Problème de la création comique dans la littérature carnavalisée
Une réflexion sur la défense maniaque dans les œuvres de Rabelais et d'Aristophane
p. 13-26
Texte intégral
"M. Klein parlera, elle, de défense maniaque et j'ai conservé ce terme afin de désigner par là l'aspect dynamique de ce phénomène : il s’inscrit en tant que défense dans un mouvement qui implique un risque dépressif sinon mélancolique"
Cl. Athanassiou, La Défense maniaque
Introduction
1"Je courais à la surface de l'eau, rien n'était trouble, tout était limpide, et le monde, entier, était à moi. La mer ne m'engloutissait pas, je la survolais. Je ne souffrais pas des flèches qui m'étaient décochées par des milliers de femmes nues qui se pendaient à mon cou. Je les embrassais toutes. Rien ne pouvait m'arrêter". Ce rêve vint dans les suites d'un épisode maniaque. L'homme qui le racontait venait de perdre son père, ce qui l'avait précipité dans un état de profonde dépression. Car dépression et manie sont deux visages d'un même être. L'homme dit de ce rêve qu'il faisait étroitement partie de ce temps au cours duquel, pour éviter la douleur du deuil, il avait fait comme si de rien n'était, comme si la mort n'existait pas, comme si, par un monstrueux pouvoir, il pouvait accéder à tout, comme si, tel Dieu, ne dépendant plus de rien, il n'avait plus à souffrir. Il était volatile, il n'avait plus de culpabilité, il était léger, dégagé à tout jamais de ce terrible sentiment de dépendance. Mais, maintenant, il avait honte. Et le bout du chemin de l'euphorie maniaque ne conduisait pas au bonheur mais bien à quelque chose de la dépression...
2Or ce "refus" inconscient du deuil chez cet homme est, pour nous, un analogue du refus de certaines misères collectives. Dans les périodes de perte et d'angoisse de néantisation à l'échelle sociale, on voit apparaître des manifestations de vies grandioses, de vies magiquement coupées de la réalité de la mort. Il en va ainsi au cours des fêtes carnavalesques qui sont ces modes de vie où la fin est impossible, où la perte des objets aimés est à tout jamais inconcevable. L'œuvre d'Aristophane témoigne de ces soubresauts collectifs contre le sentiment dépressif, contre la réalité de la déchéance d’Athènes. L’œuvre de Rabelais témoigne du contre-coup de la dépression sociale de la fin du Moyen-Age. Toutes deux, dans la forme et dans l'esprit, lient et délient les réalités internes et externes, et font de la "preuve" littéraire quelque chose de la "re-création" du Beau. Toutes deux sont sous-tendues par l'esprit carnavalesque, esprit d’une tragi-comédie où les objets sont pris dans une danse endiablée. La comédie d'Aristophane est tissée de fibres tragiques. Le roman gigantal rabelaisien se déchaîne sur le charnier du Moyen-Age encore fumant...
3Mais roman et comédie, malgré tout, font la vie. Infiltrés par la défense maniaque, ils sont, déjà, cette littérature carnavalisée qui témoigne de la réparation harmonieuse des blessures faites "aux petits hommes de ce grand monde".
À propos de la défense maniaque
4Aux premiers temps de la vie, au sortir de l'utérus, le monde, pour l'enfant, n'est pas encore peuplé d'objets distincts. Les bonnes choses sont comme l'air qu'il respire, une atmosphère, une ambiance. Tout est pour lui au-dedans et au-dehors. L'enfant, dans ce bain qui est comme son corps propre, dans cette mer qui le constitue et dont il dépend totalement, est nourri par des flots de sensations où toute chose est floue, prise dans une sorte de magma impensable.
5Le sein et la bouche sont, pour le petit d'homme, dans les temps primordiaux, une même chose qui vise à la satisfaction. Il faut attendre, dans une perspective kleinienne, que l'enfant accède à la position dépressive1, position postérieure à la position paranoïde-schizoïde, pour que la douleur liée à l'expérience de la perte soit pleinement vécue. Ici le sein part, il n'est plus quelque chose d'intime à la bouche, quelque chose qui lui est lié, il est séparé et, de fait, risque d'être perdu. Et c'est contre cela, contre cette insupportable douleur de la perte qui, pourtant, initie chez l'enfant la reconnaissance de l'autre comme individu "à perdre", que la défense maniaque vient s'échouer2. Dans la position dépressive, et a fortiori au cours de la position maniaque, le Moi est tenaillé par son amour pour l'objet...3
6L'enfant, au cours de la position dépressive, est aussi nouvellement confronté à la peur d'avoir détruit, par ses fantasmes agressifs, l’objet aimé (métaphoriquement le sein). Pour dire les choses d'une manière abrupte, le petit d'homme a haï le sein lorsqu'il était absent et, soudainement, il s'aperçoit que le mauvais sein, le sein haï, l'absent, est le même que le sein aimé, le sein présent4. Il a donc inconsciemment attaqué ce qu'il aimait et qu’il reconnaît désormais comme le même. Ce n'est pas le deuil, alors, qui l’assaille mais la nostalgie intense de l'objet perdu, objet perdu "par sa faute". Et c'est à partir de là que naît une culpabilité originelle contre laquelle la lutte sera, jusqu'au terme, incessante. Avec la position dépressive, l'enfant entre dans l'univers tragique du deuil5. "Désormais le centre de gravité des préoccupations se situe dans une problématique plus objectale : comment concilier amour et agressivité, ou, en d'autres termes, comment, lorsque l'objet bon et l’objet mauvais viennent à coïncider dans la même figure, sauvegarder l'amour6. Le souci pour l'objet va donc prévaloir sur l'intérêt pour soi-même"7.
7Face au désespoir de l'enfant qui cause partiellement la ruine de l’objet total qu’il aime, le Moi met en place des défenses afin de survivre à l'intolérable. Ces défenses pour lutter contre l’angoisse dépressive sont de deux types : la réparation et les défenses maniaques.
8La réparation nécessite un travail psychique dans la durée. Elle aboutit à accepter l'objet tel qu'il est (présent et absent), elle aboutit à accepter la dépendance vis-à-vis de l'objet et, pour le sujet, à abandonner son contrôle tout-puissant sur celui-ci. Elle "peut difficilement être considérée comme une défense, car elle se fonde sur une reconnaissance de la réalité psychique, sur le vécu de la souffrance causée par cette réalité et sur l'action adéquate entreprise pour la soulager en fantasme et dans la réalité. De fait il s'agit de tout autre chose que d'une défense, il s'agit d'un mécanisme important pour le développement du Moi et son adaptation à la réalité"8. La réparation est à l'origine de la création, ou plutôt de la re-création qui ne signifie rien d'autre que la restitution, la reconstitution, sous une forme nouvelle, de l'objet perdu (le bon objet détruit en des temps anciens). C'est à cette réparation que nous devons le fait culturel. Ainsi on voit chez le petit d'homme se profiler cette séquence : le sujet se relie à l'objet, le sujet détruit l'objet (en tant qu’il devient extérieur), l'objet survit à la destruction, et le sujet peut maintenant utiliser l’objet qui a survécu.
9Les défenses maniaques sont d'un autre ordre. Ces défenses visent non pas l'objet en soi, mais le sentiment de dépendance du sujet vis-à-vis de l'objet. Puisque le sentiment dépressif est lié à l'existence d’un objet aimé, valorisé, et potentiellement destructible, les défenses maniaques devront permettre de nier la valeur et l'importance de l'objet qui pourra être détruit par la faute du sujet, et nier, par là-même la dépendance du sujet vis-à-vis de l'objet. La relation aux objets sera alors dominée par la triade : contrôle, triomphe et déni9. L'objet pourra être dévoré sans culpabilité ni appréhension. L'objet sera alors méprisé, maîtrisé dans un univers de toute puissance où tout devient possible et superficiel. Comme le souligne D.W10. Winnicott, la défense maniaque se manifestera ainsi de diverses manières :
"– elle se manifestera dans tout ce qui est déni de la réalité intérieure,
– dans la fuite de la réalité intérieure vers la réalité extérieure,
– dans le maintien des personnes de la réalité intérieure en état d'animation suspendue,
– dans le déni des sensations de dépression"11.
10Ces défenses, si elles ont l'avantage d'éviter un tant soit peu le terrible désespoir de la position dépressive, ont, si elles s'installent durablement, l'inconvénient d'empêcher la mise en place des processus de réparation, parce que le triomphe permanent empêche, en quelque sorte, le travail de deuil. Autrement dit le déni de dépendance, le rejet de la réalité interne empêchent le désir et la possibilité de restaurer le bon objet phantasmatiquement détruit. Ces défenses maniaques à l'œuvre dans l'après-coup des deuils, traumatismes, et autres catastrophes en tout genre, doivent n'avoir qu'un temps, un temps de défense, elles doivent céder ensuite le pas à la réparation, parce qu'avec la réparation nous ne sommes plus dans un espace entre l'ignorance et la reconnaissance de la dette, mais bien dans celui de la reconnaissance de celle-ci, nous sommes dans le fait culturel, dans l'écriture, dans le roman, la comédie, dans l'utilisation en somme de l'objet matériel comme moyen d'annuler la perte.
11Nous supposons que certaines œuvres bien qu'étant, par définition, sources de "recréations" réparatrices, sont aussi, et en grande partie, infiltrées par les défenses maniaques. Nous supposons que c'est bien par les lignes de tensions maniaques que ces œuvres prennent la couleur esthétique du triomphe. Ces œuvres témoignent de leur temps comme de l'universalité et de l'éternité des défenses maniaques. Nous les rangerons dans la catégorie, qu'en référence à M. Bakhtine, nous appellerons "Littérature carnavalisée"12. La perception et la création comiques seront ainsi, dans cette littérature carnavalisée, pénétrées par le souffle de la manie.
À propos de l’œuvre carnavalesque
12C’est à partir d’une étude des particularités de composition et de genre chez Dostoïevski que Bakhtine isole ce qu’il appelle "la littérature carnavalisée". Cette littérature répond à certains critères. Tout d’abord l'interprétation, le jugement, le traitement de la réalité s'y comprennent exclusivement dans le présent. Autrement dit tout, dans l’œuvre, est actualisé, les figures mythiques sont exagérément modernisées. L’œuvre carnavalesque appartient par ailleurs à un genre sérieux-comique qui prend le parti de l'expérience contre celui de la tradition. Cette tradition "perdue" devient l'objet maniaque de l'auteur qui, tout en la maîtrisant, tout en la dévalorisant, en triomphe. Dans la littérature carnavalisée s'établit une pluralité intentionnelle des voix et des styles, un mélange des contraires (sérieux-comique, sublime-vulgaire…). D'un point de vue stylistique, l'œuvre carnavalesque utilise à cet effet ce que Bakhtine appelle les "genres intercalaires", c'est-à-dire les lettres, les manuscrits trouvés, les parodies, les citations caricaturées...
13Historiquement, le genre carnavalesque se rattache au dialogue socratique et à la satire ménippée.
14Le dialogue socratique est un genre qui met en valeur le caractère dialogique de la vérité (la vérité jaillit d'un entre-deux, elle n'est pas monologique). Pour ce faire, le dialogue socratique use de la syncrèse et de l'anacrèse. Le héros est bien sûr un héros idéologue "et la mise à l'épreuve de l'idée est en même temps une mise à l'épreuve de l'homme qui la représente"13.
15La satire ménippée, quant à elle, repose sur le mépris de la réalité extérieure. Le genre satirique ménippéen date au moins d'Antisthène (444-365 av. J.-C., fondateur de l’école cynique et élève de Socrate). On la retrouve a posteriori chez de nombreux auteurs dont un certain Bion de Borysthène (des bords du Dniepr). Vient ensuite Ménippe de Gadare, philosophe du IIIe siècle av. J.-C., qui laisse son nom à ce genre satirique. Le Satiricon de Pétrone peut être considéré comme une satire ménippée. Ce qui caractérise la ménippée c'est l'extrême liberté, le recours débridé au fantastique, à la fantasmagorie. Cette fantasmagorie ne tend pas à servir la vérité mais la met à l'épreuve. La satire ménippée est établie dans l'outrance, le vulgaire, le grossier. Elle naît des contrastes, des oppositions, des contradictions, tout devient possible, elle use des genres intercalaires et fait de la folie et du rêve des moyens de rupture, "le personnage perd son achèvement, son monisme ; il cesse de coïncider avec lui-même"14.
16Le genre carnavalesque est ainsi un proche parent du dialogue socratique et, plus encore, de la satire ménippée, mais, avant toute chose, ce qui spécifie le genre carnavalesque est son intime relation avec le carnaval lui-même. Excentricité, contact familier, usage des mésalliances ("le carnaval rapproche, réunit, marie, amalgame le sacré et le profane, le haut et le bas, le sublime et l'insignifiant, la sagesse et la sottise..."15), profanation qualifient l’univers carnavalesque dont la littérature carnavalisée est une manifestation16.
17A ce titre, il existe, chez Hugo, quelque chose du souffle carnavalesque que nous retrouvons chez Rabelais et Aristophane : "Il y avait entre autres un groupe de ces joyeux démons qui, après avoir défoncé le vitrage d'une fenêtre, s'était hardiment assis sur l'entablement, et de là plongeait tour à tour ses regards et ses railleries au-dedans et au-dehors, dans la foule de la salle et dans la foule de la place17. A leurs gestes de parodie, à leurs rires éclatants, aux appels goguenards qu’ils échangaient d’un bout à l'autre de la salle avec leurs camarades, il était aisé de juger que ces jeunes clercs ne partageraient pas l'ennui et la fatigue du reste des assistants, et qu'ils savaient fort bien, pour leur plaisir particulier, extraire de ce qu'ils avaient sous les yeux un spectacle qui leur faisait attendre patiemment l’autre (...)· L'orgie devenait de plus en plus flamande. Téniers n'en donnerait qu'une bien imparfaite idée. Qu'on se figure en bacchanales la bataille de Salvator Rosa18. Il n'y avait plus ni écoliers, ni ambassadeurs, ni bourgeois, ni hommes, ni femmes ; plus de Clopin Trouillefou, de Gilles Lecornu, de Marie Quatrelivres, de Robin Poussepain. Tout s'effaçait dans la licence commune. La grand-salle n’était plus qu'une vaste fournaise d'effronterie et de jovialité où chaque bouche était un cri, chaque œil un éclair, chaque face une grimace, chaque individu une posture. Le tout criait et hurlait. Les visages étranges qui venaient tour à tour grincer des dents à la rosace étaient comme autant de brandons jetés dans le brasier. Et de toute cette foule effervescente s'échappait, commer la vapeur de la fournaise, une rumeur aigre, aiguë, acérée, sifflante comme les ailes d'un moucheron"19.
18On retrouve la formule bondissante et l'optimisme ravageur du carnaval. Cette littérature de fête est, comme la fête elle-même, à l'origine d'échappements, de crises libératrices où s'exprime une sorte de Moi idéal, forme d'idéal de toute puissance narcissique collective, avec ses identifications héroïques et ses motions pulsionnelles. La possession, le triomphe, la dévoration infiltrent cette littérature comme ils infiltrent l'univers maniaque du Carnaval lui-même. On y part à l’attaque du monde en fuyant sa propre mort. Tout y est possible, facile, gigantesque, tout est métamorphoses, fusions et imageries grotesques. Et l'esthétique de la fête n'y est pas tant liée à la victoire de la vie sur la mort qu'au triomphe total et cosmique, dans le déni de toute dépendance et de tout sentiment dépressif20.
19Ainsi va l'œuvre carnavalesque.
Aristophane
20Aristophane, l'athénien, a du naître aux alentours de 445 av. J.-C., quant à sa mort, la date nous en est inconnue. Il est l’auteur de 44 comédies dont 11 nous sont parvenues. "Le même souffle éperdu et tout puissant emplit Eschyle et Aristophane. Ce sont les deux inspirés du masque antique" (V. Hugo, 3). Platon, qui ne devait guère aimer Aristophane (Aristophane ayant "assassiné" Socrate dans Les Nuées), dit cependant de lui que Les Grâces, cherchant un temple qui ne dût pas périr, choisirent son âme... L'œuvre d'Aristophane est marquée par une grande liberté, les univers sont merveilleux, tout est possible, on y retrouve l'outrance, l'hyperbole, l'expression pulsionnelle archaïque. Ses comédies sont faites en deux parties, la première permet à Aristophane d'exposer, avec soin, l'objet de la pièce, tandis que la seconde, plus désordonnée, est une suite de scènes grotesques que seul relie le sujet de la première partie. Il est évident qu'Aristophane est "tenu" par la forme propre de la comédie. En ce sens il y a moins de liberté chez Aristophane que chez Rabelais. Ceci dit grâce, notamment, à la deuxième partie, le vent puissant de la manie s'engouffre dans l’œuvre.
21L’époque à laquelle Aristophane fait représenter Les Acharniens (425 av. J.-C.) est une époque difficile pour Athènes. Celle-ci vient de subir quatre invasions, et la peste, à deux reprises, a décimé les populations. Nous sommes dans la sixième année de la guerre du Péloponnèse (conflit qui oppose Sparte à Athènes de 431 à 404 av. J.-C., pour le contrôle du monde grec). Nous sommes donc en 425 av. J.-C., 12 ans avant la désastreuse défaite de l'armée athénienne devant Syracuse et 21 ans avant la chute d'Athènes. Dans Les Acharniens, Aristophane défend la paix avec les armes de l'art carnavalesque. Il trouve par exemple une origine grotesque au conflit, rattachant ainsi, avec mépris, la guerre à une cause dérisoire : de jeunes athéniens éméchés enlèvent à Mégare une courtisane et, par représailles, les mégariens volent à Aspasie, la maîtresse de Périclès, deux de ses femmes. Le commerce cesse alors entre Mégare et Athènes et, par la suite, la guerre du Péloponnèse est déclarée... Le style très libre, bondissant, s'allie à une expression débridée de la sexualité. Et la victoire est celle du buveur, du jouisseur qui est aussi un homme de paix. La vie triomphe de la mort :
" Dicéopolis (entrant, une femme à chaque bras)
– Oh ! là, là ! Oh ! là, là ! Touchez-moi ces nichons si c'est ferme, de vraies pommes. Oh ! mes petits bijoux, encore, donnez-moi des baisers amoureux, bien appliqués, bien profonds. J'ai mis le premier mon conge à sec.
Lamachos
– Ah ! fâcheuse circonstance qui ne fait qu'accroître mes maux. Aïe, aïe ! Comme je souffre de mes blessures !
Dicéopolis
– Eh ! bonjour, Lamachos, mon beau chevalier
Lamachos
– Ah ! ce que je souffre !
Dicéopolis (à l'une des femmes)
– Pourquoi me baises-tu ?
Lamachos
– Ah ! ce que j'ai mal !
Dicéopolis (à l'autre femme)
– Pourquoi me mords-tu ?
Lamachos
– Ah ! misère ! Je puis dire que cette bataille me coûte cher.
Dicéopolis
– Tiens, la fête des Conges n'était donc pas gratuite ?
Lamachos
– Iou ! Iou ! Péan ! Péan !
Dicéopolis
– Mais aujourd’hui ce n'est pas la fête d'Apollon ?
Lamachos
– Tenez-moi la jambe, tenez-la. Aïe, aïe, tirez-la à vous, mes amis.
Dicéopolis
– Et vous deux, prenez-moi le membre par le milieu. Tirez-le à vous, mes petites amies.
Lamachos
– Le coup que j'ai reçu sur le crâne me donne le vertige ; je vais tomber sans connaissance.
Dicéopolis
– Et moi je veux aller au lit ; je l'ai bien en forme ; je vais culbuter ces connaissances.
(...)
Le Chœur
– "Vivat, ô glorieux vainqueur,
Pour l'outre et pour le buveur"
22Le style est également marqué par une succession de mots qui s'écoulent sans autre forme de procès, les mots sont de petites choses manipulées pour la seule jubilation. Ainsi dans Les Oiseaux, Pisthétairos énumère une liste "folle" de volatiles :
23"Une pie, une tourterelle, une alouette huppée, un éléas, un hypothymis, une colombe, un nertos, un faucon, un ramier, un coucou, un pieds-rouges, une tête-rouge, une poule sultane, une crécerelle, un plongeon, une pie-grièche, une orfraie, un dryop".
24Et pourtant, Les Oiseaux est une comédie de la période noire d'Athènes. Elle est représentée en 414 av. J.-C., lors du désastre de l'expédition de Sicile. Pas un mot de tout cela dans Les Oiseaux. Aristophane prend le parti de la fantaisie à outrance. Voici le thème : "Deux athéniens, Pisthétairos (Fidèle-ami) et Evelpidès (Bon-espoir), fatigués de vivre au milieu des procès et de la chicane, ont résolu de s'expatrier. Guidés, le premier par une corneille, le second par un choucas, ils se rendent chez les oiseaux pour fonder une ville à leur convenance. La Huppe, homme jadis sous le nom de Térée, oiseau aujourd'hui, les reçoit avec cordialité, et, sur leur demande, convoque les oiseaux...21''.
25Quoi de maniaque dans tout cela ? Peut-être la rêverie éveillée elle-même qui masque la réalité du désastre et la douleur propre à la réalité de chaque athénien. Les fantaisies omnipotentes des "oiseaux" ne sont pas tant l'expression d'une réalité intérieure qu'une défense contre celle-ci. Chez Aristophane c'est la rêverie, la fantasmagorie qui est une défense contre l'angoisse dépressive. Déni de la réalité intérieure avec fuite dans la rêverie, déni des sensations de dépression (lourdeur, tristesse) et remplacement par des sensations contraires (légèreté, bonne humeur) sont les mécanismes qu'on peut voir à l'œuvre dans Les Oiseaux et qui portent la marque de la défense maniaque22.
26L'obscénité, la libération pulsionnelle sont un dernier soubresaut contre la mort. Et les athéniens vivent les dernières années d'une gloire déjà éteinte23.
Rabelais
27Né en 1494, mort en 1553, moine franciscain puis bénédictin, prêtre gyrovague, médecin, diplomate, Rabelais est surtout, au regard de l'histoire, l’auteur du roman gigantal. Composée des Gargantua, Pantagruel, Tiers livre, Quart livre, et Cinquième livre, l'œuvre rabelaisienne est sans doute le chef de file de la littérature carnavalisée. Il est vrai que, d'un point de vue formel, Rabelais a, par le roman, une liberté que n'avait pas Aristophane par la comédie. Le roman gigantal est une œuvre complexe où, dans une ambiance "sérieuse-comique", les plans et les récits s'imbriquent et se chevauchent. La perte, la mort sont méprisées... On leur fait des pieds de nez. Dans la littérature rabelaisienne, on s'attarde peu, on passe, on vit dans le présent, on est en perpétuel mouvement. Il n'y a pas de temps pour le deuil : (Gargantua à propos de la mort en couches de sa femme Basdebec) "foy de gentilhomme, il vault mieulx pleurer moins et boire d'avantage ! Ma femme est morte : et bien, par Dieu, je ne la résusciteray pas par mes pleurs"24.
28On peut noter, au fil du roman, des phénomènes de dissolution de l'attention, de fléchissement des fonctions de synthèse et de rupture de liens. D'un point de vue stylistique, il y a plus de liberté chez Rabelais, qui n'a pas pris le parti de la comédie, que chez Aristophane. Les fameuses fanfreluches antidotées en témoignent facilement25 :
"ai ? enu le grand dompteur des Cimbres,
V sant par l'aer, de peur de la rousée.
'sa venue on a remply les timbres
c' beurre fraiz, tombant par une housée.
= aquel quand fut la grand mere arrousée,
Cria tout hault : "Hers, par grace, pesche le ;
Car sa barbe est presque toute embousée
Ou pour le moins tenez luy une eschelle"26.
29Les mots et les idées sont, peut-être avec plus d'évidence encore que chez Aristophane, emmêlés et emportés dans une sorte de ronde infernale. Les pulsions agressives, sexuelles pèsent de tout leur poids sur le texte. et la vie, et la mort se rejoignent dans les épisodes sérieux-comiques où la satisfaction, la jouissance et la mort s'expriment librement dans une atmosphère burlesque. Ainsi en va-t-il du déluge urinaire de Panurge : "Soubdain print envie à Pantagruel de pisser, à cause des drogues que luy avoit baillé Panurge, et pissa parmy leur camp, si bien et copieusement qu'il les noya tous ; et y eut déluge particulier dix lieux à la ronde"27. Dans le roman gigantal, on part à l'attaque du monde pour fuir la dépression.
30Chez Rabelais, la fête est gigantesque, sans retenue, les grimaces, les bouffonneries, les appendices hypertrophiés, les bouillonnements témoignent de la nécessité de ne pas s'attacher durablement aux êtres et aux choses, car ceux-là risquent de se perdre. Dans le roman gigantal, il n’y a pas de ridicule, tout est immense. C'est l'orgie cannibalique qui, par instants, permet au sujet de dévorer l'objet sans regret ni remords. L'œuvre rabelaisienne s'inscrit dans un temps entre le Moyen-Age finissant et la Renaissance à venir. Avec Aristophane, la dépression collective athénienne avait partie liée avec la guerre du Péloponnèse, avec Rabelais la dépression collective a partie liée avec les grandes famines du début du XIVe siècle, avec la guerre de cent ans, avec la peste, autant de drames qui, même passés, rendent, au temps de Rabelais, l'avenir incertain. De fait, mieux vaut pleurer moins et rire davantage... Et se développent, sur les charniers encore fumants, des formes de réjouissances collectives, formes comiques et cosmiques, les "formes carnavalesques" dont la plus belle manifestation littéraire du moment est bien le roman gigantal.
Conclusion
"En réunissant les deux indications que nous avons données, nous arrivons à ceci : dans la manie, il faut que le moi ait surmonté la perte de l'objet (ou bien le deuil relatif à cette perte, ou bien, peut-être, l'objet lui-même), ensuite de quoi toute la charge de contre-investissement que la peine douloureuse de la mélancolie avait tirée du moi vers elle, et qu'elle avait liée, est devenue disponible. Le maniaque nous démontre encore, de façon évidente, en partant comme un affamé en quête de nouveaux investissements d'objet, qu'il est libéré de l'objet qui l'avait fait souffrir".
(Deuil et mélancolie, S. Freud)
31Ajoutons que l'investissement de l'objet maniaque reste superficiel et notoirement instable. Certaines œuvres littéraires que nous rattachons, d'un point de vue typologique, au genre carnavalesque, rendent compte de cet investissement labile, de ce mépris, de cette maîtrise de l’objet, de ce triomphe formidable qui révèle le tragique de la comédie et du comique romanesque. L'esthétique maniaque tient dans cette perspective, plus à la dévoration omnipotente du monde qu'à la banale victoire. Rabelais, avec le comique romanesque, et Aristophane, avec la comédie, montrent à voir tout ceci. Ils ont en plus cette exceptionnelle qualité de coudre sur la toile comique les fils fantomatiques de la perte, du deuil et de la culpabilité. Ils permettent par leur œuvre, c'est-à-dire par leur création même, les retrouvailles avec un masque de l'objet perdu, tout en laissant libres les expressions de la défense maniaque. A ce titre, derrière la légèreté suprême, derrière la libération et la renaissance, il y a bien l'ombre de l'objet, le deuil et la mort. De là vient que "Les Grâces, cherchant un temple qui ne dût pas périr", choisirent l'âme de Rabelais et d'Aristophane...
Notes de bas de page
1 M. Klein, "Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs", in Essais de psychanalyse (1921-1945), Payot, Paris 1967.
2 M. Klein, "Contribution à l'étude de la psychogénèse des états maniaco-dépressifs", 1934, in Essais de psychanalyse (1921-1945), Payot, Paris 1967.
3 J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967.
4 M. Lazard, Rabelais et la Renaissance, PUF, Coll. "Que sais-je ?".
5 J.-P. Marnier, L'Œuvre de Rabelais et l'état maniaque, Nervure, tome 4, mars 1994.
6 J.-P. Marnier, Cl. Petit Marnier, "Pulsion de vie et pulsion de mort dans l'œuvre carnavalesque à la fin du Moyen-Age et sous la Renaissance" in Mort et création, Coll. Psychanalyse et Civilisations, L'Harmattan, 1996.
7 N. Abraham, M. Torok, Introduction à l’édition française de Essais de psychanalyse (1921-1945) de M. Klein, Payot, Paris 1967.
8 M. Klein, "Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs", in Essais de psychanalyse (1921-1945), Payot, Paris 1967.
9 H. Segal, Introduction à l'œuvre de M. Klein, PUF, Coll. Bibliothèque de psychanalyse, 1969.
10 T. Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Seuil, Coll. Poétique, 1981.
11 D.-W. Winnicott, "La Défense maniaque", in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Science de l'Homme, Paris 1969.
12 M. Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Seuil, 1970.
13 M. Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Seuil, 1970.
14 M. Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Seuil, 1970.
15 M. Bakhtine, L'Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Age et sous la Renaissance, Gallimard, Collection Tel, 1970.
16 L. Binswanger, Mélancolie et manie, PUF, 1987.
17 H. Ey, Études psychiatriques – étude no 21 : "manie", Bibliothèque neuropsychiatrique de langue française, Desclée de Brouwer, 1954.
18 S. Freud, "Deuil et mélancolie" in Métapsychologie, Gallimard, Coll. Folio Essais, 1968.
19 V. Hugo, Notre-Dame de Paris, G.F., Paris 1960.
20 M. Klein, "Sur la théorie de l’angoisse et de la culpabilité" in Développement de la psychanalyse, PUF, 1966.
21 M.-J. Alfonsi, "Introduction au Théâtre complet d’Aristophane", Flammarion, 1966.
22 Aristophane, Théâtre complet 1 et 2, Flammarion, 1966.
23 Cl. Athanassiou, La Défense maniaque, PUF, Coll. "Le fait psychanalytique", 1996.
24 F. Rabelais, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard, 1985.
25 F. Rabelais, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard, 1985.
26 H. Segal, "Psychanalyse et esthétique" in Revue Française de Psychanalyse, 5-6, 1979.
27 F. Rabelais, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard, 1985.
Auteurs
Psychiatres, service de pédopsychiatrie à Dijon
Psychiatres, service de pédopsychiatrie à Dijon
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Michelet, à la recherche de l’identité de la France
De la fusion nationale au conflit des traditions
Aurélien Aramini
2013
Fantastique et événement
Étude comparée des œuvres de Jules Verne et Howard P. Lovercraft
Florent Montaclair
1997
L’inspiration scripturaire dans le théâtre et la poésie de Paul Claudel
Les œuvres de la maturité
Jacques Houriez
1998