L’écriture créative : imaginaire et investissement du sujet. Questions à François Migeot
p. 159-163
Texte intégral
1Quels sont les différents moyens d’entrer dans une écriture créative ? Quels sont les moyens de déclencher l’imaginaire ?
2Peut-être convient-il d’abord de savoir à quel public on s’adresse, et d’établir une différence entre un public francophone qui croit maîtriser sa langue maternelle, et un public d’étudiants étrangers qui sont en cours d’apprentissage du français. Je parlerai ici surtout des seconds, car c’est avant tout avec eux que j’ai travaillé.
3Pour le premier public, je ne suggérerai qu’une chose : les débarrasser des clichés et des idées reçues sur la littérature et la poésie, autant d’idées trop souvent fossilisées par l’école, qui les inhibent et les mettent en situation de répéter des modèles sacralisés par les manuels, et d’autre part les inhibent dans la réception de la littérature, et encore plus de la poésie qu’ils tiennent pour réservée à une élite de quelques élus que la grâce aurait saisis par les cheveux. Nombre de fois, à la suite d’une lecture, à la faveur d’un verre de l’amitié – lequel était peut-être parfois le seul mobile pour eux de ne pas partir avant la fin –, des auditeurs sont venus me trouver pour me dire leur gratitude et leur surprise d’avoir été saisis, voire émus, car ils étaient a priori persuadés que la poésie était réservée à ceux qui « se prennent la tête ». Pour eux, il me semble utile de faire en sorte qu’ils se retrouvent devant le langage dans un état d’étonnement et de fraicheur. Il faut imaginer des jeux de langage qui les rendent de nouveau disponibles à une exploration où ils seront sujets et non plus répétiteurs de ce qu’ils imaginent être « le bien écrire ». Ce qui ne veut pas dire qu’il faut se satisfaire de spontanéisme et ne pas reprendre les textes. Au contraire, c’est dans cette reprise qu’une élaboration littéraire pourra voir le jour. Mais alors, il ne s’agira plus de retrouver des modèles préétablis, mais de pousser sa propre écriture dans la dynamique qu’elle recherche. En somme il s’agirait de remettre ce public, se croyant maître dans sa langue maternelle, en situation de redécouverte, bref, de le rapprocher de cet autre public qui m’est familier, celui des apprenants en français langue étrangère (FLE).
4Avec eux, là encore, je ferais un distinguo : s’agit-il d’étudiants qui apprennent le français dans leur propre pays, ou d’étudiants venus en France pour l’apprendre ? Pour les premiers, qui sont moins facilement disponibles à un « dépaysement » car installés dans leur environnement et leurs repères, j’avais imaginé, au Japon où j’ai enseigné trois ans à l’Université Aoyama Gakiuin, un moyen « doux » pour les conduire vers l’étrangeté que convoque la langue-culture étrangère. Partant de l’idée que toute langue a une propension au récit et que ses locuteurs sont inévitablement familiers de ce genre, j’ai eu l’idée de mobiliser leur connaissance de contes traditionnels. Nous avons reconstitué en français les grandes lignes actantielles d’un vieux conte connu de tous : Urashima Taro. À partir de cet objet « transitionnel » (dans le sens de Winnicott) nous avons réécrit le conte en français, et dans cette réécriture, toute une manière d’envisager le monde et les rapports sociaux en français s’est déployée, de même que les formes linguistiques qui la rendaient possible. La version française, ponctuée d’une musique choisie par les étudiants et enregistrée par eux (et disponible à la médiathèque du CLA), n’avait plus de commun avec l’original que le schéma narratif. Je renvoie ici à mes travaux publiés alors sur le conte1.
5Pour les étudiants en stage au CLA pour un ou deux semestres, j’ai utilisé la déstabilisation identitaire profonde que provoque la rencontre avec la langue étrangère et son environnement culturel. C’est le moment où ils découvrent que le monde, qu’ils croyaient sagement mis en place par leur langue maternelle, se révèle à eux dans toute la dimension gratuite, contingente. Ce vocabulaire sartrien n’a rien ici de gratuit car c’est justement cette même expérience que vit Roquentin, à travers la Nausée, quand il découvre que le monde est bien là, en dehors de la forme que lui imprime la langue. Et sans doute aussi est-ce cette expérience que fait le poète quand il œuvre au sein du divorce qui sépare les mots et les choses, constatant que le lien qui les unit est arbitraire, ce qui l’amène à requestionner tant le monde que le langage.
6Ainsi, interroger le monde et le langage, le monde par le langage, le langage à travers le monde peuvent-ils être des entrées dans l’atelier d’écriture dite « créative ». On peut attraper la chose par les deux bouts : demander aux étudiants de mettre dans les mots du français des « choses vues » par eux (en se référant implicitement à Victor Hugo), des scènes, des événements, des situations, des objets, des personnages étranges. On peut aussi par toutes sortes de jeux de langage ou contraintes (par ex. sur le signifié et ou sur le signifiant, sur la métaphore, le pastiche, la reformulation, la déformation ou les contraintes ou encore matrices telles que l’Oulipo en propose) donner l’initiative à la langue (voire à Lalangue si l’on pense à Lacan) avec laquelle l’apprenant joue et s’aventure pour tenter de se l’approprier, en interaction avec le professeur et les condisciples.
7Il est impossible ici de faire un inventaire (qui serait interminable) des « entrées » en écriture, l’important étant d’entrer, puisque le « comment s’en sortir » recouvre l’aventure propre que chacun mettra en œuvre en écrivant. Je renvoie, pour illustrer concrètement ces propos, aux fascicules produits par les étudiants, Besançon impressions (une dizaine de volumes à ce jour) qui sont consultables à la médiathèque du CLA.
8Est-ce que l’imaginaire d’un adulte peut être aussi riche que celui d’un enfant ?
9Un adulte qui écrit, et c’est encore plus vrai s’il le fait en langue étrangère, retrouve cette attitude ludique que le poète explore et que l’enfant déploie quand il entre dans sa langue maternelle. Reconstruire le monde et poursuivre sa propre construction subjective dans une autre langue remobilise l’attitude infantile qui a été à l’œuvre dans l’entrée dans le langage. L’enfant, qui est (toujours) en nous, refait utilement surface et mobilise des ressources oubliées. Tous les enseignants ont, je crois, remarqué ce retour à une posture infantile qu’adoptent les débutants. Et comme il s’agit de créer et de se recréer (et récréer), l’imagination est l’autre nom de la créativité.
10Dans la mesure où l’acte d’écriture peut renvoyer à la construction identitaire, n’est-ce pas quelque peu délicat de mener des ateliers d’écriture ?
11Plus que les ateliers, c’est l’entrée dans une autre langue, étrangère dans tout ce que ce mot peut porter d’angoisse, qui est déstabilisatrice pour ce que l’on pense être son identité. Comment prendre place comme sujet dans une langue que nous n’habitons pas encore ? Comment dire le monde et se dire dans des formes nouvelles ? Cela ne va pas de soi. Ce peut être l’enfer. On connaît des étudiants qui ne tiennent pas le choc et regagnent au plus vite le monde tel qu’ils le connaissaient. Je crois que l’atelier permet justement, par l’intermédiaire du jeu et de ses capacités (très sérieuses) d’apprivoisement, de retrouver les stratégies d’antan qui ont permis à l’enfant de devenir sujet. L’angoisse n’est plus subie de plein fouet, elle est désamorcée, mobilisée par des stratégies infantiles qui la retournent en création.
12Pourquoi est-ce que l’atelier d’écriture est intéressant dans le cadre d’une formation en FLE ?
13Il me semble que la réponse est implicite dans ce que je viens de développer. La dimension (sérieuse) du jeu est requise dans cet apprentissage. La classe de langue, fût-elle traditionnelle et ne se revendiquant pas de la créativité, est un espace de jeu. Les énoncés qui s’y profèrent, fussent-ils les plus « sérieux du monde », les plus « utiles » ou « fonctionnels » possible, ne sont que des simulations. De sorte que la classe est un espace de jeu. Loin de le regretter, en affichant la quête de « compétences de communication », ou la réalisation de « tâches » utiles à l’acteur social que serait l’apprenant, où l’assimilation de documents « authentiques » tels que la réalité autochtone en offre, on ferait mieux d’accepter qu’elle est avant tout un espace de simulation et que c’est là son point fort. Dans ce jeu, sans enjeux, rien ne se passe « réellement » mais tout est mis en perspective et rendu disponible à l’investissement. Mais il faut un « metteur en scène » conscient de cette dimension et dans ce sens on ne peut, en effet, se passer de ce maître du jeu (avec tout l’imaginaire qu’il mobilise) qu’est le professeur et qu’aucun logiciel ne remplacera.
14Est-ce que l’écriture créative collaborative peut-être davantage stimulante pour un sujet ?
15Oui, la dimension de l’interaction collective est fondatrice. Non qu’il s’agisse d’écrire à plusieurs mains (ce qui risquerait d’être plutôt inhibant), mais le partage du travail en cours de chacun, par la lecture et la correction/amélioration collective, offre à chaque écrivant une reconnaissance et une existence de la part de tiers qui le séparent de son écrit et lui permettent d’y faire retour.
16Que pensez-vous de l’angoisse de la page blanche ?
17Je pense que la page de la conscience n’est jamais blanche. Ou alors il faudrait que la pensée procédât d’intelligibles immatériels que l’inspiration viendrait déposer sur la page, et cela, qui plus est, avec le concours de quelque divinité inspiratrice. Non, je crois plutôt que nous sommes hantés, à la manière d’un château chargé d’histoire, par des souvenirs, des images, des mots, des rumeurs qui tissent notre psyché et qui ne cessent de circuler au-dedans. Il suffit de fermer les yeux pour comprendre à quel point nous sommes pensés plutôt que nous ne pensons. Dans ces conditions, il me semble évident que la création n’intervient donc pas ex nihilo ; elle consiste à aménager ce qui vient, ce qui est donné. Le talent réside bien plus, à mon sens, dans la capacité à trouver des liens, des échos, donner une forme au magma en y ménageant des rencontres d’où sortira l’étincelle.
18Qu’est-ce que la création ?
19C’est cela. Ce grand remue-ménage, remue-méninges où il faut, en y revenant aussi obstinément que distraitement, trouver la voie, sa voix, trouver un ordonnancement juste qui fasse œuvre, qui suggère, suscite, et remette en mouvement un autre remue-ménage chez le lecteur qui s’y reconnaît en même temps qu’il s’y perd.
Bibliographie
Bibliographie
MIGEOT, F., 1985-1986, « Une expérience de créativité en didactique du français langue étrangère : Urashima Taro », Association japonaise des professeurs de français, n° 14.
MIGEOT, F., 1986, « Créativité et Didactique des langues étrangères » in Kiyo (Annales de l’Université Aoyama Gakuin de Tokyo), Tokyo.
SARTRE, J.-P., 1938, La Nausée, Paris, Gallimard.
Notes de bas de page
1 François Migeot, « Une expérience de créativité en didactique du français langue étrangère, Urashima Taro », Association japonaise des professeurs de français, n° 14, 1985-86.
François Migeot, « Créativité et Didactique des langues étrangères » in Kiyo (Annales de l’Université Aoyama Gakuin de Tokyo), Tokyo, 1986.
Auteur
PRCE. UFC-CLA.
Bilingue (anglais / français), Isabelle Bokhari est professeur certifié en langue anglaise, spécialiste de la didactique des langues (FLE/FOS, anglais, DNL).
Elle a mis en œuvre des politiques linguistiques et éducatives en contextes plurilingues. Avant d’exercer au Vietnam en tant qu’Attachée de Coopération éducative et chef de projet d’un Fonds de Solidarité Prioritaire (appui aux dispositifs de classes bilingues), elle a occupé les fonctions d’Attachée de coopération pour le Français au Ghana. Elle y a en outre exercé les fonctions de chef de projet d’un Fonds de Solidarité Prioritaire dédié notamment à l’enseignement du français à visée professionnelle. À ce titre, elle a participé à la création de l’école doctorale du Ghana.
Elle a rejoint l’équipe du CLA en septembre 2014 et possède ainsi une expérience avérée en conduite et évaluation de projets de coopération linguistique et éducative ainsi qu’une bonne connaissance de l’enseignement du français et de ses enjeux en contexte multilingue africain.
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