L’analyse épistémologique du concept d’idéal et son apport à l’étude didactique
p. 61-73
Texte intégral
1. Introduction
1Le concept d’idéal est un concept central dans l’enseignement de l’algèbre à l’université. Une définition habituellement donnée à l’université de la structure d’idéal est :
2Définition : Soit (A, +, ▪) un anneau. Un sous-ensemble I de A est dit être muni d’une structure d’idéal à droite (resp. à gauche, resp. bilatère) de A si et seulement si :
- (I, +) est un sous-groupe de A.
- Pour tout a ∈ A, pour tout x ∈ I, x ▪ a ∈ I (resp. a ▪ x ∈ I, resp. x ▪ a ∈ I et a ▪ x ∈ I).
3Ce concept est généralement étudié à partir de la troisième année d’université dans le cadre de l’enseignement des structures algébriques, notamment la théorie des anneaux et des corps. Dans l’enseignement universitaire traditionnel, il est généralement introduit sous forme d’une définition axiomatique telle que celle donnée ci-dessus ce qui permet de reconnaître si un sous-ensemble donné d’un anneau est un idéal ou non. Il en découle un certain nombre de propriétés et de méthodes permettant de faire le lien entre divers domaines des mathématiques. Ce n’est pas la première structure algébrique rencontrée par les étudiants, l’enseignement de la théorie des espaces vectoriels et de la théorie des groupes précédant en général celui de la théorie des anneaux. Les travaux de recherche internationaux mettent en évidence les difficultés d’apprentissage du concept de groupe par les étudiants (Lajoie, Murat, 2004 ; Durand-Guerrier et al., 2015), difficultés relevant pour partie de la nature formalisatrice, Unificatrice et Généralisatrice de ce concept : on dit de tels concepts que ce sont des concepts FUG (Robinet, 1984). Robert (1987) souligne que dans l’enseignement supérieur :
les concepts à faire acquérir sont des concepts de type généralisateur, unificateur et formalisateur : ils ont été dégagés par des mathématiciens après que de nombreux problèmes particuliers aient été résolus (de façon particulière) et ont souvent correspondu à une nouvelle formalisation (loc. cit., p. 3).
4Dans notre travail de recherche nous faisons l’hypothèse que les difficultés rencontrées par les étudiants pour l’appropriation du concept d’idéal tiennent au moins pour partie à ce qu’il appartient au cadre épistémologique des concepts FUG. En effet, intuitivement, le concept d’idéal peut être considéré comme une formalisation et une généralisation de la propriété selon laquelle le produit d’un multiple d’un nombre entier donné a par n’importe quel entier est lui-même un multiple de a, comme l’illustre l’exemple ci-dessous (les multiples d’un entier formant par ailleurs un sous-groupe de ℤ pour l’addition). L’ensemble des nombres divisibles par 3 (c’est-à-dire l’ensemble des multiples de 3) est un idéal de (ℤ, +, ×). Appuyons nous sur la définition donnée ci-dessus pour montrer cela. Cet ensemble muni de la loi + est bien un groupe. De plus, soit un nombre a de ℤ. Soit un nombre n multiple de 3 alors il existe k dans ℤ tel que n = 3×k. Donc a×n = a×3×k, donc a×n est divisible par 3. De plus, comme a×n = n×a, n×a est aussi un multiple de 3. Donc l’ensemble des multiples de 3 est bien un idéal de (ℤ, +, ×).
5Le caractère simplificateur des notions FUG a été mis en avant un peu plus tardivement par Dorier (1990) dans ses travaux sur l’algèbre linéaire. Suite à une analyse historique de l’émergence des concepts de l’algèbre linéaire Dorier conclut que :
L’utilisation de la théorie axiomatique des espaces vectoriels comme cadre privilégié (voire unique) de l’étude des concepts et des résultats de l’algèbre linéaire est une découverte et un choix récents. Ce choix obéit essentiellement à un souci d’organisation, l’unification et la simplification de l’étude de différents domaines avec des outils et des méthodes semblables (loc. cit. p. 89).
6Cet aspect simplificateur apparaît, par la suite, comme une caractéristique de tous les concepts FUG, notés désormais FUGS.
7Ces réflexions nous ont conduit à nous poser les questions suivantes :
- Une étude épistémologique de l’émergence du concept d’idéal visant à identifier les problèmes et les questions ayant motivé son élaboration permet-elle de confirmer notre hypothèse d’appartenance de ce concept au cadre épistémologique des FUGS ?
- Quels choix de transposition didactique de ce concept pouvons-nous identifier dans les manuels à la lumière de notre étude épistémologique ?
- En appui sur les résultats obtenus sur les questions 1 et 2, quelles ingénieries didactiques pourrions-nous envisager pour favoriser en licence une appropriation du concept d’idéal plus en adéquation avec sa signification et avec ses usages dans différents champs des mathématiques ?
8Les résultats présentés ici concernent les questions 1 et 2, la question 3 est un objectif de nos travaux de recherches à plus long terme et ne sera pas abordée dans ce texte. Dans le premier paragraphe, nous exposerons brièvement les caractéristiques des concepts FUGS1, qui nous serviront de fil conducteur pour présenter, dans un deuxième paragraphe, une synthèse des résultats de notre étude épistémologique qui permettront de confirmer le caractère FUGS du concept d’idéal. Dans la suite nous présenterons les principaux résultats de l’étude de manuels que nous avons conduite à la lumière de notre étude épistémologique. Nous terminerons par les perspectives ouvertes par ce travail.
2. Les particularités d’un concept fugs
9Robert (1987) reprenant les travaux de Robinet (1984) écrit concernant les savoirs de nature FUGS :
Les problèmes où ces concepts interviennent de manière indispensable […] ne sont pas abordables par des élèves qui commencent à apprendre les notions correspondantes.
Ce dernier constat […] nous semble important en ce qui concerne l’enseignement de ces notions : on est obligé dans ce cas de présenter les notions en cours magistral avant de faire travailler les étudiants dessus : il est exclu de leur faire (re)trouver certains aspects avant le cours (loc. cit. p. 4) .
10Par ailleurs, (Douady, 1983) met en évidence l’importance de ce qu’elle appelle la dialectique outil-objet : lors de la résolution de problèmes mathématiques, les chercheurs peuvent être amenés à créer des concepts qui vont jouer le rôle d’outil pour la résolution de ce problème ; les concepts sont ensuite décontextualisés et intégrés dans la communauté mathématique. Le statut d’objet apparaît lorsque ces concepts sont étudiés pour eux-mêmes afin de dégager des propriétés qui pourront être réutilisées dans différents contextes. La dialectique outil-objet est ainsi caractérisée par les allers-retours entre son statut outil et son statut objet. Pour Douady il est nécessaire de pouvoir recréer une dialectique outil-objet car « Apprendre, pour un étudiant, c’est s’impliquer dans une activité intellectuelle dont la conséquence est à terme la disponibilité d’un savoir avec son double statut d’outil et d’objet » (Douady, 1994, p. 3). Une introduction en tant qu’outil, lors d’une situation fondamentale2 par exemple, nécessitera ensuite une institutionnalisation qui donnera au concept le statut d’objet. Pour que la dialectique outil-objet fonctionne il faudra ensuite réinvestir le concept en tant qu’outil pour la résolution de nouveaux problèmes.
11Une particularité des concepts FUG mise en avant par Robert (1987) tient à ce qu’il est difficile de trouver une situation où il soit le meilleur outil pour résoudre le problème. En effet, d’une part, les étudiants ont souvent à leur disposition des outils qu’ils connaissent mieux pour résoudre les problèmes qu’on leur pose, d’autre part, l’aspect unificateur ne peut apparaître que si l’on dispose de suffisamment d’exemples pour identifier cette dimension. Ainsi, cette nature FUG de certains concepts conduit la plupart des enseignants du supérieur, que ce soit à l’université ou en classe préparatoire aux grandes écoles, à donner la définition du concept sous sa forme axiomatique et à l’illustrer par quelques exemples, ce qui, selon nous, ne favorise pas l’appropriation par les étudiants des apports de ce concept pour l’activité mathématique. En effet, pour comprendre l’utilité d’un tel concept il faudrait voir qu’il permet de résoudre des problèmes posés dans des domaines variés mettant en jeu des objets mathématiques de différentes natures (par exemple pour la notion d’idéal : nombres entiers, polynômes, matrices) plutôt que de traiter ces objets chaque fois comme des cas particuliers. Dans le cadre du curriculum français actuel, les étudiants de deuxième ou troisième année d’université ne disposent en général pas d’une culture mathématique suffisante pour prendre toute la mesure de cet aspect unificateur, ce qui peut engendrer chez certains d’entre eux un sentiment d’inutilité. Un autre obstacle, identifié par Dorier (2008) pour l’algèbre linéaire, est l’obstacle du formalisme qui pour cet auteur « semble […] relever d’une difficulté des étudiants à prendre du recul par rapport aux différents modes de représentation et de pensée » (p. 9). Selon Dorier, le rôle de l’analyse épistémologique vis à vis du dépassement de l’obstacle du formalisme est de permettre de mieux comprendre certaines difficultés des étudiants mais aussi de construire des ingénieries locales visant à introduire les concepts d’algèbre linéaire de façon à faire saisir aux étudiants la nécessité du formalisme (Dorier, 2008, p. 9). L’analyse épistémologique nous permettra, d’une part, de confirmer la nature FUGS du concept d’idéal, mais également, de pointer du doigt des difficultés potentielles des étudiants.
3. L’étude historique et épistémologique du concept d’idéal
3.1. L’apport de l’analyse épistémologique pour notre étude didactique
12Le concept d’idéal est un concept qui a évolué au fur et à mesure de ses utilisations dans la recherche. Cependant, nous le manipulons sous sa version contemporaine qui est redonnée dans l’introduction. Artigue (1990) souligne qu’une impression d’évidence entoure de nombreux objets mathématiques. Il faut alors, pour comprendre les difficultés qu’un concept engendre chez les élèves, effectuer un travail de distanciation. Pour effectuer ce travail de distanciation, Artigue propose comme outil l’analyse épistémologique qui, selon elle, aide la didactique à se « déprendre de l’illusion de transparence des objets qu’elle [la didactique] manipule » (loc. cit. p. 245). Notre étude épistémologique du concept d’idéal s’inscrit dans cette perspective.
13Dorier (2000) souligne lui aussi l’importance d’une étude épistémologique à des fins didactiques. Cet auteur compare les genèses historiques (l’introduction du concept telle qu’elle s’est réellement déroulée) et les genèses artificielles (l’introduction du concept telle qu’elle peut être faite dans un cours) et précise le travail du didacticien face à ces genèses :
Il ne s’agira pas pour nous d’essayer à tout prix de réduire l’écart entre la genèse historique et les genèses artificielles compatibles avec les choix de programmes, mais plutôt à partir d’une difficulté d’enseignement ou d’apprentissage repérée, d’essayer de comprendre, à la lumière de la genèse historique, l’origine et les moyens de dépasser cette difficulté (loc. cit. p. 25).
14Il ajoute que l’analyse épistémologique permet de saisir le processus d’évolution d’un concept, mettant en évidence les différentes étapes dans ce processus, les sauts conceptuels, les formalisations, etc. Le travail de Dorier concerne l’algèbre linéaire, mais nous suivons Hausberger (2012) dans l’hypothèse que ceci vaut également pour l’algèbre structuraliste à laquelle appartient le concept d’idéal. Ce concept, qui repose sur l’étude des conséquences logiques d’un système d’axiomes posés définissant la structure, est le produit d’un long processus dont l’analyse épistémologique permettra de rendre compte.
3.2. Étude historique – principaux jalons
15Dans ce paragraphe, nous donnons quelques éléments du contexte historique dans lequel la notion d’idéal est apparue pour la première fois, et nous présentons brièvement la manière dont cette notion s’est modifiée dans l’histoire pour prendre la forme que nous connaissons actuellement.
16On peut faire remonter le début de l’histoire aux recherches de Kummer, un mathématicien allemand. En effet, selon Sinaceur (2008, p. 243), Kummer s’intéresse aux recherches arithmétiques de Gauss. Il mène ses recherches dans ce que l’on appelle de nos jours les anneaux des entiers cyclotomiques. Il remarque que, dans ces anneaux, il existe une décomposition des nombres en irréductibles3. Cependant, contrairement aux domaines des nombres entiers, rationnels ou complexes, cette décomposition n’est pas unique. Ceci le conduit en 1847 à inventer les nombres premiers idéaux pour pallier à la non unicité de la décomposition en irréductibles de manière à ce que « les lois de la divisibilité dans les domaines de nombres étudiés par lui coïncident maintenant complètement avec celles qui régissent le domaine des nombres entiers rationnels » (Sinaceur, 2008, p. 244). Ces nombres ne sont pas explicités par Kummer qui les définit uniquement par des relations de divisibilité.
17D’après Corry (2004, chapitre 2), Dedekind s’intéresse de près au travail de Kummer et reprend l’étude des nombres premiers idéaux avec pour objectif de préciser ces objets mathématiques qui, tout comme les nombres complexes, nécessitent de sortir du cadre du domaine de nombres que l’on considère. En 1871, Dedekind écrit sa première version de la théorie des idéaux (Dedekind, 1871) ; il démontre l’unicité de la décomposition en facteurs premiers idéaux dans les corps de nombres (précisément leurs anneaux des entiers, c’est-à-dire les anneaux tels que les entiers de Gauss ℤ[i] qui généralisent l’anneau ℤ, pour une extension de degré finie du corps des rationnels). Puis en 1876, il donne la définition moderne d’un idéal dans les corps de nombres et introduit la notion de produits d’idéaux (Dedekind, 1876). En 1879 Dedekind démontre l’unicité de la factorisation, en termes de produits d’idéaux (Dedekind, 1879), puis introduit en 1894 la notion de chaîne ascendante et l’utilise dans ses preuves (Dirichlet, 1894). Dedekind est le premier à avoir donné une définition axiomatique du concept d’idéal.
18En 1900, Hilbert introduit le terme d’anneau comme synonyme d’anneau des entiers des corps de nombres. Il prouve le théorème de finitude des idéaux en utilisant la condition ascendante de chaîne dans les corps de nombres. Selon Corry (2000), Steinitz propose en 1910 un programme de recherche en algèbre qu’il applique aux corps dans (Steinitz, 1930) afin de décrire les différents types de corps possibles et d’établir les règles de base de leurs interrelations. C’est le début de ce qu’on appelle maintenant le programme de recherche structuraliste. En 1912, Fraenkel, sous l’influence de Hilbert et Steinitz, utilise l’axiomatique comme moyen de caractériser les systèmes de nombres p-adiques. Cette axiomatisation amène Fraenkel à s’intéresser alors à des domaines similaires aux corps mais qui possèdent des diviseurs de zéro, il les appelle « anneaux ».
19Le véritable tournant va être l’œuvre d’Emmy Noether. Selon Corry (2004, chapitre 5), en 1920, Noether rédige un papier avec Schmeidler dans lequel elle utilise les idéaux pour généraliser le théorème de factorisation au domaine des opérateurs différentiels (Noether, Schmeidler, 1920). S’apercevant que le concept d’idéal peut être adapté à différents domaines, à partir de 1921, Noether continue la généralisation des concepts en définissant le concept abstrait d’anneau et d’homomorphisme et en faisant cette fois le lien avec les idéaux (Noether, 1921). Elle montre que l’unicité de la décomposition en idéaux premiers est valable dans les anneaux qui vérifient la condition ascendante de chaîne (anneaux que l’on appelle maintenant noethériens). En 1923, elle introduit la théorie de l’élimination basée sur les idéaux (Noether, 1923). Enfin, elle sortira du contexte des anneaux noethériens et imposera des conditions à l’anneau commutatif qu’elle considérera afin de prouver successivement plusieurs théorèmes de décomposition en fonction des axiomes qu’elle introduit.
3.3. Nature épistémologique du concept d’idéal
20L’analyse épistémologique que nous venons de mener nous permet de vérifier l’hypothèse que le concept d’idéal est un concept de nature épistémologique FUGS. Nous indiquons brièvement ci-dessous les éléments qui permettent d’attribuer au concept contemporain d’idéal les caractères formalisateur, généralisateur, unificateur et simplificateur.
3.3.1. Caractère formalisateur du concept d’idéal
21Le caractère formalisateur du concept d’idéal réside dans le traitement en termes d’axiomatique formelle dans la lignée de Hilbert (Boniface, 2004, p. 155-165). Il est fait abstraction de la nature particulière des objets considérés. Avec la réécriture conceptuelle opérée par Noether, de nouvelles structures ont été introduites : les anneaux abstraits, les idéaux des anneaux abstraits avec leurs propriétés structurelles (principalité, noethérianité, etc.). Noether est indéniablement l’une des figures emblématiques de la formalisation du concept d’idéal.
3.3.2. Caractère généralisateur de la notion d’idéal
22Le caractère généralisateur de la notion d’idéal découle de son caractère formalisateur qui permet de généraliser les résultats obtenus dans des cas particuliers comme ℤ et ℤ[i]. Le caractère généralisateur de la notion d’idéal est apparu progressivement de Dedekind à Noether notamment à travers le développement de la théorie algébrique des nombres comme volonté de généraliser les résultats obtenus dans ℤ.
3.3.3. Caractère unificateur de la notion d’idéal
23La théorie des idéaux permet d’unifier notamment les théories de décomposition des corps de nombres, des polynômes et des opérateurs différentiels. En effet, ces exemples qui étaient traités comme des cas particuliers, que ce soit par Kummer, Dedekind ou même Noether et Schmeidler, sont unifiés par la théorie des idéaux dans les anneaux abstraits.
3.3.4. Caractère simplificateur de la notion d’idéal
24La théorie des idéaux apporte des simplifications dans de nombreuses preuves ; par exemple, le critère de factorialité peut être utilisé pour prouver, de manière simple, que la propriété de factorialité se transmet d’un anneau A à l’anneau des polynômes à coefficient A, noté A[X].
4. Les conséquences sur l’étude didactique
25Nous faisons l’hypothèse que la nature épistémologique FUGS du concept d’idéal peut, en partie, expliquer les difficultés ressenties par les étudiants lorsque ce concept est abordé pour la première fois : il est difficile de percevoir le caractère unificateur en l’absence d’exemples disponibles, ce qui peut engendrer un sentiment d’inutilité souvent exprimé par les étudiants et renforcé par un usage souvent relativement limité de ce concept dans les premières années d’université. Ceci renvoie à la question difficile de la transposition didactique des concepts enseignés à l’université.
26Dans ce qui suit, nous présentons tout d’abord brièvement deux spécificités de l’enseignement des concepts FUGS identifiés dans la littérature, puis les principaux résultats d’une étude de manuels que nous avons conduite pour faire un premier état des lieux de la transposition didactique du concept d’idéal en licence et dans les classes préparatoires aux grandes écoles.
4.1. Quelques spécificités de l’enseignement des notions FUGS
27L’enseignement des concepts de nature épistémologique FUGS nécessite de mettre en œuvre des moyens didactiques spécifiques qui ont été mis en évidence par Robert et Robinet (1993) : l’importance d’accompagner l’enseignement d’un discours sur les connaissances et les méthodes mathématiques en jeu (un discours méta) et la nécessité de penser l’enseignement sur le long terme.
4.1.1. La place du discours méta
28Robert et Robinet (1993) ont défini la notion de « discours méta » comme suit :
[L’enseignant] est amené à accompagner son discours strictement mathématique de phrases qui accompagnent ce discours, qui s’y rapportent, mais sans nécessairement contenir d’informations mathématiques stricto sensu : l’enseignant peut parler de manière qualitative des connaissances qu’il est en train de décontextualiser, il peut expliquer à quoi elles servent, comment les utiliser, il peut citer les erreurs fréquentes qu’elles occasionnent… (loc. cit. p. 2).
29Ce discours peut être, par exemple, la donnée de méthode, un discours sur le rôle de la réflexion épistémologique sur l’apprentissage ou encore l’explicitation de la nature de certains concepts (on peut penser à la nature FUGS).
30Robert et Robinet soutiennent que le discours méta est indispensable dans l’apprentissage des mathématiques. Ainsi, lorsque l’on attend des étudiants qu’ils adoptent un nouveau point de vue, comme lors du passage à l’algèbre structuraliste, le discours méta lié aux contenus permettrait un tel changement. De plus, selon les auteurs, les discours méta de deuxième ou troisième niveau jouent un rôle important dans l’enseignement des savoirs FUGS.
31Hausberger (2013), dans un article portant sur une expérience d’enseignement de l’algèbre structuraliste, insiste lui aussi sur l’importance d’un tel discours. Selon lui, un discours méta sur l’axiomatique pourrait aider les étudiants à manipuler les axiomes et les structures de l’algèbre moderne. Cependant, Hausberger montre, sur le concept d’homomorphisme, qu’un discours méta, même de nature épistémologique, ne semble pas suffisant, à lui seul, à une bonne compréhension des concepts d’algèbre structuraliste.
4.1.2. Un enseignement sur le long terme
32Dorier, Robert, Robinet et Rogalski (1995) élaborent des propositions pour améliorer l’enseignement de l’algèbre linéaire. Leur étude tend à montrer que pour faciliter l’enseignement de l’algèbre linéaire, dont la plupart des concepts sont des concepts FUGS, il faut adopter un enseignement sur le long terme. En effet, cet enseignement doit prendre en compte le fait qu’il est nouveau pour les étudiants de rencontrer de tels concepts et qu’il faut leur laisser le temps de s’habituer. Ils insistent sur l’utilisation d’une réflexion au niveau méta abondante (portant, par exemple, sur la nature épistémologique FUGS des concepts) permettant ainsi une meilleure compréhension des concepts étudiés, ainsi que sur l’importance des changements de point de vue pour l’étudiant. On peut ajouter que l’organisation actuelle en « semestres » de douze à quatorze semaines d’enseignement à l’université ne favorise pas la mise en place d’ingénieries longues (en termes de temps didactique) et nécessite la prise en compte par les équipes pédagogiques des connaissances stabilisées dans le cursus antérieur, incluant les connaissances étudiées dans le secondaire.
4.2. Le concept d’idéal dans les manuels
33L’analyse épistémologique et didactique a montré l’importance de la prise en compte des dimensions outil ou objet du concept d’idéal d’une part, et la prise en compte du contenu méta d’autre part, en relation avec le caractère FUGS du concept d’idéal. Ces éléments ont servi de guide pour l’élaboration d’une grille d’analyse qui a été appliquée dans un premier temps sur trois manuels (Marco et al., 2007a), (Marco et al., 2007b) et (Szpirglas et al., 2009), puis dans un second temps, après avoir été affinée, nous l’avons appliquée à sept manuels, dont les trois premiers. Nous indiquons ci-dessous les principaux résultats de cette étude.
4.2.1. Différents statuts outils pour le concept d’idéal
34Dans notre étude, nous avons considéré explicitement la dialectique outil-objet au sens de Douady (1983) et pris en compte plusieurs statuts outils possibles du concept d’idéal :
– Outil de résolution de problème : on introduit le concept pour résoudre un problème.
Par exemple, existe-t-il un corps à quatre éléments ? La réponse à ce problème peut être apportée en quotientant ℤ/2ℤ[X] par l’idéal engendré par un polynôme irréductible de degré 2 de ℤ/2ℤ[X] ainsi (ℤ/2ℤ[X])/ (X2+X+1) est un corps à 4 éléments.
– Outil d’introduction de nouveaux objets : au sens où le concept est un outil pour créer un nouvel objet. Par exemple soit f un endomorphisme de E un K-espace vectoriel. On considère l’homomorphisme d’anneaux φ : K[X] → L(E) défini par φ (X) = f. Le noyau de φ est un idéal de K[X]. Comme K[X] est principal, on peut trouver un polynôme unitaire engendrant cet idéal. Ce polynôme annule f et est de degré minimal parmi les polynômes annulateurs non nuls qui annulent f. Ce polynôme est alors appelé polynôme minimal de f.
– Outil de preuve : le concept apparaît au sein de la preuve d’une propriété mathématique dans laquelle il n’est pas objet. Par exemple, la démonstration de l’existence du PGCD de deux nombres entiers relatifs a et b. En effet, comme ℤ est principal, il existe d dans ℤ tel que l’idéal engendré par a et b soit égal à l’idéal engendré par d. La relation de divisibilité en termes d’idéaux permet de démontrer que d est le PGCD de a et de b.
4.2.2. Rôle du discours méta et dialectique outil-objet
35Nos analyses nous conduisent à faire l’hypothèse que le discours méta joue un rôle important dans le fonctionnement d’une dialectique outil-objet a priori même s’il se pose la question de la dévolution de ce discours méta aux étudiants.
36Dans l’un des manuels étudiés (Marco et al., 2007a), on observe que la notion d’idéal est introduite comme outil au moment de l’introduction de l’anneau ℤ/n ℤ, mais une fois cette introduction faite les auteurs travaillent uniquement avec les congruences dans ℤ pour le reste du chapitre sans jamais faire le lien entre les congruences et l’appartenance à un idéal. Il se produit le même phénomène dans le chapitre sur les polynômes qui concerne l’anneau K[X]/ (P) pour lequel les auteurs ne travaillent qu’en termes de reste par la division euclidienne sans, encore une fois, faire le lien avec les idéaux. Les auteurs du manuel n’exploitent donc pas les caractères FUGS du concept. La manière dont ce manuel introduit le concept d’idéal est représentative de la manière dont est introduit le concept d’idéal dans les premières années de la licence lorsque la dimension unificatrice n’est pas exploitée. Nous faisons l’hypothèse que ceci ne permet pas aux étudiants d’identifier l’intérêt de l’introduction de ce concept à ce niveau d’enseignement, ce qui pourrait renforcer le sentiment d’inutilité mentionné plus haut.
4.2.3. Différents domaines pour traiter le concept d’idéal
37A l’issue de notre analyse épistémologique, nous avions fait l’hypothèse que le concept d’idéal serait traité essentiellement dans le domaine de l’arithmétique. L’étude des manuels confirme cette hypothèse, mais fait apparaître d’autres domaines, notamment la théorie des modules sur un anneau général, qui renvoient à des usages contemporains de la théorie des idéaux non pris en compte dans notre étude épistémologique. Ceci illustre la nécessité de conduire des études d’épistémologie contemporaine pour l’étude de la transposition didactique des concepts mathématiques avancés.
5. Conclusion
38Cet article souligne l’imbrication de l’épistémologie et de la didactique dans notre étude de l’enseignement du concept d’idéal. L’épistémologie permet de détecter les difficultés intrinsèquement liées à la nature du concept d’idéal. La détection de la nature de ce concept oriente l’étude de sa transposition au sein des manuels, étude qui nous renvoie à une étude d’épistémologie contemporaine. De ce fait, nous faisons le choix dans nos travaux de recherche à venir de ne pas séparer l’analyse épistémologique de l’analyse didactique car ces deux analyses s’enrichissent mutuellement. Par ailleurs, comme le souligne Artigue (1990), ces études croisées permettent de se « déprendre de l’illusion de transparence des objets mathématiques », ce qui est utile non seulement pour le chercheur, mais aussi pour le professeur ou pour le formateur. Elles permettent également d’envisager des ingénieries didactiques visant à favoriser l’appropriation de ce concept par les étudiants.
Bibliographie
Références
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Références manuels
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Marco J-P., Lazzarini L. (eds) (2007b). Mathématiques L2 – Cours complet avec 700 tests et exercices corrigés. Pearson Education France.
Szpirglas et al., (2009). Mathématiques L3 – Algèbre – Cours complet avec 400 tests et exercices corrigés. Pearson Education France.
Notes de bas de page
1 Ceci est présenté de manière plus détaillée dans cet ouvrage dans le texte de Jean-Luc Dorier.
2 Une situation fondamentale est un problème qui peut caractériser une connaissance. Dans cette situation, la connaissance doit apparaître comme étant la solution optimale de résolution du problème (Brousseau, 1998).
3 Un élément d’un anneau est dit irréductible si et seulement s’il n’est pas une unité et si dès lors qu’il s’écrit comme un produit de deux éléments de l’anneau alors l’un des deux termes intervenants dans ce produit est une unité de l’anneau.
Auteur
Lycée Lamartine à Mâcon et Institut Montpelliérain Alexander Grothendieck, UMR 5149.
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