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Poser correctement les problèmes : la méthode de Tchékhov

p. 171-184


Texte intégral

1"La médecine, c'est ma femme ; la littérature, c'est ma maîtresse”, dit Tchékhov. Comme toute formule de ce genre, celle-ci suggère avec force une partie de ce qui est : l'importance de la médecine, de la méthode médicale, mais aussi de la pratique, dans la vie de Tchékhov. Mais elle laisse dans l'ombre quelque chose d'essentiel : l'absence d'opposition, la continuité d'un art à l'autre dans l'esprit de Tchékhov1. Entre les deux disciplines, aucun choix n'est envisageable : ce sont deux modes d'exercice de la même activité. Tchékhov n'est pas simplement un médecin qui écrit. Jusque dans ses pièces nouvelles, la médecine est fondatrice. Probablement la nouveauté de sa poétique, de sa conception de la vérité2, sont-elles liées à la manière décidément médicale avec laquelle il "posait les problèmes".

2Je voudrais me faire ici l'écho d'une voix très autorisée, celle de V. Kataïev. Pour l'essentiel, je me contenterai de vous résumer ce que V. Kataïev dit de la question qui nous intéresse dans son livre Proza Tchékhova, paru en 1979 à Moscou, et jamais traduit en français. Je rappellerai d'abord ce que la méthode de Tchékhov doit à l'enseignement du professeur de médecine G.A. Zakharine, puis j’évoquerai la position de Tchékhov à l'égard de ce qu'il appelait les "idées générales", d'un côté, les "vérités spéciales", de l'autre.

3A partir du milieu des années 1880 se dessine chez Tchékhov la tendance à considérer les événements et les situations décrites non directement, mais à travers l'idée que les personnages s’en font. Non le phénomène, mais la connaissance du phénomène : voilà ce qui devient objet d'analyse privilégié de Tchékhov. L'homme tchékhovien devient d’abord sujet de connaissance. L’aspect gnoséologique du récit l'emporte sur l'aspect mythologique ; du coup, pour reprendre les termes de Lotman, l'œuvre ne se présente pas comme un "sujet" : on n'y trouve pas d’événement extraordinaire qui rompe avec la structure sémantique du texte. L’essentiel tient fréquemment à un changement dans l'appréciation que le personnage porte sur sa vie ; quand le récit conte une crise, à laquelle le héros est en proie, il s'agit d'une crise de conscience. Ce qui manque aux héros, dans ce genre de texte, c'est la vérité, la solution à tel ou tel problème. Mais souvent le problème est ancien, la solution est censée avoir été trouvée, elle est censée connue de tout un chacun. Comment mettre un terme à la prostitution ? comment en finir avec la cruauté du bagne ? comment lutter contre le je-m'en-foutisme et l'ivrognerie ? Questions mille fois posées, réponses évidentes. Le cas de figure le plus constant chez Tchékhov, c'est que les solutions bien connues apparaissent brusquement inopérantes, par exemple parce qu'elles posent plus de questions qu'elles n'en résolvent.

4L'étude des illusions de la connaissance, des "représentations fausses", est centrée autour d’un type particulier d'errance. Il s'agit le plus souvent d'idées générales, de jugements stéréotypés, de lieux communs. Tchékhov les confronte sans relâche à des cas concrets.

5Dans Les Feux, il ressort qu'on ne peut tirer aucun enseignement d'un incident de la vie au plus haut point individuel. On aboutit aux mêmes conclusions dans Un Désagrément, dans La Crise. Dans ce dernier texte, le médecin qui croit dur comme fer aux solutions générales, aux formules toutes faites, est vu de manière presque aussi sarcastique que dans La Mort d'Ivan Ilitch de Tolstoï, à ceci près que, aux grandes idées stéréotypées, selon lui caractéristiques des médecins, Tolstoï oppose ses propres conceptions générales dans le domaine éthique et spirituel. Le principe de généralisation n'est absolument pas écarté par Tolstoï. Tchékhov, lui, le rejette complètement (j'y reviendrai). Les solutions qui coulent de source, et que l'entourage du héros lui prescrit avec bienveillance, sont toutes mauvaises ; elles ne règlent rien.

6Dans L'Ile de Sakhaline, les informations collectées par Tchékhov le conduisent à écarter la manière traditionnelle de voir la question du bagne, d'apprécier le sort des prisonniers, et à révoquer les solutions communément proposées. La société cultivée, déclare Tchékhov, croit que ce qui se passe à Sakhaline est entièrement de la faute "des garde-chiourme au nez cramoisi" ; or il apparaît que "les fautifs, ce ne sont pas les gardes, mais nous tous"3, particulièrement les gens qui pensent par stéréotypes. La dénonciation, la critique virulente, bien-pensante, du bagne, de la brutalité des surveillants, sont justement l'un des éléments de ce prêt-à-penser.

7Pour Tchékhov les thèses les mieux admises (ou celles que préconisent les grands sages, N. Mikhaïlovski, L. Tolstoï) se révèlent fausses dans la situation particulière, concrète, où se trouve le personnage ; la grande conclusion de ce type de découverte en forme de déconvenue, c'est, qu'il n'est pas de vérité qui soit convaincante en toute occasion. Les préceptes généraux sont inadaptés aux cas individuels.

8La constance avec laquelle Tchékhov revient sur la question du général et de l'individuel lui vient du professeur Zakharine, dont il a suivi les leçons, à l’université de Moscou. Il est convenu de reconnaître que Tchékhov doit à sa formation médicale certains traits de sa méthode, comme le matérialisme propre aux sciences de la nature, l’objectivité, l’observation, l’éclairage du spécialiste dans la description de la maladie (maladie avec ou sans guillemets) de ses personnages.

9Selon Zakharine, il fallait appliquer la méthode scientifique qu'il exposait dans ses "leçons cliniques" non seulement à la médecine, mais aussi bien "à toute espèce de pratique, de toute activité poursuivie dans des conditions réelles, dans les conditions de la réalité". Il fallait, Tchékhov s'en est souvenu, savoir penser médicalement. Les idées de Zakharine sont parmi les plus importantes qui soient dans la formation de la vision du monde de Tchékhov4.

10L'école de Zakharine s'est développée à partir de la tendance à dépasser l'imperfection de la théorie médicale de la deuxième moitié du XIXe siècle. Cette imperfection se manifeste sur le plan théorique (l'étude de la maladie et le diagnostic), et aussi sur le plan pratique (l'examen et le traitement du malade). Il y a, dit en substance le médecin Eichwald, deux cents médicaments pour une quantité immense de pathologies, dont les particularités sont encore multipliées par les différences des organismes de sujet à sujet. Le clinicien Popov note que les connaissances médicales se sont encombrées, au fil des siècles, de tout un "ballast" de données non rigoureusement scientifiques, acquises par des méthodes de recherche imparfaites et sans unité. Ainsi, des principes étrangers les uns aux autres se trouvent mêlés dans la nomenclature des maladies, à la suite de quoi leur classification et la terminologie médicale sont quelquefois sans rapport avec la réalité. Dans de telles conditions, la masse des médecins incline au scepticisme (à l'exemple de Tcheboutykine dans Les Trois Sœurs) ou à l'application mécanique des techniques médicales stéréotypées (dans La Crise).

11Il ne faut pas chercher dans tous les médecins de Tchékhov des modèles quant à la manière de poser les problèmes ; nombre d'entre eux les posent très mal. Chez Tchékhov, d'ailleurs, aucun personnage ne pose vraiment les problèmes de manière correcte ; sur tel ou tel point, il peut réagir de manière pertinente, comme dans Une banale histoire, mais il est toujours dans l'erreur sur un autre point.

12La méthode mise au point par le professeur Zakharine s'oppose à ces deux travers dont j'ai parlé : le scepticisme, la routine, si communs dans la pratique médicale, dans la Russie des années 1850-1860. Le trait principal de la méthode de Zakharine, c'est l'individualisation du cas médical, le refus des stéréotypes dans le traitement. Il n'y a pas de maladie "en général", il n'y a que des malades "concrets". Ce qui est soumis au traitement, ce n'est pas une maladie, mais un patient, constitué de toutes ses caractéristiques propres, individuelles, uniques. Zakharine cherche à déterminer l'ensemble du cas médical, y compris ses complications, car, précise-t-il, il est rare qu'une maladie se présente sous sa forme simple, pure ; il y a presque toujours des complications. Pour combattre la tendance à la routine, le médecin doit relever toutes les caractéristiques des cas qu'il traite, il doit individualiser.

13Zakharine renouvelle la conception alors en vigueur du questionnaire médical (la batterie de questions que le médecin pose aux patients) et celle de l'examen du malade. Le questionnaire et l'examen doivent permettre d'atteindre cette individualisation dont j'ai parlé, et, aussi, de mettre au jour certaines affections qui ne sont révélées par aucun symptôme bien net. Dans de tels cas, les questions posées au malade, l'intérêt porté à la façon dont ce dernier ressent sa maladie, sont décisifs. L'entretien médical, dit Zakharine, doit être "élevé au niveau d'un art".

14Tchékhov, qui plaçait Zakharine (dans le domaine médical) sur le même plan que Tolstoï (dans le domaine littéraire), a retenu davantage la méthode du premier que la prédication du second. "Penser médicalement", dans ses récits comme dans ses pièces, voilà sa ligne de conduite. Les perspectives ouvertes par Zakharine ont passionné Tchékhov dans sa jeunesse. Un temps, il a eu le projet d'enseigner à l'université ; le cours qu'il avait l'intention de donner devait "entraîner l'assistance aussi profondément qu'il est possible dans la région des sensations subjectives du patient" ; il s'agissait de confronter les données objectives à l'anamnèse, aux données subjectives.

15Dans le domaine qui nous intéresse, celui de la littérature et du théâtre, la méthode n'a pas moins d'importance que dans la pratique médicale : le principe d'individualisation de chaque phénomène distinct s'impose aussi comme principe artistique. Il convient donc de recourir à l'individualisation quand il s’agit d'expliquer les causes de tel ou tel phénomène de la vie, ou de le représenter dans toute sa complexité et sa vérité. Or ce sont là les enjeux des récits de Tchékhov, à partir de 1885.

16Cela dit, quand il nie qu'il y ait des maladies "en général", et propose d'individualiser chaque cas, le professeur Zakharine lutte aussi contre la maladie, et avec une très grande réussite. De son côté, les problèmes que Tchékhov pose et essaie de résoudre sont ceux qu'avait affrontés avant lui toute la littérature classique russe. De l'avis du vieux Tolstoï, d'ordinaire prompt à fustiger l'esprit des temps nouveaux, Tchékhov a dans cette entreprise fait preuve d'une pertinence plus grande que lui-même.

17Si l'on ne saisit pas bien l'originalité de la méthode d'individualisation de Tchékhov, on se prive de la possibilité de bien comprendre ses œuvres : cette méthode reçoit chez lui une application dans le message (le "contenu") que transmettent les textes, mais aussi dans la manière dont sont présentés les personnages, et dans le déroulement de l'histoire racontée. La méthode médicale est pour beaucoup dans l'originalité de la poétique de Tchékhov, en particulier dans la valeur de vérité qui s'attache chez lui, au discours d'autrui. Même en l'absence des marques stylistiques repérées par exemple par Bakhtine comme porteuses d’une réaccentuation ironique des mots du héros, le discours d'autrui le plus séduisant, celui qui n'est pas "disqualifié" par un accent étranger (celui de l'auteur), eh bien ce discours-là ne bénéficie pas, chez Tchékhov, de la solidarité de l'auteur.

18Quand L. Andréïev écrit dans Le Voleur (1905) : "Il essayait à présent d'être comme tout le monde, poli, bien élevé, discret", et ajoute quelques lignes plus bas : "il posa sur son genou une main large et blanche pour qu'on remarque tout de suite la chevalière surmontée d'un énorme faux diamant qu'il portait au petit doigt"5, la réaccentuation ironique est évidente ; rien de tel, souvent, chez Tchékhov, à partir de 1888. Le profil des héros tchékhoviens, leur traitement stylistique, est tout à fait particulier. Les prises de position des personnages les moins solidement fondées, les plus contestables, se présentent comme des affirmations achevées, élégantes, de bonne tenue. Le personnage se fait idéologue, publiciste, il s'exprime volontiers par aphorismes, adoptant un ton qui tranche avec sa manière habituelle de parler. De tels discours peuvent être facilement détachés de leur contexte, et conserver leur signification et leur portée. Aussi le lecteur a-t-il l'impression qu'on peut en attribuer le contenu à l'auteur. La tentation est d'autant plus grande de prendre pour une thèse ce qui n'est qu'imitation, représentation, que Tchékhov utilise pour exposer des positions qui ne sont pas les siennes les mêmes moyens stylistiques que les auteurs classiques (Tolstoï) pour faire passer les leurs. La mise à distance critique de telle ou telle conviction repose chez lui sur des procédés inédits dans la littérature russe.

19Arrêtons-nous sur Une banale histoire6. Pourquoi ce récit plutôt qu'un autre ? Parce qu'il contient une thèse, exprimée à la première personne par le narrateur, qui a passé aux yeux des commentateurs pour la position de l'auteur lui-même. Or c'est une erreur. Simplement cette thèse fait suite à toute une série de prises de positions qui, elles, répercutent ce que pensait Tchékhov. Voyons cela d'un peu plus près.

20De même que dans Ivanov, le personnage se trouve à une étape charnière de sa vie : il tente de (ré)interpréter son passé, de comprendre pourquoi les choses sont allées vers le pire, et non vers le meilleur. Ce qui intéresse Tchékhov, ici comme dans Ivanov, c'est la manière dont le personnage voit sa situation, le mélange du vrai et du faux dans la conscience qu'il en a. Dans Une banale histoire, la conclusion du personnage est sans équivoque : ce qui lui a manqué, c'est une "idée générale" (page 736). Cette position, le personnage n'y arrive qu'en bout de course, dans le chapitre VI, à la fin ; avant, la tonalité intérieure est autre : elle est d'abord définie comme "araktchéévienne" (I-IV), c'est-à-dire mauvaise, procédurière, tatillonne, puis nous trouvons la panique devant la mort imminente (V), ensuite un état d'indifférence complète (début de VI), et, enfin, cette idée selon laquelle il est passé à côté de l'idée générale qui aurait donné sens à sa vie.

21Comme dans La Crise, chaque étape marque une opposition avec l'étape précédente ; chacune met en lumière le caractère passager, non absolu, de la position antérieure. Rien ne permet de faire de la "conclusion" du vieux professeur de médecine d'Une histoire ennuyeuse la conclusion définitive proposée par Tchékhov lui-même aux problèmes dont il s'agit. Or c'est ainsi que nombre de ses contemporains ont compris le récit (notamment Souvorine, l'éditeur de Tchékhov et - plus ou moins - son ami). Il faudrait donc, pense Souvorine, qu'une idée générale guide notre existence : dans cette interprétation, Une banale histoire est assez proche de La Mort d'Ivan Ilitch (dans le récit de Tolstoï, l'idée générale, c'est celle de Dieu, bien entendu, ou bien l'amour, la lumière).

22Mais alors que Tolstoï fait de la conclusion de La Mort d'Ivan Ilitch quelque chose de nécessaire (qu'il en généralise la portée), Tchékhov individualise, en quelque sorte, la question de la vérité générale. L'idée générale que Tchékhov récuse, ce n'est pas simplement l'idée reçue, la fausse conviction. S’il ne s’agissait que d'une erreur de jugement, on pourrait lui substituer l'idée correcte, comme croit le faire Tolstoï, quitte à affronter héroïquement les convictions les plus largement partagées. Cela, Tchékhov ne le fait jamais. C'est dans son caractère général que se situe la fausseté de l'idée. Dès lors l'enjeu ne peut plus être d'affirmer une position, celle à laquelle est parvenu l'auteur (comme Tolstoï), mais seulement de suivre dans quelles circonstances telle personne (en l'occurrence un personnage de fiction) a été conduite à formuler telle idée.

23Tchékhov ouvre au traitement littéraire des rapports entre l'homme et l'idée des horizons nouveaux. Entre la conscience et l'idée, il existe une infinité de liens plus ou moins ténus, qu'il est impossible d'ériger en une théorie : à chaque cas d'espèce, la corrélation change. Il faut donc la décrire avec d'autant plus de soin. Il y a un principe d’incertitude qui interdit de faire du savoir un système achevé.

24Revenons à Une banale histoire. À de très nombreuses reprises le narrateur s'oppose à telle ou telle idée générale, dont il aperçoit le caractère inopérant dans la réalité. On voit bien ce que recouvre la notion d'idée générale : c'est une conviction, un savoir, censés valables partout et toujours, et que partage autrui.

25Un exemple : le narrateur comprend qu’aucune formule telle que "Travaille", "Connais-toi toi-même", "Donne ta fortune aux pauvres", ne peut aider Katia, sa pupille, à sortir du malaise profond dans lequel elle se trouve (page 726). Le commentaire qui suit est éclairant. Nous retrouvons ici la position du Pr. Zakharine. Dans le même goût, nous trouvons cette réflexion (page 735) :

"« Connais-toi toi-même » est un conseil très beau et très utile ; il est dommage seulement que les anciens ne se soient pas avisés d'en indiquer le mode d'emploi".

26Ainsi, le vieux professeur ne supporte plus les lieux communs. La conversation de sa pupille avec le philologue Mikhaïl Fiodorovitch lui est odieuse. Ce qu'ils disent est aussi creux et usé que les lamentations sur la dégénérescence de la société, sur l'absence d'idéal, et la référence éculée au bon vieux temps (page 714).

"Je suis blessé de les voir lancer des accusations à la légère, en se fondant sur des lieux communs aussi rebattus, sur des épouvantails à moineaux comme la dégénérescence, le manque d’idéal, ou le rappel du merveilleux passé".

27Cette énumération de lieux communs n'est pas un hasard : elle est une citation des reproches que la grande figure du populisme des années 1870-1890, N.K. Mikhaïlovski, adressait à la jeune génération des écrivains russes, et en particulier à Tchékhov.

28Une précision, au sujet du narateur d'Une banale histoire. Le narrateur applique l'individualisation avec constance, sauf quand il s'agit de son propre cas : alors, la cohérence de la méthode lui fait défaut. A la faveur de la maladie, il se figure qu'une idée générale pourrait lui permettre de sortir de la crise où il se trouve, et d'aider ceux qui l'entourent à faire de même. Mais le fantasme de l'idée générale le conduit aussi à réévaluer d’autres étapes de sa vie. Le résultat est désastreux : c’est toute son existence qui lui semble vide, absurde. Avant de tomber malade, il ne ressentait aucun besoin de cette idée générale : son activité scientifique et pédagogique se suffisaient à elles-mêmes. Le désir de l'idée générale l'incite à noircir son passé de manière injustifiée. L’idée générale ne règle rien, elle pousse au pessimisme, à la mauvaise concience.

29Pourtant – on aura l'impression d'une certaine confusion - il y a de la généralisation dans les propos du narrateur d'Une banale histoire. L'individualisation ne conduit pas Tchékhov à renoncer à l'explication au profit de la seule description. Le professeur émet des jugements de valeur de portée générale, sur les étudiants, sur le théâtre, sur la littérature. Simplement les arguments généraux ne portent pas sur le fond de la question ("A quel âge les assistants devraient-ils exercer une activité indépendante", "Comment doit-on jouer pour élever le niveau de la scène russe ?", etc.) ; ils ne portent que sur la manière de poser les problèmes. De tels jugements indiquent ce qui devrait être pris en considération dans la réflexion au sujet de tel ou tel problème (celui du pessimisme russe, par exemple : Tchékhov suggère qu'on aurait tort de ne pas envisager l'influence délétère exercée sur la jeunesse par le délabrement des locaux universitaires où elle passe le plus clair de ses journées).

30Le caractère à première vue saugrenu du rapprochement entre ces deux ordres de phénomènes (le pessimisme, d'un côté, et les bâtiments miteux des facultés, de l'autre) ne doit pas conduire à l'idée que, chez Tchékhov, tout est a priori sur le même plan, que la liaison entre les choses est de l'ordre du pur et simple hasard. Tchékhov postule qu'entre le petit fait de rien du tout et la réalité qu'on cherche à comprendre, il peut y avoir un lien effectif. En tous cas certains petits faits de rien du tout doivent absolument être pris en considération. Dans la démarche correcte, le lien entre les choses est l'inconnue. Il est l'objet de la recherche, non son point de départ.

31Le Récit sans fin conte un suicide manqué, puis la conversation du héros avec un médecin et un écrivain. Le question posée dans la discussion est la suivante : comment décrire un suicide, comment être vrai, ne pas tomber dans le stéréotype ?

"Moi-même, il me faut l'avouer, je ne comprends pas. Il y a dans les procès-verbaux, dans les journaux, des termes du genre "amour sans espoir" ou "pauvreté sans issue", mais les causes sont inconnues. Jamais l'homme ne comprendra les subtilités psychologiques du suicide. Où sont les causes ? Aujourd'hui une cause me pousse à saisir un révolver, mais demain cette même cause n'aura pas plus de poids qu'un œuf qu'on vient de gober"7.

32Finalement, le héros estime que sa tentative de suicide a été provoquée par la flamme de la bougie qui était là devant lui. Ce qui saute aux yeux, ici, c'est que soient mis sur le même plan deux phénomènes sans commune mesure apparente : la bougie et le suicide. Ce rapprochement n'est pas celui de l'essentiel et du secondaire ; il marque le souci de prendre en considération tous les éléments d'une situation, leur lien éventuel, sans les hiérarchiser a priori. Tchékhov ne fait pas de tri entre les éléments de la situation : tout est sur le même plan. Le milieu, son rôle dans la santé des patients, dans la fiction littéraire, les circonstances sont également décisives. Il y a un "principe de contiguïté" entre ce qui a de l'importance et ce qui n’en a pas.

33Ce principe, il est vrai, est déjà chez Tolstoï. Tolstoï voyait dans chaque événement un faisceau inextricable de causes de toute nature, et il savait mieux que quiconque insérer un élément de pur hasard dans la description des phénomènes psychiques. Simplement tout dans le monde de Tolstoï est subordonné à un principe de distinction de l'essentiel et de l'accidentel. Chez lui toute impression particulière peut servir d'impulsion à la découverte du sens de la vie, mais le regard porté sur la vie éclaire d'une lumière nouvelle n'importe quel détail.

34Le statut de l'accidentel n'est pas le même chez Tchékhov. L'individuel, chez Tchékhov, n'est pas un élément, fût-il unique, dans une série, dont il donnerait la ou les caractéristiques communes, ce n'est pas un type. L'individuel est pour lui une sorte de système à régulation, à développement interne, et dont les rapports avec le monde extérieur échappent à l'universel. Tchékhov a laissé un projet de récit sur un jeune homme qui a eu, jadis, des convictions anarchistes. Le thème majeur du récit, c'est l’instabilité des convictions, mais on peut en dégager un autre, tout aussi intéressant : quels sont les indices, les critères nécessaires et suffisants pour expliquer les changements dans les convictions d'un individu ? Selon le jeune ex-anarchiste, il y eut la forêt, le silence, la pluie, le thé servi par la tante, avec des petits gâteaux, et voici que l'anarchisme s'est envolé ! Le principe de contiguïté joue ici de manière analogue à ce qu'on trouve dans Le Récit sans fin, avec le lien entre la bougie et le suicide.

35La tâche que se fixe Tchékhov consiste donc seulement à dépeindre aussi précisément qu'il se peut les circonstances qui produisent, et dont s'accompagnent les idées exprimées par les héros. La question de la vérité, elle, reste ouverte. Tchékhov se borne à décrire le "cercle infernal" (le mot est de lui) dans lequel se trouvent ses personnages. Pour autant, sa position ne peut être dite relativiste, ni sceptique. Ce qu'il rejette, c'est la tyrannie de l'idée générale, non l’idée générale elle-même. Sa fonction plus que son contenu éventuel8. L'école clinique du professeur Zakharine admet les lois de la physique, est-il besoin de le préciser ; Tchékhov ne milite pas contre le savoir (contre Tolstoï, il se déclare chaud partisan de la science, du progrès technique). Tchékhov, à titre privé, a des convictions, qu'il essaie d'appliquer avec une grande détermination, un grand courage ("distribue ta fortune aux pauvres", "va vers le peuple" : Tchékhov l'a fait)9.

36Tchékhov est proche de C. Bernard, de Timiriazev, de Mendéléïev. L'expérience, dit à peu près C. Bernard, en montrant à chaque pas à l'homme de science le caractère limité de ses connaissances, n'étouffe pas en lui le sentiment naturel qui lui fait croire que l'essence des choses lui est accessible. C. Bernard en voit la preuve dans "l'éternel pourquoi" que l'homme adresse à la nature. Le principe d'incertitude ne tue pas, comme nous le savons aujourd'hui, l'activité scientifique, le désir de savoir. Nous trouvons chez Tchékhov des allusions à une "vérité vraie". Cette vérité vraie est tout le contraire d'une idée générale : elle est visée, elle est l'objet de la recherche.

37Cette vérité vraie n'est possédée par aucun des personnages de Tchékhov. Les personnages, le plus souvent, n’ont pas accès à la vérité vraie parce qu'ils sont prisonniers de ce que Tchékhov appelle des "vérités spéciales"10, autrement dit, ils ne peuvent pas sortir de tel ou tel point de vue particulier, étroit, ou de telle ou telle préoccupation qui rétrécit leur champ de vision. Nombre des grands sujets de la littérature sérieuse de son temps lui paraissent être de telles "vérités spéciales" : "la vie outre-tombe", "Dieu et les fins de la vie humaine", "les maladies féminines", "les méfaits de l'alcoolisme", "les vertus de la commune paysanne". Tout cela, ce ne sont que des questions spéciales : à ce titre, elles soivent être laissées aux spécialistes. Ce que l'écrivain doit faire, c'est s'occuper de l'universel, de ce qui est commun à toutes les questions spéciales qu'on voudra. Même quand, visiblement, Tchékhov approuve les propos de tel ou tel de ses héros au sujet d'une question spéciale, il montre le caractè !re individuel (non universel, non universalisable) de ses convictions. Dans Le Récit du chef jardinier, le jardinier exprime de belles et bonnes idées, mais il en absolutise la valeur : il procède comme Tolstoï. Tchékhov prend soin de suggérer que les idées les meilleures peuvent découler de prémisses qui n’ont rien d'évident. Il est des problèmes qui ne recevront jamais de solution générale, valable pour tous.

38Encore un mot sur les vérités spéciales. Elles sont celles auxquelles adhèrent les milieux cultivés, éclairés. Tchékhov ne les représente pas de manière caricaturale ; il les cite sans outrance. Et cette absence de disqualification massive fait qu'on peut les attribuer à l'auteur : c'est ce qui se passe dans La Chambre No 6 avec le propos de Gromov, dans Les Trois sœurs, avec ceux de Verchinine ou de Tousenbach. Les vérités spéciales ne sont pas forcément des convictions erronées, de vaines croyances. Ce sont simplement les options que prennent les individus (y compris l'auteur lui-même) dans telles ou telles circonstances. Dans l'œuvre artistique, ces positions ne peuvent recevoir la solidarité de l'instance auctoriale, elles ne sont montrées que dans leur relation avec les circonstances accidentelles où elles se forment : elles sont individualisées. Obstinément, Tchékhov reste un élève de Zakharine. Dans les conflits qui opposent les tenants de vérités spéciales contradictoires, Tchékhov ne prend pas position. Il présente les parties au débat de manière équilibrée, en répartissant, si l'on veut, les traits négatifs et positifs entre adversaires. Par exemple, c'est un sale type, un cynique, un corrompu, qui exprime l'opinion la plus convaincante. Mais il y a encore d’autres procédés, plus subtils. Tchékhov établit, par delà les différences entre les personnages et leurs idées, un parallélisme étonnant. Ainsi, dans La Chambre No 6, le profil de Raguine et celui de Gromov sont à bien des égards comparables, et ce rapprochement suggère symboliquement que leurs idées elles aussi sont comparables d'un certain point de vue. Pour l’auteur, au fond, elles ont le même statut. De même, Tchékhov s'arrange pour que l'appréciation morale portée par le lecteur puisse tourner à l'avantage de l'un ou l’autre des personnages que la fiction oppose. Tel est le cas dans Le Moine noir. La critique s'est partagée entre partisans de Kovrine (vu comme martyr génial) et de Pessotski (considéré, lui, comme le bon Samaritain). Le lecteur de l'époque cherchait "de quel côté allait la sympathie de l’auteur" ; or la sympathie de l'auteur allait à tout le monde, bien qu'il ne partageât l'opinion de personne11.

39La conception tchékhovienne des rapports humains ne revient pas à opposer les bons aux mauvais, ceux qui sont dans le vrai à ceux qui sont dans l'erreur, mais à montrer que les hommes, sous l'influence de dispositions naturelles et de tendances particulières, individuelles, sont entraînés dans l'erreur, et qu'ils en pâtissent.

"Il n'est pas possible de tout savoir, prévient-il, de savoir pourquoi et comment. L'oiseau n'a pas reçu quatre ailes, mais deux seulement, parce qu'il lui suffisait d'en avoir deux pour voler. C'est la même chose pour l’homme : il ne lui est pas donné de tout savoir, mais de savoir la moitié ou le quart de la totalité. Ce dont il a besoin pour subsister, il le connaît"12.

Notes de bas de page

1 Cette continuité entre le travail scientifique et la littérature, on la voit dans L’ile de Sakhaline. Des centaines de fiches (Tchékhov a procédé au recensement de la population), des données aussi précises que possible en très grand nombre ont été rassemblées, dont il reste quelques lignes dans le livre qui fait le bilan de cette expérience.

2 La difficulté des commentateurs de l'époque à interpréter les récits, les pièces de Tchékhov est connue. La critique lui reproche sa dureté, sa cruauté à l'égard de ses personnages, ou bien elle lui attribue, à lui, l'auteur, telle ou telle position exprimée par l'un de ses personnages, alors que, appliquée à une œuvre, la même méthode d'interprétation conduirait à lui attribuer la position inverse. Le lecteur de la fin du siècle dernier est dérouté par la subtilité avec laquelle le langage de Tchékhov s'oppose à ceux auxquels il est habitué.

3 A. Tchékhov, Œuvres complètes en 30 volumes (en russe), tome 4, Moscou, 1974, page 32 (c'est moi, S.R., qui traduis ; sauf indication contraire, il en va de même de tous les autres extraits d'ouvrages russes cités ici).

4 Les Leçons cliniques du professeur Zakharine ont été publiées à Moscou en 1889.

5 L. Andréïev, Œuvres en six volumes (en russe), tome 2, Moscou, 1990, page 8.

6 Les références à ce texte données infra entre parenthèse renvoient à A. Tchékhov, Œuvres, tome 2, Pléiade (traduction d’E. Parayre, révisée par L. Denys), Paris, 1970.

7 A. Tchékhov, Œuvres complètes, op. cit., tome 5, page 15.

8 Aussi certaines idées générales semblent-elles universalisables à Tchékhov. Il s'agit, selon l'expression de Y. Kataiev, d’abord de ''généralisations-négations'' (par exemple le refus d'absolutiser des positions de portée forcément relative), ensuite du désir de découvrir la vcérité (croire la posséder est une illusion, mais il faut tendre vers elle), de l'idée, encore, que la vérité est complexe, et enfin d'une constante exigence de justice.

9 Sur les raisons qui poussaient Tchékhov à s'abstenir de donner publiquement son avis voir S. Rolet, "La Cerisaie d'Anton Tchékhov”, in Coulisses, no 15, Besançon, janvier 1997, pages 57-60.

10 Il y a donc trois notions : la vérité vraie, les idées générales (le prêt-à-penser), et les vérités spéciales : les deux dernières désignent des types de pensées qui sont pareillement éloignés de la "vérité vraie".

11 Dans Le Moine noir, que Tchékhov qualifie de récit "médical", une place essentielle revient à la discrimination entre éléments sains et morbides. La différence est très difficile à faire. Dans leur difficulté à s'orienter dans l'existence, dans leur nostalgie d’une idée générale qui ne peut le plus souvent leur être d'aucun secours, les personnages sont victimes d'un conditionnement biologique, anthropologique. Tchékhov avait dans l'idée que la constitution humaine était "mal fichue", qu'elle prédisposait l'individu à la maladie et à la souffrance.

12 Œuvres complètes en 30 volumes, op. cit., tome 10, page 175.

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