Handball scolaire pour les filles en EPS. Quels risques d’inégalités ?
p. 271-286
Texte intégral
1Le « 18 décembre 2011, l’équipe de France féminine de handball a joué et perdu la finale du mondial dans une relative indifférence. Il faut dire que ce sport rapporte peu, et que des femmes sont en compétition » écrit le directeur de l’Observatoire des inégalités, Louis Maurin. Le spectacle souffre d’un double déficit attractif : discipline sportive « mineure », qui plus est pratiquée par des femmes, deux facteurs qui suffisent à éloigner les projecteurs et à minimiser considérablement la portée de l’événement. Du coup, le handball féminin ne fait pas recette à la télévision. Pourtant, dans cette fédération qui compte plus de 500 000 licenciés, un sur trois (36,5 %) est une femme, ce qui, parmi les sports collectifs, ne la place pas au dernier rang du point de vue de la parité entre les sexes (fédération française de football 4,5 %, fédération française de rugby 4,9 %, fédération française de basketball 38,3 %, fédération française de volley-ball 48,1 %). On observe une inégale reconnaissance des formes de la pratique avec une partition nette entre, d’un côté, un modèle masculin surexposé médiatiquement, et de l’autre, son corollaire féminin confiné à la confidentialité. Cette position hégémonique occupée par le handball masculin contribue à l’ériger au statut de référence incontournable dans le monde sportif. Qu’en est-il en milieu scolaire ? L’école sert-elle de courroie de transmission du maintien de ces rapports sociaux de sexe ? Lequel des deux modèles, féminin ou masculin, l’école veut-elle retenir comme référence pour définir les contenus à étudier et à apprendre ? Qu’est-ce qui va mériter d’être enseigné et être désigné comme faisant partie des contenus de la culture scolaire ? Une sélection exclusive ne risque-t-elle pas d’exclure telle ou telle catégorie d’élèves ? La question prend toute son importance quand on sait que, en EPS, cette activité physique et sportive reste bien implantée et très populaire (Dugas, 2004).
2Mon expérience de joueuse, d’entraineur, d’enseignante d’EPS, de formatrice et de chercheur me conduit à penser que la domination persistante du modèle masculin joue comme un déterminisme puissant sur les façons de comprendre les pratiques féminines et de concevoir les contenus enseignés en EPS, tous deux étant appréhendés implicitement au regard de leur distance au modèle de référence masculin. Pourtant comme le soulignent Crépin et Delerue (2014), « Le handball masculin diffère du handball féminin, mais l’inverse est vrai, et le handball féminin ne doit pas être appréhendé en termes de manques mais en termes de différences et de spécificités ».
3Bien entendu, nul ne peut nier que filles et garçons se distinguent tant sur le plan des caractéristiques physiques et athlétiques que sur celui des dispositions acquises au cours de la socialisation familiale, scolaire et sportive. Les formes de pratique sont nettement différenciées. Le jeu de haut niveau féminin cristallise certaines spécificités aujourd’hui bien identifiées : un espace de jeu effectif moins réduit que dans le jeu masculin qui détourne des situations de duel, un contact moins fréquent qui tend à limiter l’engagement physiquement, un jeu davantage marqué par la dimension collective, une défense plus orientée vers une zone haute et la récupération rapide de balle. Mon expérience personnelle de joueuse, même si elle ne constitue qu’une illustration nécessairement singulière, ne contredit pas ce tableau dressé par tous les spécialistes. Au SMUC, mon jeu au poste d’ailière était principalement orienté vers la récupération de balle (interception, subtilisation), la contre attaque active, la feinte et l’évitement. J’étais identifiée comme « la voleuse de balles » préférant une intervention sur les trajectoires de balles plutôt qu’une action au contact direct de l’adversaire. Autrement dit, mes façons de faire ne dérogeaient en rien du modèle de pratique décrit pour le haut niveau, « Un jeu où la feinte prendrait le pas sur la force » (Crépin & Delerue, 2014, para 8). Certes, un jeu typiquement féminin, mais pas « moins » que le masculin.
4On peut donc retenir que les filles, si elles sont bien différentes des garçons, ne leur sont pas inégales. En revanche, en milieu scolaire, si on les évalue en référence au modèle masculin, ces différences se transforment inévitablement en inégalités. Comme le souligne le document d’accompagnement des programmes lycées (Ministère de l’Éducation Nationale, 2002), « Ne pas tenir compte des différences physiologiques et culturelles des populations filles et garçons, au nom d’une égalité proclamée, c’est en réalité reproduire et entretenir une inégalité du rapport au corps » (p. 40). « L’indifférence aux différences » (Bourdieu, 1966) masque, tout en les renforçant, les inégalités de pratique. Par conséquent, dans le cadre des cours d’EPS, le défi principal à relever devient celui de la construction d’une égalité des chances d’apprentissage entre filles et garçons. Nombreux sont les formateurs qui se demandent comment mettre en œuvre un enseignement favorable aux apprentissages des filles en EPS, comment organiser les conditions de l’étude pour favoriser l’acquisition des savoirs légitimes en handball ? Autrement dit, comment contribuer à l’éducation du physique des filles dans le cadre d’une APSA plutôt genrée au masculin ? Le constat de départ est désormais bien connu. Les travaux de Vigneron (2004) montrent que les sports collectifs, activité aimée des élèves, comptent parmi celles qui creusent le plus les différences entres les deux sexes. L’auteur identifie les difficultés des filles du côté d’une résistance à l’engagement et au contact physiques, d’une appréhension face à une distance de combat réduite engendrant une peur pour leur intégrité physique. De plus, ces dernières ne s’approprient pas l’enjeu fondamental de l’activité lié au gain du match (affrontement pour gagner, vaincre l’adversaire). Pourtant poursuit Vigneron, les filles ne détestent pas foncièrement les sports collectifs, mais elles y entrent par d’autres voies marquées par la collaboration, l’entraide, le jeu. Ce dernier constat est de nature à ouvrir des perspectives optimistes d’apprentissage pour les filles. Zerai (2011) montre chez des jeunes filles qui n’ont jamais joué aux sports collectifs qu’elles s’engagent dans les tâches collectives d’apprentissage d’une manière variée et relativement indéterminée en fonction des différentes interactions. Dans un premier temps, aucun plan pré-établi n’est utilisé. Cependant, les joueuses font aussi apparaître des formes spécifiques d’activités collectives qui témoignent de phénomènes qui caractérisent une communauté de pratique en cours d’élaboration par un engagement mutuel autour de normes et de valeurs communément admises. L’évolution des discussions en groupe montre, en effet, que cette activité collective se construit de façon hypothétique entre les élèves. Les filles semblent davantage construire, à un niveau collectif, des « îlots de cohérence locale » (Durand, Saury, & Sève, 2006, p. 65) se concrétisant par les actions qu’elles défendent et les connaissances qu’elles construisent et partagent de façon plus ou moins étendue au sein du groupe. En répondant à la question sur les observations, « Qu’ont-elles apporté sur le plan collectif ? », des joueuses affirment par exemple : « Le sport collectif est une complémentarité entre les filles d’un même groupe » ; « La participation de toute l’équipe est une participation efficace et productive » ; « Travailler en groupe c’est s’aider l’une l’autre ». Cela renvoie bien en préalable au degré de confiance qu’il est possible d’accorder aux compétences de ses partenaires.
5Néanmoins, en toile de fond, c’est bien la question de l’égalité et de la définition des contenus d’une culture partagée entre filles et garçons à l’école, et plus spécifiquement en EPS, qui est posée. Pour aborder ce sujet, nous nous attacherons tout d’abord à circonscrire ce qui est défini comme faisant référence en matière de handball scolaire. Plus largement, nous posons la question de la sélection culturelle scolaire, de la construction de la référence et de l’inégale reconnaissance des différentes formes de la pratique (féminine et masculine). Nous tenterons de comprendre en quoi ces choix curriculaires contribuent à l’émancipation des filles ou, au contraire, à l’accomplissement du travail de reproduction de l’école. Dans un second temps, nous examinerons dans quelle mesure certains choix pédagogiques et didactiques sont susceptibles de préserver des inégalités.
1. La sélection culturelle scolaire et l’inégale reconnaissance des différentes formes de la pratique
6En EPS comme dans les autres disciplines d’enseignement, l’échec pose le problème des inégalités d’accès au savoir des élèves. À l’école, la catégorie statistiquement la plus touchée est celle des garçons d’origine populaire. En EPS, même si cette tendance reste vraie, les filles sont davantage concernées que les garçons par ces moins bonnes performances scolaires. Dans le droit fil des thèses des sociologues conflictualistes, nous défendons l’idée selon laquelle les différences et les inégalités extrascolaires – biologiques, psychologiques, économiques, sociales et culturelles – se transforment en inégalités d’apprentissage et de réussite scolaire par l’influence d’un fonctionnement particulier du système d’enseignement et de sa façon de traiter les différences. De fait, l’école joue elle-même un rôle dans la production des inégalités scolaires. En véhiculant une culture fondamentalement étrangère à celle de certains élèves, elle disqualifie leurs façons de faire, de penser et d’être. En EPS, les choix en matière d’APSA, de contenus enseignés, de stratégies d’enseignement, de formes de groupes participent au renforcement ou à l’atténuation de ces inégalités. Par exemple, le temps d’exposition à l’apprentissage constitue un facteur déterminant. Augmenter la durée des cycles permet de laisser du temps à l’école pour réduire les inégalités préexistantes à l’entrée dans les apprentissages scolaires. Si on s’accorde avec Bourdieu et Passeron (1964) pour dire que l’échec scolaire c’est de ne pas avoir hérité des savoir-faire intellectuels légitimes, c’est-à-dire ceux exigés par l’école, alors il est impératif de donner du temps à l’école et aux élèves pour que les acquisitions ne soient pas seulement une affaire de patrimoine hérité mais le produit d’un véritable travail d’enseignement – apprentissage. En termes de patrimoine moteur hérité, il est probable que les garçons, sous le poids des socialisations familiales et sportives auxquelles ils sont exposés, soient mieux préparés que les filles à s’approprier le message scolaire en EPS.
7On peut donc dire que l’échec des filles en handball, et plus globalement en EPS, pose le problème de l’inégal accès d’une catégorie sociale d’élèves à la culture physique et sportive. Le SNEP, n’hésite pas à affirmer que ces dernières sont « véritablement amputées d’un formidable outil de développement et d’émancipation que représente l’accès à la culture sportive et artistique de notre temps » (SNEP, 2014, p. 2). Mais de quelle culture s’agit-il ? Quel handball fait référence en EPS ?
8Un courant britannique de la sociologie, appelé « sociologie des curricula » (Forquin, 1989 ; Young, 1971) s’interroge sur les choix opérés par les écoles au sein de la culture et pointe les enjeux sociaux de la sélection, de l’organisation et de la légitimation des savoirs qui y sont transmis. Parmi l’ensemble des objets culturels susceptibles d’être transmis, l’école effectue un tri. Seule une partie d’entre eux sera jugée digne d’être transmise constituant ainsi la « version autorisée », la « face légitime » (Forquin, 1989, p. 15) de la culture. Les contenus d’enseignement sont l’objet d’une construction menée à l’intérieur de l’école, leur réalité ne va pas de soi. Dans cette perspective, le système des savoirs scolaires ne reposerait sur aucune justification objective et intrinsèque ; il dépendrait des caractéristiques du contexte et serait l’objet de conflits et de luttes de pouvoir. Ces sociologues interrogent la légitimité des sélections curriculaires et insistent sur leur caractère socialement construit. Ainsi selon Tanguy, Agulhon et Ropé (1984), le système des savoirs scolaires ne repose sur aucune justification objective, « le savoir n’est ni une entité, ni un bien universel, l’enseignement n’est pas une valeur commune partagée par tous » (p. 41). Par conséquent, les critères de la sélection scolaire varient selon des paramètres essentiellement contextuels, dont les problématiques de genre constituent un déterminant non négligeable. Du coup, les choix culturels légitimés par l’école sont sujets à variations alors même qu’ils visent la transmission d’une culture commune. Nous devons à la sociologie des curricula ce travail de « déconstruction sociologique des évidences de la culture scolaire » (Forquin, 1989, p. 112) qui nous montre à la fois que la norme scolaire n’est pas universelle et que les élèves, du fait de leur appartenance sociale et/ou genrée, en sont plus ou moins proches. L’école impose une culture parmi d’autres et en EPS une culture corporelle et « handballistique » parmi d’autres.
9Par ailleurs, si le curriculum scolaire ne remplit pas seulement une fonction de transmission liée à la valeur intrinsèque du savoir transmis, alors se met en place un curriculum caché doté de fonctions latentes visant à une préparation implicite à différents rôles sociaux auxquels les différentes catégories sociales d’élèves sont destinées. Isambert-Jamati (1984) montre dans l’étude qu’elle a menée sur les choix curriculaires à l’école élémentaire dans le domaine de la culture technique que sans le formuler explicitement, les enseignants ajustent pour une part les fins qu’ils poursuivent à la destinée sociale probable de leur public. De nombreux travaux de recherche ont ainsi révélé de quelle manière les enseignants pouvaient, à certaines conditions et de façon inconsciente, diffuser des stéréotypes de genre (Duru-Bellat, 1990, 1994 ; Marry, 2003 ; Mosconi, 1989, 1994 ; Zaidman, 1996).
10Nécessairement, se pose alors la question de la légitimité et de la hiérarchie des objets culturels sélectionnés à et par l’école. Quelle forme de pratique du handball sera hissée au rang de culture légitime ? Un handball d’exploit, de lutte, d’opposition, de compétition, de puissance proche du masculin ou un handball de contournement, de ruses, de collaboration, d’entraide, de feintes, d’évitement proche du féminin. Pour éviter de sombrer dans un relativisme excessif, lui-même aussi producteur d’inégalités, il est indispensable de s’accorder sur l’exigence de faire accéder tous les élèves, quel que soit leur sexe, à ce qui fait l’essence de la compétence numéro 4 figurant dans les programmes, « Conduire et maîtriser un affrontement individuel ou collectif ». Apprendre les sports collectifs c’est sans nul doute accepter de rentrer dans un rapport d’opposition, c’est « Rechercher le gain d’une rencontre, en prenant des informations et des décisions pertinentes, pour réaliser des actions efficaces, dans le cadre d’une opposition avec un rapport de forces équilibré et adapté en respectant les adversaires, les partenaires, l’arbitre » (Ministère de l’Éducation Nationale 2008, p. 2). Il est probable que ce « goût » pour l’affrontement, pour l’opposition, socialement construit, soit inégalement partagé par les garçons et les filles. Cependant, en accord avec le document programme lycée (Ministère de l’Éducation nationale, 2002, p. 40), dans le cadre d’une véritable égalisation des savoirs, il est tout aussi indispensable de veiller à proposer « des savoirs qui peuvent s’exprimer de façon différente » et « des savoirs qui ne soient pas exclusivement associés à des modèles sociaux masculins ». Par exemple viser la récupération de balle en jouant sur leurs trajectoires ou en menant une action au contact direct de l’adversaire sont deux mises en œuvre, différentes mais d’égale valeur, de la compétence « Conduire et maîtriser un affrontement individuel ou collectif ».
11Autrement dit, si l’accès à une culture commune, constitutif de tout processus de démocratisation, passe par la compréhension par toutes et tous des enjeux fondamentaux de l’activité, ce qui place filles et garçons dans un rapport inégal face aux savoirs, il n’en demeure pas moins nécessaire de faire en sorte que cet accès s’effectue dans le respect des différences par une égale valorisation des formes de la pratique. Néanmoins, respect des différences ne signifie pas pour autant renforcement des différences et enfermement. Il reste ensuite à imaginer des dispositifs et outils didactiques susceptibles de réconcilier filles et garçons avec des formes qui leur sont a priori étrangères. Finalement, le projet est que chacun puisse s’approprier des contenus culturels peu compatibles avec son univers familier ou avec les normes qui pèsent sur le féminin et le masculin, que chacun, libéré des déterminismes qui entravent ses choix et ses pratiques, puisse investir l’activité de façon plurielle ou décalée par rapport aux normes de genre sans pour autant entrer dans un déni des différences. Dans cette perspective, Verscheure (2013) prône la « double valence de la tâche » qui crée « les conditions d’une exploration d’autres formes « genrées » de réalisation de la tâche » dans « certaines APSA où les stéréotypes s’expriment » (p. 28). Si le savoir visé reste commun, ses formes d’expression ou encore ses modes d’entrée se diversifient. Ni « indifférence aux différences » (Bourdieu, 1966) qui ignorerait les distances inégales à la culture scolaire, ni différenciation ségrégative qui figerait les stéréotypes, la démarche poursuit des visées réellement démocratisantes. Pour conclure sur cette partie, rappelons que le handball scolaire n’est pas neutre socialement ; y accéder et en approprier les savoirs fondamentaux (gérer un rapport d’opposition) suppose d’investir un champ culturel proche du masculin. Pour la pratique de cette activité, les logiques de socialisation masculines entrent plus facilement en coïncidence avec la logique scolaire. Les manières de jouer au handball ne sont pas étrangères aux dispositions socialement construites.
12Pour autant la référence explicite à des pratiques sociales nettement ancrées « du côté de l’histoire des hommes » (Davisse, 1999) ne doit pas faire oublier d’une part, que les formes d’appropriation sont plurielles et peuvent être puisées aussi bien du côté du masculin que du féminin, et, d’autre part qu’il existe des formes de pratiques sociales proches du féminin, productrices de savoirs qui mériteraient d’être enseignés en milieu scolaire. Ainsi, la norme possède une dimension à la fois nécessairement universelle (définition de l’enjeu fondamental du handball : gérer un rapport d’opposition) et plurielle (dans ses formes d’expression). Adopter cette posture c’est permettre à chacun, garçons comme filles, de comprendre et expérimenter les enjeux fondamentaux de la pratique sans renier ce qui fait son identité, sans s’assujettir à un modèle dominant tout en s’émancipant de routines familières.
13Une conclusion s’impose. La responsabilité de l’école est décisive : son degré d’attachement à une culture commune, les modalités de différenciation adoptées ou encore les modèles de pratique valorisés constituent des leviers d’engagement puissants dans une logique d’émancipation ou de reproduction.
14S’engager sur la voie de l’émancipation revient inévitablement à prendre des risques, c’est faire le choix de la rupture culturelle. Proposer aux filles un « handball de garçons » ou proposer aux garçons un « handball de filles » supposé émanciper les unes et les autres des stéréotypes liés à leur sexe pose de véritables problèmes de conception et de mise en œuvre.
2. Des choix pédagogiques et didactiques qui préservent des inégalités
15Confronté à des situations particulières, dans le cas qui nous intéresse l’échec spécifique des filles en handball, l’enseignant procède à des ajustements curriculaires susceptibles de produire davantage d’égalité entre filles et garçons. Cela passe souvent, comme nous avons pu le constater avec d’autre public particulier comme les élèves de « milieu difficile », par des dispositifs de compensation potentiellement producteurs d’effets pervers. Par exemple, on observe une tendance à surajuster les situations aux caractéristiques des élèves, à se contenter d’une simple effectuation des tâches sans enrôler les élèves dans de véritables enjeux d’apprentissage ou encore à réviser à la baisse les contenus enseignés (Bautier & Goigoux, 2004). Autant d’actions qui certes préservent l’engagement des filles dans l’action mais sans pour autant produire de réels apprentissages. En quoi ces inégalités de traitement des filles conduisent-elles à des inégalités de réussite ? Doit-on renoncer à ces stratégies de compensation contreproductives ? Comment contribuer à l’éducation du physique des filles ? Finalement, c’est bien la question des apprentissages et des contenus enseignés qui constitue le nœud du problème et aide à comprendre les processus de construction des inégalités scolaires entre garçons et filles. Pour satisfaire cette ambition, nous suggérons de privilégier trois axes d’intervention : (1) lutter contre la « privation de savoirs » à laquelle sont exposées les filles, (2) rendre explicite les outils d’efficacité et réhabiliter les techniques, (3) miser sur ce qui se co-construit en situation pour faire obstacle aux déterminismes et aux stéréotypes.
2. 1. Lutter contre la « privation de savoirs »
16Pour contourner l’échec des filles en handball, la tentation est forte d’ajuster étroitement ce qu’elles pourraient faire à ce qu’elles sont ou ce qu’on suppose qu’elles sont. L’enseignant peut être tenté d’anticiper sur l’intérêt supposé des élèves appréhendé dans leur conformité aux stéréotypes classiques, anticipation qui provoque une limitation des objectifs visés. Le handball, elles n’en voient pas l’intérêt, c’est pour les garçons !, comme si, par « nature », les filles ne pouvaient s’intéresser à ce type de pratiques. Cette posture essentialiste nie le caractère socialement construit de ces dispositions à l’apprentissage des sports collectifs. On peut faire l’hypothèse que cette « privation de savoirs » (Tanguy et al., 1984) par anticipation engendre un inégal accès des filles à la culture scolaire et les incite implicitement à se conformer à des exigences moindres en termes d’acquisition (comme le confirment les travaux sur les « effets d’attente »). Cette privation de savoir est le produit de deux façons de faire, en apparence opposées, mais produisant les mêmes effets inégalitaires.
17L’une d’elle consiste à surajuster les tâches (Bautier & Goigoux, 2004) aux caractéristiques des filles dans le sens d’une conformité à des stéréotypes dominants. Par exemple, on proposera aux filles un travail sur des contenus techniques « désincarnés » loin des rapports d’opposition qui fondent leur sens, on renoncera pour elles à des situations d’affrontement, édulcorant l’activité au point de la priver de toute signification culturelle. Proposer ce handball aseptisé aux filles revient à les priver de l’accès à une partie du patrimoine culturel constitutif de cette culture commune à laquelle l’institution scolaire a mission de les préparer. De plus, cela a également pour effet de restreindre le champ de pratique des filles à leur univers culturel familier contribuant ainsi à un accroissement des inégalités d’accès aux pratiques et de réussite entre filles et garçons.
18D’autres façons de faire consistent aussi à relever artificiellement les notes des filles ou encore à imposer des contraintes aux garçons (par exemple, contraindre le jeu des garçons par des passes obligatoires) ; ces stratégies de compensation contreproductives éloignent les filles de toute transformation. Elles fonctionnent tel un effet Topaze, provoquant artificiellement le comportement ou le résultat escompté sans que l’apprentissage soit réalisé dans la mesure où le maître surmonte la difficulté à la place de l’élève (Brousseau, 1998). Perte de sens, inégalités d’accès à la culture commune, stagnation des apprentissages, cette stratégie de surajustement des tâches aux caractéristiques des élèves, sous couvert de différenciation pédagogique positive, produit un ensemble d’effets pervers contreproductifs en matière de développement des pouvoirs moteurs des filles.
19À l’opposé de cette démarche, « l’indifférence aux différences » (Bourdieu, 1966) consiste à faire comme si les raisons d’agir, les capacités et les représentations des filles et des garçons étaient similaires ; elle conduit immanquablement à aligner les formes de pratiques proposées aux filles sur le modèle dominant masculin. Est désavantagé le groupe le moins en affinité avec le modèle du défi, de l’affrontement physique et de l’épreuve qui sert de référence et de modèle d’excellence. Les conséquences sont sans appel, les filles se trouvent exclues d’un jeu exclusivement dominé par leurs camarades masculins. Ignorer les différences physiques et culturelles entre filles et garçons au nom de l’égalité conduit à accroître les inégalités ; en effet, face à des élèves inégalement préparés, l’école ne peut qu’inégalement réussir si elle ne met pas en place des dispositifs particuliers visant à contrarier les déterminismes sociaux classiques. Dès 1966, Bourdieu observait qu’en traitant tous les enseignés, si inégaux soient-ils entre eux, comme égaux en droits et en devoirs, le système scolaire est conduit à donner en fait sa sanction aux inégalités initiales devant la culture. Parfois cette indifférence aux différences s’opère non plus au nom d’une revendication déclarée d’égalité mais par cécité aux différences, comme c’est le cas par exemple lors de la mise en œuvre motrice de choix stratégico-tactiques. Comme le fait très justement remarquer le document programme des lycées (Ministère de l’Éducation Nationale, 2002), il n’est pas sûr que, dans les activités non barêmées, comme le handball, nous prenions suffisamment en compte chez les filles et les garçons la différence de force ou de vitesse lors de l’expression de choix tactiques. Ainsi, lors d’évaluation, certaines filles peuvent se trouver injustement pénalisées parce qu’elles courent moins vite, tirent moins forts alors même que leurs choix tactiques sont jugés pertinents. C’est ainsi qu’à compétences tactiques équivalentes à leurs homologues garçons, certaines filles ne pourront jamais obtenir une note identique à ces derniers. Comme le propose Bergé (2003, p. 25), « Le niveau d’exigence concernant la stratégie et la tactique doit être préservé pour tous les élèves, c’est la mise en œuvre de ces schémas qui doit être repensée ».
20Prendre en compte les différences sans les cristalliser suppose d’éviter deux écueils : celui d’un relativisme débridé et celui d’un universalisme figé. Comment dans les pratiques d’enseignement du handball prendre en compte cette diversité sexuée tout en œuvrant à la diffusion d’une culture commune ? Entre une « indifférence aux différences » (Bourdieu, 1966) qui ignorerait les distances inégales entre filles et garçons à la culture scolaire et une différenciation ségrégative, des voies restent à explorer. Comme le souligne Héran (1991), il est indispensable de rechercher des cheminements entre un « différentialisme de ségrégation » (surajustement) et un « universalisme ethnocentrique et dominateur » (indifférence aux différences). Handball « au rabais » ou modèle inaccessible, dans les deux cas, l’effet de privation de savoirs pour les filles est inévitable.
21Pourtant, au-delà de ces dérives inégalitaires qui éloignent les filles de tout apprentissage, des pistes d’action et d’intervention sont à envisager. Comment à la fois rester sensible aux différences de rapport à l’activité handball sans renoncer au socle commun de connaissances et de compétences ? Comment conduire un travail légitime de différenciation pédagogique sans produire implicitement de la ségrégation sociale ? Nous suggérons de réfléchir à deux pistes d’intervention que nous développons à présent.
2. 2. Conjuguer pédagogie de l’explicite et réticence didactique
22Tous les enseignants le constatent, le handball des filles en EPS brille par sa médiocrité (Vigneron, 2004). Selon eux, ces dernières ne maîtrisent pas les prérequis techniques et tactiques suffisants pour entrer dans une activité de jeu susceptible de produire des apprentissages et du plaisir. Vigneron (2004) constate que « les professeurs d’EPS semblent renoncer ou négliger une entrée par de véritables apprentissages techniques, alors même qu’ils estiment que les filles en sont particulièrement démunies » (p. 451). Par ailleurs, lorsque ces apprentissages techniques sont proposés, ils prennent la forme de situations analytiques, décontextualisées, qui, bien que largement critiquées dans la profession comme dans les recherches, sont pourtant considérées comme des recours pour remédier à l’échec des filles. Si la nécessité d’outiller les filles sur le plan technique apparaît incontestable, la régression vers des modèles technicistes centrés sur l’enseignement de modèles gestuels empruntés à la haute performance, identifiée le plus souvent au masculin, mérite d’être discutée. Les filles ont besoin de techniques, mais de techniques qui s’inscrivent dans un univers de sens tactique. S’engager dans cette voie suppose de se défaire d’une conception figée de la technique conçue comme forme gestuelle décontextualisée à copier pour une approche centrée sur l’activité produite par le sujet en situation signifiante (de jeu). S’intéresser à la technique suppose de se focaliser non pas sur « le produit de l’activité d’adaptation » mais sur « les processus d’élaboration des solutions efficaces » (Goirand, 1987, p. 17). Selon Goirand (1987), ce changement de posture suppose d’opter pour une triple option interactionniste, constructiviste et cognitiviste. Gréhaigne (1989, 1992) défend la même orientation. Loin d’une « conception fixiste de la technique basée le plus souvent sur une pédagogie des modèles à reproduire », il propose « une conception plus fonctionnelle portant sur les processus d’élaboration de solutions efficaces » (Gréhaigne, 1989, p. 205). Le processus didactique choisi par l’auteur s’appuie alors « sur des situations problèmes avec la recherche par les élèves de principes et de règles d’action en relation avec des pouvoirs moteurs généralisables » (p. 211). Il rejoint en cela Bouthier (1986) qui pointe la plus grande efficacité de la « pédagogie des modèles de décision tactique par rapport à la pédagogie des modèles d’exécution ». Un certain nombre de recherches confirme cette évolution de la conception de la technique qui finalement fait de l’activité du sujet une activité technique (Garassino, 1980) qui peut émerger dans le cadre de situations problème. Les filles comme les garçons ont besoin de cette circularité entre tactique et technique pour accroître leurs pouvoirs moteurs.
23Sous prétexte de préserver le sens du jeu, on ne peut priver les filles d’apprentissages techniques. À l’inverse, sous prétexte d’améliorer leur efficacité, on ne peut les priver d’apprentissages signifiants en contexte. Le faire et les raisons du faire constituent deux entités indissociables ce qui fait dire à Zerai et Gréhaigne (2013, p. 197) qu’il « ne s’agit pas seulement de faire de la technique au sens strict, il s’agit aussi d’analyser les conditions du faire et de se connaître en faisant » (pour d’autres données sur ce thème voir chapitre de ce livre La découverte du jeu et de la technique chez les filles tunisiennes). Au final, il convient de conduire les filles à construire des outils techniques de compréhension du jeu, à se doter de manières de faire efficaces qui supposent « des associations de connaissances raisonnées et empiriques, toutes éprouvées par la pratique, qui assurent l’efficacité des actions » (Combarnous, 1984, cité par Brière, 2005). Réhabiliter pour les filles des apprentissages techniques qui ont un sens stratégique et tactique c’est leur donner accès explicitement soit à ce qui est supposé leur être inaccessible (par manque de capacités), soit à ce qui est supposé être déjà acquis. D’une certaine manière, il s’agit de lever le voile sur ce qui est susceptible de rendre l’action efficace, comme l’écrivaient Bourdieu et Passeron (1964) pour s’attaquer aux inégalités d’accès aux apprentissages, de faire en sorte que ces apprentissages techniques ne relèvent pas d’un processus tacite invisible ou d’une « pédagogie invisible » (Bernstein, 1975) difficilement accessible aux filles sans toutefois tomber dans les travers d’une démarche transmissive. Lorsqu’il programme des apprentissages techniques, l’enseignant est donc soumis à cette tension entre pédagogie de l’explicite et « réticence didactique » (Sensevy & Quilio, 2002) dans le cours même des situations didactiques. Sortir de ce dilemme suppose de réussir à concilier construction et explicitation des savoirs. Sous l’impulsion des théories socio-constructivistes, le rôle de l’enseignant a considérablement évolué. Désormais, il n’intervient plus comme « proposeur des connaissances qu’il veut voir apparaître » (Brousseau, 1998), il est chargé d’organiser le milieu de façon à « créer les conditions de possibilité de l’apprentissage » (Chevallard, 1986). Ce processus de dévolution initiant l’émergence active des savoirs, leur découverte et leur construction, par l’élève, ne produit une véritable appropriation que s’il s’accompagne d’une institutionnalisation permettant à chaque apprenant de formuler, identifier, repérer les savoirs valables quel que soit le contexte d’appropriation. Il s’agit de relier ces savoirs à une histoire, un patrimoine, une culture commune par un retour réflexif sur le travail. Auprès d’élèves peu familiarisés avec la culture sportive, comme les filles par exemple, on peut être tenté d’ignorer cette phase d’institutionnalisation pourtant si utile à la stabilisation des apprentissages.
24Qu’il s’agisse de lutter contre la privation de savoir en contournant les écueils du sur-ajustement des tâches et de l’abstention pédagogique, ou de s’atteler à articuler construction et transmission, dans tous les cas, il devient nécessaire de comprendre comment se construisent ou se défont les inégalités dans la classe. Car l’échec des filles n’est pas inéluctable. Il évolue selon la démarche adoptée et le temps de pratique proposé. Par exemple, Zerai (2011) montre que, après onze leçons, l’évolution du jeu et les progrès constatés sont marquants. Au début du cycle, beaucoup d’élèves ont peur du ballon et se positionnent de façon à ne pas le recevoir. Elles se contentent de faire des aller-retours entre les cibles, les pertes de balle sont fréquentes et les résultats chiffrés décevants, elles disposent, au moment de l’évaluation de départ, d’un faible bagage technique. Puis au fil du cycle, pour les joueuses, apprendre consiste à construire des connaissances et des compétences motrices nouvelles ; les techniques et les tactiques leur donnent de nouveaux pouvoirs qui leur permettent d’atteindre des objectifs individuels ou collectifs.
2. 3. Miser sur ce qui se co-construit en situation pour lutter contre les déterminismes et les stéréotypes
25C’est donc bien au cœur des situations scolaires que se construisent les inégalités scolaires entre garçons et filles. De nombreuses recherches se sont intéressé à la façon dont se fabriquent, dans le curriculum, les apprentissages (Amade-Escot & Brière-Guenoun, 2014 ; Rochex & Crinon, 2011). Sans nier le poids des déterminismes sociaux, on peut observer qu’émergent en situation d’interactions des dispositifs et des contenus susceptibles de reconfigurer leur impact. Cette perspective se trouve au cœur du programme de recherche que nous défendons et qui trouve son fondement dans un entrelacement des problématiques sociologique et didactique. Cette approche, qualifiée de socio-didactique, pose les principes suivants : d’une part, toute pratique didactique devrait être pensée selon le contexte social qui la constitue et qu’elle contribue à façonner en retour (Blanchet, 2009) ; d’autre part, tenir compte des conditions sociales de production des savoirs scolaires n’interdit pas de s’intéresser aux modalités effectives des pratiques de transmission et d’appropriation des savoirs et à la nature même des savoirs scolaires sélectionnés. Ce programme de recherche se propose de croiser le passé et le présent de l’interaction, d’articuler le dedans et le dehors de la classe, de penser ensemble ce qui est importé/ce qui est fabriqué dans la classe. Il s’appuie sur des pratiques ordinaires d’enseignement de l’EPS afin d’observer de quelle manière les dispositions incorporées perdurent dans la situation mais également se reconfigurent au contact des contraintes de cette dernière.
26Autrement dit, sans ignorer le poids des déterminismes sociaux, nous voulons comprendre comment se conjuguent, en situation de classe, dispositions incorporées par les filles et offre de pratique scolaire. Si les stéréotypes sociaux de sexe (à la fois incorporés par les filles et projetés sur elles) agissent de manière incontestable et souvent masquée, on peut toutefois faire l’hypothèse que l’intervention de l’enseignant et les formes de pratiques qu’il propose sont de nature à inhiber ou activer leur action. Comme le proposent Rochex et Crinon (2011, p. 12), la démarche consiste à « mettre à jour les processus par lesquels les pratiques des enseignants s’avèrent inégalement efficaces et socialement inégalitaires » en observant les « inégalités en train de se faire ». Nous voulons comprendre comment les pratiques pédagogiques peuvent, à l’insu même des enseignants, produire ou contrarier les inégalités liées au genre. Parmi toutes les pistes qui pourraient être évoquées, nous en discuterons deux dans le cadre restreint de cet article. L’une concerne la co-construction en classe de « contrats didactiques différentiels » (Schubauer-Léoni, 1996) qui peuvent varier selon le type d’élèves sans être nécessairement dépendants du genre de ces derniers. L’autre est relative aux effets démocratisants ou pervers de pratiques visant l’équité qui peuvent être préjudiciables aux filles si n’est pas mis au centre des préoccupations l’enjeu de savoir visé.
2. 3. 1. La co-construction en classe de « contrats didactiques différentiels »
27Le contrat didactique renvoie à l’ensemble des règles implicites et évolutives qui organisent les échanges entre l’enseignant et les élèves à propos des objets de savoirs enjeux de la relation. Les observations en classe mettent en évidence le caractère co-construit et différencié de ces interactions. Le contrat didactique évolue en classe, enseignants et élèves s’y impliquant selon des modalités variables. On doit à Schubauer-Léoni (1996) d’avoir introduit le concept de « contrat didactique différentiel » qui permet de distinguer différentes positions d’enseignés dans la relation didactique. Ainsi, les élèves, garçons et filles, mais également à l’intérieur d’un groupe de même sexe, ne s’impliquent pas de la même façon et n’approchent pas les mêmes savoirs. Verscheure et Amade-Escot (2004) ont pu voir fonctionner ce contrat didactique différentiel au sein de cours d’EPS. Elles décrivent par exemple le comportement d’une élève qui au début d’un cycle de volley s’apparente plutôt au stéréotype féminin (renvoyer le ballon) et évoluera au cours du cycle en tirant profit des situations d’apprentissage qui lui sont proposées. Les élèves en situation entrent dans le contrat didactique selon des modalités variables ; ces « contrats didactiques différentiels » qui sont à l’origine du sens donné aux situations didactiques par les élèves ne sont pas seulement influencés par les stéréotypes de sexes, ils sont liés aux interactions didactiques co-construites entre enseignants et élèves en situation. Ce type de résultat de recherche est là pour nous rappeler que le jeu sur les interactions didactiques est susceptible de déjouer, dans une certaine mesure, le poids des déterminismes sociaux liés aux stéréotypes de genre. Si l’on peut affirmer que filles et garçons n’investissent pas l’activité handball de façon identique, il serait abusif de considérer que toutes les filles s’y impliquent de la même façon, y actualisent les mêmes savoirs et savoir faire et ce, de façon stable et constante. Il revient à l’enseignant comme à l’entraîneur de rester attentif à cette pluralité de contrats qui s’instaurent dans la classe ou le gymnase et d’exploiter leurs potentialités évolutives sources d’affaiblissement des inégalités.
2. 3. 2. Des pratiques d’équité préjudiciables aux filles
28Au même titre que nous pointions plus haut des pratiques d’indifférenciation aux effets inégalitaires (dans le cas de l’évaluation par exemple), on observe aussi des pratiques de différenciation produisant les mêmes effets. À un niveau macrosociologique, les politiques de discrimination positive, s’appuyant sur le principe d’équité, défendent le principe « d’inégalités justes » (Rawls, 1987) qui consiste à traiter inégalement les individus qui sont dans des situations inégales, ces inégalités étant à termes sources d’égalité. Selon la « théorie de la justice comme équité » défendue par Rawls, les inégalités sont justes si elles permettent de favoriser les plus démunis. Transposer à un niveau de réflexion micro-didactique, ce principe suppose d’imaginer des dispositifs privilégiant les filles au détriment des garçons. Par exemple, elles seront autorisées à dribbler tandis que les garçons en seront privés, il sera interdit de défendre au plus près sur elles ; au final les situations et les règles du jeu sont sur-aménagés. On propose ainsi aux filles des tâches sans réels enjeux d’apprentissage ce qui conduit les élèves « à contourner l’obstacle plutôt qu’à l’affronter » (Jarraud, 2012). Ce constat incite Verscheure (2013) à inviter à la prudence et à « se méfier des consignes et régulations visant à valoriser les filles ». Certains dispositifs de différenciation sont contreproductifs dans la mesure où, en occultant les difficultés des filles, ils les renforcent.
2. 4. Des réponses possibles
29Arrivés aux termes de cette réflexion, on peut légitimement se demander en quoi ces analyses sont productrices de ressources pour l’action enseignante. Ni prêt-à-porter didactique, ni prescription de contenus décontextualisés, au mieux peut-on contribuer à « produire un espace des possibles pour penser la pédagogie » (Johsua, 1999, p. 35) que seul l’enseignant pourra reconfigurer et recontextualiser en fonction des variables de situation. Il ne s’agit donc pas de proposer des solutions miracles mais d’offrir des pistes de réponses possibles pour avancer sur ces questions : comment faire progresser les filles dans leur handball scolaire ? Comment créer les conditions de la réussite pour cette catégorie d’élèves, peu enclines, par leurs formes de socialisation extra scolaire, à s’approprier les contenus de la culture scolaire. Comment « faire jouer le jeu » (didactique) pour que les filles se « prennent au jeu » ? (Sensevy & Mercier, 2007). En effet, les filles, comme les élèves en difficulté, ont tendance à copier leurs formes de participation au jeu sur celles des garçons, elles donnent des signes extérieurs d’excellence (courir, s’agiter, lever les bras) sans pour autant s’affronter au savoir (entrer en possession du ballon, se mettre en situation d’affrontement) pour se l’approprier. Elles « tirent sur le contrat didactique » (Amade-Escot, 2003) pour échapper à ses contraintes et esquiver les transformations [à propos de ce types d’élèves, Toussignant (1982) parle d’« esquiveurs compétents »]. Alors que faire ? Nous formulerons deux propositions.
30La première concerne la question du temps. Il semble essentiel de laisser aux filles le temps d’apprendre sachant que le temps d’apprentissage, contrairement au temps institutionnel, n’avance pas de façon linéaire. Les apprentissages procèdent par remaniements des connaissances et par restructurations des acquis antérieurs. De fait, temps institutionnel linéaire, progressif et régulier et temps d’apprentissage fonctionnant par sauts et réorganisations successives ne se superposent pas. Pour autant, il revient aux enseignants de programmer un temps institutionnel d’une durée suffisamment conséquente pour laisser la possibilité aux filles de s’acculturer à des pratiques dont elles ignorent le sens et ne maîtrisent ni les techniques, ni les tactiques. Mais plus fondamentalement, c’est bien évidemment la question de l’usage qui est fait de ce temps qui pèsera dans l’évolution des apprentissages, car de nombreuses études le montrent, le temps alloué n’est pas nécessairement corrélé à l’amélioration des performances (Chopin, 2010). Certes l’allongement de la durée des cycles ne peut que peser positivement sur les apprentissages mais les façons de faire avancer le temps didactique en lien avec le temps d’apprentissage constituent un élément décisif. Donc, augmenter le temps d’exposition à l’apprentissage est nécessaire pour les élèves, filles comme garçons, peu en contact avec le handball en dehors de l’école mais jouer sur la dynamique chronogénétique de ce temps est tout aussi essentiel ; autrement dit, il s’agit de se demander comment l’interaction activité des élèves/activité de l’enseignant peut être productrice de l’avancée du temps didactique sous l’impulsion par exemple de pratiques de dévolution ou de mises en situation réflexive des élèves. En résumé, si le temps constitue bien une ressource didactique et pédagogique essentielle, il est nécessaire de prendre en considération conjointement l’allongement des cycles d’enseignement et les modalités d’utilisation de cette quantité disponible car il « ne suffit pas de faire répéter des exercices dans des situations aménagées pour que les élèves construisent plus et mieux les compétences indispensables à l’efficacité collective » (Caty, Zerai, & Gréhaigne, 2009, p. 189).
31Notre seconde proposition concerne la mise en place de la mixité. Pour des raisons qui touchent principalement à la diffusion des stéréotypes sociaux de sexe et à l’apprentissage du vivre ensemble, la mixité doit être le plus souvent encouragée car elle constitue un des leviers majeurs de l’égalité des chances entre garçons et filles. Pourtant, sa mise en œuvre n’a pas permis de réaliser pleinement cette égalité. La question de la mixité pose celle de la prise en compte des différences qui touchent autant aux capacités de réalisation qu’aux motifs d’agir. Il reste à imaginer des formes de pratiques qui traitent les différences (contenus différenciés) et non qui les ignorent (contenus indifférenciés) ou les cristallisent voire les accentuent. L’ingéniosité de l’enseignant est ici mise à rude épreuve tant il est fréquent, sans que l’enseignant y prenne garde, de produire des effets contraires à ceux visés. Alors les enseignants hésitent entre différentes stratégies : la cécité aux différences parce que les filles peuvent réussir aussi bien que les garçons, la séparation filles/garçons parce que les écarts sont insurmontables, le renoncement aux APSA genrées parce qu’elles creusent trop les écarts et le recours à celles considérées comme neutres, la redéfinition et l’aseptisation de l’activité ou encore la limitation de l’activité des garçons. Le handball mixte peine à fonctionner, pourtant on peut aider filles et garçons à partager des univers de pratique qui ne leur sont pas familiers. Comment faire jouer ensemble filles et garçons en se donnant pour objectif l’accès aux mêmes compétences pour toutes et tous ? L’utilisation des équipes homogènes entre elles et hétérogènes en leur sein est-elle à privilégier ? Oui, sans doute, à condition de veiller à certaines dispositions comme par exemple : s’assurer que les élèves comprennent ce qu’on attend d’eux par l’utilisation d’outils d’observation et d’indicateurs facilement utilisables par les élèves (voir des propositions dans Caty et al., 2009), rester attentif tout au long du cycle à la constitution des équipes de façon à ce que les rapports de forces soient équilibrés, proposer des contenus d’enseignement différenciés et ajustés aux besoins des élèves mais aussi accepter de renoncer ponctuellement à l’hétérogénéité le temps de rassurer et remédier à certaines lacunes.
32Bien entendu, d’autres pistes peuvent être envisagées. Les enseignants sur le terrain ne manquent pas d’imagination et de pragmatisme pour que vive l’égalité entre filles et garçons au quotidien, pour faire de l’hétérogénéité un levier et non plus un obstacle aux apprentissages, pour concilier deux ambitions contradictoires « apprendre du non familier et apprendre ensemble » (Davisse, 2009).
3. Conclusion
33Qu’est-ce qui peut détourner les filles des apprentissages en handball ? Qu’est-ce qui est susceptible de les empêcher de se développer dans cette activité ? Ce qui se joue avec ces interrogations c’est la question de l’égal accès de toutes et tous aux fondamentaux de la culture scolaire et sportive. L’enjeu est de faire qu’une réelle démocratisation des savoirs et de la culture sportive puisse s’opérer, qu’on desserre le lien entre pratiques physiques et sportives et sexe, qu’on produise une véritable réduction des écarts sexués de réussite et d’apprentissage dans l’activité handball en EPS.
34Relever ce défi avec succès suppose de réduire les tensions contradictoires inhérentes à tout processus de transmission en se donnant pour projet d’une part de diffuser une culture commune sans ignorer les différences, et d’autre part de différencier sans produire de discrimination et priver les filles d’apprentissages fondamentaux. La tentation consiste à partager un patrimoine culturel de handball commun, configuré au masculin, en niant la spécificité des formes de pratique selon le sexe tout en assujettissant le féminin au masculin. Dans ce cas, les diffusions des stéréotypes risquent de perdurer encore longtemps.
35En toile de fond, c’est bien la question des inégalités entre filles et garçons qui est posée. Les différences entre handball féminin et masculin, sont visibles et indépassables. On ne peut les ignorer. Le rôle de l’institution, des enseignants, des formateurs, des entraîneurs est sans doute de faire en sorte qu’elles ne se transforment pas, au détriment des filles, en inégalités de performance, de développement moteur et d’accès à la pratique au-delà de la période d’obligation scolaire.
Auteur
ESPE de Guadeloupe. CRREF - EA 4538. Université des Antilles
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