2. Une influence indispensable
p. 91-99
Texte intégral
1. L'accompagnatrice
1Lorsque V. Segalen explique à son ami Charles Guibier que Savéria, la jeune fille qu’il a aimée en 1900, a
tenu depuis six mois une part énorme en [s]a vie affective, sexuelle, littéraire et autre...1,
2il révèle l'importance de la présence de la femme à ses côtés. L'écrivain construit alors dans son imaginaire poétique ce type de l'amie de cœur, qui accompagne l’homme et il lui accorde une place privilégiée dans son œuvre. Dans Les cinq relations, la première des « Stèles orientées », le poète célèbre l'infinie richesse de la femme :
[...] Elle, qui retentit plus que tout ami en moi ; que j'appelle sœur aînée délicieuse ; que je sers comme Princesse, – ô mère de tous les élans de mon âme (S, 73).
3Une telle femme, à laquelle rêve le poète, joue un rôle actantiel positif sur l'homme. « Sœur » protectrice, inspiratrice, elle prend également une part active aux préoccupations spirituelles de l'homme. Celui-ci a besoin de cette femme qui lui apporte un soutien et un équilibre.
4V. Segalen invente dans cette perspective le personnage de Ts’ai-yu, dont Kouang-Siu dit
qu'elle seule au Palais ne prend pas un air contrit quand je parle de ce qui m'envahit, et que je ne puis cacher à tout le monde (FC, 78).
5Il n’y a qu'elle qui sache écouter l'Empereur, précisément parce qu'elle ne le considère pas d’abord comme empereur. Ts’ai-yu et l’Étrangère sont les seules à ne pas se courber devant leur Empereur respectif :
D'un geste bien appris toutes les concubines (à l'exception de l’Etrangère) se sont prosternées devant LUI (CS, 45).
6Kouang-Siu remarque la familiarité de Ts'ai-yu :
« Voici que je suis vraiment Empereur. Vous seule au Palais, feignez de l'ignorer ».
Elle a répondu : « Je l'ignore » (FC, 52).
7L’Étrangère et Ts'ai-yu vont contre la bienséance et manifestent ainsi, paradoxalement, leur sincère attachement à l'homme aimé qu'elles reconnaissent derrière la fonction impériale. Elles ont trouvé la voie qui conduit au cercle intime de l'inaccessible Empereur et le soulagent dans sa profonde solitude. Alors,
leurs saluts n'ont plus été ceux du Maître à l'esclave (FC, 136).
8L'Empereur est primordialement un homme en quête de son identité ou de son salut. V. Segalen gomme, dans ce sens, le caractère surnaturel de Siddhârtha : il est tout d'abord un homme, exposé aux incertitudes et aux crises, et non un être divin. C'est dans cette recherche humaine et douloureuse de l'illumination intérieure qu'intervient Krisha.
9Qu'il s'agisse de Kouang-Siu, de l'Empereur de Combat pour le Sol, de Siddhârtha, d'Orphée, de Robert, le protagoniste de La Tête, jusqu'à André de Dans un Monde sonore, chacun de ces personnages masculins est isolé dans sa différence. Ces hommes d’exception se fondent dans leur fonction, leur quête ou leur idéal et souffrent alors de l'incompréhension des autres hommes et de la solitude dans laquelle elle les plonge. Orphée cherche un double, son semblable, car il éprouve une soif insatiable :
Entendre un chant qui ne soit pas le mien ! (O, 246).
10C’est alors qu’il entend le chant dans la voix d’Eurydice. Il pressent que l’inespéré réside peut-être dans cette voix féminine, c’est pourquoi Eurydice, choisie, est la seule à être tolérée à ses côtés. Et en effet l’inouï se révèle par la suite grâce à la voix d’Eurydice. De même, Kouang-Siu ressent la nécessité de s’ouvrir, de partager ses angoisses. Ts’ai-yu, comme nous l’avons précédemment vu, est l’unique qui sache répondre à l'attente de l’Empereur. Elle est, dans le roman, son interlocutrice privilégiée. Leurs dialogues et échanges poétiques nous dévoilent leur complicité et leur sentiment mutuel. Marc Gontard souligne que la voix parcimonieuse de Ts’ai-yu
revêt un charme d'autant plus fort qu'elle s'exprime en harmonie avec l'Empereur, par l'intermédiaire du jeu poétique2.
11Cette alliance intime participe à la stabilité mentale de l’Empereur. Dans la nouvelle La Tête, l’héroïne apparaît sous les traits d’une auditrice attentive. Annie manifeste un intérêt passionné pour le récit extraordinaire de Robert, alors que le reste de l’auditoire s’en moque, puis finalement abandonne rapidement le narrateur. Robert s'étonne de la constance d’Annie. Forte de sa capacité à écouter, elle devient, par un accord tacite, la confidente de Robert :
Ils savaient qu'entre eux ne tomberaient plus de paroles inutiles (I, 34).
12L'homme est totalement absorbé par son récit et ne s'intéresse à Annie que dans la mesure où elle fait résonner ses propres paroles. Il a besoin de cette femme pour retrouver la sensation vraie de ce qu'il a déjà vécu.
13À propos de La Tête, V. Segalen explique à sa femme que
C'était tout d'abord un simple conte fantaisiste, assez dans la note Farrère ; mais où un personnage féminin a pris tout d'un coup une singulière importance ; si grande que le conte n'est plus écrit qu'en raison de ce personnage, qui ne t'est pas tout à fait étranger. Il est juste et harmonieux – si l'histoire toutefois t'en agrée, – que tu en acceptes le don (LC, 181).
14La femme, qui s'allie à l'homme et qui tente de partager son idéal, occupe une place capitale dans l’imaginaire et dans la vie de l'auteur. V. Segalen rend hommage à l'amitié conjugale d'Yvonne lorsqu'il lui dédie La Tête. Il témoigne sa reconnaissance pour celle qui l'accompagne affectivement, intellectuellement et spirituellement.
15Il est une autre femme qui a su également entrer dans le cercle restreint du poète : avec Hélène Hilpert, V. Segalen a éprouvé l’allégresse de trouver l'âme sœur. Ce sentiment est réciproque puisque Hélène Hilpert se décrit avec V. Segalen comme "deux êtres nés frères". L'écrivain la définit comme le miroir de sa conscience. Leur correspondance, depuis avril 1918 jusqu'à la veille de la mort de V. Segalen, atteste de l'intensité de leur relation spirituelle, teintée par ailleurs d'un fort sentiment affectif. Hélène Hilpert contribue à l'existence de "moments" chers au poète, que celui-ci définit ainsi :
Le moment est donné par un parfait équilibre lucide entre deux pensées échangées3
16Elle est donc la Grande amie, celle qui aide l'homme à porter ses interrogations et qui a été choisie pour l'accompagner.
17Ces femmes n'apportent pas seulement un appui à l'homme, elles peuvent être également un moyen de perfectionnement spirituel.
2. L'initiatrice
18V. Segalen a rencontré plusieurs femmes qui lui ont transmis une connaissance. Maraéa, la jeune vahiné avec qui il partage sa vie à Tahiti, lui enseigne la langue maori. De la bouche d'une vieille Marquisienne, il découvre les bribes du récit ancestral qui tenait lieu de mémoire collective aux Maori, et qui pourtant se perd. Le drame de ce peuple, devenu progressivement amnésique, constitue le sujet des Immémoriaux. Dans le roman, le personnage du récitant est masculin. Or il se nomme Térii, prénom féminin courant en Polynésie. Il serait étrange que l'auteur l'eût ignoré. Peut-être a-t-il voulu rendre ici hommage au savoir de la vieille femme, sans toutefois déroger aux besoins de l'intrigue.
19Dans René Leys, le narrateur, qui apprend que son jeune ami est l'amant de l'Impératrice, croit remarquer un changement dans sa personne :
Il semble que quelque chose se soit décidément développé, transformé, révélé...
Serait-ce... Et tout d'un coup ce scrupule me prend. L'Impératrice aurait-elle été pour lui non seulement une amante après quelque autre, mais... qui sait... la Révélatrice ? L'initiatrice ? Bien des choses me le feraient supposer (RL, 161).
20Dans l'hypothèse où le récit de René Leys n'est pas mensonger, le jeune homme a effectivement fait l'apprentissage de l'amour charnel dans les bras de l'Impératrice. Nous pouvons dénombrer, dans l'œuvre ségalénienne, de nombreuses occurrences de femmes initiatrices, aux enseignements les plus divers.
21Dans Le Combat pour le Sol, l'Empereur exprime sa reconnaissance à l’Étrangère pour son apport spirituel :
Combien vous m'avez enseigné ! (CS, 114).
22Mais celle-ci s'en défend :
Je n’ose entendre... J'ai tout reçu de l'Empereur... (CS, 114).
23Dans cette pièce, chacun des deux amants se laisse pénétrer par la richesse de l'autre. De cet équilibre dans l'échange naît un profond amour. Un couple, pour V. Segalen, atteint sa plénitude lorsque l'un de ses membres aide l'autre à se dépasser ou lorsqu’une transmission de savoir s'opère entre eux. Ainsi dans Orphée-Roi, ce qui prime, c'est moins l’anecdote que l'accession au "monde sonore". L'ésotérisme du mythe d'Orphée, comme celui du Bouddha, permet à V. Segalen d’établir ses propres interprétations. La compagne devient une révélatrice. Eurydice conduit l'artiste à la découverte de l'inouï, au sens étymologique du terme. Krisha rend possible, pour Siddhârtha, l’accès à une connaissance secrète.
24Or la femme n'a pas toujours conscience de guider l'homme dans sa quête spirituelle. Selon H. Bouillier,
Segalen rejoint là encore une conception chère aux poètes qui voient dans la femme la dépositaire inconsciente des plus profonds secrets (HB, 227).
25Grâce à l'entremise involontaire de la femme, le regard de l'homme s'ouvre sur une nouvelle dimension. Lorsque Orphée demande à Eurydice :
Mais qui donc a donné le chant à ta voix... (O, 245),
26c'est à peine si elle est attentive à la question. Elle ne se préoccupe aucunement de la sonorité du monde, seul univers d'Orphée.
27Dans La Tête, l’attention parfaite d'Annie pour le récit fabuleux de Robert permet à ce narrateur de recouvrer les sensations vécues lors de son insolite aventure. Robert se délivre à nouveau :
Mais je croyais avoir perdu le chemin de la Délivrance... Et le voici retrouvé, grâce à vous ; ce que je sens, vous le savez même sans parole (I, 51).
28Annie a permis à Robert de retrouver sa plus haute vérité ; elle en est, par conséquent, aimée en retour :
Enfin Annie ! vous seule entre d'autres ! Alors vous êtes mienne, Annie. Alors Annie, tu es tout mon amour (I, 51).
29Sa disposition à écouter Robert a fait d'elle la révélatrice d'une connaissance que l'homme portait en lui-même.
30De même, Krisha est pour Siddhârtha, selon G. Germain, la seule à faire rebondir une action tout intérieure4. En effet elle déclenche, chez Siddhârtha, la compréhension de la voie à suivre pour accéder au plus haut degré de connaissance, le Soi-Suprême, qui est l'Ultime vérité. Or cette révélation dérive d'un malentendu : alors que la Krisha-enfant annonce à Siddhârtha l'accouchement de son épouse par ces mots :
Voici la Délivrée (SID, 51),
31le seigneur est frappé par le sens de ce terme. Il ne retient que la forme adjectivale :
Délivré ?... Délivré !... elle a jeté tout un présage clair comme une aube... délivré des doutes et délivré des peines. Elle a chanté comme à travers un souffle prophétique (SID, 51).
32Le mot de Krisha a été détourné de son sens premier. Elle apporte donc à Siddhârtha, sans le soupçonner, un précieux message. Elle ne saisit pas l'enthousiasme de Siddhârtha et lui avoue avoir chanté sans bien savoir (SID, 79). Siddhârtha la bénit cependant ; seule son action importe :
Silencieuse, tu as été révélatrice. Immobile, tu as soutenu mes songes qui vacillaient ; et voici qu'ils cheminent désormais dans les chemins calmes. Ignorante, tu as répandu des ondes de sagesse, mieux que les meilleurs maîtres ! (SID, 61).
33Krisha est portée à un rang supérieur, pourtant elle demeure profane, puisqu'elle ne comprend rien à cette transformation de Siddhârtha qui cherche dès lors la solitude, le jeûne afin de vivre en ascète. Lorsque Krisha, devenue femme, retrouve Siddhârtha, il la rejette car il ne reconnaît pas en elle la Krisha-enfant, idéalisée, dont il conserve le souvenir :
C'était ma divinatrice ! C'était ma révélatrice ! je l'ai aimée (SID, 90).
34Comme nous l'avons précédemment noté, la femme, par son sacrifice, choisit délibérément et à ses dépens, de sauver l'homme, puisqu'il trouve son salut grâce à son intervention. Le sacrifice d'Eurydice est la condition sine qua non du triomphe d'Orphée. Elle le conduit au cœur de la sonorité belle et absolue de l'au-delà sonore auquel il aspire. Malgré son ascétisme, Siddhârtha n'est tout d'abord pas parvenu à l'ataraxie : il est encore enchaîné et ignore toujours la véritable vie. Le fantôme de Krisha sacrifiée survient pourtant pour aider Siddhârtha dans sa quête :
Je réapparais pour te conduire encore (SID, 106).
35Krisha devient la révélatrice consciente et ouvre à Siddhârtha la voie de la Connaissance. Elle lui enseigne comment regarder au fond de lui-même. Il retrouve celle qui est pour lui la vraie Krisha.
36Le fantôme de Krisha est une forme transfigurée et qui transfigure : de son corps inerte s'élève une forme bleue qui délivre Siddhârtha du monde visible en l'éblouissant :
La forme bleue irradie une lumière qui n'est rien de la lumière du monde – et n'est rien de la lumière des jours – Une lumière plus pâle que l'haleine – et cependant, si aiguë, si pénétrante et si révélatrice, que soudain les formes ont pâli (SID, 104).
37Krisha offre à Siddhârtha la révélation de l'invisible ; elle lui apprend à "voir" :
Ha ! je vois ! je vois ! je vois trop bien, et trop clair, et trop profondément ! (SID, 104).
38L'Illuminé découvre la Nature fallacieuse qu'il nomme l'lllusion-dumonde (SID, 105) et il s'en affranchit. Grâce à Krisha, Siddhârtha s’est libéré des contingences du monde ordinaire, a atteint le Nirvana, cet état de bonheur parfait, obtenu par l'extinction de tout désir humain, et il est devenu le Bouddha, "l'éveillé". Siddhârtha et Orphée ont accédé à un au-delà, respectivement lumineux et sonore, par l'intermédiaire de la femme. Le choix du prénom de l'héroïne du Fils du Ciel, nous pouvons le supposer, n'est pas anodin puisque Ts'ai-yu signifie "jade éclairant". Dans le Combat pour le Sol, l’Étrangère est confondue, dans les pensées de l'Empereur, avec une lampe à huile, métonymie de la lumière, elle-même allégorie de la Connaissance. La femme est donc celle qui apporte la Connaissance et qui éclaire la conscience.
Notes de bas de page
1 Lettre à Charles Guibier, du 24 mars 1901, citée par Henry Bouillier, Victor Segalen, op. cit., p. 34.
2 Marc Gontard, Victor Segalen. Une Esthétique de la Différence, Éditions L'Harmattan, Paris, 1990, p. 95.
3 Cité par Henry Bouillier, in Victor Segalen, actes du colloque organisé par Yves-Alain Favre, 13-16 mai 1985, Université de Pau et des Pays de l'Adour, p. 16.
4 Préface de Siddhârtha par Gabriel Germain, p. 13.
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