Écriture avec ombre. Sur Clair-obscur et Portée des ombres
p. 83-86
Texte intégral
Fût-ce pourquoi je me mis à me défier d’une écriture sans ombre ? Elle séchait si vite !
Assia Djebar, Vaste est la prison
1Registre poétique, registre analytique, l’écriture de François Migeot est affaire d’ombre et de clair-obscur. C’est-à-dire moins la lumière que les mouvements photoniques, la singularité des éclairages, les variations d’intensité, les degrés de captation jusqu’à l’insaisissable. Un chromatisme qui régit le son autant que l’image, l’ouïe autant que la vision.
Clair-obscur
2La musique fait le lien en poésie. Elle bat la mesure cardiaque, « la mesure du silence » au cœur des rumeurs urbaines (p. 27) :
Le cœur
à coups inquiets de canne
explore le dehors
On tourne dans les ombres
on avance pour épuiser l’attente
tandis que dans le dos déjà penché le passé nous gomme dans la ville
Bientôt plus un appel au bout des rues
Que le soir en complet de cendre
l’usure de faces déboutées
puis la toile des visages
affalée.
3Clair-obscur est le titre d’un recueil de poèmes, suite écrite dans l’écoute de Brahms, Fantasien Opus 116. Cette suite se présente telle une composition, et selon sept mouvements, avec au centre la nuit : Capriccio – Intermezzo – Capriccio – Notturno – Intermezzo - Intermezzo - Capriccio.
4Dans l’autre langue, la musicale, l’italienne, se trouve marqué le choix de formes libres tablant sur la fantaisie imaginative. Ainsi que des tonalités d’humeur : rêveuse et mélancolique (Notturno), frissonnante et fantasque (Capriccio), divertissante et variable intermède (Intermezzo). Il faut ajouter la plasticité de ces formes, lesquelles font le passage vers les œuvres d’art : le « Caprice » est aussi un tableau inventif (que l’on songe aux eaux-fortes des Caprices de Goya) ; le « Nocturne » désigne également un tableau représentant un effet de nuit ; quant à l’« Intermezzo », il s’intercale entre deux tableaux ou scènes de théâtre. Tout cela est soigneusement articulé dans le volume de François Migeot : huit « Encres et papier déchiré » accompagnent les textes, placés à l’ouverture de chaque mouvement – la huitième encre ferme le livre, c’est-à-dire renvoie en fait à son ouverture : sur la couverture, c’est un détail de la huitième qui souligne, en noir et blanc, le titre Clair-obscur.
5Ainsi le montage fait-il jouer différents moyens d’éclairage, qui tournent, se font écho ou se relaient. Tout comme les mêmes mots et syntagmes reviennent d’un poème à l’autre, et selon les voisinages lexicaux prennent des inflexions variables : « Nous autres roulement de dés » ; « On tombe de nulle part » ; ou encore le mot « appel », qui vient à la première page et qui est le dernier mot du recueil. Dans cette ultime inscription, on peut l’entendre comme un pied d’appel – le pied sur lequel, en sport, on s’appuie pour se lancer dans un saut très haut.
6Comme dans une lanterne magique, les mots en tournant se font mutuellement de l’ombre et de la lumière. Ce faisant, ils font le portrait de l’écriture, laquelle ne va pas sans ombre. Ils mettent en scène la fabrique du mystère de l’œuvre poétique.
Portée des ombres
7Au titre de Portée des ombres, François Migeot réunit quinze lectures d’œuvres littéraires dont les auteurs, au nombre de dix, sont la figure d’une certaine modernité à leur époque, et dont les livres présentent la recherche d’une forme singulière. Il s’agit, annoncés par ordre alphabétique (qui ne correspond pas à la composition interne du texte) de Balzac, Baudelaire, Camus, Choderlos de Laclos, Duras, Koltès, Lagarce, Louis-Combet, Robbe-Grillet, Sartre. Pour compléter l’ouverture de champ qui se signale d’entrée, ajoutons que c’est à l’enseigne de « Analisant 3 » que le volume se donne à lire – l’entorse orthographique soulignant le propos critique –, qu’il est constitué d’études qui ont été publiées en revue ou dans des actes de colloques, ce qui donne un halo d’intertextualités et une dynamique d’expansion à ces écrits, et qu’il est dédié à Jean Bellemin-Noël, auteur de Vers l’inconscient du texte (1996) dont on trouve l’écho dès le prologue et le Prélude.
8La visée, en effet, est clairement posée. Le véritable sujet de l’ouvrage est le lecteur et le chemin qu’il creuse, qui est le chemin d’une pensée « qui serait rêvante » (Pontalis). Ce qui est nouveau et intéressant, c’est le travail que François Migeot fait sur la position du critique, lecteur analisant, travail qui le conduit à retraverser les positions canoniques du structuralisme et de la psychanalyse, à les déplier de façon critique et à élaborer la pratique d’une intelligence méthodologique différente – consciente de son différentiel voire de ses différends. Ainsi dès le commencement est posé le principe que l’œuvre est irréductible à toute théorie : la théorie est « totalisante », l’œuvre est « inépuisable ». Quant à la psychanalyse, la démarche en sera interrogée mais tout en interrogeant les œuvres dans leur textilité. Pour le sujet, lecteur analisant, il sera considéré dans sa double face, un « mixte de texte et de lecture ».
9Une des qualités de cet ouvrage est précisément le parti-pris du texte que le critique pratique résolument. Pas une analyse, pas une question théorique qui ne soient passées au spectre du texte littéraire. Chaque chapitre convoque une œuvre et en fait une étude exemplaire. Et ce, même dans la première partie « Questions de déchiffrage », plus technique et conceptuelle ; l’étude investit tour à tour le poème de Baudelaire Spleen, le roman de Robbe-Grillet La Jalousie, dont il renouvelle la lecture en montrant comment le retour de la scène de la scutigère ou le principe « Escher » de l’« abyme des jalousies », subvertissent le programme didactique du roman. Enfin, elle investit aussi un texte de Sartre La Nausée, lequel lui permet, par la figure du « ziuthre » (c’est-à-dire l’assemblage de morceaux disparates) dont il est fait symbole, d’envisager une « lecture flottante tabulaire » offrant une pratique alternative à la canonique « lecture modèle ».
10C’est par Sartre que se fait le passage d’une partie à l’autre, et on note le soin de l’assemblage de ces morceaux-chapitres que relient à la fois la logique de la réflexion et l’écoute des analogies et des écarts, c’est-à-dire une écoute poétique.
11« Interprétations » constitue la partie la plus étendue de l’ouvrage. Ce qui aurait pu être une faiblesse de la démarche, à savoir le choix non chronologique et la diversité des genres littéraires abordés, devient en fait une force : ce, grâce à la grande cohérence de la démarche textuelle, d’autant plus convaincante qu’elle montre, sur pièces, sa capacité à traiter avec un corpus diversifié les ombres portées de la littérature.
12Cette aptitude à la transversalité de la méthode fait apparaître le bien-fondé du postulat de départ : explorer l’œuvre en tant que forme sensible, et ce en toutes conséquences. Le droit à et le travail de l’interprétation conduisent à explorer « les ricochets de la métaphore » dans La Nausée de Sartre ; la figure du « sujet transitionnel » dans L’Étranger de Camus ; les jeux de dédoublements épistolaires dans Les Liaisons dangereuses, analyse d’autant plus passionnante que Migeot place en regard l’analyse des « vraies » lettres (mais toute écriture épistolaire n’est-elle pas fiction ?) échangées entre Choderlos de Laclos et Mme Riccoboni. Les interprétations s’attachent non moins aux trois textes des Aurélia Steiner de Duras, à leurs variations concertées qui donnent lieu à une grammaire de la poésie ; à trois livres de Louis-Combet qui mettent en scène des « passions apocryphes » et un texte qui s’interroge sur les conditions d’avènement du langage ; au théâtre de Koltès qui est théâtre du brouillage des identités ; puis à celui de Lagarce et sa « comédie du parlêtre ».
13Deux épilogues viennent faire contrepoint en conclusion aux deux « Prologue » et « Prélude » en introduction. Le premier est consacré au « Père Goriot et le sociologue » – il s’agit de Bourdieu. Ce chapitre semble quitter l’étude immanente des textes jusque-là pratiquée, afin de placer la critique dans la perspective du sociologue pour qui « l’œuvre ne mérite pas d’être interrogée pour elle-même ». On aurait aimé, à propos de cette assertion bien étroite, une prise de position pugnace de la part de François Migeot !
14Le second épilogue marque qu’un pas supplémentaire est franchi, le critique assumant aussi la fonction d’écrivain. Ce qui renforce un autre postulat du livre que l’on ne rappelle pas assez souvent : à savoir l’affirmation que le critique fait œuvre d’écriture et que cette écriture relève d’un exigeant travail dans la langue. La notion de « sémiodologie » pour désigner la « sémiotique de l’odos (ou plutôt hodos en grec), de la route » donne à envisager à nouveaux frais la visite de l’atelier du texte et une lecture « effervescente ».
15On l’aura compris, c’est l’atelier du texte qui importe dans les analyses de Portée des ombres, exigeant l’écoute poïétique du critique-auteur.
16L’écriture avec ombre, c’est celle qui ne néglige pas l’ombre portée du critique. Tout comme l’écriture poétique compte avec l’ombre portée de l’écrivain dans la langue des formes qu’il forge.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
10.3917/puf.belle.1996.01 :BELLEMIN-NOËL, J., 1996, Vers l’inconscient du texte, Paris, PUF.
MIGEOT, F., 2015, Portée des ombres. Pour une poétique de la lecture, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée.
MIGEOT., F., 2013, Clair-obscur, Mont-de-Laval, L’Atelier du Grand Tétras.
Auteur
Universitaire, écrivain.
Écrivain et professeur des universités (littérature et esthétique) à La Sorbonne Nouvelle où elle dirige le Centre de Recherches en études Féminines & Genres. Elle est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages. Ses recherches portent sur le potentiel de réflexion critique qu’a la littérature dans ses rapports aux langues, à la philosophie et aux arts. Elle travaille sur les mouvements littéraires du xxe siècle et sur les œuvres contemporaines, notamment celles de Michel Butor, Marguerite Duras, Jacques Derrida, Assia Djebar, Claude Ollier, Pascal Quignard, Claude Simon. Elle a dirigé l’édition des Œuvres Complètes de Michel Butor (La Différence, 2006-2010), co-dirigé Le Dictionnaire Universel des Créatrices (Des Femmes, 2013, en ligne 2018), et le Dictionnaire sauvage Pascal Quignard (Hermann, 2016). Elle est membre de l’Académie des Arts et Lettres de la Société Royale du Canada.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le vampire dans la littérature romantique française, 1820-1868
Textes et documents
Florent Montaclair
2010
Histoires de familles. Les registres paroissiaux et d’état civil, du Moyen Âge à nos jours
Démographie et généalogie
Paul Delsalle
2009
Une caméra au fond de la classe de mathématiques
(Se) former au métier d’enseignant du secondaire à partir d’analyses de vidéos
Aline Robert, Jacqueline Panninck et Marie Lattuati
2012
Interactions entre recherches en didactique(s) et formation des enseignants
Questions de didactique comparée
Francia Leutenegger, Chantal Amade-Escot et Maria-Luisa Schubauer-Leoni (dir.)
2014
L’intelligence tactique
Des perceptions aux décisions tactiques en sports collectifs
Jean-Francis Gréhaigne (dir.)
2014
Les objets de la technique
De la compétitivité motrice à la tactique individuelle
Jean-Francis Gréhaigne (dir.)
2016
Eaux industrielles contaminées
Réglementation, paramètres chimiques et biologiques & procédés d’épuration innovants
Nadia Morin-Crini et Grégorio Crini (dir.)
2017
Epistémologie & didactique
Synthèses et études de cas en mathématiques et en sciences expérimentales
Manuel Bächtold, Viviane Durand-Guerrier et Valérie Munier (dir.)
2018
Les inégalités d’accès aux savoirs se construisent aussi en EPS…
Analyses didactiques et sociologiques
Fabienne Brière-Guenoun, Sigolène Couchot-Schiex, Marie-Paule Poggi et al. (dir.)
2018