2. Trois exemples de l’exotisme féminin
p. 125-137
Texte intégral
1. La jeune fille vierge
1Les notes de l'Essai sur l'Exotisme, qui portent sur l'exotisme des sexes, sont révélatrices de l'attitude amoureuse de V. Segalen. Il y manifeste une préférence marquée pour la jeune fille vierge. Si notre expression peut paraître pléonastique, puisque l'auteur substitue très souvent les termes de "jeune fille" ou de "fille" à celui de "vierge", il semble nécessaire de souligner, par ce tour, qu'il ne conçoit la virginité que lorsqu'elle est indissociable de la fraîcheur de la jeunesse. V. Segalen explique son intérêt esthétique pour la vierge à H. Manceron :
Il est grand temps que je le réaffirme, avant la maturité : la jeune fille, la vierge, est pour moi la véritable amoureuse, – et si peu complice, ou bien si habilement et exquisement hypocrite ! [...] Ceci encore, mon Essai sur l'Exotisme le dira : la jeune fille est distante de nous à l'extrême, donc précieuse incomparablement à tous les fervents du Divers (TF, 106).
2Certains lieux, tel le Thibet, Vierge énorme (T, 43), restés jusqu'alors intacts de l'exploration du voyageur, sont aussi exaltés pour leur virginité qui, comme celle de l'être féminin, représente l'inconnu, l'exotique pour l’homme. La vierge occupe une place importante dans l'œuvre de V. Segalen : par exemple, les stèles Supplique, Sœur équivoque, Éloge de la Jeune Fille et Stèle au désir, qui ne constituent pas moins d'un tiers des stèles orientées, sont consacrées à célébrer la virginité.
3Comme la première Krisha, Eurydice est vierge. Cette petite fille des ravins, toute nue, toute ignorante (O, 280) supplie pourtant ainsi son père :
Donne-moi un homme ! (O, 278).
4Les vierges de Stèles ressentent également toutes un désir passionné et impatient pour l'homme, et elles diffèrent des vierges qui fuient les représentants du sexe opposé. Dans la nouvelle Le Siège de l'Âme, V. Segalen décrit avec dureté deux types de fadeur féminine :
une « jeune dame » déformée bien avant ses couches ; deux filles plus âgées, suant la virginité morose (I, 59).
5Son inclination pour la vierge n'est pas d'ordre moral ni religieux. Il ne s’attache pas à la notion de pureté de la vierge, qu'il raille plutôt dans Éloge d'une vierge occidentale. V. P. Bol remarque justement que dans cette stèle
le mot « vierge » trouve un synonyme dans l'expression euphémique « fille sans défaut »1,
6c'est-à-dire celle qui n'a pas commis le péché de chair. V. Segalen chante la virginité provisoire mais éprouve un profond dégoût pour la chasteté, qui est un refus de la jouissance du Divers.
7La vierge est différenciée de la femme. La stèle Éloge de la Jeune Fille, de structure bipartite, les oppose d'emblée dans la première strophe : le premier verset évoque les "épouses", les "veuves obstinées", "ces dames respectables", tandis que le second verset est consacré à "une autre", à qui est réservée entièrement la deuxième strophe. Le poète laisse le soin aux magistrats d'honorer la femme avec leurs monuments construits à partir de matériaux de peu de valeur. Il se charge, en revanche, de célébrer la jeune fille d'une manière plus aérienne, plus poétique. Il lui offre donc :
[...] un léger tribut de paroles, une arche de buée dans les yeux, un palais trouble dansant au son du cœur et de la mer (S, 84).
8Garante d'une esthétique, la vierge se marie parfaitement à la forme poétique. Le titre "Éloge de la Jeune Fille" comporte une majuscule pour chacun de ses mots, ce qui n'est pas le cas, en général, des autres titres des stèles. Cet effet poétique sacralise le syntagme "Jeune Fille", également en majuscules au cœur du poème.
9Dans la stèle Sœur équivoque, le poète exprime sa nostalgie devant la transformation de la vierge en femme. La stèle, de composition bipartite, qui trace cette évolution, oppose la première strophe, tournée vers le passé, à la seconde, dominée par le temps présent. La tension entre ces deux strophes vient de l’affirmation que quelque chose est révolu, irrémédiablement. La préférence du poète va à l'époque antérieure. Bien qu'il ne l’ait pas choisie, il dévoile son affection pour la jeune fille, qui demeurait l’être équivoque :
De quel nom te désigner, de quelle tendresse (S, 81).
10Or, la chère indécise d'autrefois est devenue désormais fixée par le mariage, ancrée dans un réel social. Sa situation est présentée comme bien établie et immuable. La constatation te voici mariée, efface, par la valeur temporelle de "voici", tout ce qui la précède. La stèle s’achève à la manière d’un constat péniblement consenti par le poète :
Tu es femme (S, 81).
11La vierge, pleine de promesses, est un symbole de virtualité. Le poète dédie une stèle
À celle riche de tout ce qui viendra ; qui va tout choisir, tout recevoir, tout enfanter peut-être (S, 85).
12La virginité est conçue comme un état provisoire. Cette temporalité lui confère la préciosité de ce qui est éphémère. Ainsi l'instant qui précède le passage de l'état de femme non accomplie à celui de la femme réalisée est empreint d'une telle intensité que le poète désire suspendre le temps afin de savourer ce "moment". Seule la stèle peut rendre éternelle une émotion menacée par le temps. D'ailleurs, le premier titre envisagé pour le recueil poétique était "Moments chinois". La stèle est en effet un "moment pétrifié", selon l'expression de M. Gontard, et elle
marque un arrêt dans la durée et sa matière impérissable offre la meilleure résistance à l'effritement universel2.
13Le poème stélaire est donc bien à l'image de la stèle de pierre.
14Dans Supplique, le poète courtise une jeune fille qui ne lui est pas encore acquise. Il lui promet tout, pourvu qu'elle s’offre à lui. Elle est priée, implorée, suppliée de céder à son désir, jusqu'au moment où le poète prend véritablement conscience de sa virginité et, par conséquent, de son exotisme. Le caractère irréversible de cette virginité exaspère le sentiment d'exotisme du poète. Malgré sa puissante attirance physique, il exhorte finalement la jeune fille à conserver la distance, pour un temps encore. Ainsi, il lui enjoint de différer sa réponse :
Belle jeune fille, tais-toi (S, 81).
15La supplique du poète n'est donc pas une prière de céder à ses avances, elle est, au contraire, une adjuration d’y résister.
16La jeune fille exhale une sensualité qui lui est particulière. Son propre corps exprime l'hésitation face à ce passage du monde de l'enfance à celui de la femme. Dans Éloge de la Jeune Fille, le poète a su traduire l'érotisme discret de
[...] celle, qui, prête à donner ses lèvres à la tasse des épousailles, tremble un peu, ne sait que dire, consent à boire, – et n'a pas encore bu (S, 85).
17Le tremblement, ce mouvement involontaire, terriblement sensuel, qui exprime le flottement entre une fuite du corps et son abandon au plaisir, ne rend la vierge que plus désirable encore.
18V. Segalen est séduit non seulement par la nature de la vierge mais également par son attitude. Il fait l'éloge de la jeune fille farouche qui sait opposer une résistance aux assauts charmeurs de l'homme. Semblable à Artémis, indépendante du joug masculin, la vierge semble maîtresse de son état. Elle possède une liberté insaisissable qui n'appartient qu'à elle et qui se révèle dans son aspect général :
[...] les cheveux libres tombent en arrière, sans empois, sans fidélité – et les sourcils ont l'odeur de la mousse (S, 84).
19Le voyageur de Équipée aime à penser que la fille neissou, qu'il rencontre, si sauvage, si libre, est restée vierge, à l'image de son pays.
C'est une fille, celle qui surgit au détour du chemin, jeune, maigre et dansant comme la chèvre, et qui rebondit sur ses pieds ; puis immobile et dévisageant l'étranger, les yeux grands et fixes plongés tout entiers dans les miens [...] vire tout d'un coup et s'enfuit en éclatant de rire... (E, 89).
20Cette vierge, sûre d'elle-même, aguiche l'homme et provoque chez lui une euphorie amoureuse, mais elle lui demeure inaccessible.
21Le poète développe, peut-être en réaction, un fantasme de possession de la vierge. Il se veut
[...] le possesseur humain d'un dieu-fait-Eve la conquise,
Dieu-vierge incarné à [s]on désir (T, 60).
22Le poème Stèle au désir, qui exalte le pouvoir de l'imagination, propose de compléter, de corriger le réel. Le "Désir-Imaginant" permet ainsi de
[...] couche[r], qu'elle le veuille ou non la fille pure sous ta bouche (S, 86).
23La vierge est soumise, sans le savoir, dans l'imagination de l'homme. Bien souvent, il associe virginité et prostitution :
Je couche une épouse Thibétaine.
Je la tiens là comme à l'affût : moi le premier de ses maris,
Payant le plus honorable prix (T, 69).
24Dans René Leys, l'une des prostituées du quartier des maisons closes, Ts'ien-men-waï, qui se nomme Pureté Indiscutable, nom si... improbable dans sa profession (RL, 80), se refuse au narrateur. Celui-ci finira par admirer la "professionnelle chasteté" de ces prostituées. Il apprend que l'une des filles ne se donnera à un homme que lorsque René Leys le lui permettra. Est-ce donc par fantasme, ou par ironie, ou pour le seul jeu de l'insolite que V. Segalen pose au lecteur ce mystère des Vierges de Ts'ien-men-waï (RL, 93) qui, de plus, appartiennent à une police secrète ?
2. La femme mystérieuse
25L'un des deux panneaux de bois sculpté à l'entrée de la maison de P. Gauguin et qui enseignait :
Soyez mystérieuses et vous serez heureuses
26est certainement à l’origine de la théorie ségalénienne de l'exotisme des sexes. Selon P. Gauguin, la femme gagne à cultiver son mystère : c'est ainsi qu'elle se fera aimer. Pour V. Segalen, la femme est naturellement mystérieuse, ne serait-ce que par le charme qu'elle exerce sur l'homme. Comme nous l’avons déjà montré, l'auteur est fasciné par la séduction féminine, involontaire ou non. Après avoir longtemps observé et apprécié le corps des vahinés, il devine également
D'autres vertus secrètes, pures, mystérieuses révélations du corps à ce moment où il semble que rien n'est à découvrir... Mais ceci n'est pas à dire avec des mots (HG, 110).
27La beauté de la femme réside surtout dans l'ineffable. Dans la stèle Décret, le poète chante celle dont
[...] « On ne peut dire qui elle est » ni pourquoi elle est belle [...] (S, 55).
28La première proposition mise en apposition au pronom démonstratif "celle", et qui ne renvoie qu'au pronom lui-même, lui sert grammaticalement de qualificatif. Mais toute la phrase définit finalement cette femme par l'affirmation d'une impossibilité à la définir. Le secret de la féminité est donc impénétrable à l'homme.
29Les stèles amoureuses s'achèvent avec Par Respect, à la fois poème sur l'amour et sur la sacralité du langage. L'Empereur souhaite que le nom de son règne soit gardé secret. Selon une croyance chinoise, les mots possèdent un caractère magique. Pour ne pas l’altérer, l'Empereur leur préfère le silence, car tout ne peut être révélé. Le poète se refuse également à prononcer le nom de son aimée :
Non ! que son règne en moi soit secret. Que jamais il ne m'advienne. Même que j'oublie : que jamais plus au plus profond de moi n'éclose désormais son nom.
Par respect (S, 88).
30Ainsi, le plus digne hommage (S, 88) qu’il puisse rendre à la femme, c'est le silence. La femme aimée, être mystérieux et précieux, trouve nécessairement sa place dans cette stèle, éloge de l'indicible.
31La femme aimée, dans les recueils poétiques de V. Segalen, est très souvent désignée par le pronom personnel singulier "elle", qui renvoie à une personne unique, singulière mais qui reste toujours indéfinie, impalpable. Le pronom porte parfois une majuscule, ce qui la distingue du reste des êtres, l'élève au-dessus de tous et lui accorde une dimension quasi absolue. C'est nimbée de mystères que l'Impératrice de René Leys est représentée tout au long de l'ouvrage. Lorsque René Leys l'évoque pour la première fois, il se contente de signaler :
« elle » habite le Palais (RL, 87).
32À partir de ce moment, l'imagination du narrateur est stimulée. Il cherche toujours à en savoir plus sur la "Personne", d'autant que René Leys prétend être son amant. Or, la femme aimée est ici l’Absente. Elle ne se manifeste que dans les paroles et les pensées de Leys et de son confident, qui doute, non de son existence, mais de sa relation avec son jeune ami. Pourtant René Leys affirme au narrateur que celui-ci a pu l'apercevoir, déguisée en femme mandchoue, lors d'une représentation théâtrale. Vérité ou mensonge, toujours est-il que l'Impératrice n'a pas paru à visage découvert. Sa réalité corporelle est donc inexistante pour le narrateur. René Leys suggère au narrateur qu'il pourra la rencontrer :
Et si... Elle venait vous demander asile cette nuit ? (RL, 220).
33Il attend, mais elle ne vient pas et il en éprouve une immense déconvenue. La figure de la femme aimée ne sera jamais livrée. Cette aura mystérieuse se prête donc particulièrement bien aux fantasmes.
34Les concubines chinoises du Fils du Ciel, du Combat pour le Sol, de René Leys n'ont pas d’identité véritablement établie. Même le nom de Long-Yu, attribué à l'Impératrice de René Leys, est en fait une dénomination qui indique son titre impérial. Les femmes du palais, anonymes, représentent essentiellement des fonctions, mais elles n'en sont pas moins mystérieuses. Ces personnages féminins sont montrés de manière imprécise. Le monde de la Cité Interdite, à dominante féminine, fermé sur lui-même, impénétrable, symbolise l'univers féminin, à jamais obscur pour l'homme. La femme aimée, surtout, absente ou indéterminée, est donc une femme fantasmée, idéalisée, qui s'inscrit dans une vision surnaturelle.
35Très tôt, V. Segalen s’intéresse au mystère. Il envisage d'écrire l'Essai sur le Mystérieux, projet resté à l'état de notes. Il nomme "Moment Mystérieux" le conflit entre deux mondes antipodiques :
le banal et l'étonnant, le clair et l'obscur, le connu et l'inconnaissable (I, 116).
36La femme, qui se situe clans ces rapports, est liée au mystérieux. L'auteur crée plusieurs types de femmes fantomales. Dans Les Immémoriaux, une chrétienne, très charnelle, se métamorphose, dans l'imagination de Térii, sous l’effet de la peur des chrétiens, en une "Femme-des-Ténèbres", fantôme agressif. La femme est également présente dans les récits fantastiques de V. Segalen. La nouvelle Le Grand Œuvre, non achevée, résumée par H. Bouillier, relate l'histoire d'un homme dégoûté de la banalité de l'acte sexuel et qui, doté de pouvoirs médiumniques, crée
psychiquement un fantôme féminin dont il s'éprend, ce qui donne un mélange d'amour pur pimenté d'inceste (HB, 103),
37jusqu’à ce que le spectre disparaisse. Dans Le Combat pour le sol, l'apparition fantasmagorique de l’Étrangère, déjà humainement si mystérieuse puisqu'exotique, fait comprendre à l'Empereur combien il l'aime mais combien elle lui restera à jamais inaccessible. La femme fantôme, qui disparaît toujours, attire pourtant sur elle seule l’amour infini de l'homme. Dans les notes de Siddhârtha, l'auteur a tenu à bien différencier la Krisha terrestre, enfant puis femme, de la Krisha fantôme,
l'inexistante, si ce n'est dans la plus forte réalité : dans l'esprit même de Siddhârtha ; celle qu'il a fait naître de l'autre ; celle qui est l'essence même de sa pensée affranchie, qui est sa pensée (SID, 119).
38La vision de la femme oscille donc entre le réel et l'imaginaire.
3. La femme dans la dichotomie du réel et de l'imaginaire
39À la suite de Baudelaire, pour qui l'imagination est la "reine des facultés", de nombreux poètes contemporains de V. Segalen fuient la réalité et ne pensent déceler la poésie que dans l'imaginaire. À l'inverse, V. Segalen trouve la poésie dans la jonction du réel et de l'imaginaire. Il est un voyageur tout autant qu'un visionnaire. Équipée est l’ouvrage qui cristallise cette expérience poétique d'un monde mi-rêvé, mi-réel. La trame d'Équipée tient dans cette question réitérée et présente dès le premier chapitre :
l'Imaginaire déchoit-il ou se renforce quand on le confronte au Réel ? (E, 16).
40On constate déjà que V. Segalen ne les exclut pas l'un par l'autre : le réel et l'imaginaire coexistent et sont indissociables. Le dernier chapitre, Pour conclure, d’Équipée montre que l'auteur ne peut et ne veut trancher :
Dans ces centaines de rencontres quotidiennes entre l'Imaginaire et le Réel, j'ai été moins retentissant à l'un d'entre eux, qu'attentif à leur opposition (E, 131).
41L'homme serait diminué s’il avait à choisir entre le pouvoir de l'esprit et celui des sensations. Goûter seulement de l'un des deux serait méconnaître
l'un des moments mystérieux les plus divinisables par la qualité d'exotisme qu'il contient, sa puissance du Divers (E, 12).
42Vivre leur confrontation, c'est donc éprouver la beauté du Divers. Le réel permet de mieux savourer l'imaginaire et réciproquement. Cette expérience vécue lors de l'expédition en Chine corrobore la théorie de l'exotisme.
43Dans l'œuvre ségalénienne, la femme est considérée tantôt sur le plan du réel, tantôt sur celui de l'imaginaire. On rencontre plusieurs figures de femmes caractérisées par un matérialisme tranquille. Leurs préoccupations sont peu spirituelles, peu élevées, comparées à celles de leurs compagnons. Lorsqu'Orphée déclare à Eurydice : Je suis roi (O, 249), celui-ci fait implicitement référence au royaume sonore. Mais à ces mots, Eurydice, encore attachée aux biens terrestres et désirant le plaisir de la chair, est prise d'un respect pour celui qu’elle imagine bientôt couvert de splendeur et de gloire :
Oh ! Tu habiteras une maison avec des piliers peints de couleurs... Tu vêtiras des vêtements tissés et tu porteras la hache au double fer. [...] Tu régneras (O, 249).
44Les aspirations de la femme paraissent généralement plus prosaïques que celles de l'homme. Nous pouvons rappeler ici cette faim pressante d'amour charnel qui caractérise, dans un premier temps, Eurydice et Krisha. La description des prostituées de Briques et Tuiles les fixe profondément dans le réel. Le chapitre La foire aux amoureuses ou Le quartier des trois mille vierges, comme son titre le laisse déjà supposer, présente la femme uniquement dans sa matérialité. Ces prostituées, accessibles et disponibles, sont véritablement saisissables. Le concret est à son paroxysme lorsqu'elles sont définies comme trois mille spasmes en puissances (BT, 190). V. Segalen distingue, par ailleurs, l'homme et la femme en s'appuyant sur la dichotomie du réel et de l’imaginaire, selon le modèle taoïste :
L'Inventé, c'est le Blanc-mâle, le souffle aux milliers de couleurs. Le Réel sera le Noir-féminin, masse de nuit. Le Réel m'a paru toujours très femme. La femme m'a paru toujours très « Réel ». La matière est femme et toute comparaison est possible et sans restreinte, vague (E, 50-51).
45Or, dans le même ouvrage, l'auteur se met en contradiction. Il exprime une fois encore l’opposition entre réel et imaginaire à l'aide des symboles sexualisés du taoïsme. Le réel est ici à l'image du tigre :
bien membré dans sa sexualité : le Réel, toujours sûr de lui (E, 133).
46L’édition Gallimard de 1983 publie les « Variantes et Marginales » du manuscrit d'Équipée, et nous apprenons ainsi que V. Segalen a ajouté, au crayon, à la précédente phrase :
[Mais j'ai dit que le Réel était femme] (E, 145).
47Conscient de cette discordance, il n’a pourtant pas rectifié le texte dans l’immédiat. En effet, qu’importe que la femme soit de l'ordre du réel ou de l'imaginaire, pourvu qu'elle diffère de l’homme. Du point de vue de l'exotisme, il n'y a aucune inconséquence de la part de l’écrivain. Dans la stèle Départ, le poète présente deux mondes concomitants, "ici" et "là". La première strophe, celle
d'ici, l’Empire au centre du monde
48est formellement classique et très structurée, à l'image de l'organisation spatiale et sociale qu'elle décrit. Ce monde, stable et sécurisant par sa cohésion, se range plutôt du côté masculin. Ce lieu,
Où les hommes se lèvent, se courbent, se saluent à la mesure de leurs rangs. Où les frères connaissent leurs catégories (S, 49),
49est civilisé et rationnel, et s'oppose à l’Occident miraculeux, décrit par antithèse dans la seconde strophe. Cet autre univers, où Tout est prodige et inattendu (S, 49), évoqué selon une esthétique baroque, est dominé par la
Reine aux désirs changeants (S, 49).
50Cet espace du rêve, du merveilleux, de la sensualité, des pulsions, où l'inconscient peut s'exprimer, est sous le signe de la femme. La troisième strophe montre que ce lieu est convoité par l'homme, attiré par tant d'exotisme :
Son âme, c’est vers Là que, par magie, Mou-wang l’a projetée en rêve. C’est vers là qu’il veut porter ses pas (S, 50).
51Le réel et l'imaginaire, comme l'homme et la femme, sont distincts mais complémentaires.
52V. Segalen différencie également la femme aimée des autres femmes,
au pluriel prononcé avec dégoût par l’Unique (E, 86).
53Leur description n'obéit donc pas à la même démarche. À propos des Asiatiques, l'écrivain déclare que
Celles-là ne peuvent être traitées dans l’abstrait ; et c’est ici que l’Imaginaire doit s'abstenir de parler ou d'apparaître, ou bien les pires bévues s'apprêtent (E, 86).
54L'homme doit s'interdire de fantasmer sur d'autres femmes que son aimée. Celle-ci sait, d'ailleurs, s'imposer dans sa pensée, dans son imagination :
on n'oublie rien en voyageant : on donne à sa dominatrice un palais plus riche et plus insistant ; on convoie l'obsédante à travers un parc merveilleux que toute étape change ; si l'on a fait ce jour même quelque chose où le corps soit fier de soi, on lui consacre sa fatigue, dans un acte d'amour indirect, mais d'intention égale à l'autre (E, 85).
55De plus, la femme des contrées étrangères est si originale, qu'elle finit même, remarque H. Bouillier, par
appartenir à un sexe inconnu, bannissant tout désir, échec permanent à l'Imaginaire (HB, 492).
56Le réel offre en lui-même la plus grande diversité.
57La femme aimée règne, au contraire, dans l'imagination de l'homme. Elle est créée, lorsqu'elle est inexistante, et recréée, lorsqu'elle est absente. V. Segalen, éloigné de sa femme, lui affirme sa présence constante dans ses pensées :
je te re-crée incessamment autour de moi, ma toute aimée que rien ne remplace ou ne peut supplanter (LC, 26).
58Elle lui inspire ce "Désir-Imaginant" évoqué par Stèle au désir :
Je te caresse toutes mes nuits et je déroule tes cheveux (LC, 112).
59La femme est donc conçue soit comme une réalité concrète soit comme une réalité imaginée, en fonction de sa position dans l'univers affectif de l’homme, mais elle demeure invariablement exotique.
Notes de bas de page
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