1. Le sacrifice de la femme
p. 77-90
Texte intégral
1Dans de nombreux ouvrages de V. Segalen, la femme est dotée d'un rôle à la fois d'obstacle et de médiatrice pour l'homme. Comme le remarque pertinemment H. Bouillier, il semble que l'auteur
ne puisse créer un personnage de quelque importance sans lui adjoindre la femme comme un moyen de perfection spirituelle (HB, 350).
2En effet, semblable à Platon qui distingue l'Aphrodite Pandémienne, déesse de l’amour vulgaire, de l'Aphrodite Ourania, déesse de l'amour pur, V. Segalen scinde chacun de ses grands personnages féminins : il y a deux Krisha, deux Eurydice sous les traits d'une seule femme. Si la femme apparaît tout d'abord comme une entrave, redoutée donc par son compagnon, elle se surpasse ensuite par la force de son sublime amour et conduit l'homme à se dépasser lui-même pour accéder à un au-delà ou découvrir son identité.
1. Le dévouement
3La femme aimante est valorisée par le dévouement qui la caractérise. Elle accompagne l'homme, s'offre à lui comme un soutien et n'a point de cesse qu'il ne se réalise. Elle peut être un facteur d'équilibre pour l'homme en quête permanente puisqu'elle représente une certaine stabilité, une constance, même dans l'adversité. Les termes "servante", "esclave", qui reviennent avec fréquence dans l'œuvre de V. Segalen et qu'emploie la femme elle-même pour se désigner, signifient moins sa sujétion que l'expression de sa fidélité à l’homme aimé. L’Étrangère répond à l'Empereur de Combat pour le Sol qui s'étonne de sa docilité :
Cette obéissance, qui est douce, et plus suave que l'ordre à qui l'accomplit ne peut s'appeler autre chose que loi d'amour (CS, 71).
4La femme se consacre entièrement à celui qu'elle aime avec énergie et opiniâtreté. Krisha, à la recherche de Siddhârtha, qui s’est enfui afin de vivre en ascète, est animée d'une qualité de persévérance indéniable. Six années durant, elle sillonne le monde avec une assiduité à toute épreuve :
partout... je t'aurais trouvé partout (SID, 76).
5Cette ténacité est spécifique à la femme amoureuse. Jamais vaincue, c'est débordante d'amour que Krisha se présente à Siddhârtha. Le temps et la distance, qui l'ont séparée de Siddhârtha, n'ont eu aucune prise sur ses sentiments :
Moi, j'ai tout mesuré, tous les jours, et tous mes pas, et aussi toute ma peine. Mais maintenant j'ai fini de compter : voici que te voici (SID, 76).
6Seul le but importe : se retrouver auprès de l'être aimé.
7La femme est également douée d'une fidélité inébranlable. Elle ne se détourne jamais de celui qu’elle aime. Krisha qui évoque son époux, autre que Siddhârtha, a certainement dû contracter un mariage de raison car elle abandonne son mari pour rejoindre celui qui lui est véritablement cher. La scène de reconnaissance de Siddhârtha confirme l’attachement admirable et sans faille de Krisha. Lorsqu'elle aperçoit cet homme maigre et dépouillé, elle a un mouvement d’effroi :
Oh ! ce n'est pas lui... Ce n'est pas lui... – Il est effroyable ! (SID, 74).
8Mais l’émotion passée, elle se reprend rapidement. Derrière ces apparences reste Siddhârtha, celui qu'elle reconnaîtra toujours. Ceci dénote l’intelligence de cœur de la femme qui sait voir au-delà de l'aspect extérieur. Krisha est donc celle qui est restée, qui reste et restera auprès de Siddhârtha, quand bien même tous ses disciples l'auront abandonné. Elle attend inlassablement qu'il daigne s'inquiéter d'elle. Ce dévouement est d'autant plus beau qu'elle ne comprend aucunement les aspirations de Siddhârtha. L'amour est une force supérieure. Eurydice est également aux côtés d'Orphée :
Je suis là, fidèle à ton corps endormi, plus docile que toute fille ou femme humaine [...].Je ne demande rien : je suis là, au bord de ton sommeil (O, 272).
9Si la présence de la femme est parfois oppressante pour l'artiste et l'ascète, qui ont des destins de solitaire, elle est néanmoins nécessaire puisque c'est par elle qu'ils obtiendront leur salut. Ainsi V. Segalen ne condamne pas totalement ces "chères poursuites". Il apprécie cette attitude, typiquement féminine dans son œuvre, de celle qui, par amour, modèle sa vie d'après celle de l'homme aimé. C'est pourquoi il fait l'éloge de son épouse :
Yvonne toujours vaillante et prête à toutes les aventures, à tous les départs, à toutes les arrivées (TF, 205).
10Cette passion amoureuse, qui relève moins du sens classique que du sens romantique, est une concentration des forces vives de la femme vers une seule fin : accéder à l'harmonie d'un amour absolu. C'est dans sa recherche d'un amour épuré que la femme peut rejoindre les aspirations de l'homme. En ce qui concerne l'épouse d'André de Dans un Monde sonore,
on la disait infiniment dévouée. On la plaignait de partager cet isolement sans but (MS, 9-10).
11Cependant, son dévouement n’est pas tel qu'il paraît être puisqu'elle fera finalement renoncer André à son "monde sonore". Le narrateur condamne alors ce couple qui a cédé à la médiocrité. N'est donc pas donné à tous d'être animé par une passion motrice, ouverte et orienté vers l'autre.
12L'altruisme est en effet, selon V. Segalen, la manifestation caractéristique de l’amour féminin véritable. La vive ardeur et l'admiration que la femme ressent pour son compagnon sont à l'origine de son sens de la concession. Elle est douée d'une propension à la bienveillance et n'hésite pas à faire don d'elle-même pour satisfaire l'être aimé. La disposition naturelle de la femme la conduit à se préoccuper plus de sa vie affective que de sa vie spirituelle. Ce n'est pas en elle-même qu'elle recherche la vérité, l'épanouissement et la plénitude heureuse mais dans ses relations avec l'homme choisi, sur lequel elle transfère sa puissance vitale, ses espérances, ses ambitions. Ainsi la réussite supérieure serait d'aimer et d'être aimée en retour, jusqu'à l'accomplissement d'une union profonde entre les êtres. C'est ce à quoi tentent de parvenir Krisha et Eurydice qui placent leur existence et tout leur être dans cet amour infini. Elles offrent tout, et le reste est pour elles sans valeur. Elles ne raisonnent pas en termes d’individualité mais de couple, comme s'il s'agissait d'une unité primordiale. Ces femmes ne constituent pas le centre de leur propre univers, elles gravitent, au contraire, autour du pôle aimé. Leur vision du monde est donc en discordance avec celle de l'homme. Krisha est pleinement consciente de ce clivage :
Le salut ! Il ne pense qu'à cela ! Est-ce que je songe à ce que je deviendrai, moi ; ou bien à ce que je ne deviendrai pas ? Je ne songe qu'à ne le quitter jamais ! (SID, 91).
13La femme se trouve alors dans une dépendance existentielle puisqu'elle a besoin de l'espace du couple pour se réaliser. De prime abord, V. Segalen semble réduire les perspectives et les potentialités de la femme. Toutefois, cette attitude d'effacement altruiste est ensuite magnifiée car elle apporte une impulsion à l'homme. Sans ce don de la femme d'elle-même, l'homme ne peut grandir. Les vocations respectives de l'amoureuse et du chercheur de vérité agissent réciproquement l'une sur l'autre. L'accession au bonheur résulte de cette complémentarité.
14Contrairement à celui de la femme, l'ardent désir de l'homme est à la fois personnel et universel. V. Segalen reconnaît un certain égoïsme dans l'aspiration au perfectionnement de soi. Il ne nie pas non plus la démarche égocentrique de l'artiste. Ce sentiment est inhérent au cheminement vers l'art et la vérité ; il est paradoxalement le point de départ du dépassement de soi. V. Segalen a maintes fois expliqué à son épouse les implications de la mission du poète :
Et il faut comprendre, donc posséder, ce que c'est que la vie monstrueuse d’un artiste, et tout ce que le destin exige de lui1.
15Il reconnaît qu'un autre être "inespéré" (Yvonne ?) peut lui venir en aide. Il rend également un hommage à sa femme qui sait rester distante, absente mais toujours disponible. Elle accepte son cheminement intellectuel et spirituel et assume ainsi le rôle difficile de la compagne d'un poète. Cette compréhension garantit à l'écrivain-voyageur une liberté tant physique que mentale. Cette indépendance que lui accorde sa femme consolide finalement son attachement pour elle puisqu'elle favorise son éclosion artistique. Dans une lettre à sa femme, V. Segalen fait part de cette exceptionnelle relation qu'ils entretiennent.
Je sais maintenant tout ce qu'on peut faire de toi. « Je peux tout moi-même » (LC, 1909).
16Le dévouement de la femme s'apparente parfois à un acte de courage, qui n'est pas sans déplaire à V. Segalen. Dans une lettre à Debussy, il vante les mérites d'Yvonne :
Ma femme subit ses différents sorts chinois, et quelques séparations nécessitées par mes promenades épidémiques, avec une force d'âme que j'admirerais si elle ne m'était pas familière (SD, 129).
17La plupart des héroïnes de V. Segalen font montre d'un caractère fort et volontaire qui a raison des épanchements inopportuns. L'auteur apprécie la grandeur et la noblesse des sentiments, c'est pourquoi il ne cache pas son admiration pour sa femme qui a su montrer de la retenue lors d’une séparation :
Mavone bien aimée tu as été hier plus belle que tu ne pouvais raisonnablement l'être. Je t'aurais pardonné toutes les défaillances. J'aime infiniment que tu ne les aies pas eues. J'emporte de toi une image qui n'est pas seulement d'affection mais de confiance/.../Je ne pouvais pas ne pas te dire aussitôt combien tu dois m'aimer pour être si étrangement maîtresse de toi, et combien je t'en aime en retour (LC, 19).
18V. Segalen découvre la beauté de l'âme de sa femme dans son refus de la sensiblerie. Il reconnaît la force intérieure de la femme.
19Dans Le Fils du Ciel, Ts'ai-yu fait preuve d'héroïsme : elle prend des risques au péril de sa vie pour soulager, informer et protéger l'Empereur. Lorsqu'il se retrouve exilé, isolé et esseulé dans l'Ile du Sud,
Seule, la Princesse Ts'ai-yu a tenté de franchir cette relégation volontaire et a fait présenter à l'Empereur un message que, fort discrètement, les Eunuques ont arrêté (FC, 124).
20Ts'ai-yu déjoue les interdictions bien qu'elle soit sous la menace de la puissance meurtrière de l'Impératrice. La jeune princesse possède des connaissances politiques. Elle est utilisée, contre son gré, comme un moyen stratégique pour neutraliser l'Empereur et elle a conscience de ce rôle. Or elle cherche à soutenir Kouang-Siu, affectivement et politiquement. Celui-ci s'étonne de l'intérêt de la jeune fille pour ces affaires sérieuses. Ts'ai-yu tente également d’échanger des informations, sous une forme déguisée, glissées dans un recueil de poésie chinoise. Elle avertit ainsi l'Empereur de l'assassinat des réformateurs, victimes du conservatisme de Ts'eu-Hi :
Mais le Vautour s'échappe et disparaît. Ses œufs seuls, en nombre Cinq
Pourrissent maintenant au pied de la Cité Violette (FC, 126).
21Bien que cette communication soit allégorique, le danger pour Ts'ai-yu est réel puisque si ce poème codé parvient au lecteur, c'est qu'il est tombé entre les mains de l'annaliste. L'ultime tentative de Ts'ai-yu pour sauver Kouang-Siu fut de lui conseiller de rester dans la Cité Interdite alors que l'ordre de Ts'eu-Hi était de fuir. Le dévouement de Ts'ai-yu, par amour, causa inéluctablement sa propre perte, car elle fut découverte.
2. La femme meurtrie
22Le dévouement de la femme ne retient pas toujours l'attention de l'homme dont l'esprit est obnubilé par sa quête du beau et de la vérité. Les seules réponses à l’amour de la femme sont des réactions agacées. Les retrouvailles de Siddhârtha et de Krisha provoquent une cruelle frustration pour cette dernière puisqu'elle est durement repoussée par son aimé. Siddhârtha n’éprouve aucun plaisir à la voir réapparaître et lui annonce sèchement qu'il ne l'aime plus et qu'il s’affranchit en s'éloignant d'elle. Les indications scéniques nous apprennent que Krisha s'enfuit avec un cri désespéré : Siddhârtha (SID, 62). Désappointée, elle ne comprend pas cette attitude de rejet, et elle se soustrait aux réprobations de Siddhârtha pour pleurer sa souffrance hors de son regard.
23Eurydice essuie également l'indifférence d'Orphée, que le monde humain ne concerne pas :
Il dort, en dépit de tous et de moi ![...] tu délaisses mes bras. Tu me délaisses toute (O, 265).
24Eurydice se sent négligée. Elle reconnaît objectivement :
Il ne s'inquiète pas de moi (O, 267).
25Elle endure cette réalité avec dignité. Or parfois elle ne supporte plus ce détachement d'Orphée. Eurydice succombe alors à une colère et une rancune passagères ; elle déclare avec une violence désespérée :
Qu'il se serve de moi ! Qu'il m'attache
Qu'il s'inquiète enfin de moi ! (O, 278).
26Son furieux emportement est ensuite rapidement jugulé par la générosité de son amour. Alors qu'il est en sa présence, Orphée avoue se sentir bien seul. Eurydice, tout comme Krisha, fuit afin de cacher ses défaillances et se réfugie auprès de son père pour y chercher consolation. C'est alors que son père lui ouvre les yeux sur la nature de l’univers autre dans lequel Orphée évolue. Eurydice comprend à cet instant-là qu'il faut donner à Orphée autre chose que les mots flétris par toute femme (O, 278). La femme amoureuse doit se montrer différente des autres femmes pour être reconnue. C'est pourquoi Krisha se sent blessée lorsque Siddhârtha l'assimile à tout être féminin :
SIDDHARTHA
Il y a une femme, encore ?
KRISHA
Non ! C'est moi.
SIDDARTHA
Il y a une femme (SID, 89).
27Sicldhârtha persiste à repousser Krisha en tant que femme. Il méconnaît sa singularité de femme aimante.
28Krisha n’est pas considérée comme digne d'attention, elle représente au contraire unevision mauvaise (SID, 75) à laquelle Siddhârtha tente d'échapper. On retrouve ce même mépris de la femme dans Orphée-Roi. Eurydice a conscience de la nature de ce dédain qui pèse sur elle :
Voilà d'où vient ton mépris de moi, et les haines autour de toi-même : ta lyre (O, 278).
29Elle souffre de ne pas appartenir à l’univers d’Orphée et elle est d'ailleurs évincée par la lyre que le chantre lui préfère. Orphée se détourne d'Eurydice pour adresser un discours passionné à son instrument personnifié :
Tu es belle et indomptable, Lyre, amante enchantée ! [...]
Lyre, c'est à toi que vont les jeux aimants : tes hanches sont polies et nacrées ; la courbe de tes cornes est cambrée comme deux bras dansants :
Ta voix est nombreuse ! Ta voix est hardie !
Quand tu trembles, tout s'agite et retentit (O, 274-275).
30L'intensité de sa douleur est telle qu'Eurydice éclate en sanglots [...] Les pleurs d'Eurydice ne s'arrêtent pas de toute la nuit (O, 275). Elle vainc malgré tout sa souffrance et souhaite alors rejoindre l'homme aimé dans son monde musical en puisant une force d'abnégation dans son amour.
31Dans plusieurs de ses ouvrages, V. Segalen présente la femme comme une victime. Elle meurt d'avoir trop aimé et d'avoir résisté aux forces opposées. Le sort de Krisha est éminemment tragique puisque c'est celui qu'elle aime, fort de ses pouvoirs, qui la conduit à la mort, qui l'assassine. Krisha
ploie sous le regard insupportable et pesant et s'écrase, et reste plus blême et plus roide qu'un cadavre (SID, 91-92).
32Bien que la volonté de Siddhârtha fût de la réduire à néant, Krisha, que la puissance de son amour ne quitte pas, réapparaît en un fantôme bienveillant. Si la Krisha terrestre s'est éteinte, son âme a transcendé la mort. Toutefois, avant de guider Siddhârtha sur la voie de la sagesse, elle lui reproche sa conduite avec la Krisha humaine qu'il a jetée
à bas, comme une chienne importune (SID, 106).
33Malgré tout ce que Siddhârtha lui a fait subir, la sublime Krisha n'hésite pas à se sacrifier d'elle-même en faveur de l'ascète.
34Ts'ai-yu, quant à elle, endure les tourments de l'Impératrice. Sur ses ordres, elle a dû trahir l'Empereur, ce qui est inconciliable avec son amour pour lui. C'est pourquoi elle se soumet à sa propre mort, ordonnée par Ts'eu-Hi. Lorsque Kouang-Siu comprend le rôle de la jeune princesse, il ne cache pas, on s'en souvient, son dépit :
Et Elle vous a envoyée comme une esclave, vers moi, devant les Eunuques, pour m'empêcher de tout savoir, pour me tromper, pour m'aveugler, pour dire ce qu’Elle voulait que je fasse... oh ! Esclave ! [...] O toutes nos poésies... (FC, 144).
35Cette relation amoureuse est faussée dès le début et aboutit immanquablement à un échec. Ts'ai-yu est sacrifiée par le pouvoir impérial, qui l'avait placée au coeur d'intrigues politiques, parce qu'elle a désobéi. Et elle accepte cette mort car elle éprouve de la culpabilité et ne peut vivre désormais avec sa faute sous le regard de Kouang-Siu. Sa honte et son choix de mourir sont signalés symboliquement par ce détail relevé par l'annaliste :
Ses beaux ongles étaient coupés (FC, 147).
36L’Étrangère de Combat pour le Sol est une victime, écartelée entre son amour divin et son amour pour l'Empereur :
Seigneur ! Je l'aimais... (LUI). Seigneur, je vous aimais aussi ! (CS, 98).
37La mission de l’Étrangère était d'amener l'Empereur sous le ciel catholique, mais elle a péché par amour. Pour sauver l'Empereur, elle doit renoncer à leur amour pourtant partagé. Elle est donc sacrifiée pour et par son Dieu. Elle demande l'absolution pour l'être aimé et elle-même :
Et pardonnez nos impures amours (CS, 99)
38et elle remet sa vie à Dieu.
39La stèle Cité violette interdite présente une nouvelle figure de la femme sacrifiée. La cité interdite est l'allégorie du monde intérieur du poète. Il évoque une partie de lui centrale, souterraine et supérieure (S, 129) qui est d'un accès réservé exclusivement à lui-même. Pourtant, il exprime, sur le mode potentiel, l'éventualité d'ouvrir exceptionnellement cet espace intérieur à la femme aimée :
Or, j'ouvrirai la porte et Elle entrera, l'attendue, la toute puissante et la toute inoffensive (S, 130).
40Cette femme est la seule privilégiée à laquelle il serait donné d'accéder à l'univers secret de l'homme. Cependant, cette faveur concédée n'est qu'éphémère et elle conduit, selon la lettre, à la mort :
Pour, – la nuit où elle comprendra, – être doucement poussée dans un puits (S, 130).
41Ceci signifie que la femme doit toujours payer de sa personne, aimer au péril de sa vie, si elle souhaite pénétrer le monde intérieur de l'homme. Il semble que le sacrifice de la femme soit la condition nécessaire pour entrer dans cette sphère protégée du "je" masculin.
3. Le sacrifice
42La femme n'est pas seulement une victime : elle choisit elle-même son sacrifice. Elle se donne ainsi totalement à l'homme qu'elle aime puisqu'elle s'offre jusqu'à en mourir. Le fantôme de Krisha prend conscience que sa présence est une entrave à la Délivrance de Siddhârtha. À trois reprises, elle l'interroge :
pourras-tu te délivrer de moi ? (SID, 113).
43Siddhârtha se refuse à répondre. Krisha comprend alors que ses craintes sont fondées et elle renonce donc à sa vie. Cette seconde mort, ici volontaire, lui permet de se racheter de ses anciennes poursuites charnelles et de son incompréhension au moyen d'un détachement par rapport à sa propre personne et à sa vie. Il en est de même pour Eurydice qui efface sa conduite antérieure par abnégation. Elle s'est tout d’abord interrogée :
Comment me donner à lui ? (O, 284).
44Elle découvre que cela ne peut être que dans l’abandon de soi. Elle dévoile alors son amour désintéressé à Orphée :
Pardonne-moi, oublie-moi et reprend ta lyre (O, 291)
45et
Exauce-moi, oublie-moi : ne t'abaisse plus jusqu'à moi (O, 292).
46C'est à ce moment qu'Orphée la reconnaît. Il s'intéresse enfin à Eurydice :
Voici... que tu es là... (O, 293).
47La jeune fille sait que pour rejoindre son aimé, elle doit quitter la vie. Lorsqu'elle s'offre à Orphée, elle ravive en son esprit l’image de la légendaire Sémélé-la-Bien-heureuse qui daigna réjouir le grand Dieu [...] Et qui mourut (O, 281). Eurydice vacille un instant mais ne recule pas. Orphée en est frappé d'admiration :
Tu invoques ma puissance et tu trembles ! Tu me raffermis et tu ploies ? (O, 295).
48Mais Eurydice n'admet qu'une seule crainte :
J'ai peur de te décevoir, ô Maître, ou d'être déçue par moi (O, 296).
49Elle demande alors à Orphée d'accomplir son œuvre en elle. Le musicien saisit enfin la beauté de l'offrande d'Eurydice :
Tu veux... résonner en ta chair ! Tu veux t'affranchir de la chair ! (O, 299).
50Cette action sublime est la seule voie pour fusionner avec Orphée dans le chant.
51Eurydice est prête à mériter ce "pouvoir d'entendre" qui, nous précise V. Segalen dans la préface d'Orphée-Roi, est
réservé à l'Eurydice vraie, et pour peu de temps : un moment : celui de mourir évanouie (O, 222).
52La durée du sacrifice même est fugace. Par son accomplissement se réalise l'Œuvre. Eurydice s'abandonne à un état extatique et prononce ses dernières paroles, admirables :
L'œuvre est beau...
Et je défaille... Orphée... sous ta voix. Je ne suis plus que l'écho de ta voix.
Je... ne... suis plus (O, 304).
53Puis
Elle s'incline et glisse doucement extasiée étendue aux pieds d'Orphée-Roi [...] Tout s'exalte dans la sonorité (O, 304).
54Ce passage constitue l’acmé de cette pièce. Après l'extase, la mort s'impose à Eurydice, mais la jeune fille a gagné une vie éternelle. Elle vit dans le chant, elle est immortelle (O, 335). Dans Siddhârtha, les forces cosmiques se font l'écho du sacrifice de Krisha. Les énergies naturelles participent à la grandeur et à la beauté de cet instant :
des Puissances insoupçonnables luttent. Tumulte. Puis un grand cri triomphal et une grande lumière : Krisha a disparu (SID, 113).
55Il ne reste plus qu'un calme et une clarté sans pareils (SID, 114). Krisha s'est évaporée afin de permettre à Siddhârtha d’être touché par l’Illumination et de devenir Bouddha.
56Le sacrifice est doté chez V. Segalen de connotations positives. L'auteur souligne la beauté de ce don de soi jusqu'à la mort. Le père d’Eurydice apprend à sa fille que ces morts par amour ne concernent que des êtres exceptionnels :
On ne meurt plus d'amour parmi les gens que nous sommes. On ne meurt plus d'amour ni de divinité. Cela serait beau, désirable... Oui, cela serait harmonieux (O, 282).
57Selon le vieil homme, le sacrifice dépasse la dimension humaine. L'être qui se sacrifie devient l'égal des dieux et rayonne dans l'univers. Ainsi le vieillard ne cache pas sa fierté d'être le père de celle qui est morte par grand amour (O, 308). Les autres hommes ne comprennent pas sa joie devant celte mort puisqu'ils ne saisissent pas la dimension transcendante du sacrifice. Dans les notes qui constituent l'Essai sur l'Exotisme, V. Segalen introduit un passage concernant le sacrifice, daté du 3 juin 1916, qui est d'ailleurs classé sous le titre "l'Humain – le Surhumain – l'inhumain". Il considère le sacrifice
comme la Dégustation positive du Divers. Dans la Débauche, se priver d'un coup de la chair : dégustation de la Débauche. Dans le calme chaste, exalter les joies Érotiques. [...] En ce cas le sacrifice est beau, en fonction du Divers (EE, 77).
58Or si l'offrande d'elles-mêmes par ces femmes amoureuses est de nature différente par rapport aux exemples ci-dessus, le choc du Divers n'en est pas moins présent. Les femmes aimantes s'arrachent à leur médiocrité pour accéder à un univers inconnu d'elles. Elles se défont de leur nature terrestre et atteignent une réalité supérieure. La beauté réside dans ce passage d'un monde à un autre.
Notes de bas de page
1 Lettre à Yvonne, inédite, mai 1917 ? in Victor Segalen d'Henry Bouillier, op. cit., p. 515.
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