Sens et signes du rugby scolaire : techniques corporelles et valeurs sociales
p. 85-102
Texte intégral
1Le rugby est un sport classé parmi les sports collectifs et les problématiques de choix stratégiques et tactico-techniques qui se posent au joueur en jeu sont les mêmes qu’en basket-ball ou football, avec toutefois une difficulté supplémentaire liée aux droits de charge dont le but est d’éprouver physiquement l’adversaire. Le rugby se définit comme un « sport de combat collectif » (Conquet 1995) pour certains, comme un sport collectif d’affrontement et d’évitement pour d’autres. Dans tous les cas, le combat est toujours constitutif du jeu.
2Ainsi, le rugby enseigné en EPS doit-il respecter les fondements historiques et socio-culturels de la pratique sociale de référence. Les prises de risques stratégiques et tactiques doivent se réaliser dans un contexte de risques corporels élevés. En effet, c’est dans le combat collectif et l’opposition au corps que l’élève peut développer les valeurs spécifiques dont peut être porteur le rugby fédéral : courage, respect, solidarité, fair-play. Le potentiel éducatif du rugby est donc proportionnel au niveau de dangerosité des situations de jeu et à la rusticité de l’affrontement physique. Les situations accidentogènes constituent ainsi le vecteur des transformations comportementales de l’élève. Nous ne pouvons toutefois pas exposer les élèves à des situations de jeu accidentogènes sans les doter des moyens de gestion du couple risque – sécurité. Cette gestion passe par le travail didactique de l’enseignant sur la pratique sociale de référence et une double réflexion sémiotique (sens) et axiologique (valeurs) sur les signes dont les techniques corporelles que nous approfondissons ici.
3La pratique du rugby en EPS participera alors à la transmission culturelle et contribuera d’une part au développement de l’intelligence tactique et stratégique (acquisition de gestes tactico-techniques et de référentiels communs tactiques et stratégiques), et d’autre part au développement du sens des responsabilités (maîtrise de soi au travers de la gestion de sa propre sécurité ainsi que celle de ses coéquipiers et adversaires qui sont à considérer comme des partenaires de jeu, Sarthou 2010). Pour atteindre ces objectifs de responsabilisation en action, l’enseignant doit greffer des valeurs ajoutées aux techniques corporelles enseignées. Elles sont certes culturelles (sportives), mais en EPS, dépassent l’exclusivité de la performance. Les techniques corporelles sportives scolaires contiennent en leur sein les éléments du développement de la personnalité de l’élève sur quatre dimensions : l’efficience motrice (efficacité et économie), la pertinence décisionnelle, la sécurité, les valeurs ajoutées (respect, solidarité). Ces quatre dimensions constitueront les enjeux de l’enseignement et de la construction des techniques corporelles sportives scolaires. Pour que l’élève intègre le quadruple sens dont sont porteuses toutes ses actions de jeu, l’enseignant se livre à une analyse du rugby autour d’une chaîne transpositive comportant cinq niveaux de transposition didactique :
- transposition didactique historique et socio-culturelle : quels sont les fondements historiques de l’activité et quelle est l’évolution contemporaine de celle-ci ?
- transposition didactique réglementaire : quelle est la fonction de la codification de l’activité et quelles en sont les règles fondamentales ?
- transposition didactique éducative : quels sont les rôles et les fonctions dans et autour de l’activité ?
- transposition didactique tactique et stratégique : quels sont les contenus de l’activité ainsi que leurs relations (systématique du jeu) ?
- transposition didactique technique : quelles sont les techniques corporelles fondamentales de l’activité, leur fonction, leur dangerosité ?
4Il s’agit donc pour l’enseignant de proposer des situations de jeu dans lesquelles l’élève construit des techniques corporelles prenant en compte les deux niveaux de risques : ceux liés aux choix décisionnels et ceux liés aux accidents corporels. Chaque niveau de transposition didactique intègre une réflexion sémiotique et axiologique permettant de donner du sens aux acquisitions de l’élève. En EPS, ces acquisitions culturelles se fixent comme finalités l’autonomisation et la socialisation des élèves, sans pour autant négliger l’« intelligence motrice » telle que la définit P. Villepreux (in Deleplace 1979, préface).
5L’élève doit se montrer performant dans les situations de jeu, sans se mettre en danger et sans exposer ses coéquipiers et adversaires à la blessure. Il doit être capable d’analyser les situations de jeu dans leur quadruple dimension :
- enjeu d’efficience : le déclenchement et l’exécution d’une technique corporelle sportive performante en situation de jeu,
- enjeu de pertinence : le choix de la réponse motrice cohérente au contexte momentané de jeu et aux possibilités actuelles du joueur,
- enjeu de sécurité : la technique corporelle intègre la gestion de sa propre sécurité ainsi que celle des partenaires et adversaires,
- enjeu de valeurs et valeurs ajoutées : celles que l’enseignant jugera utiles pour ses élèves. Ainsi, le fair-play, le respect, la solidarité ou la responsabilité peuvent-ils être associés aux techniques corporelles.
1. Enseignement du rugby en EPS
6La formation des élèves en sport collectif doit se faire « dans et par » le jeu. La dialectique opposition/coopération dans l’enseignement des sports collectifs, est considérée comme une « donnée fondamentale et incontournable » (Gréhaigne, Billard, Laroche 1999). Elle conduit à la construction de tactiques et de techniques « conscientes et vivantes » (Gréhaigne 2007). Il s’agit de « cultiver la disponibilité et la facilité d’adaptation de l’individu » (Bayer 1995).
7Si l’approche tactique fait l’unanimité parmi les théoriciens de l’enseignement des sports collectifs, quelques divergences existent dans la formation initiale du joueur et de l’élève en rugby puisque certains posent comme priorité « l’incertitude de combat » (Conquet 1995) et la gestion de la dimension affective dans la rudesse du combat (courant Conquésien), alors que pour d’autres « la décision tactique modulée en jeu reste toujours le fondement de tout le travail » (Deleplace 1979, et courant Deleplacien). Nous considérons que ces deux dimensions (affective et tactique) sont indissociables dans le jeu. En début de formation, nous plaçons le défi physique et psychologique « au centre du débat » (Deleris 1993). Comme Billi, Colinot et David (1993), nous considérons que l’entrée dans l’activité doit se faire dans sa dimension la plus porteuse sur le plan éducatif, « une confrontation immédiate du pratiquant avec le problème fondamental le plus prégnant (le combat groupe à groupe) ». Le défi physique garantit l’« authenticité » (Bouthier 2007) de l’activité et donne son sens aux acquisitions motrices. Il n’est pas possible en rugby de s’éloigner de cette spécificité socio-culturelle liée à l’affrontement physique. Des auteurs, un temps en rupture avec ce positionnement, affirment aujourd’hui que la dimension combat « est supérieure à celle de l’évitement et du contournement » (Collinet et Nerin 2003). Il nous paraît plus judicieux de poser que le combat est constitutif du cœur du jeu plutôt que de vouloir hiérarchiser combat et évitement. En effet, jouer momentanément en contournement à la main, ou par-dessus au pied ce n’est que déplacer et différer le combat qui est multiforme et omniprésent. Ainsi, « le rugby que nous proposons aux débutants (quel que soit leur âge) se construit autour de quatre impératifs :
- l’engagement physique et le combat au corps à corps ;
- le développement de l’intelligence tactique dans le jeu en mouvement ;
- la construction de gestes efficients et sécuritaires ;
- la transmission de valeurs sportives : respect et fair-play (Sarthou, 2006).
8L’élève engagé dans les situations d’enseignement doit :
- accepter l’affrontement physique ;
- répondre de manière efficiente et pertinente ;
- gérer la sécurité de tous les joueurs impliqués dans l’action ;
- respecter l’esprit du jeu imposé par l’enseignant.
9L’enseignant doit faire prendre conscience aux élèves de ces enjeux et développer leur sens des responsabilités. Il s’agit d’une responsabilisation de la « personne en action et en situation (PAS, Masciotra, Roth et Morel 2008). La gestion émotionnelle liée au combat tient une place centrale dans cette construction. « Sans la maîtrise relative à l’affrontement et de l’incertitude de combat, il ne pourra y avoir de participation lucide et d’efficacité gestuelle… » (Devaluez 2002). « L’incertitude de combat met en question la préservation de l’être » et toute la logique du jeu est organisée autour du combat. Le ballon est avant tout « un catalyseur de lutte » et « le problème le plus important pour le débutant est la peur :
- du choc avec l’adversaire ;
- du choc avec le sol ;
- de se trouver en situation d’échec par rapport au jeu en général, pour ces raisons-là » (Conquet, 1995).
10Si l’affrontement physique est une réalité du rugby, l’élève doit comprendre qu’il s’agit d’un « combat ritualisé » (Devaluez 2002), « un combat non violent » (Héritier 2005) au cours duquel le niveau d’agressivité toléré correspond à celui de la combativité (intervenir physiquement sur un adversaire tout en veillant à le protéger)1. C’est parce qu’il est capable de gérer ses émotions dans la « rusticité » de l’affrontement physique que l’élève peut s’impliquer dans la situation d’apprentissage, à la recherche de la solution tactico-technique la plus pertinente. Si « la nécessité d’une participation active des élèves à la construction et à l’apprentissage des connaissances et savoir-faire est une thèse de moins en moins contestée » (Gréhaigne, Billard et Laroche 1999), nous pensons que la dangerosité des situations impose des interventions rigoureuses de l’enseignant pour guider l’apprenant. Il s’agit de lui indiquer les risques encourus et de l’orienter vers les principes d’efficience et de sécurité. Ce contexte sécuritaire est le fruit d’un travail didactique sur l’APS, lui donnant une fonction socialisatrice. L’enseignant joue le rôle de médiateur sémiotique et axiologique.
11Le rugby est ainsi utilisé en milieu scolaire pour former l’élève et augmenter en particulier son niveau de civilité (respecter les règles du jeu, respecter les autres, les protéger, ne pas provoquer de situation accidentogène, canaliser son agressivité).
12Les situations d’enseignement en rugby doivent donc respecter :
- la logique interne des sports collectifs : le rapport attaque/défense ;
- la logique interne des sports de combat : l’affrontement au corps à corps.
2. Les signes (ou techniques corporelles) et leur signification en EPS
13L’élève doit construire en rugby des techniques corporelles qui font sens au regard des enjeux des situations proposées. Nous avons précisé que la transposition didactique de l’activité était orientée vers la construction de techniques corporelles autonomisantes et socialisatrices. Ainsi, la technique « exprime dans le jeu, plus qu’un jeu » (Robène et Léziart 2007). Nous partageons cette vision positive de la technique et continuons de penser qu’« il n’est pas légitime de réduire la partie transmissible (des habiletés) que constituent les techniques aux seules formes extérieures des gestes efficaces. Bien d’autres composantes de l’action sont généralement engagées » (Bouthier 1995).
14Au-delà de la technique (du signe), il faut s’intéresser aux différentes significations qui permettent à l’élève de s’émanciper. Nous avons précisé que les significations étaient non seulement intrinsèques aux techniques, mais qu’au-delà, elles pouvaient être construites par l’enseignant (les valeurs ajoutées). Il s’agit là d’une transposition didactique relevant d’une démarche technologique, permettant de passer de l’objet culturel à l’objet d’enseignement, de la technique corporelle sportive à la technique corporelle sportive scolaire. Pour le rugby scolaire, les significations des techniques corporelles sont en relation avec la responsabilisation de l’élève en action et touchent les secteurs suivants :
- l’acceptation de l’affrontement physique : avoir confiance en soi et faire confiance aux autres ;
- les choix tactiques : prendre la décision la plus pertinente au regard du contexte – décision prise au service de l’équipe ;
- la gestion de la sécurité : ne pas se mettre en danger physiquement et ne pas provoquer de situations accidentogènes pour les adversaires ou les partenaires ;
- les valeurs sportives : fair-play, solidarité, respect des règles du jeu et des arbitres.
15Nous présenterons ci-après la réflexion et le travail didactique de l’enseignant permettant de donner du sens aux techniques corporelles.
2. 1. Technique et performance
16La performance est la finalité de la construction d’une technique corporelle, même en milieu scolaire. Dans une pratique sportive comme le rugby, l’efficacité doit être rapidement dépassée dans des perspectives d’efficience motrice, non seulement pour la performance, mais surtout pour la sécurité du pratiquant. Ici, l’accompagnement technique est fondamental pour guider l’apprenant dans la construction de sa gestuelle. L’enseignant doit donc intervenir sur les enjeux de la situation et les propositions de solutions. Il faut que l’élève apprenne à lire les situations de jeu, à les analyser et à déclencher ou non les techniques corporelles, tout en les adaptant.
2. 1. 1. Analyser et déclencher ou pas sa technique corporelle
17L’élève doit être confronté à des situations d’apprentissage respectant l’essence et la vitesse du jeu. Ces situations de jeu font naître des problèmes dont la solution correspond à l’exécution d’une technique corporelle. Elles supposent une perception des orientations et des vitesses relatives de course, et des trajectoires de balle (Bouthier, 1989). Ainsi, sur un « deux contre un », le porteur de balle (P de B), même s’il passe par une phase de découverte en début d’apprentissage doit comprendre qu’une solution existe permettant de marquer dans les plus brefs délais, sans passer par le contact. Il s’agit de fixer son adversaire en le conduisant sur un espace, d’accélérer pour lui imposer une trajectoire et de passer quand celui-ci est bloqué sur l’axe profond du terrain. La fixation-passe ne correspond donc pas à l’apprentissage d’une technique décontextualisée, mais à l’organisation de principes en situation : orienter sa course dans une direction pour y conduire le défenseur, armer sa passe et déclencher une passe quand les déplacements de l’adversaire sont réduits à l’axe profond du terrain. Si le défenseur n’accepte pas de se déplacer sur l’espace choisi par le PdeB, ce dernier garde le ballon, feinte la passe.
2. 1. 2. Réaliser et adapter
18La construction des techniques corporelles se réalise dans le rapport attaque-défense. En reprenant l’exemple de la fixation-passe, celle-ci se construit suivant des principes que l’élève adapte à ses qualités physiques et psychomotrices. Les principes d’efficience qui lui sont présentés sont les suivants :
- engager une course dans un espace pour y conduire le défenseur ;
- accélérer sa course pour immobiliser le défenseur sur l’axe profond du terrain ;
- armer sa passe ;
- regarder son partenaire pour transmettre le ballon.
19La quantité de situations vécues durant la construction du geste est importante puisqu’elle permet de doter la technique corporelle d’adaptabilité. Il s’agit d’enrichir la mémoire motrice de l’élève, d’élever son niveau de conscientisation et de lui permettre de construire sa propre gestuelle, puis de réduire cette focalisation consciente par l’automatisation. P. Rabardel (1995) fait référence à la notion de « modèle mental ». Ces modèles mentaux sont aussi nombreux qu’il existe de situations de jeu, ce qui explique le temps nécessaire à la formation d’un joueur de sport collectif, et les nombreuses connaissances didactiques à maîtriser pour un enseignant d’EPS. Celui-ci doit notamment connaître les principes qui conduisent à l’excellence dans les gestes sportifs de haut niveau.
20Il ne faudra jamais oublier lors de la transmission/construction d’une technique corporelle que celle-ci s’inscrit dans une utilisation collective (offensive ou défensive). Elle tient compte des référentiels communs tactiques (Deleplace 1979) et stratégiques d’une équipe. Cette contrainte d’utilisation au service d’un collectif impose d’autant plus la malléabilité de la technique corporelle. Au-delà de ces référentiels communs correspondant aux possibilités de « communication » entre partenaires, l’élève doit intégrer dans la construction de ses techniques corporelles les principes de « contre-communication » (Parlebas 1984) avec les adversaires (« feinte » de passe, « feinte » de coup de pied, « feinte » de corps…). En effet, postures, mouvements, déplacements sont porteurs et révélateurs du caractère intentionnel de l’action en contexte, au regard de la dynamique évolutive des configurations de jeu (Gréhaigne et Bouthier, 1994). Ils sont à la fois générés et interprétables en référence aux significations sociales du rugby et aux motifs personnels d’agir du joueur (valeurs auxquelles il adhère et projets dans l’activité). Ces techniques corporelles s’apprennent et s’enseignent au travers de situations d’apprentissage conservant l’essence et la dynamique du jeu.
2. 2. Technique et créativité
21La recherche de la performance en EPS n’est pas incompatible avec la créativité. Nous pouvons dire que la créativité et la performance sont indissociables dans la construction de la technique corporelle. Cette construction se déroule en situation et « le sens ne peut être exclu de la technique. Il est la condition même de la création et de l’évolution de celle-ci » (Feenberg 2004). Chaque élève, dans le respect des principes d’efficience et de sécurité, participe activement à « une personnalisation de la technique, une adaptation individuelle du modèle théorique, en fonction des potentialités de chacun » (Bayer 1990). La technique corporelle personnalisée (« le style ») est une réponse personnelle à une situation problème unique.
22Comme G. Vigarello (1988), nous pensons que « l’innovation ne saurait être l’illumination d’un instant, un acte sans passé, une découverte sans mémoire ». Elle est « bien plus qu’une création inspirée à partir du néant » (Haudricourt 1987) et ne peut se couper des éléments historiques et socio-culturels sur lesquels elle a vu le jour. Elle s’organise autour de combinaisons nouvelles d’éléments pré-existants. L’innovation technique en rugby se réalise donc dans un cadre culturel et sécuritaire défini. Tout ne peut être tenté en situation d’affrontement physique puisque les risques corporels sont réels. Le cadre culturel et sécuritaire est fixé par l’enseignant qui connaît l’évolution des techniques corporelles et les risques encourus par chacun dans la situation de jeu. Il est par exemple peu envisageable de laisser un P de B transmettre un ballon à un partenaire sans regarder le placement des mains du partenaire-réceptionneur. Une passe « aveugle » provoque une situation extrêmement accidentogène pour le réceptionneur, tout comme une transmission de face et en levant les bras expose le passeur à une blessure au niveau du buste. Se positionner de profil et conserver les bras près du corps permet de se protéger au moment du contact avec l’adversaire.
23Si « l’analyse des techniques montre que dans le temps, elles se comportent à la manière des espèces vivantes, jouissant d’une force d’évolution qui semble leur être propre […] » (Leroi-Gourhan, 1964), la « technicité » (Combarnous 1984) doit être encouragée en EPS. Pour Combarnous donc, les registres de technicité de maîtrise (des techniques existantes dans le patrimoine culturel considéré) et de transformation (évolution ou rupture des techniques), sont interdépendants comme les gammes et l’improvisation en musique. Le registre de transformation en APSA (Bouthier et Durey, 1994) peut recouvrir l’individualisation de la technique corporelle publique en style personnalisé. Ce n’est pas toujours le registre de l’invention pouvant mettre en danger les élèves, qui doit être sollicité en EPS, mais en tous les cas dans celui de l’innovation (Vincent 2007). La situation d’enseignement proposée aux élèves doit leur offrir un « champ de liberté […] par rapport au message normal sémantique de base » (Menaut 1998). Plus l’élève disposera de techniques corporelles et plus se développera sa puissance créatrice. Nous rejoignons ici les positions philosophiques de Bergson (1941) sur la créativité intuitive lorsqu’il avance que « toute œuvre humaine qui renferme une part d’invention, tout acte volontaire qui renferme une part de liberté, tout mouvement d’un organisme qui manifeste de la spontanéité, apporte quelque chose de nouveau dans le monde ». L’espace de créativité offert dans la construction des techniques corporelles, des choix tactiques ou stratégiques individuels et collectifs sera conditionné par les compétences didactiques de l’enseignant, et sa capacité à optimiser la sécurité.
2. 3. Technique et intelligence
24Comme G. Vigarello (1987) nous pensons qu’il faut rendre la technique « plus consciente », mais aussi plus sociale (collectivement partagée), plus personnelle (individuellement ajustée et maîtrisée) et qu’il faut approfondir la réflexion autour de « toutes ses dimensions possibles ». Nous pensons que la technique, même corporelle peut être appréhendée sous un angle émancipateur, à condition qu’elle interroge au préalable l’élève. L’interrogation doit porter sur le pourquoi d’un choix technique ou tactico-technique, le comment de la réalisation et le quand de l’exécution. Cette vision de la technique participe à la construction d’une forme d’« intelligence générale » (Morin 2000), dans laquelle se mêlent « curiosité, discernement, connaissance de soi, des autres, de l’environnement, méthode permettant aux élèves de s’inscrire dans une dynamique de recul réflexif » (Mauny, 2007).
25Nous pensons que les acquisitions spécifiques du rugby scolaire permettent à l’élève de comprendre l’évolution socio-culturelle des techniques sollicitées, et développent son sens critique. Au-delà de cette formation sociale, l’élève construit des techniques corporelles performantes face à des situations présentant des incertitudes spatiales, temporelles et événementielles. La formation de l’élève s’organise de la décision tactique à la réalisation technique. Les acquisitions « tactico-techniques » (Gréhaigne, Godbout et Bouthier – 1999 ; Holt, Strean et Bengoechea – 2002 ; Kirk et MacPhail – 2002) conduisent à l’adaptation situationnelle, considérée comme un des signes de l’« intelligence motrice » (Villepreux in préface Deleplace 1979). De plus, la pertinence des choix tactico-techniques permet de mieux gérer le stress, notamment celui lié à la peur de la blessure.
26Ainsi, les techniques corporelles construites à travers le rugby scolaire engagent l’intelligence sur deux registres :
- la critique : signification sociale des techniques ;
- l’adaptabilité : réponse motrice pertinente dans la situation de jeu.
27Pour inscrire dans les techniques corporelles scolaires ces deux formes d’« intelligence », nous faisons appel dans nos situations d’enseignement aux interventions de l’enseignant et en particulier à la « métacognition régulatrice » (Noël 1999). Nous encourageons la controverse au travers du conflit socio-cognitif (Doise 2007).
28L’élève est ainsi doublement interrogé durant la construction de ses techniques corporelles. Pour le plaquage par exemple les questions portent sur :
- l’utilité et la fonction du geste : A quoi sert le plaquage ? Quels sont les enjeux du « plaquage scolaire » ? Quelles en sont les contraintes réglementaires ?
- la construction du geste : Comment s’organiser pour réaliser un plaquage efficace en situation de jeu ?
29Il en va de même pour la passe :
- Quelle est l’utilité de la passe en rugby ? Dans quel contexte dois-je la déclencher ?
- Quels sont les principes à respecter lors d’une transmission ?
30Cette double interrogation sur la fonction de la technique et sur sa construction permet de développer « l’intelligence sociale et technique » (Leroy-Gourhan 1973), c’est-à-dire des capacités adaptatives en prise directe avec une réalité socio-culturelle. Ces deux niveaux d’intelligence correspondent à ceux que P. Rabardel (1995, p. 137) associe à l’instrumentation et à l’instrumentalisation de la technique (ou artefact) :
- « les processus d’instrumentation sont relatifs à l’émergence et à l’évolution des schèmes…
- les processus d’instrumentalisation concernent l’émergence et l’évolution des composantes artefact de l’instrument ».
2. 4. Technique et sécurité
31Les élèves doivent recevoir des consignes en relation avec toutes les situations, intentions et techniques corporelles. Les consignes ont pour objectif de responsabiliser les élèves durant les situations de jeu. Nous pensons qu’il est de la responsabilité de l’enseignant d’exprimer le « sens des actions par des mots » (Deliège 2006). Si ce sens est compris, il est intégré dans l’exécution des techniques corporelles. C’est la connaissance didactique du rugby qui permet de transformer le rugby fédéral en rugby scolaire sécurisé. La différence fondamentale entre le rugby fédéral et le rugby scolaire se situe sur le niveau de responsabilité dans la gestion de la sécurité. Si la gestion de la sécurité doit être prioritaire en EPS, elle peut être remplacée par l’enjeu de performance au niveau fédéral, entraînant parfois des dérives (brutalité, dopage, marchandisation…) et des mises en danger réelles pour les pratiquants.
32La gestion du risque doit être traitée à différents niveaux, qui constituent autant d’informations à fournir aux élèves, voire à tous les pratiquants. Nous pensons, avec Conquet (1995), que « passer sous silence l’existence des risques d’une activité, c’est encourir le risque – pour le pratiquant – de les voir augmenter ». Il s’agit donc pour l’enseignant de présenter les risques à différents niveaux :
- les techniques corporelles ;
- les zones à risques ;
- les choix tactiques ;
- les sur-réglementations.
2. 4. 1. Techniques corporelles
33Toutes les techniques corporelles exécutées dans des situations de jeu respectant l’essence du rugby nécessitent un apprentissage sécuritaire, en complément de la recherche de performance. L’accent est mis sur « l’auto-contrôle et le contrôle réciproque » (Froissart 1997) :
- l’auto-contrôle consiste à s’engager physiquement avec une intensité modérée, à déclencher des techniques lorsque l’action ne comporte pas de risques physiques élevés pour l’adversaire ou soi-même, et à respecter les principes de sécurité dans la réalisation tactico-technique. L’intensité consiste à s’engager physiquement dans les limites de la combativité et tout particulièrement pour les garçons lorsque la pratique est mixte. Le déclenchement de la technique relève d’une appréciation des risques de la part du joueur (il n’est par exemple pas conseillé de plaquer un joueur qui plonge pour marquer) et les principes de sécurité correspondent au contraintes imposées par l’enseignant lors de l’exécution du geste (il s’agit par exemple de plaquer un adversaire en subissant l’impact dans l’axe profond du terrain, de ne jamais tourner autour du plaqué durant sa chute, d’accepter de le serrer au niveau des cuisses ou des jambes pour éviter de le blesser au niveau des genoux).
- le contrôle réciproque consiste à assurer la sécurité du joueur sur lequel on intervient, aussi bien en attaque qu’en défense. Ainsi, une percussion, un raffût, doivent-ils être contrôlés, tout comme le seront le plaquage et le déblayage afin de protéger l’adversaire.
34L’auto-contrôle et le contrôle réciproque supposent une présentation des risques corporels encourus (en effet, en rugby, les blessures graves représentent une blessure toutes les 59 minutes au niveau professionnel) sont des entorses graves ou des fractures, ainsi que les contraintes et les principes sécuritaires. Dans une situation de plaquage, qui est la plus grande source d’accident (Castinel et coll. 2004), le plaqueur doit tout d’abord savoir s’il peut déclencher son geste, puis le réaliser en respectant les contraintes (intensité, sur-réglementations) et les principes sécuritaires pour soi et pour le plaqué. Cette connaissance didactique se concrétise, notamment, par les principes et contraintes suivants, mis en relation avec les risques de blessure :
- se déplacer rapidement vers le P de B / risques : subir un impact intense et se blesser au niveau du buste ou des membres supérieurs ;
- ne pas plonger pour plaquer / risques : blessures au visage ou à l’épaule pour le plaqueur, au niveau des membres inférieurs ou à l’épaule pour le plaqué (il faut savoir ne pas déclencher un plaquage dangereux) ;
- plaquer sur l’axe profond du terrain / risques : blessures à l’épaule pour le plaqueur et au niveau des membres inférieurs pour le plaqué (il faut savoir ne pas déclencher un plaquage dangereux ou le stopper en cours d’exécution).
35Le « plaquage subi » (ou sécuritaire) attendu est présenté aux élèves dans le contexte de jeu. Il est le fruit d’une transposition didactique technique (passage du plaquage fédéral au plaquage scolaire). Dans sa démarche d’enseignement, nous pensons que l’enseignant doit présenter la fonction du plaquage dans le contexte scolaire (nous pourrions parler de « plaquage parade »), les risques corporels encourus et les contenus d’enseignement. L’élève comprend ainsi le sens des techniques corporelles proposées. Toutes les techniques corporelles supposent cette transposition didactique technique, aussi bien dans le jeu en mouvement (groupé – déployé – jeu au pied), que durant les phases de fixation (rucks et mauls) ou de conquête (envois – renvois – touches – mêlées – pénalités). L’enseignant met à jour les risques et les exigences techniques et s’assure qu’ils sont compris par l’élève.
2. 4. 2. Zones à risques
36Au-delà des distances de garde et d’évitement (Bouthier 1989) déjà mises en évidence, nous avons déterminé des zones à risques que l’élève doit intégrer dans l’organisation de toutes ses techniques corporelles. Une zone à risques corporels correspond à « l’espace de jeu de l’adversaire dans lequel le joueur engage sa motricité » (Sarthou 2006). Dans le jeu en mouvement, nous comptons deux zones à risques (« zone de combat » (1) et « zone plaqueur/plaqué » (2)) dans lesquelles les techniques corporelles doivent respecter les principes d’efficience et de sécurité suivants :
- zone de combat : « tête au contact pour protéger le visage » ;
- zone plaqueur-plaqué : « s’allonger et rester collé à l’adversaire ».
2. 4. 3. Choix tactiques
37Les intentions de jeu conduisant à des mises en danger de partenaires et adversaires correspondent à des choix tactiques erronés au regard des exigences de la situation de jeu.
38Nous pouvons citer quelques exemples :
- la passe à l’aveugle : ballon transmis sans regarder les repères fournis par le partenaire réceptionneur ;
- le ballon jeté : ballon jeté (souvent en arrière) sans se soucier du devenir des partenaires et des risques provoqués ;
- la course en arrière ou latérale ;
- le joueur P de B ne changeant pas de rythme ou s’arrêtant lorsqu’il est en possession du ballon ;
- le plaqueur déclenchant son geste dans toutes les circonstances ;
- la percussion de dos ;
- le déblayeur qui renverse ses adversaires.
39La notion de choix tactique pertinent est essentielle dans le rugby à risques que nous proposons aux élèves. L’analyse que l’élève fait de la situation doit lui permettre d’être performant dans ses choix de jeu tout en garantissant sa propre sécurité ainsi que celle de ses partenaires de jeu (coéquipiers et adversaires). En début de formation, la pertinence des choix tactiques est systématiquement discutée avec l’enseignant.
40Le rugby scolaire que nous proposons est sur-réglementé dans un souci de protection optimale. La simple application du règlement fédéral ne suffit pas à protéger les élèves. Il faut aller au-delà du règlement fédéral en agissant sur les règles du jeu. Pour cela, l’enseignant doit justifier auprès des élèves certaines contraintes spécifiques au règlement scolaire, leur permettant de s’engager dans le jeu en toute confiance. Non seulement les adversaires veillent à leur sécurité (contrôle réciproque), mais en plus, l’enseignant propose des conditions de jeu à sécurité optimale grâce à certains aménagements. Les élèves doivent apprendre à respecter ces sur-réglementations. Il faut pour cela que l’enseignant les justifie dans un esprit de responsabilisation : tout joueur est responsable de sa propre sécurité, de la sécurité de ses coéquipiers et de ses adversaires. En fonction du niveau des élèves, ces sur-réglementations évolueront.
41Ainsi, le sens donné aux techniques corporelles scolaires au travers du rugby scolaire que nous préconisons est triple (performance – sécurité – valeurs). La dévolution didactique permet de transférer une partie des responsabilités vers les élèves. Ils sont informés par l’enseignant des enjeux au travers de signes dans les situations de jeu. L’élève doit intégrer ces indicateurs dans ses techniques corporelles.
42C’est sur cette compréhension des enjeux que l’élève construit sa motricité, ses techniques corporelles, ses signes. L’acte d’enseignement consiste à créer les conditions d’appropriation de ces indicateurs porteurs de sens.
2. 5. Technique et valeurs
43Au-delà de la transmission culturelle sportive, le rugby se fixe comme objectifs le développement d’« une éthique de la loyauté » (Elias et Dunning 1994) et la transmission d’« invariants culturels » (Darbon 1999) avec au premier plan « la solidarité et le don de soi ». C’est dans un contexte extrêmement rude et dangereux que le rugby contribue à la pacification des corps et à la socialisation de l’individu. Nous nous inscrivons ici en accord avec l’assertion de N. Elias, consistant à penser que plus la tension est forte dans l’activité enseignée et plus les valeurs (respect – solidarité – responsabilité) se développent. Le rugby est ainsi « un sport de retenue » (Pousse 2001) au cours duquel l’affrontement physique est « ludique, ritualisé et civilisé » (Elias et Dunning 1994).
44Parce que les enjeux diffèrent entre le rugby fédéral et le rugby scolaire, les gestes reposeront sur un socle culturel commun (les gestes sportifs) mais se distingueront dans leur expression.
45Le niveau de civilité attendu à travers le rugby scolaire que nous préconisons est supérieur à celui du rugby fédéral puisque l’élève est responsable de la gestion de la sécurité de ses adversaires et coéquipiers. Il apprend l’« autocontrainte » (Elias et Dunning 1994) en prenant conscience des risques et accepte les limites fixées par l’enseignant. L’élève doit comprendre le sens et l’intérêt des techniques corporelles dans le rugby qui lui est proposé. Elles servent à se montrer performant tout en respectant l’intégrité physique des adversaires : si éprouver physiquement l’adversaire fait partie du jeu, le blesser (volontairement ou involontairement) n’est pas acceptable.
46En EPS, il sera important de présenter la nature du rugby proposé aux élèves, ses spécificités, ses liens et ruptures avec le rugby fédéral. La représentation que se font les élèves du rugby social ne correspondra pas à celle du rugby scolaire dans l’engagement physique et l’agressivité. Il existe donc bien « des rugbys », parmi lesquels se trouvent le rugby scolaire, amateur, l’« hyper-rugby » (Lacarce 2009).
47Chaque technique corporelle se construit ainsi au regard des enjeux portés par le contexte dans lequel évolue le pratiquant. On peut donc dire que « le rugby n’est pas formateur en soi » (Bouthier 2007), même s’il possède un fort potentiel éducatif. Le respect, la solidarité, la responsabilité ne se décrètent pas ; ces valeurs s’enseignent dans le « cadre d’une stratégie éducative éclairée et maîtrisée » au sein de laquelle la transposition didactique tient une place essentielle. Cette transposition didactique permet de s’appuyer sur les valeurs intrinsèques du rugby et d’en greffer d’autres (les valeurs ajoutées) dans des perspectives éducatives. C’est avant tout l’enseignant qui construit le « cercle vertueux » des situations (Morin 2008).
48Les valeurs sont donc explicitées et justifiées par l’enseignant et se traduisent par des comportements observables en situation de référence. Les valeurs se trouvent au cœur de la motricité de l’élève, dans et autour du jeu :
- dans le jeu vis-à-vis de sa propre sécurité : l’élève doit se contrôler ; les choix de jeu et l’intensité de l’engagement physique doivent lui permettre de répondre à l’urgence de la situation sans se mettre en danger. Chaque technique corporelle suppose la maîtrise de ses émotions.
- dans le jeu vis-à-vis des coéquipiers : chaque technique corporelle réalisée engage toute l’équipe. Une passe au contact, une conservation de balle au sol (ruck) ou un plaquage sont le reflet de l’« esprit de sacrifice, qui paraît indispensable pour alimenter le sentiment de solidarité entre les joueurs. Toute initiative individuelle qui oublie cette exigence risque de faire perdre le ballon à son équipe et de tuer le jeu.
- dans le jeu vis-à-vis des adversaires : relever par exemple un adversaire après l’avoir plaqué ; lui rendre un ballon lorsqu’il bénéficie d’une remise en jeu…
- autour du jeu : remercier les partenaires après avoir marqué un essai puisqu’il n’est que le résultat d’une action collective, de souffrances et sacrifices individuels et collectifs qui imposent, l’« esprit de camaraderie » (Barran 1971) ; serrer la main de l’adversaire et de l’arbitre à la fin du match ; réaliser une haie d’honneur…
49Comme pour l’efficience et la sécurité, la transmission/construction des valeurs dans les techniques corporelles sportives suppose une relation enseignant/enseigné basée sur la communication et la justification permettant à l’élève de s’approprier les contenus d’enseignement.
50Nous présentons (tableau I) une illustration pour le plaquage, permettant d’apprécier les différences de sens dans la réalisation technique en fonction du contexte de pratique ; le courage, la solidarité ne se traduisent pas par les mêmes niveaux de responsabilité car les deux plaquages (fédéral et scolaire) ne sont pas déclenchés pour les mêmes raisons.
Tableau I. Illustration pour le plaquage, permettant d’apprécier les différences de sens dans la réalisation technique
Nature du plaquage | Plaquage fédéral | Plaquage scolaire |
Qualificatif | Plaquage offensif ou « double-lame » | Plaquage parade ou plaquage « subi » |
Objectifs | Intervenir défensivement sur un adversaire seul ou à deux (« plaquage double-lame » Leclercq 2010) en l’éprouvant physiquement et en le renvoyant dans son camp. L’intensité et l’agressivité attendues correspondent à la « férocité » | Intervenir défensivement un contre un, en prenant soin de la sécurité de son adversaire. L’intensité et l’agressivité sont adaptées aux qualités physiques de l’adversaire et s’inscrivent dans la « combativité » |
51Cette illustration montre à quel point le travail didactique de l’enseignant importe pour donner un sens aux acquisitions motrices des élèves. Cette réflexion sur le sens à donner aux techniques corporelles est fondamentale en EPS et donne sa crédibilité à la discipline.
3. Transposition didactique et sens
52Pour que les élèves puissent construire du sens dans les techniques corporelles scolaires, l’enseignant d’EPS doit se livrer à une réflexion didactique. Cette réflexion didactique s’organise notamment autour de cinq niveaux de transposition didactique et repose sur une matrice théorique : un rugby authentique (au plus près de la pratique sociale de référence), proposant des situations de jeu à risques dans lesquelles les techniques corporelles constituent les réponses.
53Les cinq niveaux de transposition didactique autour de la chaîne transpositive suivante et se fixent comme but de donner du sens aux techniques corporelles :
- la transposition didactique historico-culturelle : la connaissance historique, sociologique et anthropologique du rugby permet de comprendre l’intérêt des différents rugbys et de proposer des contenus d’enseignement adaptés aux transformations scolaires visées. Quel sens va-t-on donner au rugby scolaire par rapport aux différents rugbys ?
- la transposition didactique réglementaire : la connaissance des règles du jeu, de leur fonction et de leur évolution permet de les adapter aux élèves, et surtout de leur donner un sens. Les règles sont à envisager sur le versant sécuritaire mais également éducatif. Pourquoi le jeu a-t-il besoin de règles et pourquoi faut-il les respecter ?
- la transposition didactique éducative : il s’agit de comprendre les enjeux éducatifs initiaux de la création du rugby, ainsi que tous ceux qui sont venus se greffer au rythme de l’évolution sociale de ce sport. Nous avons dit que le rugby n’est pas spontanément éducatif et que ce sont les choix et aménagements de l’enseignant dans et autour du jeu qui donnent une valeur éducative à la pratique du rugby en milieu scolaire. Quels sont les rôles qui seront attribués aux élèves dans et autour du jeu ?
- la transposition didactique décisionnelle (tactique et stratégique) : il s’agit de maîtriser la structure du jeu dans toute sa complexité stratégique et tactique dans le rapport attaque-défense. Les contenus sont sélectionnés par l’enseignant dans la « systématique du jeu » (Deleplace 1979) au regard d’une volonté de développer la pensée tactique et stratégique des élèves. Va-t-on proposer aux élèves des contenus dans le « jeu en mouvement (groupé-déployé-jeu au pied), les phases de fixation ou les phases statiques » ? Quel type d’intelligence motrice veut-on développer ?
- la transposition didactique technique : si les techniques corporelles de l’élève comportent de nombreuses similitudes avec celles du joueur de rugby professionnel (un socle culturel commun) elles s’en distinguent au regard des finalités éducatives. Si la priorité de l’entraîneur ou de l’éducateur est le développement de l’efficience du geste par l’agressivité, l’enseignant donne à ce même geste une orientation éducative avec le développement de la responsabilité, de la solidarité, du respect et de la gestion de la sécurité. Cette orientation éducative n’exclut pas l’agressivité de la technique corporelle scolaire ; elle la situe à niveau inférieur de celui préconisé par le milieu fédéral. Ce dernier niveau de transposition didactique permet de finaliser le passage de l’objet culturel à l’objet d’enseignement, et de donner tout son sens aux actions.
54Ces différentes étapes constituent des repères pour les enseignants. Chacun se réfère à un ou plusieurs domaines de la transposition didactique, organise sa propre chaîne transpositive et intervient autant que nécessaire sur chaque niveau de transposition didactique pour donner le sens souhaité aux techniques corporelles.
55La chaîne transpositive que nous avons présentée permet de répondre à deux impératifs de l’enseignement du rugby qui peuvent sembler difficilement conciliables à première vue :
- un enseignement « directif », nécessaire pour la gestion de la sécurité des élèves et leur socialisation. L’accent est mis sur la compréhension des enjeux autour des techniques corporelles scolaires en situation « socialisée ».
- une liberté dans l’apprentissage, indispensable pour la construction de techniques corporelles efficientes, pertinentes et émancipatrices.
4. Relation enseignant-enseigné en situation d’enseignement-apprentissage
56L’enseignant « aide l’élève à découvrir les aspects pertinents de la tâche et à s’engager dans la construction d’une stratégie adéquate ou plus opératoire » (Gréhaigne, Billard, Laroche 1999). Le rôle de l’enseignant en rugby consiste donc à baliser l’accès au savoir en élevant le niveau de conscientisation autour des risques corporels et du sens associé aux techniques corporelles. Cette conscientisation, bien que coûteuse en temps agit sur la qualité des apprentissages et l’autonomisation des élèves.
57La construction des techniques corporelles se réalise donc en relation avec leur sens. Les processus cognitifs (perceptifs et décisionnels) sont sollicités au plus près de l’essence de l’activité et des enjeux éducatifs ajoutés. L’élève doit prendre conscience de la dangerosité du jeu et de l’importance de la responsabilité qu’il engage dans chacun de ses choix.
58L’apprentissage tel que nous l’envisageons prend le temps du dialogue :
- dialogue « élève-situation » ;
- dialogue « élève-enseignant » ;
- dialogue « élève-élève ».
59Ces interactions deviennent effectives au travers de différents éléments et de différents temps :
- Avant le jeu, le dialogue peut porter sur la comparaison des représentations préalables des élèves avec les significations sociales de l’APSA considérée (David 1993), sur l’esprit et les règles centrales du jeu qui garantissent l’affrontement, l’intégrité physique et le caractère ludique de la pratique.
- Pendant le jeu il se développe un dialogue inter-corporel de type sémioteur entre partenaires et adversaires, mais aussi un dialogue par signaux (coups de sifflet) et verbalisations avec l’arbitre, mais encore des remarques professorales à la volée en cours d’action (encouragements, conseils, alertes), éventuellement augmentées par l’imposition d’un arrêt didactique, un « gel » de l’action (pour faire constater et commenter l’état momentané de la configuration de jeu, du duel qui s’annonce, etc.)
- Après le jeu la « situation de débat d’idées, pièce centrale d’une conception constructiviste de l’apprentissage des sports collectifs » doit prendre toute sa place comme le préconisent Gréhaigne, Billard, Laroche (1999).
60C’est grâce aux dialogues initiés et contrôlés par l’enseignant que l’élève peut s’exprimer sur les raisons qui le poussent à agir, décrire et justifier ce qu’il se propose de faire, exprimer ce qu’il pense avoir réalisé et envisager ce qu’il pourrait faire. Au regard des processus d’apprentissage sollicités, nous stimulons les élèves sur le pourquoi et le comment-faire des techniques corporelles. Nous faisons appel à la « mentalisation » afin que l’élève sache qu’il est responsable de la construction de ses techniques corporelles, de ses actes, de ses erreurs, de ses échecs et de ses réussites. Les techniques corporelles doivent donc être transmises en EPS avec la garantie didactique qu’elles constituent des « objets de réflexion et de pensée » (Gréhaigne, Billard, Laroche 1999) dépassant leur simple statut culturel. En nous rapprochant des idées de H. Bergson (1941, p. 264) nous pensons que « la conscience est synonyme d’invention et de liberté ».
5. En conclusion
61Nous nous sommes attachés à montrer que les progrès moteurs et sociaux des élèves dans les situations de jeu en rugby relèvent d’interventions de l’enseignant sur la signification sociale des techniques corporelles liées à leurs origines, leurs raisons d’être, leurs dynamiques. Les compétences de l’enseignant dans les différents niveaux de transposition didactique de la chaîne transpositive permettent de proposer aux élèves la construction de techniques corporelles sportives scolaires, dans le respect des fondements socio-culturels de la pratique sociale de référence. Le rugby scolaire est un vrai rugby, un rugby à risques (aussi bien décisionnels et que corporels). Efficience en sécurité, créations intelligentes en contexte, mise en œuvre de valeurs au travers d’attitudes citoyennes, constituent autant de sens possibles que les élèves doivent pouvoir co-construire dans l’apprentissage des techniques corporelles du rugby scolaire, au regard de leurs propres projets de participation et d’engagement dans ce jeu.
62L’enseignant accompagne donc l’élève en associant dans sa démarche d’enseignement contenus didactiques culturellement ancrés et guidages pédagogiques adaptés, dans le respect de la liberté créatrice, en optimisant la co-construction de techniques corporelles sportives scolaires, signes alors lourds de sens et de significations.
63Ainsi, même si les techniques corporelles rugbystiques fédérales et scolaires disposent d’un ancrage culturel commun (défini par l’essence de l’activité) et présentent des similitudes dans la gestuelle. Elles peuvent cependant se différencier par le sens qui leur est donné :
- souvent principalement la performance pour les Techniques Corporelles Fédérales (TCF) à travers la recherche prioritaire de l’excellence sportive ;
- souvent principalement l’éducation pour les Techniques Corporelles Scolaires (TCS) à travers la recherche prioritaire de la pertinence éducative ;
64de sorte que la fin des unes (la performance pour les TCF) peuvent constituer l’un des moyens des autres (les TCS) et réciproquement, la pertinence (pour les TCS) étant un des moyens de développement des TCF.
65L’enseignement du rugby en EPS suppose donc une réflexion sémiotique, axiologique et didactique sur la pratique sociale de référence permettant de donner aux techniques corporelles scolaires la valeur éducative escomptée.
Notes de bas de page
1 Smith (2007) présente trois niveaux d’agressivité en rugby : brutalité : intention de blesser en transgressant les règles du jeu – férocité : intention de blesser dans le respect des règles – combativité : intention d’éprouver physiquement sans blesser. Présentaion orale au Master class : La mêlée des cultures.
Auteurs
UFRAPS de Nanterre Université Paris Ouest
IUFM d’Aquitaine Université Bordeaux 4.
LACES EA 4140, Universités Bordeaux 2-Bordeaux 4.
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