Approche historique et épistémologique de l’étude technologique des pratiques physiques sportives et artistiques (PPSA)
Migration et évolution des concepts et des méthodes : un exemple générique en rugby
p. 63-86
Texte intégral
1Il s’agira, dans cette contribution, d’aborder l’évolution des références et des concepts impliqués dans le domaine de l’approche technologique des pratiques physiques sportives et artistiques (PPSA), telles que définies précédemment (Bouthier 1993, 1997a, 2008 ; Bouthier & Durey 1994a et b) et voir comment cette évolution se traduit dans les pratiques d’intervention, en particulier dans les sports collectifs comme le rugby. De manière générale, la description et l’analyse de cette évolution s’organisent à travers différents processus de migration et de transposition impliquant conjointement et de façon complémentaire, une diversité de champs scientifiques et techniques. Il ne s’agit donc pas de faire ici un état de l’art dans le domaine technique ni encore moins d’aborder cette question sous l’angle de sciences appliquées, des auteurs comme Parlebas (1985) ou Vigarello (1984 ; 1986 ; 1988) ; Vigarello & Vivès (1983) ainsi que d’autres auteurs plus récemment encore (Léziart, 2006 ; Robène, 2014) ont abordé de façon tout à fait pertinente et complète, la question de la technique dans les pratiques physiques, aussi bien du point de vue sociohistorique que du point de vue des aspects technologiques voire didactiques. Il s’agira plutôt ici, de cerner les influences et les transpositions des différents concepts scientifiques dans les pratiques de terrain, aussi bien dans le cadre de la formation que dans celui des pratiques analysées des joueurs eux-mêmes.
2Lorsqu’à la fin du xixe siècle, Espinas (1897) expose le projet d’étudier les « arts utiles », il considère déjà la distinction entre l’activité humaine en tant qu’activité collective et historiquement produite, répondant aux besoins matériels et l’activité purement réflexive voire contemplative. Ces arts utiles qu’il regroupe sous le terme de technologie sont à distinguer de la praxéologie : « nous pourrions donner aux arts utiles le nom de techniques pour les distinguer des arts qui tendent à produire l’émotion esthétique » (Espinas, 1897, p. 8). Il met ainsi en avant la notion de praxis qui intègre dans l’idée de pratique, l’activité ayant en elle-même sa propre fin, « praxis », et l’activité finalisée par une production, « poiésis ». Aussi pour l’auteur, la technologie s’organise en 3 étapes : la première descriptive et analytique, la deuxième qui vise à identifier et formaliser les lois expliquant l’efficacité de ces arts, et enfin, la troisième qui envisage l’évolution de ces arts dans le contexte de leurs applications diversifiées. Avant lui, dès le xviiie siècle à Göttingen, Beckmann (1787), à travers son traité sur la technologie, considérait déjà la nécessité de rendre compte de l’activité humaine au sens des pratiques finalisées (ici dans les sciences économiques) et ce positionnement vis-à-vis de la finalisation de l’activité sera plus tard, celui des encyclopédistes. Épistémologiquement parlant, la prise en compte de l’articulation des moyens pratiques et d’un but à atteindre permettra à Kant (2003), par la suite, d’envisager la notion de sujet pratique intégrant les aspects empiriques et pragmatiques de toute activité humaine : « la règle pratique est en tout point un produit de la raison, parce qu’elle prescrit l’action comme moyen d’arriver à l’effet, qui est un but » (Kant, 2003, p. 18). En conséquence, la pratique sera à considérer comme un processus finalisé et contextualisé dont le résultat est producteur de sens et de valeurs. Si avec Kant, la philosophie ne bascule pas dans l’empirisme, elle devient néanmoins sensible à la prise en compte de l’action et s’appuie sur une ontologie de l’action, une étude de l’être dans l’agir.
3Ainsi, depuis le « cabinet des curiosités » réunissant les machines extraordinaires (au premier sens du terme), les rapports entre objets techniques et activité humaine vont évoluer et passeront de conceptions essentiellement « technocentrées » à des perspectives plus « anthropocentrées » (Albéro, 2010) en intégrant la prise en compte des finalités d’usage des objets techniques dans une approche combinant les aspects empiriques et les formalisations issues des mises en œuvre. Les caractéristiques de ces évolutions vont permettre de saisir non seulement les propriétés des objets techniques devenus des artefacts, mais aussi leurs relations d’interdépendance avec les utilisateurs ainsi que les « pré-scriptions » dont ils sont porteurs (Akrich, 1987). Ces préinscriptions sont identifiées dans les démarches et les contenus d’usage qui viennent formaliser les intentions des utilisateurs et se manifestent également à travers les médiations diverses qu’ils suscitent. D’un point de vue épistémologique, Léziart (2006), analysant les rapports entre sciences et sciences appliquées ou techniques, discute la question des rapports entre « épistémè » et « technè » et de leur évolution allant dans le sens d’une conjonction voire une complémentarité. De même, Parlebas (1985) souligne l’accélération de ces rapports au cours du xxe siècle. Et dans le domaine plus spécifique des pratiques physiques, Vigarello (1986 ; 1988) montre même que le sens des rapports tend à s’inverser dans la période contemporaine et qu’ils alimentent de façon interactive les bases de connaissances de ces deux domaines (sciences et sciences appliquées ou techniques), notamment sous l’effet de facteurs socioéconomiques. Ainsi, cette évolution vient réhabiliter le statut de la « métis » au sens de l’efficacité pratique et de levier de production de savoirs issus de l’action, modélisés dans l’usage et formalisés a posteriori. De ce point de vue, l’expérience est considérée comme une donnée et un produit de la culture. Au-delà de l’activité individuelle, c’est bien déjà le contexte sociotechnique, le caractère téléologique et les finalités qui définissent le cadre épistémologique, voire philosophique, des pratiques ainsi décrites. Antérieurement, Espinas allait même jusqu’à proposer de « tenter l’histoire de la philosophie de l’action » (Espinas, 1897, p. 11).
4Cette démarche que l’on qualifiera de technologique, rendant compte des pratiques effectives, constitue de fait une approche de formalisation des pratiques débouchant sur un corps de connaissances à finalité scientifique. Il s’agit donc d’un espace intermédiaire entre les sciences et les pratiques, défini par Staudenmaier (1988) comme un domaine de formalisation qui relève d’une dynamique des rapports entre sciences « dures » et sciences appliquées. Cette dynamique a évolué au cours des dernières décennies dans le sens d’une conjonction et d’une simultanéité des influences d’un domaine sur l’autre. Ainsi, des auteurs comme Walliser (1977) ou Le Moigne (1995) ont analysé finement ces évolutions et les changements de paradigme que cela a entraîné. Le développement récent de l’approche technologique en sport s’appuie notamment sur ce changement de paradigme, l’approche technologique en STAPS, proposée par Durey et Bouthier (1991 ; 1993) illustre bien la prise en compte de ces changements lentement intégrés dans les pratiques effectives en raison du peu d’intérêt porté par les acteurs eux-mêmes à cette évolution historique des concepts.
1. Approche historique des concepts en sport et conditions de leur élaboration
5Comme Robène (2014, p. 93) le souligne, « l’histoire des techniques et des technologies sportives constitue un segment faiblement investi par les historiens », même dans la période contemporaine. Autant les techniques appliquées au champ des productions économiques et industrielles ont intéressé les historiens, autant celles liées aux sports et aux concepts qui leur sont liés ont été peu étudiées. Robène, au niveau sportif, décrit une période de fécondation (1930-60) : c’est la société moderne, industrialisation et accélération des rapports de la technique et de ses applications qui va diffuser dans les pratiques sportives, dans un souci d’optimisation et de rentabilité mais aussi de diversification c’est-à-dire de transpositions d’un champ technique à un autre et qui fera que le sport sera investi par des produits de diversification de techniques issues de champs divers. Il faudra attendre le développement des loisirs et d’une économie du sport pour voir se développer une réflexion qui va se centrer essentiellement sur les questions techniques au sens des sciences appliquées : « Le sport n’a finalement que fort peu mobilisé l’attention des historiens au prisme de l’histoire des techniques et des technologies » (Robène, 2014, p. 93). Il n’y a guère que l’approche sociologique, par le biais de l’étude des techniques du corps, qui va s’intéresser à cette histoire. Sous cet angle, les rapports de l’homme et de la technique vont préoccuper les analyses et porter essentiellement sur des considérations technocentrées, au sens des objets techniques et de leurs usages dans une perspective d’optimisation sportive, ce qui a conduit à juste titre à des critiques radicales liées aux dérives technicistes des pratiques sportives (Arnaud & Broyer, 1985 ; Parlebas, 1985). Ainsi, l’histoire des concepts techniques, tactiques ou stratégiques en jeu dans les pratiques n’a que très peu intéressé les concepteurs du fait même de la complexité de la situation sportive, de la difficulté voire du peu d’intérêt à isoler les concepts impliqués en raison justement de leur dynamique interactive et de la fugacité de leur manifestation. Pourtant, la réflexion épistémologique s’est développée de façon plus globale, privilégiant l’analyse dans son contexte humain de production, notamment en s’intéressant aux moyens d’explicitation de l’action motrice. Comme le souligne Vincent (2006), les tentatives de conceptualisation dans les sports collectifs en particulier, se sont limitées à la seule dimension éducative dans l’analyse ou les propositions de modèles techniques du jeu. En ne retenant au bout du compte que l’approche socioculturelle de Vigarello (1988) comme illustrative d’une approche technologique dans ses rapports avec les divers instruments en jeu et débouchant sur une étude des gestes techniques, cela conduira à réduire cette approche technologique à une réinterprétation des techniques gestuelles. Il faut dire avec Léziart (2006), que la technique sportive pose un double problème à l’histoire : « elle est technique et elle est sportive ». En conséquence, elle cumule la défiance à l’égard du technique, « le vulgaire » et du corporel, « le futile ». Ce débat s’est enrichi par la prise en compte de la dimension individuelle et psychologique, notamment dans le processus de « scientifisation » des STAPS (Lafont, 2002) et cela a conduit à une assimilation de diverses notions dans le concept même et à des controverses quant au rôle de la technique en EPS. Goirand, (1986) parle de rigidité de la technique alors que Vigarello et Vivès (1983) soulignent son double intérêt en tant qu’élément essentiel des pratiques corporelles. Ces mêmes auteurs soulignent plus loin que « la science a joué un rôle tellement central que l’invention technique ne peut plus se penser en dehors d’elle » (p. 265). Une image s’est imposée, la technique ne serait qu’un corollaire de l’univers chiffré et d’expériences quotidiennes.
6Cette controverse ne sera dépassée qu’à partir du moment où le travail de formalisation de la réalité empirique sera mené : interroger les pratiques pour les modéliser par le biais de concepts pragmatiques susceptibles de constituer un corps de connaissances aspirant à un statut scientifique. C’est avec Rumelhard (1986), que la réflexion sur l’épistémologie historique des techniques conduit à envisager ce qu’il nomme avec Flourens, « le laboratoire de l’esprit humain » qui a l’ambition de s’appuyer sur une théorie expérimentale de l’esprit humain. Le cadre de référence est celui positiviste issu de Comte bien sûr, mais il présente l’intérêt d’inclure, dans la réflexion, l’intermédiaire de l’activité de formalisation qui, tout en permettant d’aborder de façon appliquée les concepts en jeu, vise à produire les moyens de modélisation de ces concepts. La démarche de conceptualisation doit respecter, selon l’auteur, 5 critères : un concept doit posséder une dénomination, découler d’une prise de position épistémologique, détenir une définition opératoire, pouvoir se comprendre en extension et en compréhension, et enfin entretenir des relations logiques avec les autres concepts. Ainsi la définition d’un concept nécessite une démarche d’explicitation, une formalisation qui relève selon Canguilhem (1955, p. 68) « d’un principe d’interprétation de l’expérience ». La finalité de cette conceptualisation doit permettre, comme le souligne Vergnaud (1985), d’établir des homomorphismes entre réel et signifié, des sortes d’intermédiaires représentationnels utiles à développer les formes de représentation fonctionnelle. Vergnaud (1991, p. 17) souligne par ailleurs qu’un système « ne peut pas calculer sur un autre système si n’existent pas des homomorphismes du système représenté dans le système représentant » et, que par ailleurs, « on ne peut faire l’économie, dans une théorie de l’action opératoire, ni d’une représentation calculable du réel, ni des règles d’action et de l’intentionnalité du sujet. Ces règles et ces intentions se prêtent elles-mêmes à des calculs ». Autrement dit, la réflexion épistémologique ne peut se concevoir que sur la réalité et en jouant sur des intermédiaires de formalisation conceptuelle. Ces intermédiaires constituent des artefacts intentionnellement conçus et exploités afin de finaliser l’intention qui a motivé cette étape de formalisation.
7De ce point de vue, les intermédiaires viennent illustrer ce caractère intentionnel, distinct de tout hasard qui s’appuierait sur une quelconque « fortuité », au sens de hasard ou de découverte heureuse, ou bien encore qui se contenterait d’exploiter, sans les formaliser, des connaissances issues d’espaces de connaissances incertaines non encore explicitées. Enfin, ces intermédiaires présentent un caractère fonctionnel par la relation de concrétude plus ou moins développée qui renforce le lien entre le concept et l’action qui est censée le matérialiser.
8De même, la démarche de conceptualisation s’appuie sur la capacité à circonscrire le contexte dans lequel l’objet est formalisé. En ce sens la démarche doit s’assurer de faire la distinction entre l’objet de connaissance et la connaissance de l’objet comme le préconise Le Moigne (1995). Ce qui est premier et finalise la démarche c’est bien le projet dans sa dynamique évolutive et contextualisée et non l’objet de savoir en lui-même.
9Ainsi, comprendre les processus de conceptualisation à l’œuvre consistera à considérer à la fois les situations donnant du sens aux concepts, mais aussi « les schèmes et les invariants opératoires sur lesquels reposent leur opérationnalité, et les systèmes de signifiants langagiers et non langagiers qui permettent de les transformer en concepts explicites » (Vergnaud, 1985, p. 247).
10On le voit, l’évolution de la réflexion autour des phénomènes de conceptualisation repose sur la capacité à envisager de façon concomitante les éléments d’ordre théorique et pratique : la conceptualisation ne peut se développer que de façon pragmatique d’autant que les situations sportives seront décrites comme complexes. Les sports collectifs constituent à ce titre un exemple tout à fait typique : les formalisations proposées depuis le début du vingtième siècle reposent sur des systèmes de jeu mettant en avant des principes généraux, des valeurs éthiques et proposent des méthodes qui mettent en avant des systèmes de jeu avec relativement peu de concepts permettant de décrire le jeu dans sa logique interne. Après une première ébauche autour de Mérand dans les années cinquante, c’est à partir des années 60 que certains auteurs vont avoir ce souci de formalisation afin de modéliser les jeux collectifs (Deleplace, 1966 ; Mérand, 1961 ; Tessié, 1969). Dans la lignée des travaux de Malho (1969), Deleplace (1966 ; 1979) va proposer pour le rugby un cadre conceptuel articulant les champs empirique et théorique, dans une perspective didactique et de formation et cela contribuera fortement à faire évoluer la représentation des faits de jeu et l’analyse de leur dynamique.
2. Historicité des concepts en rugby
11Du point de vue de l’histoire des concepts impliqués dans l’analyse du jeu, Bouthier (2007a et b) fait remarquer la résistance longtemps marquée du rugby à cette théorisation (Coq, 1978), comme si les dimensions éthiques (morale) ou axiologique (valeurs) du jeu s’imposaient d’elles-mêmes, sans avoir à questionner les dimensions plus techniques et stratégiques ou encore tactiques : une sorte de loi divine qui se contente d’écrits descriptifs du jeu dans ses différents moments et les lois s’y référant ou en découlant « naturellement ». Ce qui est mis en avant ce sont d’abord les valeurs qui organisent les conduites et les apprentissages (Conquet & Devaluez, 1978). Au-delà du caractère praxique des activités physiques qui ont, historiquement parlant, conduit leurs concepteurs à proposer des méthodes d’entraînement fondées sur des pratiques et l’expérience plus que sur un cadre technique et scientifique, la théorisation des pratiques physiques se résume souvent à la formalisation simplement adaptative à des spécificités d’entraînement ou de style de jeu, de même qu’à l’adaptation à un cadre réglementaire du jeu.
2. 1. Conceptions, styles de jeu
12Ainsi, on parlerait plus facilement de style ou de conception du jeu comme une sorte d’art qui reposerait plus sur les capacités créatrices des joueurs au cours du jeu que sur des formes ou des modèles de jeu structurés en amont, par des concepts. L’analyse de Bouthier (2007b) s’appuie sur les faits de jeu illustrant les différentes conceptions selon les zones géographiques ou les « terroirs ». Ces faits de jeu concernent les actions individuelles ou collectives jalonnant les matchs, ils donnent lieu à des bilans statistiques permettant la comparaison des nations et la définition de leur style de jeu. De même l’analyse de Devaluez (2000) débouche sur des profils statistiques mis en relation avec des formes spécifiques de jeu (lancement, récupérations, jeu en pénétration, alternance des phases et continuité du jeu). Aussi, malgré l’uniformisation du jeu pointé dans l’analyse de ces statistiques, il semble intéressant de montrer que dans les dynamiques développées par ces équipes en apparence différentes, dans les enchaînements de phases de jeu, des modèles culturels semblent se distinguer (Bouthier, 2007b).
13Il est donc difficile d’identifier des concepts isolables et directement à l’œuvre dans le jeu d’autant que la situation collective crée des interactions complexifiant la situation et rendant difficilement identifiables ces concepts. On ne peut pas, par exemple, transposer un concept de la physique comme celui d’action-réaction en athlétisme ou de moment d’inertie en gymnastique, ou encore le formaliser bio-mécaniquement ou techniquement dans une situation collective. La complexité de la situation, par le nombre de variables en jeu (individuellement comme collectivement) rend difficile cette identification. C’est la raison pour laquelle l’analyse du jeu se fait généralement selon des moments caractéristiques, des faits de jeu identifiables globalement et évalués selon leurs effets. Par exemple, un maul se caractérise par la mise en œuvre d’actions individuelles associées et combinées, en termes de poussées et de résistances, dont l’effet se traduit par une avancée selon une certaine trajectoire. Ces actions mettent en œuvre, individuellement, des principes biomécaniques et des lois physiques, cela de façon dynamique et interactive ; l’ensemble étant le résultat d’un rapport de forces qu’il est nécessaire d’évaluer globalement d’autant que les facteurs cognitifs et psychologiques viennent redéfinir le jeu et les effets des concepts impliqués.
C’est la raison pour laquelle, l’évolution de l’analyse conceptuelle en rugby, comme de manière générale dans les sports collectifs, s’est faite sur la base de l’analyse des faits de jeu, des moments caractérisables au regard du règlement notamment qui rythme le jeu comme « l’en avant » auquel succède une « mêlée ordonnée ». Cette analyse menée en général par des techniciens du jeu, des entraîneurs et éducateurs, débouche sur des approches plutôt globales et intuitives des concepts en jeu. De même cela conduit à des analyses a posteriori impliquant deux façons de formaliser ces concepts : des concepts d’ordre stratégique, des concepts d’ordre tactique. Les premiers amènent à des modélisations globales du jeu, illustrées par des oppositions sur le fonctionnement de ces modèles favorisant soit des schémas préétablis, soit le développement de capacités de lecture du jeu afin de prendre des décisions tactiques.
On le voit, l’analyse des concepts en rugby repose plus sur une approche qualitative. Ces concepts, certes d’ordre pragmatique, sont fortement ancrés dans les représentations sociales et culturelles. À lire l’analyse de certains auteurs (Callède, 1987 ; Pociello, 1983), on en serait encore à la « guerre des styles » définissant des identités locales, plus qu’à des modèles génériques et conceptuels, déclinés localement. Pourtant, l’évolution professionnelle des dernières décennies, le brassage de joueurs et d’entraîneurs, tout laisse penser qu’une rupture conceptuelle s’est développée entre le jeu ancré dans une spécificité, une culture locale et le haut niveau devenu l’expression d’une rationalisation des formes de jeu et donc de production d’une généricité des concepts à l’œuvre dans le jeu. Si ce n’était pas le cas, alors, nous devrons envisager que le modèle le plus affiné de jeu perfuse le niveau de base et conditionne les formes de jeu, et en conséquence les concepts structurant les productions observées quels que soient les niveaux : de l’école de rugby au professionnel. Bouthier (2007b) semble le confirmer indirectement, sur la base de l’étude du style aquitain (Mouchet, Marchet, Uhlrich, & Bouthier, 2007), en soulignant que l’identité de jeu se développe dans la combinaison de caractéristiques locales et des modèles internationaux : « entre dynamiques locales et mondiales en relations réciproques, les innovations techniques dans le jeu offrent un grand nombre d’actualisations possibles. Mais ce sont les conceptions sous-jacentes du jeu et de l’entraînement qui en conditionnent pour partie le devenir » (p. 67). On le voit donc, les formes de jeu reposent sur des conceptions sous-jacentes, à l’œuvre dans les pratiques qui doivent être explicitées a posteriori, celles-ci relèvent donc de concepts pragmatiques.
2. 2. Règlement du jeu
14Plus que les formes de jeu et leur évolution, le règlement a fortement évolué et, en conséquence, a transformé les formes de jeu. On peut questionner les raisons et motivations de ces évolutions ; la spectacularisation constitue certainement un facteur d’évolution. Pour Vincent (2012), historiquement la règle comprise au sens générique du terme est le produit et le processus de trois principes fondamentaux en rugby : elle préserve l’égalité des chances entre joueurs, elle assure la continuité du jeu et enfin elle garantit la sécurité des joueurs. Selon l’auteur, l’histoire des règles du rugby constitue les bases de la réalisation du rugby moderne. Effectivement, il semble que la règle combine différentes dimensions véhiculées par le jeu :
la dimension axiologique et morale qui met en avant les valeurs d’équité et les règles du rituel d’affrontement ;
la dimension logique qui définit les conditions techniques du jeu, les règles de circulation du ballon et des joueurs ;
la dimension humaine, au sens du degré de respect de l’intégrité physique des joueurs, règles d’affrontement et distance de charge.
15La combinaison de ces trois dimensions doit être considérée comme partie constitutive de la logique interne du jeu en conditionnant les formes de représentation du jeu tout en orientant les choix et les modalités de transposition des concepts impliqués dans le jeu. Ainsi, et de façon interactive, les caractéristiques mythologiques à travers la notion d’affrontement et de combat, celles spécifiquement techniques liées au jeu, et enfin celles humaines réglant le degré d’affrontement, sont les bases d’évolution du jeu. Les évolutions dans l’une de ces trois dimensions entraînent de façon systémique des changements dans les concepts à l’œuvre dans le jeu : « chaque adaptation réglementaire entraîne des reproblématisations techniques et tactiques » (Vincent, 2006, p. 132) ; ces reproblématisations viennent apporter un nouvel éclairage sur les concepts impliqués entraînant des changements conceptuels et paradigmatiques définissant le jeu.
16Cette idée de reproblématisation sous l’effet des évolutions réglementaires permet d’envisager l’évolution des concepts d’ordre pragmatique impliqués dans les adaptations techniques et physiques du jeu. Il y aurait un intérêt à considérer un phénomène de rupture entre une conception statique et intemporelle du règlement qui voit le jeu de façon linéaire, découlant d’une approche analytique et cumulative de phases indépendantes entre elles, (caractéristiques du jeu, des actions de jeu) et une conception dynamique et évolutive du règlement, découlant de l’interaction des trois dimensions véhiculées par le jeu. En faisant évoluer le jeu sur l’une ou plusieurs de ces dimensions, cela conduirait donc à des adaptations sur ces mêmes dimensions. On peut illustrer cela par l’évolution sur la dimension humaine avec la règle du ruck par exemple, qui a pour finalité la protection du joueur mais également la continuité du jeu, règle complétée par celle du « plaqueur-plaqué » et la nécessité de libération du ballon (étayage, protection du relayeur). Cette illustration montre bien les interactions entre ces trois dimensions : la dimension humaine fait évoluer la dimension logique et oriente celle axiologique par les valeurs morales qu’elle permet de mettre en avant. Cela justifie certainement la nécessité d’une approche technologique de cette PPSA en particulier, et le besoin de développer des supports de représentation du jeu de façon à expliciter le jeu dans ses rapports dialectiques tels que les présente Deleplace (1979).
Ainsi, les évolutions réglementaires décrites vont dans le sens d’une euphémisation des règles d’affrontement dans le cadre de règles définissant des rôles et des statuts. Longtemps le jeu sera décrit à partir de son règlement, en deux phases de mise en jeu du ballon et de lancement du jeu (Bouthier, 2007b). Les considérations tactiques se développeront progressivement mais en se cantonnant à des aspects limités du jeu (Saint-Chaffray & Dedet, 1907) sans considérations stratégiques ou tactiques. Ce n’est qu’avec Gondouin et Jordan (1910) que les aspects plus globaux et liés aux alternatives de jeu, vont être pris en considération avec des formulations plus hypothético-déductives de type « si… alors… » (cité par Bouthier, 2007b, p. 69). Cependant ces raisonnements vont se développer sur les conduites à tenir selon les circonstances particulières liées au jeu, dans une approche très pragmatique et non dans une perspective plus générale visant l’établissement de logiques plus générales de jeu impliquant des principes ou concepts. Comme signalé par Bouthier (2007b), le raisonnement est finalisé par des alternatives de jeu considérées comme des moyens d’adaptation aux circonstances sans que cela soit explicitement mis en relation avec des considérations plus stratégiques ou tactiques, notions encore floues selon l’auteur. Cependant, on doit considérer qu’il s’agit là de la première ébauche d’une vision systémique du rugby, préfigurant ainsi les théories qui seront proposées à partir des années 1950 (Craven, 1953, Saxton, 1968) et qui viendront formaliser un peu plus les tentatives de théorisation de Wakefield et Marshall (1928). Ainsi, le jeu ne sera plus seulement décrit dans ses aspects chronologiques mais également dans ses phases typiques identifiables par « la position », « la possession » et « l’occupation » (Saxton, 1968). Les théorisations de cette période, vont venir en général, étayer les principes d’entraînement avec lesquels les liens restent forts et ces principes de jeu édictés outre-manche vont influencer les conceptions des années 1960 à 1990 tout en restant dans la lignée de ces formalisations antérieures (Bouthier, 2007b). Cependant, certaines conceptions prônant un jeu de mouvement (incluant donc des aspects dynamiques du jeu comme la pression défensive et/ou offensive), vont proposer des alternatives innovantes (Jones & McJennet, 1972) ou encore vont viser le développement d’un cadre scientifique (Davis, 1985).
17Les caractéristiques de l’ensemble de ces propositions tiennent essentiellement au lien entre les concepts théoriques considérés et leur application pratique dans le domaine de l’entraînement. Cette orientation pragmatique débouche de manière dominante dans les écrits, sur des apprentissages très finalisés, développant des habiletés plutôt de type fermé : des « skills » qu’il s’agirait d’intégrer dans le cadre d’apprentissages ou de « drills », illustrant ainsi une approche plutôt réductionniste des principes théoriques formalisés. Le cadre théorique de référence scientifique repose dans ce cas sur les travaux de Poulton (1957) ou Knapp (1963) distinguant différents types d’habiletés motrices. Ces deux options illustrent deux modèles défendus dans les méthodes d’apprentissage et d’entraînement en sports collectifs et en rugby en particulier : d’un côté l’option schéma préétabli de jeu, de l’autre la lecture dynamique du jeu.
18La première option propose une démarche liée à la connaissance de l’objet (Le Moigne, 1995). Ainsi, à chaque situation ou phase de jeu correspond une réponse adaptée et efficace prise dans un répertoire de gestes que le joueur aurait à assimiler et devrait mettre en œuvre sur le terrain sous la forme d’une réponse adaptée à la situation. Cette conception pose comme postulat la finitude dans un univers de possibles. D’une analyse du jeu a priori, l’identification de la structure et des règles de fonctionnement conduisent à développer une logique du jeu basée sur des schémas anticipant le déroulement probable du jeu et proposant les réponses les plus adaptées et les plus efficaces ; tout l’enjeu tiendrait dans l’identification rapide d’indices pertinents au déclenchement du geste adapté le plus efficace. Cette conception classique envisage le jeu dans ses aspects structurels et formels découpant de façon analytique et cumulative les différentes phases du jeu ; c’est la raison pour laquelle l’entrée par la dimension réglementaire y est première.
19Cependant en France, concernant le rugby, différents auteurs (Bouthier, 1984 ; Bouthier & Reitchess, 1984 ; Conquet, & Devaluez, 1978 ; Deleplace, 1966 ; 1979 ; Villepreux, 1987 ; 1991), vont remettre en question ce modèle dans une période où le contexte identitaire des pratiques d’éducation physique en France vient également renforcer cette remise en question (During, 1981). Dans cette optique, la démarche proposée repose sur le principe d’objet de connaissance (Le Moigne, 1995).
20L’explicitation des faits de jeu devient un vecteur de conceptualisation. En déplaçant la question de l’adaptation, du système de jeu au joueur lui-même dans ses dimensions humaines, confronté au rapport d’opposition, les théoriciens français des sports collectifs et du rugby en particulier, vont amener une rupture conceptuelle. L’adaptation n’est pas à considérer seulement a priori, de façon stratégique, conduisant à des schémas anticipés de jeu, mais en situation même de décision individuelle, dans une approche dialectique des rapports attaque-défense mettant en avant les facteurs décisionnels de l’acte tactique en jeu.
3. L’approche technologique comme une voie de développement de concepts. Entre deux modèles du rugby
21Cette approche technologique, à ses débuts, s’est principalement développée autour de trois foyers. À Orsay qui a constitué le principal creuset avec Bouthier (1988 ; 1989 ; 1993) et Durey (1995) ; Bouthier & Durey (1991 ; 1993 ; 1994a ; 1994b) au sein de l’option de DEA en didactique des APS, puis Bouthier à Bordeaux au sein de l’équipe de recherche Vie Sportive. Elle a aussi donné lieu à des productions significatives, à Dijon puis Besançon avec Gréhaigne (1997b), à Rennes avec Léziart (2006), mais aussi à Lyon avec Goirand et Metzler (1996), ainsi qu’Arnaud et Broyer (1985), et enfin à Caen avec Legras (2005).
22Pour en revenir au rugby, si comme le souligne Bouthier (2007b), l’orientation tactique-technique des modèles développés en France n’a pas complètement supplanté celle technico-stratégique, de fait la plus souvent mobilisée dans le rugby d’élite, il reste pertinent d’interroger ces modèles du point de vue de leur complémentarité. Si les Anglo-Saxons privilégient un modèle plus analytique et pragmatique du jeu (schémas de jeu) alors que les concepteurs européens et français en particulier, ont une approche plus systémique (lecture du jeu), on peut cependant analyser les points de convergence entre ces modèles. Schématiquement on pourrait analyser les modèles selon une opposition processus-produit : le modèle anglo-saxon s’appuie sur des éléments descriptifs du jeu, étayés par l’analyse statistique (on parle de statistiques individuelles de joueurs : distances parcourues, nombre de franchissements, de plaquages, de points marqués, etc.) alors que le modèle français s’appuie sur des éléments plus qualitatifs liés à des moments clefs (points de décision, passes décisives, alternatives de jeu etc.). On le voit bien, ces deux modèles peuvent être envisagés en complémentarité, articulant des éléments descriptifs et stratégiques du jeu avec ceux relevant plus d’aspects décisionnels et tactiques. Bouthier (2007b, p. 78) parle de « trame de variance » comme espace conceptuel d’articulation entre ces deux types de données, laissant « des espaces aux adaptations tactiques, avec des retours possibles de ces initiatives vers des plans de jeu préétablis. »
23On peut donc envisager une évolution vers des modèles hybrides traduisant le passage d’une approche structurelle et analytique du jeu (règles, postes, phases de jeu décrites selon une chronologie linéaire) à une approche plus fonctionnelle et systémique du jeu. Ainsi, le modèle décrivant le jeu est dans une première étape, celui défini par le règlement qui fixe les statuts et les différents rôles. Ce règlement définit la structure du jeu et rythme son déroulement ; il organise la logique du jeu, les postes et rôles à tenir de façon prédéfinie. On est donc dans une approche structuraliste du jeu qui détermine les aspects fonctionnels. Deleplace (1979, p. 8) rappelle en introduction à « Rugby de mouvement, rugby total » les conditions de cette rupture épistémologique vis-à-vis de cette conception structurelle et analytique du jeu : « Cette optique considérait, pour l’essentiel, les faits de jeu comme devant être le résultat d’une sorte de « somme arithmétique » de gestes et d’actions parcellaires ». Il s’agissait pour l’auteur d’un positionnement contre ce modèle linéaire et cumulatif pour proposer un modèle dynamique et envisagé de façon systémique :
24« Or le renversement dans l’optique pédagogique consistait à considérer que rien ne pouvait être expliqué et réalisé qu’à partir des rapports d’opposition liant constamment les deux équipes tout au fil du jeu » (p. 9). Il s’agissait donc d’illustrer et traduire la dynamique du jeu dans un modèle rendant compte de rapports dialectiques entre équipes.
25L’auteur pose ainsi d’emblée les conditions de cette rupture épistémologique (Deleplace, 1979, p. 5) « On sait que le jeu a, en fait, précédé le règlement lui-même dans le temps, ce qui est déjà une indication précieuse quant à l’attention qu’il faut accorder aux transformations progressivement apportées par les joueurs, au lieu de vouloir les condamner trop hâtivement au nom d’un règlement fixiste ». Autrement dit ce ne doit pas être la structure du jeu (son règlement) qui définit le jeu, mais bien ce qu’en font les acteurs ; c’est donc dans la dynamique du jeu que se construit la fonctionnalité du jeu. Il met sur un même plan, système et méthode, autrement dit il considère le dispositif d’entraînement-apprentissage comme un dispositif ouvert et évolutif alors qu’une méthode, par définition, repose sur la structuration des différents moments et la planification ordonnée des moyens d’apprentissage. Cela le conduira à envisager le jeu non plus dans une approche diachronique ponctuée par les faits de jeu mais par des configurations synchroniques, identifiables, à partir desquelles les décisions et actions de jeu se déroulent. Ainsi, la notion de matrice permet d’identifier des rapports particuliers d’opposition, matrice à partir de laquelle des combinatoires (cascades de décisions) vont pouvoir se développer sous l’effet des choix individuels et collectifs (notions de plans de jeu : collectif, de ligne H/H) et des rapports d’opposition.
26En définitive, on peut dire que Deleplace (1979) envisage le cadre théorique du jeu comme un référentiel, support de représentation mentale de la logique interne du jeu. Pour lui, il s’agit d’une systématique permettant d’expliquer et de se représenter le « mouvement général » impliquant les combinatoires (individuelles et collectives) à travers les matrices (offensives et défensives) dans une démarche allant du simple au complexe et du général au particulier. Le modèle présente l’avantage de proposer à la fois un cadre théorique avec des concepts identifiés mais également de rendre compte de la dynamique de ce modèle. Il en fait donc un système à part entière qui combine de façon dynamique les concepts et la dynamique de leurs interactions. On remarquera que les écrits de Deleplace (1966, 1979, 1983, 1992) sont systématiquement accompagnés de représentations graphiques, aussi bien dans l’explicitation des concepts impliqués dans les situations qu’il décrit que dans les situations d’apprentissage ; de ce point de vue, il fait la démonstration d’un souci didactique associant concept et support de représentation des concepts qu’il emploie dans ce référentiel de jeu (figure 1).
27Ce référentiel a recours à une représentation graphique, un intermédiaire de représentation permettant à la fois d’envisager les notions « d’unités tactiques isolables » et de « triple variante fondamentale » et leurs combinaisons selon des règles de complexification au sein des matrices. Cet ensemble de concepts et de règles de combinaison de ces concepts constitue un réel système conceptuel, dynamique et fonctionnel. Sa représentation constitue un intermédiaire qui permet de saisir la dynamique du jeu, non pas dans sa linéarité mais plutôt dans les différents moments caractéristiques du jeu, moments identifiables par les choix tactiques effectués par les joueurs (moments clefs, points de décision etc.). On voit donc qu’avec Deleplace, le recours à une phénoménographie permet de développer les « homomorphismes du système représenté dans le système représentant » (Vergnaud, 1991) sur lesquels la représentation calculable du réel va pouvoir se développer. Deleplace (1983) extrait de ses travaux sur le rugby et les lancers des outils conceptuels et méthodologiques génériques d’analyse des APS qui servent encore de base aux travaux actuels en technologie des PPSA.
28Ainsi, les formes de représentation phénoménographique vont constituer le moyen d’expression plus ou moins explicite des concepts depuis le début du xxe siècle. Le moyen graphique va constituer un intermédiaire pratique d’expression d’un concept, tout comme le moyen de rendre compte d’actions de jeu dans ce qu’elles ont de caractéristique pour les joueurs. Mais ce support graphique va prendre des formes qui vont évoluer dans le temps, notamment en relation avec l’évolution des techniques de représentation et des outils graphiques développés. Ainsi l’apport des techniques vidéographiques, d’abord analogiques puis numériques, vont permettre d’une part de représenter la réalité du jeu et des concepts impliqués mais également d’envisager une projection via une phénoménographie virtuelle qui constituera à terme un moyen de simulation, d’abord a posteriori de l’action et bientôt envisageable en temps réel. Cela contribuera ainsi à enrichir la phénoménotechnique constitutive avec la phénoménographie du développement de la technologie.
4. La phénoménographie comme vecteur de formalisation des concepts
29Lorsqu’à la fin du xixe siècle Demenÿ, préparateur de Marey au Laboratoire du Parc des Princes, développe la chronophotographie dans une finalité descriptive et compréhensive, il pose les bases du développement d’une phénoménographie des activités physiques venant illustrer le versant cognitif et moteur de la recherche opérationnelle, débouchant sur le développement d’instruments cognitifs utiles à la représentation et la compréhension des productions motrices. À partir de là, l’évolution des techniques va permettre le développement d’outils de représentation et de compréhension caractérisant l’approche technologique des activités sportives dans ses aspects quantitatifs et qualitatifs.
30Le concept de phénoménographie dans les pratiques physiques s’inspire indirectement de concepts empruntés à l’approche anthropologique qui consiste à observer et décrire le cours de l’action et surtout les modes de présence dans celui-ci et à penser la spécificité de la différence anthropologique. Il a été réintroduit dans la perspective technologique dans les PPSA par Bouthier et Durey (1994a) à partir des travaux de Martinand (1987, 1989). La théorie anthropologique fait le pari que l’expérience de l’homme est saisissable dans sa réalité, qu’il est possible de décrire, de manière réflexive et contrôlée, ce qui se passe : les actes, les séquences d’actions, les gestes, les mimiques. Elle est fondée sur le principe de l’action en train de se faire (Piette, 2009). Il s’agit donc d’une démarche d’explicitation ayant recours à des intermédiaires de représentation, qu’ils soient d’ordre symbolique ou visant à identifier des caractéristiques de typicalité ou bien encore visant à entretenir des rapports de proximité littérale avec la réalité décrite. Cette démarche est celle qui sera conduite dans l’analyse du jeu en rugby, allant d’une phénoménographie descriptive et évènementielle à une phénoménographie systémique et inférentielle.
On va voir que l’évolution des concepts et leur intégration dans le domaine des pratiques physiques va se faire dans une finalité impliquant la représentation des actions motrices. Il s’agit de développer les outils de représentation tant pour rendre compte de la réalité mise en œuvre par les pratiquants que pour modéliser les pratiques à mettre en œuvre. Parallèlement, l’évolution et l’accélération des innovations techniques va contribuer à rendre l’implication de ces concepts de façon toujours plus intuitive et proche de la réalité, notamment par le développement d’interfaces graphiques faisant passer la représentation des concepts en jeu, d’une modélisation théorique et symbolique à une représentation graphique jouant sur l’analogie et la proximité entre le concept et sa réalité physique. Ainsi l’évolution des modes de représentation des concepts est passée de la prise en compte de données évènementielles, les faits de jeu, à des données intégrant les concepts liés au temps et à l’espace, les faits stratégiques, pour actuellement être en mesure de rendre compte de phénomènes décisionnels de jeu, dans l’action individuelle même. Ainsi, et de façon paradoxale en apparence, le degré de concrétude proposé par les concepts impliqués dans l’analyse du jeu est passé d’un niveau d’abstraction élevé (logique analytique dissociant les concepts à représenter de façon symbolique), manipulant directement le concept, à un niveau de représentation analogique, beaucoup plus intuitif, rendant ainsi compte de la complexité de la situation dans une approche de plus en plus systémique.
À partir de cette approche chronologique de l’évolution des formes de jeu, on propose maintenant de décrire 3 étapes de formalisation du jeu, recourant à 3 types de phénoménographie illustrant le passage d’une représentation descriptive à une autre beaucoup plus inférentielle et projective.
4. 1. Une phénoménographie descriptive et événementielle
31Ici, ce sont les faits de jeu dont vont rendre compte les concepts impliqués : ils permettront, sur la base de la constitution de bases de données évènementielles caractérisant le jeu, d’élaborer des inférences en lien essentiellement avec des aspects stratégiques, descriptifs des moments du jeu. Ces concepts seront à l’œuvre en temps différé lors d’analyse d’après match, en général, visant à prendre des décisions d’ordre stratégique, à définir des plans de jeu. Ces concepts sont utilisés selon une logique chronologique et souvent analytique permettant d’accumuler les informations à propos d’événements constituant le match dans son déroulé linéaire.
Au cours de cette étape, les techniques sont d’abord considérées dans leurs fonctions instrumentales et sont très peu envisagées dans leur dimension épistémique. La raison majeure de cette approche vient du caractère pragmatique des usages effectifs et des finalités associées à ces usages : il s’agit, en général, de répondre à un problème émergeant du terrain et ayant pour finalité l’optimisation. On se situe donc plus sur le caractère innovant des démarches mises en œuvre que sur des processus d’invention ou d’explication des phénomènes observés : il ne s’agit pas tant de découvertes que d’objets techniques visant des réponses à des questions posées dans la réalité des pratiques, c’est la raison pour laquelle la phénoménographie développée sera exclusivement centrée sur les caractéristiques descriptives du jeu permettant d’agréger des statistiques événementielles du jeu qui seront interprétées.
32Concrètement, les outils sur lesquels repose ce type de phénoménographie sont des outils de description des faits de jeu, identifiables par le règlement essentiellement. Dans ce domaine, se développent des outils de statistiques descriptives permettant de constituer des bases de données utiles à l’analyse a posteriori. Celles-ci rendent compte de l’activité globale de l’équipe mais aussi de façon individuelle. La modélisation de ce type d’outil a été décrite par Grosgeorges en basket-ball par exemple (Grosgeorges, 1992 ; Grosgeorges, Wolf, & Brossier, 1993). La logique d’exploitation de ces bases de données vise à fournir de l’information au regard d’un système de jeu développé et conduit notamment à valoriser des modèles reposant sur des logiques développées dans les systèmes experts. Au sein de la Direction Technique Nationale du rugby français, Godemet et ses collaborateurs ont développé plusieurs générations de logiciels d’analyse du jeu collectif et individuel pour apprécier la contribution des joueurs à l’équipe et leur fixer des objectifs de progrès au regard des standards internationaux extraits des analyses des coupes du monde. Bouthmans et de Rammelaere (1988) ont aussi développé en basket-ball de tels outils et analyses.
33La version collective d’un système expert (figure 2), inspirée des modalités de catégorisation en phases et plans du jeu proposés par Deleplace (1979), est encore utilisée aujourd’hui pour les analyses comparatives internationales (Mouchet, Uhlrich, & Bouthier, 2005, 2008 ; Uhlrich, Mouchet, Bouthier, & Fontayne, 2011).
34Cet outil propose une discrimination des points de fixation (ruck et maul), non seulement par sa forme mais aussi par le rythme de son utilisation. Nous avons distingué phase courte et longue.
4. 2. Une phénoménographie analytique et relationnelle
35Ce deuxième type d’intégration et d’usage de concepts, est d’ordre toujours descriptif mais vise à faciliter la projection de l’analyse dans une dimension plus systémique et stratégique du jeu. À ce niveau les aspects chronologiques de l’analyse sont toujours structurants mais la dimension synchronique vient orienter les attentes et l’analyse. Les démarches s’appuyant sur ces concepts, vont vers la production d’une systémographie du jeu qui tout en explicitant le jeu dans des domaines particuliers. Cette systémographie vient rendre compte d’aspects liés à la fois à la stratégie générale mais également à des aspects plus particuliers, de type décisionnel par exemple (Bouthier, 1989 ; Bouthier, Barthès, David, & Gréhaigne, 1994).
36Ce type de démarche permet d’envisager la simulation en différé du jeu (figure 2) comme moyen de formalisation et de planification stratégique. La prise en compte de la dimension diachronique offre un regard complémentaire à une étude synchronique plus révélatrice de la configuration momentanée des fenêtres attentionnelles et des styles décisionnels (Mouchet, 2003, Mouchet & Bouthier, 2006 ; Mouchet, Vermersch, & Bouthier, 2011).
37La modélisation obtenue par ce type de phénoménographie permet de proposer une représentation diachronique de l’activité décisionnelle, c’est-à-dire une description des « enchaînements préférentiels de schémas ou scenarii privilégiés » (Bossard, Kermarrec, De Keukelaere, Pasco, & Tisseau, 2011).
38L’objectif d’une telle phénoménographie est la mise en relation d’indices sous forme de configurations signifiantes. On est toujours dans des formes symboliques de la représentation qui passent par la construction de variables. Il s’agit de mettre en relation des descripteurs du jeu (des éléments identifiés et quantifiés) pour construire/élaborer des indicateurs signifiants, propres à orienter l’analyse sur des descripteurs plus globaux et qualitatifs (tactiques et stratégiques) définissant des variables construites du jeu ; ces variables sont symboliques et s’appuient sur des supports conventionnels, des codes graphiques par exemple (Barthès, 1998a ; Barthès & Bouthier, 1993, 2000).
39Ainsi, les travaux sur le macro-système rugby de Bouthier et Durey (1994b) en sont un exemple. Alliant approche systémique et approche fonctionnelle, la phénoménographie rend compte des différentes formes d’existence et de production des pratiques sportives. Les différents niveaux d’interaction sont mis en évidence dans une approche compréhensive et donnent du sens à l’analyse.
40En football avec Gréhaigne et Bouthier (1995) la même démarche est développée. Une phénoménographie des actions individuelles liées aux potentialités d’inflexion de course en rugby (Bouthier, 1993) permet sur une trame apposée à l’image vidéo du terrain d’extraire un certain nombre d’informations (position des joueurs, densité, zones plus ou moins vulnérables, selon un intervalle de temps déterminé). Ce type d’analyse permet d’approcher les aspects plus globaux des formes de lancement du jeu par exemple et de mener des comparaisons (Bouthier, Barthès et al., 1994) en dépassant les études antérieures (Bouthier, Challier, Deleplace & Ribot, 1991 ; Bouthier, Challier & Ribot, 1991). En football, Fernandez (1998) dans la lignée des travaux de Gréhaigne (1988, 1997 ; Gréhaigne & Bouthier, 1994), a ainsi comparé l’intérêt et les limites de deux logiciels d’analyse du jeu. Bernard Grosgeorges et des collaborateurs (Grosgeorges, Wolf, & Brossier, 1993) ont aussi examiné les outils contemporains d’analyse des actions de jeu en basket-ball. Barthès (1998a, 1998b) a mobilisé ces outils pour modéliser et comparer des actions de lancement du jeu par les lignes arrières d’élite en rugby. Il a pu ainsi étudier plus finement l’articulation entre jeu programmé (combinaisons annoncées) et jeu adaptatif (sortie de la combinaison pour créer ou saisir une opportunité de jeu). Mais il a aussi posé les premières pierres de formalisation d’outils conceptuels et méthodologiques de manipulation des séquences observées pour simuler des évolutions possibles ou des modifications de contexte de jeu et approximer leurs effets potentiels. Il a ainsi ouvert la voie aux approches actuelles (figure 4).
41Dans le même temps l’analyse du geste sportif adossée aux formalisations et aux simulations informatiques (digitalisation d’images, kinogrammes, logiciel VD Dietrich) ouvre de nouvelles possibilités, notamment aux travers de travaux menés par Durey (1995) et des collaborateurs (Durey & Journeaux, 1994 ; Durey, Journeaux, & Bouthier, 1991 ; Durey & Orfeuil, 1989), ainsi que Junqua et des collaborateurs (Duboy, 1990 ; Junqua, Duboy, & Lacouture, 1994 ; Mareau, 1991). Des analyses scientifiques pluridisciplinaires, au niveau des sciences d’appui comme la biomécanique, la physiologie et la psychologie, d’une production dans une même spécialité sportive commencent à émerger (Bouthier, Piétri, & Durey, 1990). Elles permettent de mieux explorer « l’unité, totalité/ complexité de l’action sportive » (Deleplace, 1983), de mieux connaître et comprendre les adaptations fonctionnelles des pratiquants, voire d’apporter des aides plus pertinentes et performantes pour l’intervention en entraînement sportif et en éducation physique.
4. 3. Une phénoménographie synthétique et systémique
42Dans ce dernier type de représentation du jeu, les concepts impliqués sont d’ordre systémique et inférentiel. Ils viennent envisager le jeu en prenant en compte les aspects dynamiques et contingents de l’activité décisionnelle. On passe de l’intégration de la réalité individuelle jouée à sa simulation intégrant des variables d’analyse. Cette combinaison permet la simulation et la projection du joueur dans une réalité virtuelle lui permettant d’envisager les possibles mis à l’épreuve. Cette projection de l’activité décisionnelle permet au joueur de se projeter dans la planification des alternatives d’actions à mener sur le terrain.
43Ce type de représentation s’appuie notamment sur l’intégration des images dans un environnement de virtualisation qui va combiner des variables environnementales et contextuelles modifiant la réalité jouée. Cela illustre la prise en compte de la contingence et de la subjectivité du joueur, via l’enrichissement des images, l’intégration de nouvelles variables ou encore la modification des paramètres des variables impliquées dans la situation analysée.
44Dans ce dernier type de phénoménographie, l’identification des concepts ne passe plus par l’intermédiaire symbolique tel qu’un code, mais plus directement par le sens associé à la matérialité de l’action, ici les images en deux ou trois dimensions (Barthès, 2006a, 2006b, 2006c). Un enrichissement ou une indexation des images met en relation la production avec une évaluation recourant à une catégorisation validée a priori ou bien a posteriori (Pharamin, Barthès, & Blandin, 2014 ; Pharamin, Barthès, Boutin, & Blandin, 2014 ; Bouthier & Barthès, 2012). De même, le recours à la réalité virtuelle permet de proposer une représentation plus ou moins immergée du joueur dans la situation déjà vécue ou à mettre en œuvre (écran ou masque 360°). La possibilité d’envisager différents points de vue d’une même situation, animée en 3 dimensions et « visionnable » selon différents points de vue, contribue grandement à l’élaboration des représentations chez le joueur, notamment du point de vue de la prise en compte globale de la situation et de la sélection des indices pertinents de prise de décision. Des applications logicielles sont développées permettant de considérer différentes vues d’une même situation : vue externe vs interne à la situation de jeu, surplombante avant/arrière à la situation, du point de vue du joueur vs ciblant un joueur, où les trajectoires de ballon et les trajets de joueurs peuvent être matérialisés et mis en évidence (figure 5).
45Dans ce type de phénoménographie, la démarche suivie se caractérise par une visée technologique dans laquelle une vision multivariée donne du sens à l’investigation qui considère aussi bien les recettes que les produits de l’expérience (Bouthier & Durey, 1994) objective comme subjective. Les phases d’élaboration du projet, de mise en œuvre et d’évaluation possèdent la caractéristique d’être réalisées en prise avec la réalité du terrain, en adéquation avec l’objet technique qui a suscité les questions (Mouchet & Bouthier, 2006). La démarche débouche sur une validation écologique, ponctuelle et signifiante, puis éventuellement sur une validation externe par des réinvestissements modulés dans des conditions variées permettant la mise à l’épreuve systématisée. Ces outils d’explicitation visent donc, via la modélisation, à produire des outils facilitant la représentation, l’analyse voire la simulation. Ils constituent indiscutablement, par l’intelligibilité révélée via la modélisation, un corpus de connaissances qui par leur réinjection dans les pratiques font évoluer les modèles et stimulent l’émergence de concepts ad hoc qui pourront être formalisés.
4. 4. Les évolutions de ces conceptualisations
46Des évolutions de ces phénoménographies et de leurs utilisations sont en cours. Singer, Soubié et Villepreux (1994) s’étaient engagés dans une voie qui reste encore peu exploitée en sport aujourd’hui, celle de l’exploitation des possibilités de l’intelligence artificielle pour expertiser des solutions mises en œuvre par les joueurs ou des appréciations portées sur le jeu par des entraîneurs. Bossard et collaborateurs (2011) ainsi que Uhlrich et Eloi, poursuivent partiellement cette quête (Eloi, 2000 ; Uhlrich, 2005 ; Uhlrich & Eloi, 2011). Ziane (2005) pousse lui plus loin la formalisation en basket-ball en explorant les effets d’une double innovation :
d’une part la conception, l’essai et l’évaluation d’un module de redressement d’images automatisé, permettant de simuler une vue surplombante, et en optimisation des images de jeu ;
d’autre part la mise à l’épreuve de la formalisation mathématique par les réseaux bayésiens de l’évolution des rapports d’opposition entre équipes.
47D’autres évolutions envisageables sont à imaginer du côté de l’aide des technologies embarquées permettant d’alimenter des bases de données en lien avec les ressources physiologiques des joueurs, mais également des ressources cognitives (perception de configurations de jeu envisagées comme indicateurs de prise de décision). En effet plusieurs sports collectifs, notamment en rugby sous l’impulsion de la DTN et de sa cellule de recherche, s’intéressent actuellement à l’acquisition de données par des capteurs embarqués. Les déplacements, les accélérations et décélérations, les impacts, la fréquence cardiaque, etc., peuvent être enregistrés, transmis et mis en relation avec les images du jeu produit. De ce point de vue on peut donc penser pouvoir mieux confronter des indicateurs « objectifs » et des ressentis et appréciations subjectives que les acteurs du jeu expriment, et ainsi mieux approcher l’analyse et la compréhension du jeu. Dans le même ordre d’idée, des travaux sont menés, autour notamment de Rix (2003, 2005) sur l’activité des arbitres. Ils exploitent, par des enregistreurs miniaturisés et embarqués, les communications verbales échangées par ceux-ci et les images qu’ils ont dans leur champ de vison, ce qui peut éclairer les conditions de leurs jugements et décisions en cours de match. Une voie d’évolution envisageable à moyen terme, serait donc ici de coupler l’analyse des différents acteurs de premier plan en simultané (joueurs, arbitres, entraîneurs), articulant leurs différents points de vue : objectif (positionnement relatif sur le terrain) et subjectif (prise d’informations et activité décisionnelle). Le croisement de ces deux aspects permettrait ainsi de mieux éclairer le système du jeu des concepts effectivement en jeu.
5. Conclusion
48Pour conclure provisoirement, on peut dire que l’historicité des concepts du rugby relève d’un croisement de différentes dimensions, culturelles, techniques, personnelles. Ainsi, les concepts qui ne peuvent être envisagés que d’un point de vue pragmatique (Pastré, 1994) trouvent leur origine à la fois dans la culture locale dans laquelle ils puisent leur identité et dans les formes de jeu relevant de modèles issus de l’entraînement du niveau professionnel. C’est la raison pour laquelle un modèle général ne peut organiser, à lui seul, le champ conceptuel ni expliquer de façon éclairante la complexité des productions collectives. Par contre les cadres conceptuels et méthodologiques de l’approche technologique peuvent participer d’une certaine généricité, sous réserve :
d’une vigilance macroscopique du contexte anthropologique des techniques culturelles élaborées, accumulées et transmises,
et d’une prise en compte des composantes personnelles subjectives de cette transmission par les intervenants éducatifs et de l’appropriation des techniques par les pratiquants.
49De même, on ne peut pas envisager un modèle générique explicatif et fonctionnel lorsqu’on ne considère que les facteurs cognitifs et psychologiques impliqués dans l’acte tactique en jeu, alors que cet acte est aussi enchâssé dans les facettes biomécaniques, physiologiques, émotionnelles, attentionnelles, motivationnelles, etc. de l’action (Bouthier, 2008), qui plus est, de l’action collective. De plus dans la perspective décisionnelle les éléments contingents à toute situation de jeu collectif viennent d’une manière non planifiable, redéfinir en permanence le jeu interactif des variables et des concepts qu’elles impliquent dans le rapport de l’individu au groupe de joueurs. De ce point de vue, on doit considérer que les capacités de réinterprétation voire de potentiel créatif des joueurs contribue grandement à décliner et redéfinir ces concepts en actes. Toute modélisation du jeu doit donc tenir compte de ces aspects et doit s’appuyer sur des modes de représentation dynamique des concepts effectivement en jeu. L’intelligibilité des concepts ne peut se faire « qu’après coup », dans l’activité d’explicitation objective fournie par une approche technologique venant éclairer et étayer l’analyse de la subjectivité du joueur. C’est tout l’intérêt de l’approche « deleplacienne » (1979 ; 1983 ; 1992) que de poser d’emblée :
le caractère unitaire des différentes composantes de l’action (décisionnelle, gestuelle, athlétique) considérées à l’époque, ouvrant la voie à l’intégration ou la prise en compte de nouvelles facettes ;
la double modalité décisionnelle, de choix préalables, planifiés de l’action (stratégie) et, de choix adaptatifs en cours d’action (tactique) ;
l’articulation entre la structure abstraite de l’action (matrice tactique de la technique, concrète, modélisée en cascade de décisions et principes d’exécution) et la structure concrète de la situation de pratique (formalisée en lois de l’exercice) ;
la complémentarité et la tension dialectique entre représentations mentales, réalisations motrices et représentations graphiques dans le processus de conscientisation, de co-construction et de maîtrise de l’action, orchestré par l’intervenant éducatif (enseignant ou entraîneur).
50Ce lien entre modélisations opératives, actions conceptualisantes et représentations matérielles éclairantes est donc bien présent chez Deleplace et encore heuristique pour les travaux en cours tout en étant enrichis par les concepts de technicité (Combarnous, 1982), de registres de technicité (Martinand, 1994), d’artefacts (cognitifs, matériels, corporels [Uhlrich & Bouthier, 2008], etc.), de genèse instrumentale (Rabardel, 1995) qui sont repris et développés ici par Eloi et Uhlrich dans leur chapitre de cet ouvrage.
51Si l’on doit considérer avec Vincent (2006) le concept de technique comme une « construction dynamique, reproblématisée dans une dialectique de perfectionnement et de détournement » (p. 145), alors avec lui on doit convenir d’une dynamique de création et de socialisation qu’il s’agit de décrire et de formaliser. Si les concepts impliqués sont à considérer dans leur dynamique, alors il y a nécessité de revendiquer une science de l’approximation préservant l’activité décisionnelle et donc la création ; cela met en avant le caractère hautement pragmatique de tout concept en jeu dans un sport collectif tel que le rugby.
Auteurs
LACES - Vie Sportive. Université de Bordeaux
LACES - Vie Sportive. Université de Bordeaux
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