La mystérieuse égalité 0,9999 … = 1 : regards didactiques, mathématiques et historiques
p. 45-60
Texte intégral
1. Introduction
1Un système de numération est un procédé grâce auquel tous les éléments d’un ensemble de nombres sont codés (on dit plutôt développés) par une suite de « lettres » appartenant à un certain « alphabet » prédéfini. Par exemple, notre système de numération décimal associe à chaque nombre réel une suite d’éléments de l’alphabet {0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9}, auquel on adjoint un signe séparant les parties entière et fractionnaire. Le système de numération à base quelconque b en est une généralisation, mais signalons que beaucoup d’autres systèmes sont aujourd’hui étudiés par les mathématiciens et les informaticiens théoriciens : systèmes de numération à base non-entière, ou négative, fractions continues (et leurs multiples généralisations), fractions de Engel-Sierpinski, etc.
2Même si ce n’est le plus souvent que sous-entendu, l’on s’attend à ce que la correspondance entre l’ensemble de nombres et l’ensemble des développements possibles soit bijective. Or des raisons qui tiennent à la structure topologique des nombres réels font que cela n’est pas possible : pour l’essentiel des systèmes de numération (en passant ici sous silence la définition exacte que ce terme recouvre, qui englobe tous les exemples précédents), il existe toujours des nombres réels auxquels correspondent plusieurs développements. On pourrait même mettre en forme l’affirmation suivante : les nombres qui ont plusieurs développements sont justement ceux pour lesquels, en quelque sorte, le système de numération est initialement conçu. C’est ainsi que, dans le cas du système de numération décimal ordinaire, les nombres qui possèdent deux développements sont précisément les décimaux. Tout décimal (ici pris positif) possède en effet un développement dit « propre » (avec un nombre fini de chiffres), et un autre « impropre », qui s’obtient en remplaçant la dernière décimale non nulle d du développement propre par d – 1, puis en apposant une infinité de 9 ensuite. C’est le plus souvent le nombre un, avec la célèbre égalité 0,9999… = 1, qui sert d’illustration à cette étrangeté du système décimal. Avec les outils modernes de l’analyse, l’égalité 0,9999… = 1 apparaît comme une simple application de la formule qui donne la somme des termes de la suite géométrique de premier terme 9/10 et de raison 1/10. Toutefois, ces outils ne sont accessibles qu’aux étudiants avancés en mathématiques, alors que l’égalité 0,9999… = 1 est susceptible de se présenter même à un niveau élémentaire.
3Disposer d’une démonstration de cette inégalité inattendue semble donc nécessaire, et d’ailleurs la plupart des enseignants en connaissent. Il se trouve pourtant que celles en usage emportent difficilement la conviction en plus d’être le plus souvent mathématiquement contestables. Ainsi de l’argument qui consiste à écrire 1/3 = 0,3333… et à multiplier par 3, donnant 1 dans le membre de gauche et 0,9999… dans celui de droite. La faille est que, comme dans la plupart des raisonnements analogues (dont celui qui consiste à poser x = 0,9999…, à multiplier par dix et à retrancher x pour observer que 9x = 9 et donc que x = 1), cet argument utilise une extension des algorithmes usuels d’addition ou de multiplication qui n’est pas rigoureusement définie. En effet, bien que « naturelle » ou « évidente », l’écriture 3×0,3333… = 0,9999… invoque un procédé de calcul qui sort du champ d’application de la multiplication ordinaire, qui ne porte que sur des nombres décimaux.
4Il est incontestable que l’égalité 0,999… = 1 a quelque chose d’étrange, voire de choquant et nous proposons dans ce texte une nouvelle manière d’aborder cet obstacle que rencontrent les étudiants. Nous commencerons par exposer quelques-unes des nombreuses études didactiques sur la question. Puis, nous exposerons un point de vue mathématique nouveau permettant de comprendre différemment cette égalité qui sera suivi par des éléments historiques. Enfin, nous présenterons brièvement deux expérimentations s’appuyant sur cette nouvelle approche mathématique.
2. L’obstacle de l’égalité entre 0,999… et 1
5Les études didactiques sur la comparaison entre 0,999… et 1 sont nombreuses et anciennes (Tall, Schwarzenberger 1978 ; Tall 1980 ; Sierpinska 1985). Elle est considérée comme un point clé de l’entrée dans les réels, au carrefour de plusieurs notions : la complétude (pas de trou entre 0,999… et 1), la notion de limite (somme des termes d’une série géométrique ou de la suite des troncatures), les infinitésimaux (entre analyse standard et non standard), la double représentation des décimaux dans le système décimal (ou l’équivalent avec une autre base), les nombres rationnels (et irrationnels), l’impact sur la géométrie euclidienne (si tout nombre est l’abscisse d’un point sur une droite munie d’un repère que dire, par exemple, du milieu de 0,999… et 1 ?), un infini potentiel et un infini actuel… cette liste peut sans doute être étendue.
6La compréhension de cette égalité requiert deux points :
- Envisager l’infinité des 9 comme un tout ;
- Justifier que cette totalité est égale à 1.
7La figure 1 montre une production d’un étudiant de première année de mathématiques, à qui l’égalité 0,999… = 1 a pourtant été enseignée au premier semestre.
8La plupart des justifications de l’égalité entre 0,999… et 1 s’appuient, souvent de manière implicite, sur le corps des rationnels ou des réels supposé déjà construit avec ses caractéristiques topologiques (Dubinsky et al., 2005, pages 261-262), ou bien sa structure de corps (voir par exemple (Tall, Schwarzenberger, 1978)) – et dans ce second cas, les justifications donnent une grande importance aux opérations.
9Comme le signalent par exemple Mena et al. (2014), ces preuves ne sont en général pas convaincantes (voir également Njomgang Ngansop, Durand-Guerrier, 2014). Même si les sujets (des étudiants d’université et enseignants de mathématiques) reconnaissent la validité des arguments avancés, l’opposition sémiotique entre les expressions 0,999… et 1 demeure trop forte. Il est d’ailleurs significatif que, pour un public mathématicien, le taux de réponses proposant l’inégalité dans la question de la comparaison de 0,999… et 1 varie très peu d’une période à une autre et d’un pays à un autre, et tourne autour de 60 % indépendamment d’un éventuel enseignement préalable (Tall, 1980 ; Mena et al., 2014). Par ailleurs, dans un test mené au début du lycée (113 élèves), on trouve sans surprise 100 % de réponses optant pour l’inégalité (Vivier, 2011) ; pour un autre type de public non mathématicien, signalons l’étude de Weller et al. (2009), qui porte sur un effectif de 204 étudiants-professeurs du 1er degré et montre un taux de 73,5 % en faveur de l’inégalité. Ce taux est certes plus élevé que les 60 % que l’on observe pour un public mathématicien, mais l’écart est toutefois loin d’être écrasant.
10L’analyse non standard, développée par Robinson dans les années 1960, est un outil conceptuel qui peut aussi être mobilisé pour comprendre les ressorts d’une expression telle que « 0,000… 01 » (une infinité de 0, suivie d’un 1) qui apparaît sur la figure 1. En analyse non standard, il est effectivement possible de voir 0,999… et 1 comme distincts. Cette perspective nous semble importante pour comprendre les productions d’étudiants, ceux-ci pouvant tout à fait développer, contre l’enseignement traditionnel ou au moins parallèlement, des conceptions non standard des nombres (Ely, 2010).
3. Un point de vue mathématique nouveau
3.1. Des séries aux mots circulaires
11Le résultat fondamental sur lequel nous pouvons construire une démonstration rigoureuse et élémentaire de l’égalité 0,9999… = 1 est le suivant : un nombre x donné est rationnel si, et seulement si, il admet un développement décimal ultimement périodique, c’est-à-dire que ce développement, à part éventuellement au début, consiste en la répétition infinie d’un même motif de base, appelé période, comme dans les cas de 11/30 (= 0,36666…) ou de 19/11 (= 1,72727272…). Notons que le motif du développement propre d’un décimal est simplement 0 (en écrivant, par exemple, 13,7 sous la forme 13,70000…).
12La démonstration de ce résultat n’est pas difficile. Pour montrer que, étant donné deux entiers a et b, le développement décimal de a/b est ultimement périodique, on pose la division et l’on observe que, une fois que tous les chiffres de a ont été abaissés, l’algorithme n’abaissera plus que des 0. Chaque nouveau reste étant au plus égal à b – 1, il est donc inévitable que, après au plus b étapes (correspondant à tous les restes possibles entre 0 et b−1), l’algorithme entre dans une boucle dont il ne sort plus, et qui produit une répétition infinie des mêmes valeurs au quotient (valeurs qui, redisons-le, peuvent être égales à 0 dans le cas où a/b serait en fait un décimal) ; la série produite converge. Réciproquement, il est facile de vérifier, par un calcul de somme de série, qu’un nombre comme 0,427427427… (par exemple) est égal à 427/999, et la généralisation à toutes les expressions décimales ultimement périodiques ne présente pas de difficulté, y compris pour montrer que 0,999… = 9/9.
13L’intérêt d’un tel résultat est qu’il permet d’exprimer le développement décimal des rationnels de façon finie. Pour cela, appelons mot toute séquence finie de lettres de l’alphabet {0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9}, comme par exemple 129, ou 4, ou encore 333. Appelons par ailleurs mot circulaire (sous-entendu : pointé) un mot dont la dernière lettre est implicitement supposée suivie de la première. Pour distinguer entre mots et mots circulaires, ces derniers seront écrits sous la forme 129. On peut aussi (mais cette représentation devient vite encombrante) utiliser une représentation effectivement circulaire, un sens de rotation étant prédéfini (ici : le sens trigonométrique) et un point indiquant la place de la première lettre (c’est la présence de ce repère qui fait de nos mots circulaires des mots circulaires pointés).
14L’équivalence « x est rationnel ⇔ x possède un développement décimal périodique » a pour conséquence que tout nombre rationnel peut s’écrire à partir d’un mot (sa partie apériodique) et d’un mot circulaire (sa partie périodique). En toute rigueur, il convient aussi de déterminer la place de la virgule mais, pour éviter des lourdeurs techniques guères significatives ici, nous ne considèrerons que des rationnels dont la partie périodique commence immédiatement après la virgule.
15Écrire un rationnel u sous la forme d’un couple (M, P) où M est un mot et P un mot circulaire revient à ramener l’expression décimale de u sous une forme finitaire, grâce à la structure circulaire de P. De la sorte, calculer sur ces couples peut se faire sans référence aucune à des arguments d’analyse : seule l’algèbre – ou même la seule combinatoire, si l’on veut – est impliquée. C’est ainsi qu’une argumentation rigoureuse d’une égalité telle que 0,9999… = 1, qui s’écrit (0,9) = (1,0) avec ces notations, devient possible à un niveau élémentaire. Si les développements nécessaires excèdent sans doute ce qu’il est possible d’enseigner à des élèves, ils sont en revanche tout à fait accessibles à des enseignants, ce qui permet de compléter le registre des écritures décimales pour les rationnels. C’est ce que nous proposons à la section suivante.
3.2. Somme de deux mots circulaires
16Considérons deux rationnels u et v, donnés sous la forme de parties apériodiques M et M’ et de parties périodiques P et P’. Pour calculer la somme u+v, on calcule d’abord M+M’ de manière classique. Pour traiter les parties périodiques, on commence par les rendre de même longueur, en identifiant un mot circulaire avec ses « puissances » (c’est-à-dire des copies de lui-même). Par exemple, si l’on a P = 81 et P’= 216, alors on considèrera les formes 818181 et 216216. (Cette identification entre un mot circulaire et ses puissances est adoptée dans toute la suite, de façon implicite). On fait ensuite la somme de ces deux expressions de la même façon que pour des expressions décimales ordinaires, à l’exception de la retenue qui apparaît lors du calcul de 8+2 : cette retenue est placée tout à droite (le 1 cerclé de la Figure 3) et conduit à remplacer par un 8 le 7 initialement obtenu lors de l’opération 1+6.
17Le placement à droite de la retenue de gauche exprime la structure circulaire des parties périodiques de u et v.
18Par ailleurs, bien sûr, dans le cadre du calcul de u+v, cette retenue provenant de 8+2 doit également « sortir » des parties périodiques, et la valeur 1 doit aussi être ajoutée à la somme M+M’.
19Les mots circulaires sont ainsi algébriquement structurés (même si nous ne le détaillerons pas complètement ici). L’obtention d’une structure de groupe pour les mots circulaire va nous donner un moyen de nous approcher de l’égalité 0,9999… = 1 à l’aide de cette structure.
20Il est assez facile de constater que l’addition dispose d’une propriété remarquable : elle possède « presque » deux éléments neutres, qui sont 0 et 9. (Rappelons que, suite à notre identification vue plus haut, on a 0 = 00 = 000 = 00000 = … et, de même, 9 = 99 = 999 = 9999 =…). En effet, un calcul montre que, par exemple, 85023 + 99999 = 85023. On a donc deux candidats potentiels pour être élément neutre, 0 et 9. L’égalité 0 + 9 = 9 tendrait à porter notre choix sur 0 mais il s’avère bien plus pertinent de choisir 9 afin de pouvoir définir de façon simple la soustraction. En effet, avec 0 comme élément neutre, aucun mot circulaire différent de 0 ne possède d’opposé. Avec 9 en revanche, l’opposé d’un mot circulaire s’obtient sans problème en remplaçant chaque lettre par son complément à 9. Ainsi, on a par exemple −85023 = 14976.
21Prendre 9 comme élément neutre a pour conséquence que, le neutre devant être l’opposé de lui-même, vient aussitôt l’égalité 9 = 0 , qui est bien sûr le « pendant circulaire » de 0,9999… = 1.
22Sans imposer a priori une structure de groupe, une autre façon de faire surgir 0,9999… = 1 à partir de notre formalisme est de calculer, pour un rationnel (M, P) quelconque, avec P différent de 0, les sommes (M, P) + (0,9) et (M, P) + (1,0) et de remarquer qu’elles donnent le même résultat : si, donc, nous voulons que soit valide, pour tout a, b et c rationnels, l’implication a+c = b+c ⇔ a = b, alors nous sommes conduits à poser que (0,9) = (1,0), c’est-à-dire que 0,9999… = 1. Nous reviendrons sur ce point en section 5.
4. Éléments historiques
4.1. Des mathématiciens et des comptables
23L’histoire de la découverte mathématique de l’égalité 0,9999… = 1 ne semble pas avoir été écrite en tant que telle, même si elle apparaît indirectement au travers d’études sur les propriétés des mots circulaires.
24Il semble que deux traditions doivent être distinguées dans l’intérêt porté à l’égalité 0,9999… = 1. Les deux tirent leur origine du Traité d’algèbre de John Wallis publié en 1685. Dans celui-ci, le mathématicien anglais effectue les premières observations sur les développements périodiques des nombres rationnels. Les questions qui intéresseront les mathématiciens par la suite porteront principalement sur les propriétés des parties circulaires (Bullynck, 2009). Par exemple, Wallis sait déjà que, si p/q est une fraction irréductible, alors la longueur de sa partie circulaire est un diviseur de q – 1. La question qui se pose alors est : comment savoir lequel, sans effectuer pour de bon la division de p par q ? En 1801, dans les Disquisitiones Arithmeticae de Carl Gauss, ce type de questions est ramené au petit théorème de Fermat, perdant ainsi de sa vitalité mathématique propre. Par ailleurs, pas plus Wallis que Gauss ne se donnent la peine de signaler une égalité telle que 0,9999… = 1. Bien sûr, il ne faut certainement pas y voir une quelconque difficulté ; sans présager du point de vue qui était le leur, il est probable qu’il faille convenir qu’une telle égalité n’entrait tout simplement pas dans le cadre des questions qui les intéressaient. Les choses sont différentes s’agissant d’une seconde tradition, vivace principalement au cours du xviiie anglais, qui est celle de comptables ayant utilisé les mots circulaires pour proposer des procédés de calculs alternatifs à ceux impliquant les fractions. Des égalités du type 0,9999… = 1 apparaissent alors naturellement au fil des exemples. C’est le cas dans un traité d’Edward Hatton, où un calcul fait apparaître la valeur 362139999,9999… sans que l’auteur ne se rende compte qu’il s’agit en fait de 362140000 (Figure 4). Deux ans plus tard, en 1730, Alexander Malcolm affirme, lui, et peut-être pour la toute première fois, l’égalité entre formes propre et impropre des décimaux, en la justifiant à l’aide de suites géométriques (Figure 5).
25L’ouvrage le plus abouti de cette tradition de comptables est sans doute celui de John Marsh en 1742. Outre qu’il brosse un tableau très complet de ses prédécesseurs, il développe à peu près toute l’arithmétique élémentaire des mots circulaires, la limite principale à son travail étant qu’il se contente le plus souvent de donner des techniques sans démonstration (sauf pour 0,9999… = 1, qu’il démontre lui aussi à l’aide de suites géométriques en utilisant un passage à la limite ; cf. Figure 6), passant ainsi parfois sous silence certains éléments pourtant nécessaires.
4.2. L’origine éléate
26En considérant la base deux au lieu de la base dix, le problème fait écho aux célèbres paradoxes des Éléates (Aristote, Physique VI). Dans le premier argument de Zénon, la dichotomie, il s’agit de remarquer que, partant de 0 pour aller à 1, il faut d’abord faire la moitié du parcours (c’est-à-dire atteindre 1/2), et donc au préalable faire la moitié de cette moitié (atteindre 1/4), et ainsi de suite. En base deux, ces distances sont 0,1, puis 0,01, puis 0,001, etc. Les distances complémentaires sont, elles, 0,1, puis 0,11, puis 0,111, etc. Si l’on en reste à ce processus au sens de la théorie apos (voir la dernière section), alors on en conclut que le mouvement ne peut jamais commencer car, et c’est là le nœud du paradoxe, il reste toujours une distance plus petite, fût-elle infime, à parcourir au moment du départ. Le stade du processus est celui d’une vision de l’infini comme exclusivement potentiel. En passant au stade de l’objet (toujours selon la terminologie apos), l’infini devient actuel, et le paradoxe peut être levé : la distance à parcourir est 0,111…, celle déjà parcourue est 0,00… 01. Le dernier problème consiste alors à donner du sens à ces deux expressions, 0,111… et 0,00… 01, ainsi qu’à identifier la première à la valeur 1 (en base deux, on a 0,111… = 1, de même qu’on a 0,999… = 1 en base dix) et la seconde à la valeur 0. Même si la seconde identification peut paraître plus délicate, ce que nous venons de développer permet de comprendre que les deux identifications sont symétriques l’une de l’autre, comme on peut le voir avec la réponse de la figure 1.
5. Deux études didactiques s’appuyant sur un algorithme de somme
5.1. Une interprétation par les praxéologies
27Cette section reprend essentiellement et de manière synthétique l’étude de (Rittaud et Vivier, 2014). Nous nous intéressons ici aux Organisations Mathématiques, ou praxéologies (Chevallard, 1999), pouvant émerger de deux types de tâches de bases sur les nombres, la comparaison et la somme, dans le cas des écritures décimales périodiques. On obtient deux structures : celle de Q, corps des rationnels, et celle des développements décimaux périodiques.
5.1.1. Les praxis de comparaison
28Comparer deux nombres en écriture décimale, type de tâche noté T<, est très simple : il suffit de comparer chiffre à chiffre de gauche à droite. Il s’agit d’une technique τ< qui généralise la comparaison des décimaux en écriture décimale. La technique τ< s’applique sans difficulté aux écritures chiffrées mais la comparaison de 0,9 et 1 aboutit à 0,9 <1 alors que, comme on le sait, dans le corps Q il est nécessaire d’avoir égalité. Nous identifions donc une nouvelle technique τ’< proche de τ< sauf en ce qui concerne les décimaux. Pour le type de tâche T<, deux praxis relatives à deux types différents d’objets mathématiques peuvent émerger bien que les écritures sémiotiques soient identiques : [T<, τ<]ddp pour les développement décimaux périodiques et [T<, τ’<]Q pour les nombres rationnels.
29Cela peut entraîner des confusions car tout est identique du point de vue sémiotique, la différence n’apparaissant que dans l’interprétation de ces écritures. De plus, ces deux techniques sont justifiées par une même technologie relative au système en base dix. Toutefois, τ’< n’est pas entièrement justifiée car il manque l’égalité relative à la double représentation des décimaux. Nous avons de ce fait introduit une technologie, θ=, que nous avons qualifiée de cachée dans le sens où θ= ne peut émerger avec la seule comparaison et il n’y a aucune indication sur sa nature, sur sa provenance. Bien sûr, comme annoncé en section 1, on peut la justifier topologiquement ou par un calcul, en s’appuyant sur une théorie des nombres réels ou rationnels.
30Après avoir introduit de nouveaux objets, qui généralisent des objets déjà existants, il est naturel de désirer conserver un maximum de propriétés comme dans l’extension de N à Z (Glaeser, 1981). Mais alors qu’il n’y a pas d’opposition avec une connaissance ancienne lorsque, voulant conserver les propriétés de la multiplication, on affirme que, par exemple, (−2) × (−3) = (+6), dans notre cas il y a une opposition directe et frontale avec une connaissance ancienne qui donne naissance à τ<. Que pensera un étudiant à qui on montre l’égalité 0,9 =1 ? Ne sera-t-il pas tenté de, malgré tout, conserver ses connaissances anciennes qui ont fait leurs preuves ? Ainsi, même si des calculs mettent en évidence la nécessité de θ=, il apparaît ici une contradiction inexpliquée avec les connaissances anciennes. On peut penser que c’est un des nœuds du problème : les étudiants préfèrent encore accepter la contradiction ; ils comprennent bien la validité de la preuve 0,9 = 1 tout en gardant la conviction que c’est l’inégalité qui est vraie (Njomgang Ngansop, Durand-Guerrier, 2014).
5.1.2. Intérêt des praxis de somme
31Il semble donc qu’un autre type de tâche soit nécessaire pour montrer le besoin de θ=. Faire la somme de deux écritures décimales périodiques, T+, est une piste possible.
32Plusieurs techniques sont disponibles pour effectuer T+ mais, à part celle s’appuyant sur les mots circulaires, elles font toutes référence à une théorie sur les nombres rationnels ou réels, ceux-ci devant ainsi être acceptés sans justification. A contrario, les mots circulaires permettent de définir un algorithme de somme (également des autres opérations) qui s’appuie sur le seul algorithme usuel pour deux décimaux, moyennant tout de même trois adaptations comme indiqué en figure 7 (nous reprenons les écritures traditionnelles avec virgule et barre).
33– Le premier cas est le cas simple où rien de nouveau ne se présente : 34,045+2,527 = 36,572
34– Le deuxième cas, 5,724+8,3071, montre comment procéder lorsque les périodes ne commencent pas au même rang (il faut alors décaler la période, adaptation 1) et que les périodes n’ont pas la même taille (il faut prendre le PPCM des tailles, adaptation 2).
35– Le troisième cas, plus complexe, montre comment gérer les retenues qui sortent de la période (comme en section 2.2 pour les mots circulaires, adaptation 3). On trouve : 3,24+4,96 = 8,21.
36Nous interprétons cet algorithme de somme comme une technique τ+ relative à T+. Cette technique peut être justifiée, et les étudiants le font effectivement (Vivier, 2011), par une technologie relative au système décimal – cette justification est une différence notable avec les autres techniques de somme.
37C’est là l’embryon d’une praxéologie relative au registre des écritures décimales périodiques. Nous en tirons rapidement que, pour tout élément périodique a s’écrivant avec une période différente de 0 , l’égalité suivante est vraie : a+ 0,9 = a+1.
38À ce moment-là, nous ne disposons pas encore de la règle de simplification qui permet de passer de a+c = b+c à a = b. C’est pour en disposer effectivement que l’identification de 0,9 et de 1 devient nécessaire : c’est le moment du choix de θ=. Faut-il l’accepter ou non ? L’alternative est directement liée au choix de l’organisation mathématique pour les deux types de tâches T< et T+ et aussi aux objets en jeu : une organisation mathématique, OMQ, qui peut être étendue avec les autres opérations et qui s’appuie sur une théorie des nombres rationnels et une autre organisation mathématique, OMm, qui ne peut pas être étendue à d’autres opérations, car le rejet de θ= empêche la possibilité de définir une soustraction. Nous n’obtenons alors qu’un monoïde non régulier.
5.1.3. L’expérimentation
39Une expérimentation a été menée avec 29 étudiants de niveau L1 sur deux jours : la première journée nous avons proposé un test diagnostic et le lendemain un travail de groupe autour de l’algorithme de somme et de l’équation a+0,9 = a+1.
40La comparaison est très bien réussie dans les cas non problématiques (pour lesquels τ< et τ’< coïncident). En revanche, pour la comparaison entre 0,9 et 1, seuls 8 étudiants avancent l’égalité, contre 21 pour l’inégalité. Et parmi les 8, 2 disent simplement que ce cas a été vu auparavant : pour l’un ce cas est « étrange », pour l’autre il y a égalité parce que « ce n’est pas un nombre réel » tout en annonçant l’inégalité par l’usage de τ< – ce qui est contradictoire.
41Sept étudiants concluent que 2 – 1,9=0, ils font partie des huit qui ont déclaré que 0,9 =1. On relève pour ce calcul 11 étudiants qui donnent 0,01 (figure 1), 6 qui donnent 01, 2 qui donnent 0,0001 (avec un nombre fini de 0) et un qui donne 0,10 comme réponse. Aucun étudiant pour qui 0,9 = 1 ’écrit une réponse du type 0,01. On peut faire l’hypothèse que cette égalité semble être un indice important des connaissances sur les rationnels en écriture décimale notamment pour le contrôle du résultat, au-delà de la compréhension de θ=.
42Le travail de groupe s’appuie sur le résultat suivant : si a est un nombre qui a une période non égale à zéro alors 0,9+a = 1+a. L’idée est de partir de cette égalité pour faire émerger une opposition visuel/algèbre. On effectue 0,9+0,5 et on voit 1+0,5. Apparaissent ainsi deux résultats différents, mais forcément égaux. On voudrait bien pouvoir simplifier algébriquement, mais cela entraînerait l’égalité 0,9 = 1 visuellement difficile à défendre. Dans cette deuxième partie de l’expérimentation, l’opposition émerge effectivement, mais pas l’égalité. On peut penser que cela est dû à la faible durée (une seule séance de travail sur l’algorithme) et aussi à l’enseignement de l’égalité au semestre 1 qui a sans doute biaisé les réponses.
5.2. Construction d’une ressource pour l’enseignant
43Pour un enseignant, l’intérêt de l’algorithme de la somme est qu’il permet de définir, par itération de sommes, la multiplication d’un rationnel en écriture décimale, et de justifier les opérations utilisées dans la conversion du registre décimal au registre fractionnaire. Souvent, les enseignants sont mal à l’aise avec la technique qui consiste à poser, par exemple, a = 0,999… pour ensuite, via une multiplication par 10 et une soustraction, aboutir à a = 1. Ils sont mal à l’aise car ils ont conscience du fait qu’il y a un vide mathématique et que les opérations utilisées, si simples soient-elles, manquent d’appui. Un algorithme tel que celui présenté ici permet de constituer une ressource pour l’enseignant dans le but de soutenir mathématiquement son activité – sans forcément que cela soit visible pour l’élève.
44C’est dans cette perspective qu’une étude a été menée en fin de formation initiale de professeurs de mathématiques pour faire construire un algorithme de somme pour les rationnels en écriture décimale. Il ne s’agit pas ici de décrire toute la situation (Vivier, 2012). Nous voulons simplement mettre l’accent sur deux points. Après un travail individuel, les participants devaient construire, par groupe de 3 ou 4, un algorithme pour faire des sommes de deux rationnels en écriture décimale. Il apparaît que, collectivement, cette construction est possible. En effet, les trois adaptations nécessaires par rapport à l’algorithme usuel de somme de deux décimaux sont globalement identifiées, dans l’ensemble des quatre groupes : le début des périodes (2 groupes), la taille des périodes (3 groupes) et la retenue (un groupe a identifié le problème, un autre a vu le report sur un exemple – mais sans le comprendre, comme les discussions du groupe l’ont révélé). Le groupe qui a identifié, sans le résoudre, le problème de la retenue considère les périodes comme des objets dont on veut définir une somme (figure 8), c’est-à-dire qu’ils sont exactement dans le contexte des mots circulaires. Ils identifient le problème de la retenue (l’adaptation 3) mais, bien que la solution soit proche, il n’est pas résolu.
6. En guise de conclusion : une discussion sur la théorie APOS
45La théorie APOS (Arnon et al., 2014) propose un point de vue génétique en identifiant des structures mentales pour les connaissances (figure 9) : Actions (effectives sur des objets) ; Processus (on peut penser les actions sans les réaliser) ; Objet (le processus est encapsulé en un objet sur lequel on peut faire à nouveau des actions) ; Schéma (permet un point de vue plus général).
46En théorie APOS, l’obstacle de l’égalité 0,999… = 1 est identifié de la manière suivante :
- Action : le sujet n’écrit qu’un nombre fini de « 9 » (réalisation effective) ;
- Processus : le sujet comprend que l’ajout de « 9 » ne s’arrête jamais (on peut penser les actions sans les réaliser ; infini potentiel) ;
- Totalité : une nouvelle structure mentale ajoutée2 par Dubinsky et al. (2013) pour expliquer la nécessité de considérer la totalité des « 9 » (infini actuel) ;
- Objet : cette totalité est un nombre sur lequel on peut faire d’autres actions (sommer par exemple).
47Toutefois pour les rationnels, deux Objets peuvent être encapsulés : la période et le nombre rationnel. C’est bien la période qui est l’objet émergeant de l’encapsulation du processus consistant à ajouter des « 9 » indéfiniment dans la figure 1, plutôt dans un contexte non standard, ainsi que dans la figure 8. Ainsi, il n’est pas évident de savoir a priori quel objet est encapsulé à partir du processus (un nombre, ou une période ?). En considérant la période comme un objet pouvant être encapsulé, nous pensons qu’il est possible de se passer de l’introduction d’une nouvelle structure mentale, la Totalité. Néanmoins, il est bien possible que cette dernière soit nécessaire pour les nombres réels car précisément il n’y a plus l’Objet période.
48Cela serait à approfondir et peut-être que, dans le cas des rationnels, avons-nous besoin de deux Décompositions Génétiques : une spécifique aux nombres rationnels, sans nécessité d’une nouvelle étape, avec l’Objet période et une deuxième, plus générale sur les nombres réels, qui nécessiterait la nouvelle structure Totalité.
Bibliographie
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Notes de bas de page
Auteurs
Université Paris-13, Sorbonne Paris Cité, LAGA, CNRS, UMR 7539, F-93430 Villetaneuse, France.
Laboratoire de didactique André Revuz, Université Paris-Diderot / Institut de Mathématiques et de Modélisation de Montpellier, CNRS, Univ. Montpellier.
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