Hannah Arendt : citoyenneté et jugement
p. 125-135
Texte intégral
1Il est communément admis que l’intention d’éduquer les enfants et les « jeunes » à la citoyenneté prend logiquement place au sein d’une redéfinition générale des « missions » de l’école républicaine. Ainsi, on convient que, définitivement, l’école doit se charger d’« éducation » et non seulement d’« instruction », au point que parfois, elle abandonnerait la seconde, qui semble pourtant ouvrir une voie plus assurée, au profit de la première, beaucoup plus incertaine. On sait également que le passage, attendu et qu’il s’agit de favoriser, de l’enfance à l’âge adulte, ne doit pas être vu comme l’intériorisation contrainte et progressive de normes toujours sociales et culturelles, et donc en proie à la relativisation, mais comme l’accès à la connaissance de la loi, par différence avec la simple obéissance à la loi : l’entrée dans l’espace politique démocratique et la prise de conscience du sens de la République sont alors conditionnées par la capacité des individus à distinguer entre l’ordre de la légalité et l’ordre de la légitimité. Car le citoyen n’est tel que s’il est libre au sens d’« autonome », c’est-à-dire, selon la définition la plus élémentaire et la plus forte du terme, s’il obéit à la loi qu’il s’est lui-même prescrite, par différence d’une part avec la licence comme forme faible de la liberté, et d’autre part avec l’hétéronomie comme absence de liberté. La loi en effet n’a pas vocation à s’imposer aux consciences, mais plutôt à incarner l’existence de médiations nécessaires entre le sujet et lui-même et entre l’individu et la communauté, médiations qui constituent à la fois un support mémoriel et un cadre pour les actions. Certes, cette incarnation de la médiation ne doit pas faire oublier d’autres médiations, entre le citoyen et la loi-même : du fait de l’héritage (nous ne produisons pas les lois à chaque instant de leur validité) ; du fait des mécanismes institutionnels de la représentation (nous ne participons qu’indirectement à l’exercice du pouvoir) ; du fait du pluralisme démocratique (la représentation ne saurait être ni totale ni fixe). Mais ces médiations pourraient être oubliées ou, au moins, secondarisées au nom de l’idée d’un bien commun que nous pourrions concevoir en vertu du dépassement de l’intérêt particulier en faveur de l’intérêt général, de l’abstraction de ce qui fait l’individu dans son idiosyncrasie en direction d’une justice toujours à repenser et à reconstruire, mais fondée sur un ensemble de principes immuables en dépit de l’historicité de leur fondation. L’abstraction des singularités est alors légitimée par la conviction de la supériorité de tout universel sur tout particulier, et contribue à la constitution paradoxale d’une singularité commune, à laquelle on donne le nom d’« identité nationale ».
2Le but de notre propos est de remettre en cause cette vision largement partagée, par une mobilisation de certains éléments-clés de la pensée de Hannah Arendt. Nous allons poser à cette pensée la question de la pertinence même d’une éducation à la citoyenneté. Peut-on éduquer l’être humain à la citoyenneté, c’est-à-dire à un ensemble de pratiques constitutives de son identité politique et de sa contribution au bien public ? La citoyenneté s’éduque-t-elle ? S’enseigne-t-elle ? Peut-on envisager une transmission de la citoyenneté ? Dans ce cadre, l’insuffisance est patente du modèle d’un simple partage des valeurs, qui ferait de l’exercice de la rationalité citoyenne une tradition parmi d’autres, comme s’il s’agissait de faire naître chez tous un ensemble d’habitudes. Cette insuffisance semble même tenir à une contradiction interne au projet lui-même, si l’on veut bien voir que toute éducation à la citoyenneté est une éducation à la capacité des individus à modifier la société, c’est-à-dire non pas à l’accompagner dans son évolution supposément naturelle ou inflexible par des actes qui seraient soumis au fonctionnement qui est déjà le sien (mouvement de contribution à la répétition du même), mais bien à penser et à effectuer des changements possibles et souhaitables (et le cas échéant radicaux), qui par définition ne sauraient être prévisibles, dans la mesure où ils mobilisent quelque chose qui relève de la liberté. L’éducation à la citoyenneté devrait alors réaliser l’étrange pari de favoriser la capacité au changement de générations qui s’inscrivent dans un monde essentiellement hérité et que l’on suppose durable. Elle doit donc être une éducation à la nouveauté.
De la conservation à l’institution
3À la question « quelle est l’essence de l’éducation ? », Arendt répond en effet par la natalité1. Être responsable du monde consiste à préserver le « ferment révolutionnaire » présent en chaque « nouveau venu », qui entre dans un monde qui lui préexiste et qui subsistera après sa mort. C’est la crise de l’éducation, en tant qu’elle représente l’un des feuillets de la crise générale qui touche le monde moderne, qui nous contraint à poser la question fondamentale de l’essence de l’acte et de la pratique éducatifs. La critique arendtienne à l’égard des pédagogies dites nouvelles s’ancre dans la reconnaissance du danger que renferme l’investissement affectif de l’avenir (le « pathos du futur »), en tant qu’il conduit à envisager des solutions techniques à des problèmes : le couple problèmes/ solutions vient recouvrir l’articulation première entre questions et réponses, à laquelle il s’agit de donner un nouveau souffle. Les démarches « technicistes » ont toujours une dimension forte d’expérimentation sur les nouveaux venus de projets issus de la projection fantasmatique sur l’avenir des actuels adultes ; par ailleurs, elles se fondent toujours sur des confusions entre des pratiques essentiellement distinctes : entre le travail et le jeu, entre le faire et l’apprendre, entre le statut provisoire de l’enfant à protéger et l’idée d’un monde de l’enfance qui aurait ses règles propres et dont l’existence serait à l’image de la société. La crise de l’éducation n’est pas une simple crise de la réussite scolaire. En tant qu’elle signale l’indifférence à la condition même d’habitation dans le monde, sa dimension est proprement politique, à savoir qu’elle concerne tout le monde (« l’homme de la rue ») et non les seuls éducateurs professionnels. Contre l’indifférence et l’oubli, la pratique éducative et l’institution même de l’éducation doivent être conservatrices : pour être transmission, elles doivent être mémoire. Arendt distingue entre plusieurs modalités de réponse à la crise : symétriquement à l’investissement pathologique du futur, on trouve l’investissement pathologique du passé, dans la tonalité de la nostalgie et l’institution de la réaction. La crise implique l’exercice du jugement, c’est-à-dire l’affrontement aux questions fondamentales. Si l’expérimentation éducative est portée par l’indifférence aux questions, la réaction se fonde sur leur oubli : elle se maintient dans des systèmes qui ont pu faire leurs preuves dans un contexte passé, et oublie que ceux-ci constituent à l’origine des réponses à des questions. Elle relève donc de ce qu’Arendt nomme le préjugé.
4Car voici la manière dont Arendt distingue préjugé et jugement2. Les préjugés sont définis comme des réponses habituelles et communément partagées à des questions dont on a oublié l’existence et le contenu. La situation de crise est seule capable de révéler leur nature de préjugés et exige par elle-même, de ceux qui la reconnaissent, la mise en œuvre d’un authentique jugement. Les préjugés relèvent donc du registre de l’habitude ; en tant qu’ils simplifient et catégorisent, en tant qu’ils fournissent les éléments de représentation nécessaires à l’effectuation de gestes qui s’inscrivent dans un cadre déterminé et fixe, en tant qu’ils sont donc utiles à la poursuite de la vie même, ils sont adéquats à l’existence sociale. La société en effet, appréhendée du point de vue de son propre fonctionnement, se trouve toujours embarrassée par la singularité et la nouveauté, qu’elle s’empresse de nier, de faire disparaître, ou encore d’intégrer sous une forme altérée, réduite, déviée, au mouvement de sa propre reproduction. Les hiérarchies sociales sont donc intimement liées à la mise en suspens du jugement comme activité et à son remplacement par les préjugés disponibles. Le jugement à l’inverse s’affronte essentiellement au nouveau, au singulier, à ce qui a vocation à accéder dans le monde au statut d’événement. Il n’oblitère aucun fait perturbateur et essaie au contraire de faire droit au trouble induit par le fait. Dans la perspective de transmission et de responsabilité du monde – de conservation – qui est celle de l’éducation, la question qui se pose sera donc de savoir de quelle mémoire spécifique le jugement est porteur. Comment peut-il s’apparenter à une lutte contre l’oubli alors que par définition il ne peut s’appuyer sur la seule « mémoire » sociale, rudimentaire, qui finalement se réduit à la capacité à refaire et à reproduire, à appliquer des théories ou des modèles qui ont déjà fait leurs preuves ?
5Il convient de poser cette question avec à l’esprit le savoir de l’importance de la citoyenneté, que nous fait tout particulièrement saisir, négativement, le cas de l’apatride ou du sans-droits, de celui qui n’est d’aucune patrie et d’aucune constitution politique, de celui précisément auquel on octroie, à certaines conditions, la possibilité d’une existence sociale, mais qui reste privé de toute existence politique, c’est-à-dire de ce que l’on pourrait appeler une existence proprement citoyenne3. Le cas de l’homme, que l’on suppose porteur de droits « naturels », inscrits dans son « humanité », mais qui ne prend place dans aucun espace public d’actions et de paroles, ne doit pas conduire – ce n’est pas ici l’enjeu de la pensée arendtienne – à juridiciser la politique, mais plutôt à bien comprendre que l’idée de citoyen du monde n’est qu’une abstraction en l’absence d’une constitution mondiale, constitution mondiale qui n’est d’ailleurs pas en elle-même souhaitable, en raison de l’importance d’une pluralité des sources du pouvoir4. L’existence politique et la possibilité de la reconnaissance de la citoyenneté se fondent sur l’existence de droits communs effectifs, c’est-à-dire inscrits également dans des supports mémoriels – dans la durée de telle ou telle communauté politique. La critique arendtienne de l’abstraction des Droits de l’Homme5 n’est pas une critique d’inspiration marxiste, fondée sur la dimension idéologique d’un discours qui masque la réalité même qu’il prétend décrire pour permettre sa non-institution ; l’idée est simplement qu’il ne peut y avoir de citoyenneté indépendamment d’un cadre instituant, l’institution étant donc ici à penser davantage comme une dynamique en permanence constitutive d’un espace évanescent d’actions et de paroles que comme un cadre figé au sein duquel actions et paroles viendraient prendre place sans jamais le modifier. Or ce cadre politique, dans sa dimension de durabilité, se donne à voir primordialement sous la forme d’un ensemble de droits valables pour tous.
De la pensée au jugement
6Mais le cadre, même instituant, ne saurait suffire à ce que nous appelons dans le discours actuel « l’exercice » (actif) de la citoyenneté. Celui-ci suppose, précisément, le jugement, en tant qu’il est la forme potentiellement partageable et transmissible, animée donc d’une perspective politique, d’une activité inhérente à l’esprit, celle de la pensée6. La pensée, c’est ce dont Eichmann, dans sa personnalité même, est entièrement dépourvu7. La personnalité de l’absence de pensée invalide tout autant, dans la recherche d’explications du mal politique absolu, l’hypothèse de la monstruosité ou de la méchanceté « ontologique », que l’hypothèse (qui prend sa source dans la philosophie morale kantienne) du choix en faveur de l’intérêt égoïste du sujet pathologique par opposition à la voix de la loi morale, dont la dimension impérative exprime l’universalité de la raison pure pratique. Eichmann par ailleurs n’est pas simplement celui qui ne sait opérer le dépassement de l’ordre de la légalité (lois positives d’un État) à l’ordre de la légitimité (celui des critères moraux de justice et de liberté). Il est celui qui ne juge pas, dans la mesure où il est incapable – cette incapacité n’étant cependant pas exclusivement « psychologique », mais impliquant également précisément des ressorts institutionnels et organisationnels – de toute considération pour tout autre et, d’un même mouvement, pour soi en tant qu’autre, ou pour l’autre soi.
7À cet égard, le personnage de Socrate8 constitue le parfait contrepoint à cette double incapacité d’agir et de pâtir. Socrate incarne en effet aux yeux d’Arendt la dimension en son fond toujours politique de toute pensée. La pensée se distingue ici de la théorisation ou de la spéculation dans la mesure où elle ne vise jamais à normer le réel en adoptant une position de surplomb qui serait par elle-même porteuse de vérité, dans sa distanciation stricte avec toute forme d’opinion. La vertu principale de la pensée n’est pas la vérité en tant que but, mais la véracité en tant que cœur dynamique de l’activité même qu’elle constitue ; l’exigence est celle d’une vérité dans le rapport de soi avec soi, d’une forme de cohérence interne qui demande à se déployer sous son propre regard, sous sa propre vigilance, ou encore sous sa propre impartialité9, regard qui, loin d’isoler, mobilise en permanence la présence des autres. Plutôt que de fonder l’opinion politique sur des principes moraux, extérieurs par nature à la réalité qu’ils viendraient normer, la véracité représente la perspective morale propre à l’existence politique, dans la mesure où elle constitue le lieu de la mise en débat permanente entre les ressorts publics de l’action et le mouvement infini de la pensée.
8La mobilité au sein même de la conscience devient alors l’analogue de la mobilité propre à l’imagination politique, qui s’extériorise, ou plutôt fait son entrée dans le domaine public sous la forme du jugement. De ce qui aurait dû être le troisième volume de la Vie de l’esprit, il nous reste un ensemble de conférences consacrées à ce qu’Arendt nomme la « philosophie politique » de Kant10. Le jugement politique s’y trouve spécifié comme exercice particulier de l’imagination. En effet, en tant que correspondance à la condition humaine de pluralité, il n’est ni le pur repli sur l’intériorité ou la conscience idiosyncrasique (il n’est pas individuel et privé), ni le jugement de connaissance (il ne procède pas par subsomption du cas particulier sous la règle générale), ni le jugement moral (sa source n’est pas inconditionnée et il ne peut prendre la forme d’un impératif). Tandis que l’avis strictement personnel, sans dimension publique, s’accorde avec la représentation d’individus monadiques séparés les uns des autres, et qui seraient amenés dans un second temps à « faire communauté » comme s’associent une multitude de volontés particulières, et n’engage donc aucune idée d’un commun antérieur aux individus qui la composent, le jugement de connaissance, à l’inverse, s’accorde avec l’idée d’une nature, dont la légalité interne implique l’universalité du vrai et qui est principiellement indifférente à la perspective ouverte par les consciences singulières. Quant au jugement moral, il présuppose le schème d’une communauté des êtres intelligibles, une communauté pure, elle aussi antérieure à tout point de vue particulier. Dans aucun de ces trois cas il n’est question du monde, c’est-à-dire de la réalité en tant qu’elle est vue selon une multitude de points de vue différents. Chez Kant, seul le jugement de goût s’accorde avec la représentation de la pluralité humaine. Il n’est pas déterminant mais réfléchissant : il procède du singulier à l’universel et s’affronte ainsi par définition au nouveau. Il se dit dans l’approbation ou la désapprobation de ce qui est donné en spectacle, et l’universalité qu’il mobilise est sans concept ; il engage donc le partage du sensible, mais sans aucune certitude que celui-ci puisse devenir effectif. Toutes ces caractéristiques conduisent Arendt à le considérer comme le modèle du jugement politique, et, ainsi, à lire la Critique de la faculté de juger comme le seul véritable ouvrage politique de Kant. Comme le jugement de goût, le jugement politique institue la correspondance au sens commun, et se règle donc sur ses trois maximes : penser par soi-même (maxime de la pensée sans préjugés) ; penser à la place de tout autre (maxime de la pensée élargie) ; penser en accord avec soi-même (maxime de la pensée conséquente)11. Or, ces trois maximes indiquent des mouvements (indéfinis) et non simplement des actes (finis). Juger est une activité qui mobilise trois dynamiques imaginatives : la distanciation vis-à-vis de ce qui dans toute pensée constituée relève en réalité du préjugé transmis ; l’institution de l’autre (de tout autre) comme point de vue à reconnaître dans toute représentation d’un monde ; le rapport mobile de soi à soi, qui est en réalité le « deux-en-un » de la pensée socratique. Le préjugé et le jugement, que nous avons distingués plus haut, signalent dès lors une distinction, plus fondamentale, entre deux espaces. Si le préjugé et le jugement désignent deux rapports différents aux expériences, le premier ne les lisant qu’au travers de catégories en place, le second procédant à une élaboration de catégories nouvelles en regard de la nouveauté inhérente à toute expérience en tant qu’elle appelle une réactivation des questions essentielles, ils ne sont pas valides dans les mêmes sphères de l’existence commune. Le préjugé en effet concourt au mouvement de reproduction de l’espace social, tandis que le jugement fait droit à l’événementialité de l’espace politique12. C’est la contribution de l’individu à l’institution des espaces qui est alors en jeu. Dans l’existence sociale, l’individu disparaît, pris dans des mécanismes qui l’intègrent et l’assimilent, c’est-à-dire dans des processus métaboliques13. L’existence politique constitue à l’inverse la révélation d’un « qui14 » : non pas celle d’un possible qui lui préexisterait, mais l’identité même de l’acteur, dans la mesure où celle-ci est contemporaine de son exposition au sein d’une communauté de spectateurs qui jugent.
9Comme nous l’avons vu, nous trouvons chez Arendt une critique de l’universalisme abstrait, celui des Droits de l’Homme. Quant à l’universel concret, il ne se définit pas essentiellement comme sortie des rapports de domination dans une logique de libération15, mais plutôt comme institution d’un nouvel espace, celui de la liberté politique, dans une logique d’émancipation. À cet égard, si l’identité ne saurait être simplement « humaine », comme s’il existait une nature humaine positive douée de droits qu’il s’agirait de protéger ou de garantir, elle ne saurait non plus être « nationale ». Dans le premier cas, l’erreur consiste à considérer l’humanité sous l’angle de l’espèce : en sombrant dans la « mauvaise abstraction », on institutionnalise l’oubli de l’individu en tant qu’il contribue à l’existence d’un monde. Dans le second cas, on sombre à l’inverse dans la « mauvaise concrétude », celle qui oublie que les identités mêmes se constituent dans une pluralité de mouvements d’inscription au sein d’une pluralité d’espaces.
10La reconnaissance de ce que l’on peut néanmoins appeler l’humanité de l’autre, la reconnaissance du partage d’une même condition et non de l’appartenance à une même nature, suppose le jugement, c’est-à-dire l’acte qui signale la capacité à habiter un monde et non à le circonscrire et le catégoriser dans une attitude surplombante. Le jugement n’est pas de l’ordre de la pure rationalité ; il ne relève pas non plus de la pure compassion. Devant le « sort » des migrants, il ne peut se résoudre en un complexe calcul d’intérêts, ni se satisfaire de l’emballement compassionnel16. Il est à l’interface de l’agir et du pâtir et comporte une dimension de souffrance. À l’opposé de la tyrannie actuelle de la pensée positive et de l’abolition de la tristesse, Arendt pointe comme un signe d’humanité notre capacité à souffrir dans les conditions du désert, c’est-à-dire dans les conditions d’absence de monde. Le jugement est alors passage, dans la mesure où, représentant la forme élémentaire, déjà politique, de résistance au désert, il implique l’idée de monde, l’idée de cette réalité qui n’a de sens qu’en tant qu’elle est regardée depuis une pluralité de points de vue singuliers et irréductibles les uns aux autres17.
11Cette philosophie du jugement nous permet alors de saisir l’insuffisance, pour appréhender les conditions d’apparition d’un espace proprement politique, du concept de volonté, et du schème, de type rousseauiste, du dépassement des volontés en direction d’une volonté générale, constitutive de l’identité d’un peuple18. L’espace politique est un espace d’opinions et non de volontés ; l’entrée dans l’action, la perspicacité politique, est bien davantage une affaire de regard que de vouloir. Certes, le regard doit encore s’instituer, et juger n’est pas agir, mais l’institution de l’agir repose fondamentalement sur la spontanéité du collectif, sur l’émergence publique de la capacité à commencer, et ne relève pas de la mise en œuvre d’un ensemble de représentations existant antérieurement à la dynamique même du pouvoir. Considérer le jugement dans sa dimension intrinsèquement politique nous permet aussi de percevoir l’insuffisance de l’idée du dépassement de l’ordre de la légalité vers un ordre supérieur, transcendant, celui de la légitimité (ordre des critères et des normes) ; car cette distinction passe sous silence l’inscription dans le monde dont fait preuve celui qui se révèle publiquement, et se fonde implicitement sur la prétention normative de la morale. L’incertitude politique tient moins à l’existence de conflits entre diverses sources du devoir qu’à la difficulté qu’il y a à s’emparer de son propre pouvoir, à avoir l’audace de penser, de juger et d’agir19.
Les mouvements de la mémoire
12Qu’en est-il alors de l’« éducation à la citoyenneté » ? Tout d’abord, son paradoxe, celui de l’autonomisation de l’individu et de l’intériorisation des normes, demande à être reformulé, dans la perspective d’une conservation du ferment révolutionnaire présent en chacun d’entre nous, qui ne peut se manifester qu’au sein d’un monde qui n’existe cependant que s’il se manifeste. La préservation de cette capacité à commencer est une affaire de mémoire, non pas essentiellement celle des valeurs, ou même des principes, mais peut-être bien plutôt la mémoire de la perte ou des pertes : la mémoire du monde fondée sur la reconnaissance des pertes qu’il subit, sur le savoir qu’un monde peut se définir négativement comme ce qui est en permanence en danger d’oubli. L’éducation à la liberté ne peut être qu’une éducation au « trésor perdu des révolutions », nom qu’Arendt donne à la liberté publique20. La culture n’est pas la mémoire figée d’un monde perdu, mais la mémoire, qui doit toujours être réactivée, des possibilités de l’existence commune, des capacités humaines. La culture est alors le renouvellement infini du monde par la présence de compagnons de pensée, avec lesquels l’activité solitaire par excellence se réinscrit dans la pluralité, c’est-à-dire acquiert une dimension proprement politique21.
13Mais encore, on comprend que le jugement ne peut s’apprendre, mais qu’en revanche il peut s’oublier. L’issue réside donc dans son exercice, c’est-à-dire principalement dans l’adoption d’une perspective historique, de ce regard qui n’historicise pas les pensées et les événements en les réduisant à leur contexte d’apparition, qui donc n’historicise pas les mondes, mais qui les rend à la temporalité qui est la leur. L’exercice du jugement devient alors essentiellement un exercice de la narration, des narrations plurielles qui rendent justice à la fois à la contingence et à la réalité des événements22.
14Par conséquent, si la fin de l’éducation est la liberté, celle-ci demande à être pensée sur le modèle de la liberté de mouvement. L’enjeu n’est pas celui de la substitution d’un ordre à l’autre (de la légitimité à la légalité) ou de la substitution d’un espace à l’autre (de l’espace politique à l’espace privé ou social), mais celui de la circulation entre les espaces : les différents domaines de la culture sont des continents infinis d’élévation immanente. Or le jugement, en tant qu’il institue une position sur le monde par la circulation entre des points de vue et des capacités, est en lui-même manifestation de la liberté de mouvement. C’est dans la dynamique du jugement que se laisse entrevoir la possibilité d’une appropriation de la puissance d’agir et de penser, dans un contexte où le totalitarisme, comme entrave initiale à la capacité même d’avoir une opinion et d’envisager une action, existe au titre de menace dans toutes les situations où un grand nombre d’hommes se trouve dépourvu de reconnaissance politique23.
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Hannah Arendt, « La crise de l’éducation », in La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, trad. dir. P. Lévy, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1989 [1972], p. 223-252.
2 Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, éd. fr. C. Widmaier, trad. S. Taussig, C. Widmaier, M. Frantz-Widmaier et C. Nail, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2014, p. 167-181.
3 Hannah Arendt, L’Impérialisme, trad. M. Leiris, Paris, Seuil, « Points Essais », 1984 [1973], p. 270.
4 Selon Arendt en effet, le pouvoir augmente lorsqu’il est partagé. Contre la tendance centralisatrice des États modernes, elle défend le modèle des conseils comme institution spontané du pouvoir collectif, comme capacité d’initiative. Voir notamment « Réflexions sur la révolution hongroise », trad. D. Maes, in Les Origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, éd. P. Bouretz, Paris, Gallimard, Quarto, 2002, p. 896-938.
5 Hannah Arendt, L’Impérialisme, op. cit., p. 271-292.
6 Remarquons à ce propos que les trois volumes de La Vie de l’esprit s’inscrivent au sein d’une philosophie des activités humaines, et se situent donc dans le sillage de Condition de l’homme moderne. La pensée, la volonté et le jugement y sont davantage abordés en tant que pratiques qu’en tant que facultés.
7 C’est bien sûr l’un des éléments qui ont conduit Arendt à l’invention du concept de « banalité du mal » (Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, trad. Arendt Guérin, Paris, Gallimard, 1966, revue par M.-I. Brudny de Launay, « Folio », 1991). Voir aussi Considérations morales, trad. M. Ducassou et D. Maes, Paris, Rivages poche, « Petite Bibliothèque », 1996.
8 Voir Hannah Arendt, Considérations morales, op. cit., et l’article consacré à « Socrate » dans Qu’est-ce que la politique ?, op. cit., p. 49-90.
9 Le concept d’impartialité se trouve notamment abordé dans le texte consacré à « La question de la guerre », ibid., p. 247-248, à propos d’Homère et du récit qu’il fait de la guerre de Troie. L’impartialité consiste en effet à regarder un même événement du point de vue des vainqueurs et des vaincus, ce qui permet de reconnaître la gloire attachée aux actions ; elle se distingue donc tout autant de la subordination à un « jugement de l’histoire » qui donne la part belle aux vainqueurs, qu’à la dite « objectivité » ou « neutralité » des sciences sociales qui vise la mise à distance de tout « intérêt », c’est-à-dire qui abolit la participation, de nature politique, à l’événement.
10 Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, trad. M. Revault d’Allonnes, Paris, Seuil, « Libre Examen », 1991.
11 Ibid., « Septième conférence », p. 68-75. Arendt se réfère au fameux texte de Kant sur le sens commun : Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 40, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1993, p. 185-189.
12 Sur la distinction entre domaine privé, domaine public et domaine social, voir Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Pocket Agora, 1983 [1961], chap. 2, p. 59-121.
13 Voir notamment Ibid., chap. 3, p. 133-134.
14 Ibid., chap. 5, p. 231-238.
15 Arendt montre d’ailleurs que l’une des raisons de l’échec de la Révolution française tient au fait qu’elle est essentiellement un mouvement de libération de la misère et non l’institution d’une liberté politique. Voir Hannah Arendt, Sur la Révolution, chap. 2, « La question sociale », trad. M. Berrane et J.-F. Hel-Guedj, in L’Humaine condition, éd. P. Raynaud, Paris, Gallimard, Quarto, 2012, p. 376-425.
16 Voir sur ce sujet Myriam Revault d’Allonnes, L’Homme compassionnel, Paris, Seuil, 2008, et « Le « cœur intelligent » de Hannah Arendt » in Fragile humanité, Paris, Aubier, Alto, 2002.
17 Arendt développe la métaphore du désert dans « Le désert et les oasis », in Qu’est-ce que la politique ?, op. cit., p. 291-295.
18 Sur la Révolution, chap. 2, « La question sociale », in L’Humaine condition, op. cit., p. 376-425.
19 Il existe une certaine proximité entre cette question et l’analyse de la servitude volontaire opérée par La Boétie (Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, GF Flammarion, 1983). Voir à cet égard notre article Carole Widmaier, « De la servitude volontaire aux impasses de la volonté », Revue Raisons politiques, Paris, Presses de Sciences Po, novembre 2015.
20 Hannah Arendt, La Crise de la culture, Préface, op. cit., p. 13-14.
21 Ibid. « La crise de la culture », p. 288.
22 L’importance des récits est manifeste dans « La question de la guerre », dont nous avons parlé plus haut, in Qu’est-ce que la politique ?, op. cit., p. 237-278.
23 Arendt écrit plus précisément : « Les solutions totalitaires peuvent fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu’il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale et économique d’une manière qui soit digne de l’homme » (Le Système totalitaire, trad. J.-L. Bourget, R. Davreu et P. Lévy, Paris, Seuil, « Points Essais », 1972, p. 201-202).
Auteur
Professeur agrégé de philosophie à l’Université de Franche-Comté/ESPE, docteur qualifié en philosophie, chercheur associé au laboratoire Logiques de l’Agir (EA 2274) et au CEVIPOF (Sciences Po Paris). Auteur de Fin de la philosophie politique ? Hannah Arendt contre Leo Strauss, CNRS Editions, 2012.
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