénoménologique, la connaissance serait le résultat d’une interprétation permanente qui émerge de nos capacités de compréhension elles-mêmes enracinées dans l’histoire de notre relation à l’environnement. Les activités dans lesquelles l’apprenant s’engage sont constitutives de l’apprentissage. Elles ne sont pas dissociables du processus de construction identitaire ainsi que l’indiquent les auteurs « changer de positions et de perspectives fait partie des trajectoires d’apprentissage de l’acteur, du développement d’identités et des formes d’appartenances » (Lave et Wenger, 1991, p. 36).
30Dans le cadre de l’éducation physique et sportive, on peut étudier la relation pragmatique que l’élève entretient avec le contexte spatial, temporel et social de la classe. Chaque action, pensée, geste se place dans un contexte. On peut prendre l’exemple de l’évaluation formative qui dépend directement de la situation telle qu’elle est vécue par l’élève. L’action y est particulière et circonstanciée. Le sujet doit s’ajuster à la situation, on peut dire qu’il y a une grande part d’adaptation aux circonstances. Signalons que les sports collectifs sont caractérisés par la complexité des décisions (Gréhaigne, 1989 ; Mc Morris, & Graydon, 1997 ; Mouchet, 2005) au regard du niveau d’incertitude et de contrainte temporelle. Il s’agit pour les joueurs de distinguer dans un environnement mouvant et sous contrainte temporelle forte, les informations pertinentes en référence aux expériences passées et de choisir les réponses adaptées en tenant compte de données de contexte comme les compétences des partenaires et adversaires en présence, le score, l’état de fatigue des uns et des autres, l’emplacement de l’espace de jeu effectif et la position du ballon… Les indicateurs prélevés lors de l’observation du jeu constituent des signes (sous formes numériques ou autres) qui, pour les élèves, donnent du sens au contexte local particulier (niveau d’opposition, état momentané du rapport de forces). Une bonne interprétation de ces valeurs liées aux éléments constitutifs de la situation d’opposition doit se mener dans le contexte de la situation concernée.
31Ces éléments de contexte sous-tendent donc des relations dynamiques, évolutives entre les joueurs impliqués dans un rapport d’opposition.
2. 2. La cognition distribuée
32L’approche distribuée de la cognition étudie la cognition humaine en accordant une place centrale à la composante sociale des individus. Les bases théoriques et méthodologiques de cette approche émanent des sciences cognitives, de l’anthropologie cognitive et des sciences sociales. La cognition distribuée postule que pour comprendre la cognition humaine, il faut la considérer comme un phénomène social et culturel.
33Certains auteurs examinent la question de la nature « distribuée » de la cognition. Ce concept déjà présent chez Lave (1991) se réfère au fait que les connaissances ne sont pas seulement chez un joueur mais sont réparties entre les différents joueurs et outils (matériels ou symboliques) qui les entourent et auxquels ils recourent pour résoudre les problèmes. Il s’est alors ouvert un nouveau champ d’étude autour des artefacts et de l’impact de leur utilisation sur l’activité cognitive. En référence à Rabardel (1995) et Vérillon (2005), un artefact est donc un outil cognitif et / ou matériel, or la prise de conscience des potentialités d’un outil pour l’accomplissement d’une tâche n’est pas évidente. L’utilisation d’un outil s’apprend et le contexte détermine l’usage de l’objet.
34La théorie de la cognition distribuée est réalisée par l’usage du langage. Hutchins (1995) recherche dans la communication verbale le prototype d’une approche contextuelle de l’action. Reste que la dynamique des interactions est essentiellement langagière. C’est l’énonciation qui permet l’ancrage dans la situation, c’est également l’énonciation qui définit le cadre de l’action. L’activité est la composante sociale fondée sur un motif (Léontiev, 1972 ; Talyzina, 1980) qui la stimule et l’oriente, le point de départ étant un besoin dit supérieur au sens d’un sujet social appartenant à une collectivité. S’il n’y a pas d’activité sans pré-organisation, il n’y a pas non plus d’échanges sans signification d’abord partagée.
35Ici, on peut reprendre l’idée développée par Schütz (1987), selon laquelle des significations partagées, préalablement données pour chacun, sont requises pour communiquer, mais à la condition de regarder la communication comme la transformation et le développement réel des significations requises. Comme Leontiev (1972) « les hommes ne communiquent les uns avec les autres par les significations qu’à proportion du développement des significations ». On comprend mieux pourquoi le dialogue est non seulement possible mais nécessaire justement quand les joueurs ne partagent pas, en partie, les mêmes significations. Ce que nous partageons n’est pas aussi intéressant que ce que nous ne partageons pas. En effet, on peut se demander dans quelle mesure le porteur du ballon intègre le monde des autres joueurs dans son propre monde et comment il interagit avec le monde des autres.
36Ainsi, la connaissance ne peut être comprise que lorsqu’elle est partagée par une communauté de joueurs. Les travaux menés dans les classes considérées comme des « systèmes cognitifs globaux » (Hutchins, 1995) où la cognition est distribuée entre les acteurs et les objets, mettent en évidence l’émergence de modes d’organisation typiques dans les interactions avec les élèves et constituent des configurations. La pensée de l’acteur est couplée à l’action et procède par attribution de significations en contexte. « L’action est un processus continu, se construisant pas à pas dans l’interaction entre les intentions de l’acteur et les opportunités de coopération offertes par l’environnement spatial, technique et social… La signification de l’action en train de s’accomplir, se transforme continuellement au cours de l’interaction ». (Gal-Petifaux & Durand 2001)
37De ce fait l’action suppose la conscience partagée non seulement d’une communauté de significations mais aussi de la différence de sens dont chacun investit ces significations. La conscience de cette différence est aussi requise pour la communication. On apprend de ce qui est différent, non de ce qu’on partage. Le sujet, certes à l’aide du donné partagé, participe aux événements dans une position particulière qui est la sienne, la mienne ou la tienne et qui ne peut être remplacée par personne d’autre. L’incompréhension est donc vue comme une source réelle du développement de la communication, la source réelle aussi de la compréhension elle-même.
38Appliquant ces données à l’éducation physique les actes de langage correspondent aux différentes actions que l’on peut accomplir par des moyens langagiers. Pour accéder à la pensée de l’élève, l’enseignant d’éducation physique tente de faire sens du discours énoncé à propos de l’action. Ce discours est produit dans un contexte particulier, la situation d’apprentissage, et véhicule une stratégie énonciative et logique spécifique. Ce phénomène de compréhension demande chez l’élève un processus dynamique d’attribution de sens, qui présente des déterminismes sociaux et culturels. De plus, les connaissances émergent d’une situation d’interaction sociale dans laquelle les échanges entre pairs prennent toute leur importance.
39Pour Endsley (1994), avoir conscience de la situation, c’est être capable de donner aux faits observés une interprétation cohérente d’une part et anticiper les futurs états de ces éléments d’autre part. En effet, pour résoudre un problème en jeu, il ne suffit pas de sélectionner et de traiter l’information pertinente pour la compréhension du processus mais aussi attribuer une signification aux éléments contextuels en fonction de son propre projet d’action. Comment passer des indicateurs observés à leur interprétation et à l’élaboration de significations partagées ? Comment permettre aux élèves de donner du sens aux observations relatives à l’organisation de leur propre équipe et de l’équipe adverse, en lien avec l’efficacité respective ? La verbalisation des règles d’action efficaces (Devaluez, 1978 ; Gréhaigne, 1989 ; Gréhaigne & Deriaz, 2007), ou encore aujourd’hui les débats d’idées (Zerai, Rezig, & Zhigbi, 2008) favorisent ce processus de prise de conscience, de construction de significations partagées mais aussi de connaissances, de valeurs, d’émotions…). Il s’agit aussi d’occasions privilégiées pour le professeur, de comprendre les logiques personnelles des élèves notamment dans l’organisation des décisions en jeu en lui permettant d’articuler son point de vue extérieur sur les actions avec le point de vue des élèves comme cela a été fait avec des joueurs en sport de haut niveau (Mouchet, 2008).
40En conclusion dans ce cadre conceptuel, nous considérons que l’apprentissage n’est pas considéré comme résultant de l’application de planifications préalables mais plutôt comme étant construit in situ en fonction des interactions locales entre le contexte et les actions du joueur (Mouchet, 2008). Resnick (1987) met aussi en avant un apprentissage situé, où l’accent est mis sur l’importance du contexte social de tout apprentissage, en opposant notamment l’apprentissage dans et hors du système scolaire. Elle insiste sur la nécessaire implication de l’élève dans une communauté de pratique et aussi sur le fait que toute connaissance devrait pouvoir être acquise dans des situations adaptées.
2. 3. La situation de coopération distribuée
41En psychologie du travail, s’agissant d’activité collective, Rogalski (1994) propose une définition de la tâche permettant de prendre en compte l’ensemble des composantes qui interviennent dans les objectifs d’une formation et dans l’évaluation d’acquisitions de compétences à l’activité collective. Dans tout système organisationnel, les tâches des acteurs sont intégrées dans un réseau. Ce réseau peut être partiellement ou totalement hiérarchisé. La hiérarchisation fonctionnelle peut être un moyen de répondre à la complexité par la gestion des niveaux de traitement. L’analyse hiérarchique organisationnelle d’une tâche collective est l’analogue de l’analyse hiérarchique des tâches pour un opérateur individuel donné. Identifier sa place dans un système complexe fait partie des compétences de l’activité collective et peut être un point clé de la formation des individus et de la formation collective (Falzon, 1994).
2. 3. 1. La coopération distribuée
42L’existence de conflits et la place de la négociation dans la tâche ont été soulignées dans les relations entre concepteurs de systèmes et collectifs d’opérateurs (Rogalski, 1994). Il existe des situations de coopération distribuée, où les buts immédiats de chaque acteur diffèrent mais doivent concourir à une tâche commune. Les acteurs n’appartiennent pas nécessairement au même sous-système fonctionnel. Il peut y avoir inégalité de statut mais pas hiérarchie fonctionnelle. Les distinctions proposées rejoignent les notions de dépendance cognitive ou d’interdépendance fonctionnelle en reliant l’existence de niveaux relatifs de buts (des tâches) à la structure de la coopération (Pavard, 1994).
43Dans la coopération distribuée (Rogalski, 1994), l’identification, la distribution de tâches et la synchronisation des activités sont deux points clés de l’activité collective : d’une part, il faut expliciter le travail à faire par chacun si les sous-tâches sont connues, ou même définir comment décomposer la tâche en sous-tâches qui puissent être distribuées. D’autre part, il faut coordonner la logique de la décomposition des tâches avec la temporalité de leur exécution.
44Dans la collaboration, le point crucial est la construction d’un référentiel commun (Bencheckroun, Weill-Fassina, 2000) aux activités en cours : état de la situation et action de chaque acteur. Par ailleurs, il est possible de postuler que l’activité collective a des exigences qui concernent la coordination des activités individuelles du point de vue de leur logique et du point de vue de leur organisation (Samurçay & Rogalski, 1993).
45Aussi bien au niveau individuel que collectif, des contraintes fortes s’appliquent aux processus cognitifs : rien ne peut être fait par des individus en dehors de ce qu’ils savent exécuter seuls ou en interaction avec les autres ; rien ne peut être anticipé en dehors de ce qu’ils savent prédire seuls ou en interaction avec d’autres. Il est possible, ici, de faire référence au référentiel commun aux publications de Deleplace (1966, 1979) sur l’articulation entre initiative individuelle et son soutien collectif ; aux travaux de Bouthier (1986) sur la « pédagogie des modèles de décision tactique » ; aux travaux de Mouchet (2008) sur l’idée de co-construction du référentiel commun, préalablement élaboré en dehors de l’action à partir du projet de jeu et reconstruit en situation selon un processus vivant et subjectif. Il est à l’interface entre projet collectif et expérience individuelle. On peut aussi utilement faire référence aux propositions d’aide à la construction de ces repères communs dans le domaine du rugby (Mouchet, Bouthier, 2006 ; Mouchet, 2010). Ils s’appuient sur la volonté de prendre en compte les logiques subjectives des joueurs, si difficiles à observer, mais aussi sur l’intérêt de proposer préalablement aux joueurs des repères collectifs susceptibles d’être mobilisés dans les décisions en jeu. Les recherches de Gréhaigne (2007) sur le débat d’idées en relation avec les configurations du jeu apportent aussi des éléments à la construction d’un référentiel commun. Dans le débat d’idées, une information touche certains joueurs puis son contenu est traité par le réseau social de l’équipe, produisant d’autres informations par des interactions en chaîne. Ce processus de cognition sociale peut alors donner lieu ou pas à une transformation de la façon de jouer de l’équipe.
2. 3. 2. La cognition en équipe
46Les travaux de recherche en ergonomie cognitive ont pour objectif de mesurer et modéliser la performance humaine dans des situations complexes et dynamiques. Les recherches portent principalement sur le fonctionnement cognitif « distribué » des sujets (pour nous les joueurs) quand ils sont confrontés à une situation dont la perception, la compréhension et le contrôle s’effectuent en présence d’incertitude et sous pression temporelle. Les capacités cognitives de l’humain sont très limitées pour analyser et bien comprendre le comportement de systèmes complexes et dynamiques. Comprendre un système complexe implique d’être en mesure d’expliquer les événements qui se produisent et de reconnaître des régularités ou des configurations permettant d’anticiper les changements se produisant à travers le temps.
47La cognition en équipe (Jobidon, Breton, Rousseau, & Tremblay, 2006) en vue de la gestion d’une situation complexe et dynamique requiert la collaboration de tous. La communication d’informations entre les différents membres et la coordination de leurs actions sont des déterminants cognitifs importants de l’efficacité d’une équipe. Toutefois, le partage des tâches et de l’information entre les joueurs n’entraîne pas nécessairement une réduction de la charge attentionnelle de chaque joueur. En effet, l’interdépendance des joueurs dans la conduite du jeu contre une autre équipe aux intérêts antagonistes, représente en soi un élément de complexité qui entraîne un coût cognitif important dans l’équipe. Les connaissances sur la dynamique du processus de collaboration et d’opposition, afin de comprendre les facteurs cognitifs et organisationnels qui ont un effet sur l’efficacité du travail de l’équipe, constituent des éléments essentiels à développer. Sur des aspects similaires, « la team cognition » poursuit des recherches qui se sont aussi développées dans les domaines de la psychologie du travail (Salas & Fiore, 2004 pour une revue). Avec cette approche, le fonctionnement et les résultats de l’équipe doivent être étudiés à partir des cognitions permettant aux différents membres de l’équipe de s’accorder à l’aide d’un référentiel commun (Hoc, 2003). Concernant l’apport possible de cette approche pour les sports collectifs, on peut avoir quelques doutes. En effet, en oubliant la place centrale des rapports d’opposition dans les processus de décision, on en revient finalement à une seule stratégie : imposer son jeu. Mais, si les adversaires brouillent les cartes, comment faire ? La performance de l’équipe est liée à sa cognition collective, sans doute, mais pas seulement… Ce qui est partagé au sein d’une équipe ce n’est pas seulement des repères cognitifs, mais aussi des valeurs, des objectifs, des émotions et des expériences. Avec cette entrée par la cognition collective, nos collègues (Bourbousson, Poizat, Saury, & Sève, 2008) affirment que les résultats majeurs de leurs études, menées avec différentes équipes sportives (tennis de table en double, voile en équipage, basket-ball), montrent « le caractère complexe et dynamique des modes de coordination et de partage cognitif au sein d’une équipe, les processus de vérification du partage d’informations contextuelles et les processus de co-construction d’une intelligibilité mutuelle ». Les résultats ont permis de remettre en cause la prégnance d’un plan collectif préétabli qui permettrait de fédérer les activités des joueurs de basket-ball. La coordination de l’activité des joueurs est dynamiquement co-construite à partir des interactions locales entre partenaires, notamment à travers le partage d’informations et l’élaboration de réseaux préférentiels de communication. Toutefois concernant les sports collectifs, on peut regretter, ici, une relative non prise en compte des rapports d’opposition comme élément incontournable de toute analyse du jeu en sport collectif malgré une abondante littérature francophone à ce sujet.
3. Conclusion
48Apprendre à décider et prendre des décisions dans une équipe en sport collectif n’est ni facile, ni un événement banal. Ainsi, la mise en commun de la tactique et de la stratégie est au cœur de l’activité d’une équipe de sport collectif. Il ne faut pas oublier que « le recours à une stratégie est toujours cognitivement coûteux en ce qu’il mobilise de l’attention à une ou plusieurs des différentes étapes. Il s’ensuit que l’effort requis doit être ressenti par les joueurs comme justifié et efficace par rapport aux buts poursuivis » (Fayol et Monteil, 1994, p. 93). Pour faciliter l’évolution et la progression d’un groupe, nous avons dégagé les idées suivantes dans l’élaboration d’une activité collective. Cela nécessite l’existence de repères cognitifs communs, d’une coordination des décisions, d’un partage partiel de significations, favorables à la création d’un référentiel commun. Ainsi, le problème de la cognition voit ses données radicalement remaniées dès lors que l’on tient compte, principalement, des signes et du sens qu’on leur donne. Le sens est un niveau d’objectivité qui n’est réductible ni à la référence culturelle, ni aux représentations mentales des joueurs. Il est analysable en des moments stabilisés dans des parcours d’interprétation et fait de différences perçues et qualifiées par rapport à la pratique.
49Enfin, divers paradigmes cognitifs considèrent le langage comme un compte-rendu de perceptions. Nous dirions plutôt que le langage est un objet de perception : c’est évident pour le signifiant mais aussi pour le signifié. Et de ce point de vue, le débat d’idées semble une procédure prometteuse pour avancer sur ce problème.
Auteurs
GRIAPS. IUFM de l’Université de Franche-Comté. France
REV-CIRCEFT, Département STAPS de l’Université Paris Est Créteil
GRIAPS. IUFM de l’Université de Franche-Comté. France
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