1. Une esthétique du divers
p. 115-124
Texte intégral
1La théorie de l'Exotisme, qui est le fil conducteur de l’œuvre de V. Segalen, reflète sa vision du monde : le principe des choses réside dans leur appartenance à un Tout qui est régi par une dynamique de dualité. Le Divers, cette coexistence d'éléments différents, est le réceptacle de la beauté. Les personnages masculins, souvent artistes, éprouvent la nécessité, tout comme leur créateur, de saisir, soit par l'intelligence, soit par l'intuition ou encore par la sensation, leur rapport à l'univers. Et puisque leur relation avec la femme s’inscrit dans l'ordre du monde, conçu comme un système de dualité, ils se situent, en premier lieu, par rapport à la femme, cet être si proche et pourtant si exotique. Les personnages féminins sont même primordialement envisagés sous l’angle de l'Exotisme : la femme est un pivot de l'Esthétique du Divers, car c'est entre autres grâce à elle que l'homme apprécie l'altérité et toujours grâce à elle qu'il découvre l'Autre en lui-même. En effet, par le biais de la femme, l'homme acquiert une conscience métaphysique et se pose donc le problème fondamental de l'Homme, de l'Être.
1. Définition générale de l'exotisme
2Très tôt, V. Segalen prend conscience de la notion de différence, et particulièrement, de sa différence. La protection abusive que lui impose sa mère est à l'origine de sa connaissance intuitive des relations d'altérité. Il rend compte de cette découverte dans son Essai sur Soi-même :
j'appris donc, dès le sevrage, de mes parents, que « je n'étais pas comme les autres ». J'en fus convaincu, depuis lors. Ce fut le premier et étrange service que me rendit ma mère : « tu n'es pas comme les autres », « tu ne seras pas comme les autres » fut le mot magique qui défendait, interdisait, promettait aussi des merveilles1.
3Ainsi promu être d'exception, V. Segalen ne cherche pourtant pas à s'isoler et à ignorer le monde qui l’entoure. Au contraire, il exploite ce sentiment, acquis, de la différence et développe une sensibilité aiguë. Son séjour en Polynésie réveille, également par le biais de la sensualité, sa faculté de sentir et d'apprécier l'altérité. En octobre 1904, V. Segalen rédige une première note, départ d'une réflexion permanente sur l'Autre, le Divers, et qui prend place dans un ouvrage resté à l'état de projet, Essai sur l'Exotisme. Il ne cessera d'alimenter ce grand dossier tout au long de sa carrière. Le dernier texte date, en effet, du 2 octobre 1918. Cette ébauche d'essai nous livre cependant une connaissance précieuse de la pensée de V. Segalen, et il est possible d'affirmer que l’Essai sur l'Exotisme est une œuvre pivot autour de laquelle gravite toute sa production littéraire, des Immémoriaux à Thibet. Seuls Les Cliniciens ès Lettres et Les Synesthésies et l’École symboliste, qui sont des ouvrages antérieurs à l'expérience "exotique" de V. Segalen, n'exaltent pas la Différence. Toute l'évolution de l'artiste est une confirmation de son attrait pour ce qui est autre. C'est ici que réside la personnalité de l'écrivain.
4En ce début de XXe siècle, alors que l'empire colonial français poursuit son extension et affirme sa domination, V. Segalen élabore une nouvelle définition de l'exotisme, plutôt audacieuse pour l’époque, puisqu'il développe une esthétique de la Différence. Si le cadre de nombre de ses œuvres est exotique, au sens le plus courant, il ne s'agit pas pour lui de peindre la couleur locale. L'exotisme ne se situe pas dans l’aspiration à un univers étrange et idéalisé. V. Segalen s'insurge donc contre l'écriture traditionnelle de l'exotisme et reproche, tant aux touristes, aux colons, qu'aux écrivains de l'exotisme – il inclut dans cette catégorie, à côté de Loti, Claudel et Saint-Pol-Roux – leur "européocentrisme". Ceux-ci, qu'il nomme Proxénètes de la sensation du Divers (EE, 46), ne savent se départir de leurs préjugés occidentaux et de leur idéologie impérialiste. V. Segalen refuse une écriture superficielle qui ne proposerait qu’un florilège d'impressions et de clichés, dans tous les sens du terme.
5V. Segalen souhaite, par conséquent, épurer le mot "exotisme", le vider de son contenu traditionnel. Il dégage un nouveau concept, dont il revendique la paternité, et présente sa définition du terme "Exotisme" :
qu'il soit bien entendu que je n'entends par là qu'une chose, mais immense : le sentiment que nous avons du Divers (EE, 63).
6V. Segalen explique ce qu'il convient de nommer "Divers" :
tout ce qui jusqu'aujourd'hui fut appelé étranger, insolite, inattendu, surprenant, mystérieux, amoureux, surhumain, héroïque et divin même, tout ce qui est Autre ; – c'est-à-dire, dans chacun de ces mots de mettre en valeur dominatrice la part du Divers essentiel que chacun de ces termes recèle (EE, 83-84).
7L'artiste définit également plusieurs champs spécifiques de l'Exotisme : l'exotisme dans l'espace, dans le temps, l'exotisme des races, des sexes, de la nature, des arts entre eux, l'exotisme entre réel et imaginaire, et il évoque même l'exotisme des notions et des mots, celui qui se produit dans l'esprit : c'est le spectacle des Antinomies (EE, 66). Mais le pouvoir général de concevoir l'altérité relève d'un exotisme universel, principe fondamental sur lequel repose l'esthétique ségalénienne.
8Il s'agit donc de lire le monde dans sa diversité, dans laquelle se révèle la Beauté. L’homogénéité pèche contre la curiosité intellectuelle. Il convient alors de préserver le Divers, de conserver la Distance avec tout ce qui est Autre et de l’apprécier. La conception de l’Exotisme relève bien de l'esthétique et non de l'éthique. La dégradation du Divers est un sujet angoissant pour V. Segalen :
je me représente l'Entropie comme un plus terrible monstre que le Néant. Le néant est de glace et de froid. L'Entropie est tiède. Le néant est peut-être diamantin. L'Entropie est pâteuse. Une pâte tiède ? (EE, 65).
9Les progrès technologiques contribuent, selon lui, à une régression du sentiment du Différent : on s'efforce de tout expliquer par la science, on voyage partout et de plus en plus vite ; en somme, on ne tend pas à jouir de la Différence, mais à la dominer.
10La théorie de l’Exotisme a pour origine l'expérience sensible du monde. V. Segalen se charge d'exprimer la saveur du Divers, telle qu'il la ressent, c'est pourquoi il emploie souvent les termes de "sensation d'exotisme". Et réciproquement, éprouver la diversité aiguise la sensation. T. Todorov explique que c'est dans le sentiment du Différent que V. Segalen place son hédonisme :
La différence doit être valorisée, pense-t-il, car elle seule assure l'intensité de la sensation ; or sentir c'est vivre, ou pour le moins, c'est la part essentielle de la vie2.
11V. Segalen invente également le mot "Exote", qu'il voudrait imposer. L'Exote est
celui-là, qui, Voyageur-né, dans les mondes aux diversités merveilleuses, sent toute la saveur du Divers (EE, 85).
12Dans l’Essai sur l'Exotisme, on note l'emploi fréquent d'un vocabulaire du plaisir. L'auteur parle de l'"ivresse" qu'il y a à concevoir le Divers. Dans Équipée, on retrouve cette joie esthétique dans l'appréhension de la Différence :
L'exotisme est tout ce qui est Autre. Jouir de lui est apprendre à déguster le Divers (E, 131).
13La Différence procure un véritable enchantement des sens. Le sentiment d'Exotisme est donc ancré dans un vécu présent.
14La théorie de l'Exotisme sollicite la subjectivité du sujet, à commencer par celle de V. Segalen :
Ceci, universel, n'est que ma vision à moi : artiste : voir le monde et puis dire sa vision du monde (EE, 85).
15V. Segalen prend conscience d'une autre subjectivité : lorsque sont en présence le moi et l'Autre, êtres divergents, par l'appartenance ethnique, culturelle notamment, le sentiment d'Exotisme est réversible. Dans Équipée, le poète-voyageur relate son expérience de l'"exotisme à l'envers" lors de son périple dans une des contrées chinoises les plus reculées :
ces regards aperçoivent pour la première fois au monde, l'être aberrant que je suis parmi eux [...] je me sens devenir objet de mystère (E, 99).
16Cette figure de l'Occidental, présenté comme exotique dans sa propre littérature, prend le contre-pied de l'écriture exotique traditionnelle. V. Segalen s'attache donc à écrire aussi la
réaction non plus du milieu sur le voyageur, mais du voyageur sur le milieu vivant (EE, 32).
17Le voyageur se laisse interpeller par le milieu et s'efface devant lui. La parole est donnée à l'Autre, en particulier dans l'écriture romanesque, puisque c'est à l'Autre que l'auteur délègue l'acte narratif. H. Michaux semble l'auteur le plus proche de V. Segalen quant à cette conception de l'Exotisme. Le titre même de l'ouvrage Un Barbare en Asie en témoigne : lui, IL Michaux, l'Européen, l'écrivain, est ce "barbare". Lors de la valorisation de l'Autre, il met en accusation sa propre civilisation et cherche à construire son identité. À l'instar de V. Segalen, il ne désire pas s'assimiler :
Ici, barbare on fut, barbare on doit reste3
2. L'exotisme des sexes
18La notion d"'Exotisme sexuel", qui est non seulement présente dans la première note de l'Essai sur l'Exotisme, mais qui est de plus soulignée par l'auteur, est véritablement au coeur de l'esthétique de V. Segalen. Sa découverte de l'exotisme féminin correspond à l'expérience sensuelle et sexuelle qu'il a connue en Polynésie, là où il a appris à vivre la Différence. Dès lors, l'exotisme devient la valeur intrinsèque de l'érotisme. Thibet, la dernière œuvre du poète, quoique inachevée, est un magnifique hymne à la femme en tant qu'être érotique et fondamentalement Autre. Le poète, qui savoure le spectacle du Divers offert par les monts thibétains, ne peut s'empêcher de songer à la femme. Il s'adresse au Thibet :
Je pérégrine et suis en quête à travers toi de la conquête
De l'Autre, de l'autre au regard-dieu (T, 89).
19Et dans les glaciers, il cherche la vision soudaine d'un Être de l'autre clan (T, 44). La femme est donc distinguée très nettement de l'homme ; elle est "l'autre sexe". Elle est plus qu'un aspect particulier du Divers : elle représente le comble de l'exotisme pour l’homme qu'est V. Segalen :
Elle est divine au bout du monde et plus diverse que tes monts :
Elle est extrême, mon démon.
Et pourtant proche, et si vraiment à portée à moi dans la vie (T, 54).
20Bien qu'elle partage le quotidien de l'homme, la femme demeure l’Étrangère par excellence. Le poète exhorte le Thibet à la célébrer au nom de la beauté de sa diversité, puisqu'elle est à la fois un être similaire et différent :
L'Autre Être toute de mon sang, la même en sa métaphore [...]
Thibet, par beauté, exalte-la ! (T, 55).
21L'esthétique à laquelle obéit V. Segalen en tant qu'artiste, est également présente dans sa vie quotidienne. Il fait part à H. Manceron de son goût passionné pour l'altérité :
Je laisserai ici Yvonne qui, vers août, doit être Mère d'un enfant que je désire de sexe féminin, par pure raison d'exotisme (TF, 119).
22Lors de ses voyages, l'écrivain a rencontré des femmes de maintes cultures, de maintes ethnies. Il est subjugué lorsqu'il aperçoit pour la première fois une jeune Mandchoue :
mais quelle distance effroyable ! Quel exotisme, ô dieux ! Ah ! je suis bien servi (LC, 80).
23L'exotisme des races s'ajoute à celui des sexes. À cette occasion, l'écrivain mesure combien la féminité peut être multiple. Dans Équipée, il confronte la Chinoise avec l'Européenne :
Quant à l'objet, il a pour première valeur d'être exotique au plus haut point. C'est la transposition lunaire de gestes qu'on doit dire féminins, mais à l'extrême des autres (E, 86-87).
24La diversité infinie du monde féminin est un élément majeur de la poétique de V. Segalen.
25Une sublime expérience de l'Exotisme, entre deux êtres de sexes opposés, de culture et de croyance différentes, est exposée dans Le Combat pour le Sol. L’Étrangère est profondément exotique, au sens que V. Segalen réfute, aux yeux des concubines impériales, qui ne connaissent que leur Ciel de Chine. Leurs exclamations :
Qu'elle est différente ! n'est-ce pas ? – Qu'elle est différente de nous ! Comme elle est bien l'Étrangère pour Nous ! (CS, 38)
26traduisent moins leur intérêt pour cette altérité que leur méfiance, qui évolue en médisance. La répétition de "nous", collectif, les conforte dans le sentiment d'être l'unique référence. Les concubines portent alors un jugement de valeur sur cette nouvelle venue au physique si particulier, aux mœurs si étranges, au langage si incompréhensible... Or cette Étrangère bénéficie, depuis trois nuits, des faveurs de l'Empereur, ce qui attise l'incompréhension et la jalousie de certaines :
Celle-là, ô soeurs, celle-là peut se faire révoquer avant dix nuits... (CS, 39).
27Mais d'autres, qui soupçonnent l'Exote en l'Empereur, louangent l’Étrangère qui peut, selon elles,
Ou se faire aimer de Lui... ou bien d'être aimée... pour plus longtemps (CS, 39).
28En effet, l'Empereur est séduit par l'Autre que représente l’Étrangère. Il est un exote-né, disposé à cette rencontre avec le Divers :
Il nous semble en effet que n'ayant jamais entendu de tels mots nous attendions de tels mots... Oui... et aussi, à bien te regarder... il nous semble que n'ayant jamais vu un visage semblable au tien, nous attendions précisément ce visage... [... ] Ceci qui nous était inconnu... vraiment maintenant qu'il est là, était attendu, était inévitable... Cela est (CS, 74-75).
29L'amour réciproque entre l'Empereur et l’Étrangère a pour origine cette tentation du Divers et il est celui d'un couple d'exotes. Aimer c'est accepter et respecter la Différence.
30Mais ces amours d'exotes, tel celui du Combat pour le Sol, sont, comme nous le verrons plus loin, voués à l'échec. V. Segalen ironise alors d'autant plus sur le poncif de l'amour entre la femme étrangère et l'Européen. Le narrateur de René Leys, qui s'interroge d’une manière quasi obsessionnelle sur la possibilité d'aimer et d'être aimé d'une Mandchoue, semble toutefois comprendre que ce peut n’être qu'un fantasme :
Ces amours d'étrangères pour le bel étranger, classiques évidemment et connues (celui de la Reine Noire pour Salomon, de l'Africaine pour Vasco de Gama, de toutes les autres pour Loti), m'ont toujours laissé quelques doutes : ils ne vont jamais jusqu'au bout : ils n'obtiennent jamais d'enfants (du moins dans la Bible, l'Opéra, les œuvres complètes de Loti) (RL, 82).
31Si l'épigraphe chinoise de la stèle Les cinq relations est empruntée à Mencius, elle détermine néanmoins parfaitement la nature des relations entre l'homme et la femme, telle que la conçoit V. Segalen. Il traduit ainsi cet exergue :
Du mari à la femme doit régner la Différence.
32Cette prescription d'ordre esthétique vise à exacerber le sentiment d'exotisme des sexes que V. Segalen considère comme menacé. Lors de l'acte sexuel, deux extrêmes sont mis en rapport. Le plaisir charnel est augmenté d’un plaisir esthétique qui provient de ce jeu des contraires. V. Segalen condamne donc ceux qui servent l'Entropie du Divers :
Ceux-là qui ont transformé le geste de chair en geste d'hygiène ont tout perdu au change et gagné seulement cette paisible homogénéité où vient mourir la saveur du Divers (EE, 53).
33Face à la dégradation générale du Divers, une valeur exotique demeure : la femme. Il faut donc la préserver et l'exalter. C'est pourquoi V. Segalen se prononce pour la
condamnation absolue du féminisme, sorte de monstrueuse inversion sociale (EE, 80).
34Le féminisme, qui tend à une égalisation des sexes, agit contre le Divers, contre la Beauté.
35G. Manceron croit déceler un esprit réactionnaire dans cette réprobation ferme et totale du féminisme. Or, nous rappelons que les propos de V. Segalen ont une visée essentiellement esthétique et non sociologique. Jamais l'auteur ne dénigre et ne méprise la femme en raison de sa qualité de femme. Elle ne se réduit pas à être un simple objet comme le propose si souvent l'écriture de P. Loti. Antiféministe mais non misogyne, car le misogyne reproche à la femme d'être femme, V. Segalen ne cessera d'exprimer pour l'être féminin son amour, qui naît justement de leur Différence.
Notes de bas de page
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