Quelques remarques sur les différences entre la poésie française et l’anglaise d’aujourd’hui pour mieux cerner les problèmes de la traduction
p. 137-143
Texte intégral
1Il y a d’abord et au fond le fait que la différence entre la langue écrite et la langue parlée est moins marquée en anglais. Il n’y a pas de temps du verbe, par exemple, qui soient uniquement utilisés à l’écrit. De plus, il y a moins de différence entre la langue poétique et celle des autres formes d’écriture. Vu de l’extérieur, on pourrait dire, sans trop d’exagération, que la spécificité de la poésie française contemporaine est qu’elle laisse aux autres formes d’écriture toute fonction utilitaire. La poésie, donc, ne raconte pas, elle ne décrit pas, n’explique pas, elle ne conduit pas d’argument ou d’analyse. Elle existe, tout simplement, dans le domaine de la gratuité ou de la liberté, ne servant à rien à part être elle-même. Peut-on tout de même caractériser cette existence à part ? Je crois que oui, en disant tout aussi simplement qu’elle est guidée par l’image, l’image mallarméenne censée donner au lecteur l’idée non pas de l’objet mais de l’émotion créée ou suscitée par l’objet, celui-ci, normalement, n’étant pas mentionné.
2Le modernisme anglais, par contre, si nous prenons comme chef de file T.S. Eliot, a été beaucoup plus influencé par la poésie plus ludique de Corbière et de Laforgue, une poésie qui joue avec des registres de langage et de style différents, créant des effets de choc ou de surprise. Le modernisme en Angleterre a, donc, employé prioritairement la juxtaposition d’éléments hétérogènes et a, de plus, utilisé la citation multilingue dans une démarche volontairement antipopulaire, pour que le modernisme poétique soit une production élitiste et exigeante en opposition à toute culture de masse. Quant au modernisme américain, celui de William Carlos Williams par exemple, il s’appuie principalement sur l’œuvre monumentale de Whitman, poète d’un universalisme démocratique, dont l’innovation majeure stylistique était un vers libre d’une grande flexibilité, capable de parler de tous les aspects de la vie américaine de l’époque.
3La poésie de langue anglaise, d’hier et d’aujourd’hui, donne beaucoup plus que la française dans la description et aussi dans la narration d’histoires. Il y a tout une tradition, qui perdure, de poésie de la nature, une poésie descriptive, des paysages, des animaux, de la mer. Et quant aux histoires, les poètes d’aujourd’hui racontent le plus souvent leur propre vie, leurs amours, leurs maladies, la mort d’êtres aimés, et même les petits événements de la vie quotidienne. Ce sont des poèmes qui n’ont souvent rien de très évidemment « poétique », et leur statut de poème partirait d’une autre définition, celle du poème comme moment d’attention. Cette idée, d’un poème court, précis, focalisé mais très quotidien, a été renforcée par la découverte, au cours du vingtième siècle, des poésies chinoise et japonaise, qui ont probablement eu plus d’influence en Amérique et en Angleterre qu’en France.
4Il est évident, donc, que la traduction de poètes français contemporains en anglais va offrir quelque chose de différent de l’original. Une traduction mot à mot marche rarement bien même si on vise la surprise. Le traducteur de poésie a souvent davantage besoin de liberté que le traducteur de prose, surtout en traduisant les vers rimés. La brièveté et la répétition poétiques peuvent, elles aussi, parfois poser problème. La brièveté pourrait sembler, traduite, péremptoire, ou la répétition, au contraire, lassante. Et il faut légèrement couper ou ajouter. Je fais mien le mot de Claudel qui disait, je cite de mémoire, qu’il faut que la phrase atterrisse en douceur. Deux détails supplémentaires : les titres et la ponctuation. Un poème en anglais a presque toujours un titre, et une absence totale de ponctuation est, elle aussi, plutôt rare. C’est pour cela que j’ai osé donner des titres, simples, à la plupart de mes traductions, et parfois donné aussi une ponctuation minimale.
5Pour parler, en conclusion, de l’exemple spécifique qui nous concerne ici, celui de la poésie de François Migeot, je dirais en quelques mots trop brefs que cette poésie est pour moi marquée par une intensité, un sérieux, un engagement face, d’un côté, à l’émerveillement, et de l’autre, à la menace. Il y a inévitablement un élément de mystère, que je qualifierais comme celui d’une beauté soit menacée, soit imprégnée de menace. L’idée d’une beauté indissociable d’une menace ambiante n’est pas absente de la poésie anglaise : Milton, Keats, Eliot en sont la preuve, chacun à sa façon. Tout comme Wordsworth, même si chez lui l’accent tombe beaucoup plus sur la beauté que sur ce qui pourrait la menacer. Mais dans la poésie anglaise contemporaine, par la poésie déjà mentionnée d’événements quotidiens racontés dans un style conversationnel, le ton est souvent nettement plus léger. Par contraste donc, une poésie de mystère, d’émerveillement, de beauté sinistre ou sinistrée risque de sembler un peu trop solennelle ou oratoire. D’où parfois le besoin pour moi de quelque adoucissement, mais discret, très discret, car il faut garder la différence et l’originalité du français. C’est tout l’intérêt du travail de traduction, d’un travail de passage qui essaie de maintenir au mieux la différence, pour le plaisir des anglophones amateurs sincères de poésie mais aujourd’hui peut-être de plus en plus monolingues.
6Pour illustrer ce qui vient d’être dit, je vais donner un exemple tiré d’un travail de traduction en cours issu du livre Traces1 de François Migeot,2 dont nous sommes en train de finaliser la traduction.
7À la suite d’un certain nombre d’allers-retours de la traduction entre le poète et moi, nous sommes arrivés à une forme de compromis qui me semble correspondre aux attentes et habitudes du public anglophone. Le poète souhaitait au départ un respect total de la mise en page, du jeu des majuscules et de la fragmentation du texte sur plusieurs pages, ainsi qu’une suppression totale de la ponctuation. Quant à moi, connaissant les exigences des revues, j’ai tenté de resserrer au maximum le texte et de le rendre plus fluide (ponctuation et mise en page) pour assurer une meilleure réception et pour créer ou faciliter un rythme auquel la sonorité accentuée de l’anglais se prête bien. J’ai aussi ajouté des titres pour respecter la convention de la poésie anglaise.
8À la suite de plusieurs échanges, nous sommes convenus d’un état satisfaisant du texte – pour publication en revue, sachant que, pour une édition en livre, il faudrait reprendre la question.
9Voici les deux premières pages du poème original :
DERNIÈRE PIERRE
Rien ne tient
pas de forme
pas de père
pas à pas
Personne à l’orée de l’aller
aucune flamme pour allumer la mèche
ni chandelle pour devenir profil
Disparu revenant
éclipse au coin des ruines
son visage se perd
(p. 57)
Engendré par le sable
et deux blancs de silence
on arrive sans ombre
dans le sillage des pas
Seul le ressac de la fin
répondant à la marche
et ce bruit
de coque vide
où erre la parole
(p. 58)
10Et puis le premier état de la traduction en anglais :
The Last Stone
(in memory of the poet’s father)
Nothing stays in place
no form, no father
step by step
no one at the edge of go
no flame to light the fuse
or candle to shape a profile
departed returning
eclipse on the corner of ruins
the face no longer clear.
Engendered by sand and two banks of silence
we arrive without shadows in the wake of steps.
Only the recoil of the end responding to the march,
the sound of the empty shell in which the words wander.
11Et enfin la traduction acceptée suite à plusieurs allers-retours entre le poète et son traducteur :
The Last Stone
(in memory of the poet’s father)
Nothing stays in place
no form, no father
step by step
No one at the edge of go
no flame to light the fuse
or candle to shape a profile
Departed ghost
eclipse on the corner of ruins the face disappears
Engendered by sand
and two banks of silence
we arrive without a shadow
in the wake of steps
Only the recoil of the end
responding to the march
the sound of the empty shell
in which the words wander
12Mais la mise en page, malgré toute son importance en orientant le lecteur, est une considération secondaire. Le vrai travail de traduction, à la fois passionnant et difficile, est dans le choix des mots et dans la recherche de ce naturel de rythme et de sonorité qui donne, si tout marche, l’impression d’un texte écrit directement en anglais. « Dernière pierre » continue ainsi en français :
Enfant brouillard
aux membres sans poids
Pour tout legs
trottoir de brume
et lumière incrédule
Silhouette en lacune
À force de minceur
le dedans corde raide
et le jour sur le fil
À défaut d’adresse
où fixer le malheur
et poser un visage
c’est dehors tout entier
qui pleut aux fenêtres
et frappe au regard
(p. 59)
Devenir lueur
tremblant à la course des lignes
à l’éclat de la langue
où le souffle chandelle
Au fil des mots
la distance entrouverte
le monde entrevu
et tandis qu’il échappe
on passe dans son ombre
par le ciel qui l’étend
entre deux cris d’oiseaux
on poursuit à pas d’encre
on rentre sous les paupières
dans la rumeur du jour
pour écouter les traces
et le sillage
qu’on devient
(p. 60)
13Dans la traduction j’ai voulu faire de ces vers plutôt éparpillés quelque chose de plus ramassé, plus linéaire, pour créer dans une seule phrase un effet d’accumulation, comme je les admire tant chez Wordsworth et Whitman, où le rythme, l’émotion, l’argument, montent, montent, comme la musique qui va crescendo, avant de trouver à la fin sa descente claudélienne :
Childhood fog
and its weightless limbs
the whole legacy
a pavement of mist
and unbelieving light
silhouette in abeyance
by dint of slimming
the within a straight rope
and the day on the wire
with no address
to attach misfortune
or settle a face
when the outside complete
weeps at the windows
and knocks at our gaze
Becoming a gleam
trembling in the run of lines
the light of language
where the breath flickers
running into words
the distance half open
the world half glimpsed
and whilst it escapes
we pass into its shadow
through the sky which spreads
between two birdcalls
pursue with steps of ink
retreat beneath eyelids
in the sound of the day
to listen to the traces
and the wake that we become
14Mais pour que vous soyez tout à fait convaincu, il faudrait que vous m’écoutiez lire cela à voix haute ! Le poème se termine ainsi :
Le poème n’est personne
c’est le cœur de l’exil
on se voit du dehors
colporter le voyage
The poem is no one, it’s the heart of exile
we see ourselves from the outside
carrying on our backs the load of the journey
15Ce qui me permet, pour conclure, une petite remarque sur le vocabulaire. Le mot « colporter » véhicule deux idées : celle de vendre et celle de porter la marchandise à vendre sur le dos. Si j’avais choisi de suivre le dictionnaire et de le traduire par « hawk » ou « peddle », j’aurais mis l’accent sur la vente et avec une nuance péjorative. J’ai choisi donc de rendre explicite la deuxième idée, en la mettant en mots simples et avec un rythme qui fait du dernier vers, à mon oreille, une conclusion de poids.
Bibliographie
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Bibliographie
MIGEOT, F., 2015, « Intermezzo » (traduction D. BALL), in Poetry London, summer 2015, n° 81.
MIGEOT, F., 2015, « Capriccio » (traduction D. BALL), in Orbis, Quarterly International Literary Journal, winter 2015, n° 174.
MIGEOT, F., 2017, Traces, Mont-de-Laval, L’Atelier du Grand Tétras.
10.1080/20519842.2017.1389384 :MIGEOT, F., 2018, « Nocturne » (traduction D. BALL), in Poem, International English Language Quarterly, Vol. 6. Number 1, March 2018.
Notes de bas de page
1 François Migeot, Traces, Mont-de-Laval, L’Atelier du Grand Tétras, 2017.
2 Voir aussi mes autres traductions de poèmes de François Migeot, publiées en revues en Angleterre : « Intermezzo », in Poetry London, summer 2015, n° 81, p. 16 ; « Nocturne » in Poem, International English Language Quarterly, Vol. 6. Number 1, March 2018 ; « Capriccio » in Orbis, Quarterly International Literary Journal, n° 174.
Auteur
Poète, traducteur.
Poète et traducteur d’origine britannique et l’auteur de Les Saisons du parc (édition trilingue, L’Atelier du Grand Tétras, 2017). Professeur d’anglais à la retraite, il est aujourd’hui actif dans les milieux littéraires et théâtraux à Besançon et en Bourgogne-Franche-Comté.
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