Le flux et l’instant. Arrêts sur images
p. 43-50
Texte intégral
1Le don de parole contiendrait-il l’essence d’une quête de soi ? d’une prise de conscience qui est la condition de toute vie vraiment vécue ? C’est à cette question que répond affirmativement la poésie de François Migeot. C’est ainsi que je la vois prendre sa place, sans tapage :
Nuit partout
l’usure relâche
Est-ce rien qui arrive ?
Les carrefours déserts de l’attente
Le silence et le sang des artères
Après les rides du soleil
sur le visage du monde
c’est la remontée des ombres
le môle étroit des lampes
avant la marée de sommeil qui nous disperse
Faire une voix des poussières
de la cendre qui pleut
depuis la mémoire du ciel1
2 Faire une voix des poussières ! Oser cela, à partir de ce qui a été la vie même, et qu’un mouvement emporte. Cette constatation du mouvement n’est pas d’ordre philosophique, comme chez les présocratiques qui y voient le fondement d’une explication du monde, elle est, au contraire, le début d’un procédé d’identification personnelle – ou à deux – puisque l’existence dans cette poésie est naturellement amoureuse. À bien regarder, on s’apercevra que cette cendre est porteuse d’une trace, elle pleut depuis la mémoire du ciel.
3 Le flux qui nous maintient dans l’indistinction est symbolisé par la mer :
[...]
rien ne tient pas de forme
rien ne tient pas de forme
la mer ne lâche pas le dedans et le dehors
langue molle sous les mots
langue close sur les morts
ligne de fuite dans les corps
delta ouvert au fond de l’œil
la mer boit la mémoire2
4Le flux qui laisse sans la possibilité de l’instant, c’est-à-dire de ce qui est à nous, de ce qui est nous, prend aussi la rue pour symbole :
La ville en crue
poursuit ses proies…
*
Le dehors
aboie
sur les talons
la rue tire sur sa laisse
*
Sous les yeux
c’est le parvis d’une église
la rumeur de la foule
envol de bras noirs
visages ruisselants qui dérivent
bustes effondrés
voix de cendre
regards qui naufragent3.
5Paradoxalement, c’est une absence de vie qui remplit nos journées, une agitation qui nous maintient en porte-à-faux avec le réel, avec le dehors, au point d’en concevoir une angoisse qui nous ôte le sommeil :
Insomnie
C’est d’avoir si peu
vécu le dehors
qu’il revient
nous hanter (Ibid.)
6 Nous allons sans consistance ni visage, dans un espace indéterminé. Le temps est un présent sans contenu bannissant l’espérance :
Les rues poursuivent
les possibles sans nous
Décousues nos ombres
vaquent dans l’étrange (Ibid.)
7Et cela, jusqu’à cette terrible évidence :
L’Enfer est là
c’est le présent
écroué
dans son manque (Ibid.)
8Tout en demeurant dans ce mouvement – comment pourrions-nous lui échapper ? – la tension poétique consistera à nous conduire vers une rémission, vers un moment pouvant s’ouvrir à un répit, celui du regard dans son intensité :
Quand la rue enfin saisie au col du présent
s’immobilise sous tes pas,
quand le moment s’arrête au pied du mur,
alors tu vois4
9Moment crucial, dont on ne sait d’où il procède et pourquoi il surgit. Il est le moment où commence l’acte poétique, par un ressort dont les mécanismes nous échapperont toujours. Nous ne pouvons que constater l’évidence du poème, de ce qui nous fait quitter l’immanence d’un monde fermé pour nous porter au-delà, où :
Vertige ouvert, on se croirait éternel à la cime de l’instant5.
10Nous voici plongés au cœur d’une alchimie. On vit, avec étonnement, une transmutation entre les choses, entre les êtres, entre le dehors et le dedans, par une plénitude et une unité reconstituée :
Plus rouge que les rouges, elle est la braise qui rayonne alentour. Le monde respire au rythme de sa gorge, l’étendue devient visage par le sien.
*
Là, les êtres et le monde ne font qu’un. La fillette devient les fleurs qu’elle cueille ; les plantes ont des gestes d’enfant (Ibid.).
11 Transmutation, ai-je dit, conduisant à ce paroxysme :
Être ce qu’on voit
tout entier jeté dehors
dans l’éclat de l’instant
dans l’écriture de l’air. (Ibid.)
12Par la tension du poème, son exigence et l’acuité de sa vision,
La mort est ajournée. (Ibid.)
13Nous sommes passés de l’enfer évoqué à la conscience d’un état ineffable :
L’éternité est blanche. Il n’y a de paradis que terrestre. (Ibid.)
14Si la poésie est le fer de lance de ce miracle, tous les arts, qui pour François sont indissociables, y contribuent. Il y a dans ses écrits une conception souveraine qui assigne à l’art plus qu’une qualité esthétique, pour lui conférer une signification bien plus large, et donner à l’être humain l’aliment de ses jours :
La place de bref invité qu’on attable à l’instant suspendu. L’art est-il cela ? (Ibid.)
15Cette poésie présente les traits qui la singularisent des autres formes de la littérature et des arts en général : langage de recherche, elle n’est en rien limitée dans ses moyens d’investigation et confère une vitesse accrue à la pensée. Brodsky a résumé cela :
Il existe, comme on le sait, trois voies pour la connaissance : l’analyse, l’intuition et aussi la méthode qui était celle des prophètes bibliques, celle de la révélation. La poésie diffère des autres formes de littérature en cela qu’elle fait appel aux trois à la fois (tout en tendant surtout à la deuxième et à la troisième), car toutes les trois sont présentes dans la langue, et parfois, grâce à un mot, une rime, celui qui écrit un poème peut se retrouver là où personne avant lui n’était jamais allé, plus loin peut-être qu’il ne l’aurait lui-même souhaité. Celui qui écrit un poème l’écrit avant tout parce que l’écriture poétique est un extraordinaire accélérateur de la conscience, de la pensée, de la perception du monde. L’homme qui une seule fois a expérimenté cette accélération n’est plus en mesure de résister au renouvellement de l’expérience, il devient dépendant de ce processus à la manière dont on tombe sous la dépendance de la drogue ou de l’alcool. L’homme qui se trouve dans une dépendance telle de la langue est, je crois, ce qu’on appelle un poète6.
16Ainsi, convoquant nos cinq sens, François Migeot répond à un appel :
Mystère d’être là. À qui laisser l’empreinte de nos yeux sur le monde ? Et de quoi témoigner ?
De notre présence au ciel.
De la vie trop pleine qui résonne dans les flammes de verdure et les écharpes de soleil. D’être en vie qui appelle de part en part les échos du hasard à se joindre7.
17 Poésie pleinement humaine, prenant appui sur le réel mouvant, elle en privilégie, pour le connaître, l’instant, dans toutes ses composantes, associées à ce qu’il faut bien appeler un bonheur : celui de la conscience d’exister, d’une élucidation de notre être-au-monde. Même si le mystère demeure, même si son opacité ne s’en trouve pas éclaircie, le poème est bien ici,
La blessure la plus rapprochée du soleil. (René Char)
18Surgi de cette accélération poétique, l’instant est un suspens, semblable à la buée du poème, que l’on voudrait sauvegarder et protéger de son mieux avant le retour de l’indistinction :
Trêve
avant le retour de la rue
de la marche sur la poussière de la ville
des pas sur les scellés de la routine
avant le deuil du monde
qu’on cloue pas à pas
lèvre à lèvre
en espérant durer8
19Faut-il préciser que nous nous trouvons ici à un instant d’incandescence de la parole, de celle qui n’est pas là pour « dire », pour nous faire « comprendre » quelque chose, pour nous enchanter, ni même pour rendre plus intelligible le réel ? Nous nous trouvons alors à des années-lumière de l’entendement, du discours selon les mots agencés de la tribu, nous nous trouvons précisément à cet instant où quelque chose apparaît, dans sa présence la plus absolue.
20Moment infiniment fragile, à la pointe du poème, et dont on ressent obscurément la précarité :
L’amour n’a sur la mort qu’une longueur d’avance
Visage de soleil
dos de cendre
l’instant chante
puis s’éteint
le dehors
après la retombée des bruits9
21Qui, mieux que José Ángel Valente, a pu saisir cela ? « Le poème, » nous dit-il, « la parole poétique ou le langage poétique n’appartiennent jamais au continuum du discours mais supposent sa discontinuité ou son abolition radicale. La nature de la parole poétique est donc de se consumer ou de se dissoudre dans l’éclat ou la transparence de son apparition » ; ou encore « toute expérience extrême du langage tend à sa dissolution », « Le poème est le lieu où s’accomplit la nostalgie de la dissolution de la forme… »10.
22Ainsi le poème lu va-t-il laisser la place au poème sublimé, c’est-à-dire à la présence de sa nostalgie en nous. Cette nostalgie de la dissolution de la forme peut demeurer vive ou s’estomper rapidement. Qu’importe ! Son projet est de renaître. Le poème qui est l’action va reprendre, et l’emporter sur les forces qui enserrent et contraignent :
c’est le reflux des ombres
avant la marée haute de lumière qui nous reprend
23C’est affaire de patience et de confiance tenace. Il faut, par la grâce d’être deux,
recoudre
l’instant déchiré
à l’aiguille de nos corps11
24Jamais, à aucun moment, l’attention du poète ne sera prise en défaut. On ressent, secrète, l’espérance de l’instant qu’il a fallu rendre à l’indistinct, et dont il faut se séparer pour qu’il renaisse :
On dirait un adieu
on dirait un appel12
25Il faut re-fonder la parole à partir de l’émietté, du diffus, de la poussière de ce qui a été connu, puis oublié, où dont le souvenir est maintenant trop vague. Il faut prendre appui sur le rien ou le presque rien, sur ce « Singbarer Rest », ce « reste chantable » dont nous parle Paul Celan, seule chance du poème futur13. Ainsi se dessine une nouvelle présence où nous nous reconnaîtrons :
Dispersés
par le temps
dans la bruine interminable des cendres
il reste encore de nous
la flamme
et le trille
qui donnent forme à la nuit14
26 J’ai maintenant à détruire ce que je viens d’échafauder, au nom de ce même mouvement que j’ai cru percevoir et parce que le poème ne se laisse pas enfermer. La poésie de François Migeot est peut-être ce que je viens de dire, elle est en tout cas beaucoup plus, et plus encore ce que je n’ai pas dit, ni même entrevu. Lisant et relisant les poèmes de François, il m’est apparu qu’une espèce de parenté existait entre ceux-ci et certains textes de François Jacqmin, poète que j’aime entre tous. C’est donc par la citation de quelques extraits de ce poète que je terminerai ma lecture :
Nous avons dépassé ce qui signifie. Nous voici
aux avant-postes
d’une révélation dépourvue
de substance.
Pour éviter
ce qui serait une affectation de plus, nous
avons renoncé
à l’éclat du dilemme.
Nous nous sommes mis à désirer davantage
qu’une conclusion.
Toute chose démontrée
provoque l’insurrection de l’impossible.
O imprudente clarté !
Nous voulons nous enfouir avec les oiseaux qui,
la nuit venue,
refusent la définition de la forêt, mais
s’en vont dormir en elle.
Comme celui qui dessine sait que le trait
le détériore,
nous ne voulons pas vivre de ce que nous comprenons15.
Bibliographie
Bibliographie
BRODSKY, J., 1988, Discours à Stockholm, dans Lettre Internationale, n° 16, printemps 1988.
CELAN, P., 1999, Choix de poèmes réunis par l’auteur, Paris, Poésie/Gallimard.
JACQMIN, F., 1993, Le livre de la neige, Paris, La Différence.
MIGEOT, F., 2008, Formes de la nuit, Baume-les-Dames, Æncrages & Co.
MIGEOT, F., 2010, Chant des poussières, Mont-de-Laval, L’Atelier du Grand Tétras.
MIGEOT, F., 2012, Derrière les yeux, Mont-de-Laval, L’Atelier du Grand Tétras.
MIGEOT, F., 2013, Clair-obscur, Mont-de-Laval, L’Atelier du Grand Tétras.
VALENTE, J. Á., 1996, Variations sur l’oiseau et le filet, (trad. de l’espagnol J. Ancet) Paris, José Corti.
Notes de bas de page
1 François Migeot, Formes de la nuit, Baume-les-Dames, Æncrages & Co, 2008.
2 François Migeot, Chant des poussières, L’Atelier du Grand Tétras, 2010.
3 François Migeot, Derrière les yeux, L’Atelier du Grand Tétras, 2012.
4 François Migeot, Chant des poussières, op.cit.
5 François Migeot, Maintenant, il est temps. Pierre Bonnard, Virgile, coll. « Carnets d’atelier », 2011.
6 Joseph Brodsky, Discours à Stockholm, dans Lettre Internationale, n° 16, printemps 1988, p. 47.
7 François Migeot, Maintenant il est temps. Pierre Bonnard, op. cit.
8 François Migeot, Formes de la nuit, op.cit.
9 François Migeot, Derrière les yeux, op. cit.
10 José Ángel Valente, Sur la langue des oiseaux, dans Variations sur l’oiseau et le filet, traduit de l’espagnol par Jacques Ancet, José Corti, 1996.
11 François Migeot, Formes de la nuit, op.cit.
12 François Migeot, Clair-obscur, L’ Atelier du Grand Tétras, 2013.
13 Paul Celan, Renverse du souffle, dans Choix de poèmes réunis par l’auteur, traduction et présentation de Jean-Pierre Lefebvre, édition bilingue, Poésie/Gallimard, 1999, p. 243.
14 François Migeot, Formes de la nuit, op. cit.
15 François Jacqmin, Le livre de la neige, La Différence, 1993, p. 81 et 93.
Auteur
Poète, traducteur.
Né en 1948. Il suit des études de droit et droit européen. Diplômé d’études asiatiques (Extrême-Orient) de l’Université de Louvain, il devient avocat, puis conseiller juridique.
Poète et traducteur littéraire de l’italien il est Lauréat des Prix Delaby-Mourmaux de l’Association des Écrivains Belges de Langue Française, Jean Kobs de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises, et Simone de Carfort de la Fondation de France.
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