La démarche technologique dans le domaine des Pratiques Physiques Sportives et Artistiques (PPSA)
p. 27-45
Texte intégral
1Cette contribution constitue un prolongement des travaux entrepris depuis plusieurs années dans le domaine de la technologie des PPSA. (Bouthier, 1997a, 2008 ; Durey, 1995 ; Éloi, 2009 ; Éloi & Uhlrich, 2011, 2013 ; Magendie & Bouthier, 2008 ; Mouchet, Amans, & Gréhaigne, 2011 ; Uhlrich, Éloi & Bouthier, 2011). Il s’agit ici de faire le point des avancées réalisées ces deux dernières décennies et des obstacles qui subsistent. Cette démarche originale se veut complémentaire des démarches scientifiques classiques. Nous pensons qu’elle est plus accessible aux praticiens que la démarche scientifique et qu’elle permet de mettre à l’épreuve les solutions envisagées par les acteurs de la formation eux-mêmes. Elle se veut très pragmatique. Les questions sont issues du terrain. Les solutions doivent retourner irriguer le terrain. C’est donc de la démarche technologique en tant que processus dont nous allons faire l’exposé maintenant.
2Le recours à des concepts qui naviguent entre l’analyse de situations sportives et l’analyse psychologique de l’activité nous conduit à formuler une mise en garde. Tout au long de ce texte et pour éviter les confusions, nous emploierons le terme « activité » pour désigner les processus qui, répondant à des motifs d’agir, organisent les actions et les opérations des sujets. A contrario, ce sont les termes de « pratiques » ou de « disciplines sportives » que nous utiliserons pour désigner les différents sports ou prestations artistiques. Ainsi, et pour faire écho aux propositions de Bouthier et Durey (1994a) ou de Bouthier (2005), nous parlerons de pratiques physiques sportives et artistiques (PPSA) plutôt que d’activités physiques sportives et artistiques (APSA), appellation qui nous paraît sujette à confusion ou susceptible d’introduire de « l’ambiguïté » comme le soulignaient Bouthier et Durey dans leur texte de 1994 (p. 98).
3Le texte qui suit s’appuiera principalement sur des exemples pris dans le cadre de l’analyse ou de l’enseignement des sports collectifs. Pour autant, la démarche technologique peut s’envisager dans le contexte de toutes les disciplines sportives.
1. De la nécessité de sortir de l’impasse techniciste
4Malgré une remise en cause proclamée du « technicisme » par une majorité d’intervenants éducatifs, les pratiques d’enseignement des PPSA n’évoluent pas. Cette disparité entre une position de principe affichée (l’anti-technicisme) et la réalité des pratiques d’enseignement a été mise en évidence par Brau-Antony (2003). On constate que ces pratiques restent sous l’emprise d’une double logique : une finalité qui repose sur la transmission des techniques pour elles-mêmes d’une part et un mode de transmission qui s’appuie sur un « tronçonnage » de ces techniques d’autre part. Nos propositions se présentent comme une alternative à une telle conception.
1. 1. Un constat navrant
5Depuis les années cinquante et alors même qu’au sein des courants de la psychologie des évolutions importantes ont été réalisées, dans le domaine du sport comme dans celui de l’éducation physique, c’est une application des plus simplistes de la théorie behavioriste, de la Gestalt théorie ou des théories associationnistes qui vient légitimer les modes d’enseignement. Les apprentissages moteurs reposent encore et toujours sur des découpages dépourvus de sens dans lesquels les intervenants éducatifs comme les pratiquants ne se préoccupent que de la forme des mouvements ou des organisations au détriment de ce qui doit faire sens pour le pratiquant. On cultive le mythe de la belle passe qui doit s’enseigner dans des situations où il n’y a, ni intention de progresser vers le but adverse, ni adversaire ; on reste accroché à l’idée qu’il est nécessaire de maîtriser une kyrielle de manipulations de balle hors contexte en prétendant qu’elles seront transférables en situations réelles de jeu ; on contraint à faire trois passes au volley et l’on interdit de dribbler au basket. On évalue hors du contexte de l’opposition dans des activités qui la requiert. Bref, on met la forme au premier plan et l’on renvoie le sens au fond des sacs. La cause de tous nos maux est encore et toujours cette sacro-sainte technique que certains avaient revendiquée qu’elle ne soit pas maudite (Garrassino, 1980). Comment pourrait-il en être autrement puisque la plupart du temps, la technique n’est qu’une superposition de gestes dénués de sens, décontextualisés et désincarnés. Certains « spécialistes » laissent à penser que sans technique, point de salut. Que sans elle, il n’y a pas de jeu possible. Ainsi les entraînements tournent autour de l’acquisition des gestes spécifiques de chaque discipline. Il faut travailler les fondamentaux. Tout le monde attend alors ce grand jour où enfin, le pratiquant devenu mature techniquement pourra commencer à envisager de prendre quelques initiatives. C’est donc pour sortir de cette impasse que nous proposons de recourir au concept de technicité.
1. 2. Basculer d’une conception techno-centrée à une conception anthropo-techno-didactique
6La sortie du labyrinthe dans lequel est emprisonné le pratiquant autant que l’intervenant éducatif peut se trouver aisément si l’on accepte de considérer la technique non comme un produit uniforme et stéréotypé mais comme un processus sans fin. Cette orientation qui trouve son origine dans les travaux de Bouthier et Durey (1994a) ou Martinand (1994) montre que la technique, loin d’être une entité monolithique qui conduit le plus souvent à une vision techno-centrée du rapport de l’homme à son environnement, est en réalité un assemblage de différentes technicités élaborées et structurées par le sujet tout au long de son développement. Pour les auteurs cités plus haut, la technique est à envisager comme une construction à laquelle contribuent différents registres de technicité. En adhérant à cette thèse, il nous a semblé nécessaire de basculer d’une conception techno-centrée, c’est-à-dire d’une conception « techniciste » dans laquelle c’est le geste isolé de son contexte qui est l’objet de l’apprentissage, à une conception anthropo-techno-didactique qui pense la technique comme un rapport de l’homme à sa culture, à son environnement social, à la logique même du rôle qu’il joue dans le processus de production auquel il est associé, ainsi qu’au sens qu’il donne à ce qu’il fait. L’introduction de la notion de registres de technicité met donc en évidence que la technique est plurielle, partagée et évolutive. Cette conception devrait suggérer quelques pistes didactiques originales pour rénover les modes de transmission en vigueur.
1. 3. Les PPSA : des pratiques foncièrement sociales
7Les pratiques physiques sportives et artistiques sont le résultat de processus sociaux complexes. Des influences diverses ont modelé le produit que l’on peut observer aujourd’hui. Il faudrait donc être naïf pour penser que les choses n’ont pas changé ou que tout restera immuable. Ce mouvement de construction des disciplines sportives ne peut être ignoré par ceux qui se destinent à transmettre les savoirs qui leur sont liés. De la même manière, les milieux d’expression de ces pratiques ne peuvent pas être amalgamés.
- Selon les contextes, la compétition n’a pas le même sens. La participation à un tournoi de football ne répond pas aux mêmes motifs selon qu’il se déroule en colonie de vacances ou dans un tournoi officiel homologué par la fédération française de football. Pourtant, en fonction des circonstances, les mêmes acteurs peuvent participer aux deux.
- Selon les contextes, une discipline sportive qui porte le même nom peut recouvrir des réalités fort différentes. Le basket américain, le basket régi par la fédération française de basket et le basket des « play-ground » ne se jouent pas de la même façon. L’approche technico-tactique n’est pas la même. L’esprit du jeu n’est pas le même.
8Cette influence du milieu sur le jeu fait des PPSA des pratiques foncièrement sociales. On peut identifier au moins trois milieux d’expression de ces influences sociales.
1. 3. 1. Le milieu scolaire au sens large
9Il se situe dans le cadre d’une pratique obligatoire qui implique des pratiquants plus ou moins motivés de l’école maternelle à l’université. Il s’agit d’une pratique qui devrait être orientée vers l’acquisition d’éléments de culture inhérents à la société dans laquelle l’apprenant vit. Les pratiques peuvent donc être différentes d’un pays à l’autre voire d’une région à l’autre. Ces pratiques font l’objet d’une évaluation et participent de la progression du formé dans le système éducatif.
1. 3. 2. Le milieu fédéral
10La pratique y est ordinairement volontaire. Il se peut néanmoins que des pressions liées aux coutumes familiales puissent influencer le pratiquant quant au choix de sa discipline et quant à son niveau d’investissement personnel. Ici, l’individu fait la démarche d’adhérer à une association sportive (club sportif). La compétition ou tout au moins la confrontation est dans la plupart des cas la finalité qui est recherchée. La pratique ne fait pas l’objet d’une évaluation directe et normée. Cependant, le système de classement dont découle le principe de constitution des niveaux de pratique peut être assimilé à un système d’évaluation. À la fin de la saison, les meilleurs montent de division, les moins bons descendent et les autres se maintiennent.
1. 3. 3. Le milieu de l’animation
11Les pratiques physiques sportives et artistiques y sont occasionnelles et non planifiées à long terme. Il s’agit ici d’un loisir dont la compétition n’est pas une finalité. La notion de plaisir est au centre de la pratique car la plupart du temps, ces pratiques font l’objet d’un choix dans un menu varié de propositions. Malgré tout, le jeune peut se retrouver dans ce milieu soit pour des raisons de goût personnel, soit parce que ses parents travaillent et ne peuvent s’occuper de lui durant les congés scolaires. Ils se retrouvent alors dans ces structures d’accueil qui lui proposent un panel d’activités parmi lesquelles il pourra choisir. Cette expérience peut prendre deux formes. Il peut être totalement extrait de la cellule familiale dans le cadre des colonies de vacances ou bien partiellement extrait dans le cadre du centre aéré. Il n’est jamais question ici d’évaluation. C’est l’apprentissage de la vie en collectivité qui est usuellement la cible des interventions de l’équipe d’animation. C’est aussi la notion de plaisir du jeune qui est prépondérante.
12Ainsi, la simple prise en compte de ces différents secteurs d’expressions des pratiques discrédite la thèse d’une technique universelle et atemporelle. La technique est vivante. Elle se transforme dans le temps. Elle diffère d’un acteur à l’autre. Elle se révèle diversement en fonction du milieu dans lequel elle est requise. La contenir dans un seul mot est donc réducteur. Pour sortir de l’impasse, nous faisons l’hypothèse que la technique relève de plusieurs registres de technicités.
2. La technicité et ses registres
13Il semble donc qu’une manière de sortir par le haut du débat sur « la » technique serait de l’envisager comme le produit d’un ensemble de technicités. Nous proposons de montrer l’intérêt d’analyser ces technicités au travers de leurs composantes.
2. 1. La technicité
14C’est à Martinand (1994) que l’on doit l’appellation de « registres de technicité ». Il s’est inspiré des travaux de Combarnous qui décrivait la technicité ainsi : « Trois composants premiers doivent pouvoir caractériser la technicité :
- un composant d’apparence philosophique, la rationalité technique ;
- un composant matériel, l’emploi d’engins (outils, instruments, machines, équipements) ;
- un composant sociologique, combinaisons des spécialisations et des organisations.
15La réunion de ces composants, réunion qui se comporte comme un système, constitue la base de toutes les activités techniques » (Combarnous, 1982, p. 228). Nous avons déjà développé ce que pourraient représenter ces composants dans le cadre les PPSA (Éloi et Uhlrich, 2011 ; Uhlrich et al., 2011). Nous en reprenons quelques exemples maintenant.
2. 1. 1. La rationalité technique dans les PPSA
16Afin de l’illustrer dans le domaine des sports collectifs, la rationalité technique devrait s’exprimer par la prise en compte systématique du rapport d’opposition. On le retrouve dans la littérature sous différentes formes. Pour Deleplace (1979), il s’agit de matrices, pour Grehaigne (1992), de configurations ; pour sa part, Éloi (2009) analyse les situations de fixation. Mais cette rationalité peut aussi s’exprimer en opérationnalisant des connaissances réglementaires ou des standards de production de jeu.
2. 1. 2. L’emploi d’engins, d’outils, d’instruments
17Par ailleurs, chaque sport collectif intègre petit à petit des outils qui modifient les pratiques. En rugby, l’adoption des sacs de placage ou des boucliers de percussions lors des séances d’entraînement permet qu’un placage devienne « offensif ». L’engagement physique devient total tout en réduisant significativement les risques de blessure. En volley-ball, les machines lance-ballons permettent de travailler la réception, le contre ou la défense basse sans solliciter à outrance les joueurs pour frapper les balles. On maîtrise la puissance et la direction des trajectoires en réduisant les échecs et la fatigue des joueurs qui peuvent se concentrer sur d’autres tâches. On peut également évoquer les outils d’observation qui permettent de réaliser des analyses du jeu dont la perspective est de faire évoluer la perception des intervenants comme celle des pratiquants.
2. 1. 3. Un composant sociologique : les spécialisations et les organisations
18Pour ce qui relève de la composante sociologique des pratiques, on observe que sont associés les concepts d’organisation collective, de combinaison et de spécialisation. Quelle organisation collective préconiser ? Y en a-t-il une universelle (la meilleure du moment) ou doit-on la remanier en fonction de l’adversaire ? Une question est récurrente, celle de la spécialisation par poste ou de la polyvalence des joueurs. À partir de quand et pourquoi spécialiser les joueurs au cours de leur formation ? Autre composant, les combinaisons qui évoluent tout au long du développement de la discipline sportive. Cette évolution est souvent liée aux caractéristiques physiques des joueurs (taille, détente) qui ont évolué énormément ces dernières décennies. Pourquoi, dans le milieu amateur, renonce-t-on aux modes d’organisations plus anciens mais plus adaptés aux qualités physiques de ce secteur de pratique pour plaquer ce qui se fait à haut niveau ?
19Ce constat général nécessite alors de prendre en compte que la technicité recèle une pléthore de technicités. En provenance de niveaux de pratique et de contextes très différents, ces technicités peuvent prendre des formes très hétéroclites. La prise en considération de ces dimensions montre que le concept de technicité embrasse plus fidèlement la complexité des pratiques que la référence à une technique canonique. Cependant, on constate une certaine dissonance entre les technicités mises en œuvre dans le haut niveau d’une part, et dans les différents milieux d’apprentissage (scolaire, clubs amateurs) d’autre part. Peut-on envisager raisonnablement que toutes les technicités puissent être équivalentes. La tentation de la copie intégrale fait courir le risque d’une décontextualisation totale. Cette disparité peut alors faire apparaître des écarts conséquents entre le sens des activités techniques de référence et le sens des apprentissages. Martinand faisait le constat des limites d’une technicité omnipotente. « Mais la notion de technicité et ses composantes apparaissent aujourd’hui insuffisantes pour penser la construction et l’évolution des disciplines. C’est pourquoi dans la dernière période, à la fois pour la didactique des activités physiques et sportives et pour la didactique des sciences et de la technologie, j’ai proposé la notion de registres de technicité » (Martinand, 1994, p. 69). C’est en prenant en compte cette vision élargie de la technicité que Martinand en vient à proposer qu’elle soit envisagée en faisant référence à différents registres.
2. 2. La notion de registre : propositions initiales
20Il faut revenir aux textes de Martinand (1994) et de Bouthier et Durey (1994b) pour entrevoir la notion de registre telle qu’elle a été définie originellement. Martinand a posé l’idée mais n’a plus développé le concept par la suite. Durey nous a malheureusement quitté trop vite pour pouvoir s’atteler à le faire. C’est donc en compagnie de Bouthier que nous nous sommes remis à l’ouvrage pour développer cette voie (Uhlrich et al., 2011).
21Reprenons d’abord les propositions de Martinand. Lorsqu’il évoque la notion de registres de technicité, il en distingue quatre (Martinand, 1994).
- Le registre de la maîtrise : c’est, pour lui, le seul pris habituellement en compte, dans les pédagogies de la maîtrise, l’équivalent des enseignements technocentrés dans les PPSA.
- Le registre de la participation : c’est la capacité à tenir un rôle, mais sans maîtrise, donc avec aide et contrôle, dans une pratique.
- Le registre de l’interprétation : c’est celui qui fonctionne lorsque sans être forcément capable de le faire soi-même, le pratiquant a la capacité de lire, d’analyser et d’expliquer une pratique.
- Le registre de la modification : il permet de changer une pratique. Martinand indique que la maîtrise de la discipline ne doit alors pas être ni trop importante ni consolidée.
22Dans la foulée, Durey et Bouthier (1994a) affinent les propositions initiales en les adaptant aux pratiques sportives.
- Le registre de la maîtrise : il correspond aux performances des pratiquants dans les techniques corporelles en usage.
- Le registre de la participation : il s’identifie par un engagement partiel dans la pratique ou la réalisation d’une partie de la performance.
- Le registre de la lecture : il recouvre la capacité de prendre des informations sur les différents composants de la pratique.
- Le registre de la transformation de la pratique : c’est celui qui correspond à la transformation de la pratique en usage.
23Ces quatre registres englobent des compétences, des représentations ainsi que des valeurs spécifiques. Cependant, Martinand nous met en garde. Les registres ne correspondent pas à des niveaux, car il ne peut y avoir de hiérarchie entre eux. Ils sont une composante des technicités. Durey et Bouthier ajoutent que ces registres ne sont pas indépendants. Nous avons tenté d’envisager ces interactions.
2. 3. Les registres caractéristiques des PPSA
24La notion de registre permet d’aller au-delà de la notion de catégorie dont l’inconvénient principal (mais dans le cas de la science, c’est une grande qualité) réside dans l’application de différents principes dont celui d’exclusivité. À l’instar des registres littéraires, qui se caractérisent par l’ensemble des modalités d’un texte qui provoquent des effets particuliers sur le lecteur ou le spectateur, nous pouvons caractériser les registres liés aux sports collectifs comme l’ensemble des technicités qui permettent de provoquer un effet particulier sur le jeu (rapport d’opposition) ou sur les pratiquants (partenaires ou adversaires). Dans la lignée de Bouthier et Durey (1994a), nous considérons que quatre registres sont à même de couvrir le champ des PPSA. Nous allons maintenant préciser la portée de ces différents registres :
- Le registre de maîtrise : il fait référence aux états de maîtrise des techniques dans la discipline sportive considérée. Il prend donc en considération les normes techniques en usage et leur évolution. Mais cela ne veut pas dire que la référence devrait être pour tous les pratiquants celle du plus haut niveau. L’idée même de maîtrise impose de faire le bilan du rapport de forces pour chaque palier de pratique et de considérer la maîtrise à l’aune de ce rapport. Au volley-ball, doit-on systématiser la mise en place du contre dans l’organisation défensive d’une équipe alors même que l’adversaire ne propose pas d’attaque smashée ?
- Le registre de lecture : il recouvre les modalités de prises d’information par les pratiquants sur ce qui est le centre d’intérêt de la pratique. Pour le joueur investi dans un sport collectif, c’est nous semble-t-il la prise d’informations sur l’adversaire qui devrait être première. De celle-ci découle les choix stratégico-tactiques qui nécessiteront une prise d’information sur les partenaires. Mais ce registre peut se développer également lorsque le point de vue n’est plus celui d’un acteur du jeu. C’est tout l’intérêt du travail d’observation et de caractérisation des formes de jeu au cours de la formation des pratiquants ou des futurs intervenants éducatifs.
- Le registre de transformation : il désigne les conditions et procédures d’évolution relatives à l’acquisition et à la transmission des savoirs techniques au sens large. Cette transformation ne se limite donc pas aux techniques les plus performantes ou les plus spectaculaires du haut niveau. L’idée même de registre suggère que la transformation doit être prise en compte à tous les échelons de la pratique. Comment provoquer et repérer ces changements tout au long de la « carrière » du pratiquant ? Comment faire exprimer à chacun ses potentialités maximales ?
- Le registre de participation : il fait référence à l’ensemble des rôles qui permettent à une pratique de se réaliser. Il s’agit ici de l’ensemble des activités déployées en dehors de la pratique principale de la discipline sportive considérée. Dans le cadre des sports collectifs, la performance des joueurs qui sont au cœur de la pratique ne pourrait se réaliser sans l’intervention de rôles complémentaires. En effet, toute pratique nécessite des arbitres, des entraîneurs, des dirigeants, des organisateurs de championnats ou de tournois, des statisticiens, etc. Il existe donc une multitude de rôles sans laquelle une pratique ne pourrait pas exister et qui constitue une sorte de noosphère de cette pratique. Développer ce registre c’est donc aussi participer à la formation du pratiquant.
25Dans l’introduction de ce chapitre, nous précisions que la notion de registre permet d’aller au-delà de la notion de catégorie. En effet, les registres présentent la particularité de déborder les uns sur les autres. Comme le dit Combarnous (1982), ils forment un système. Ce sont des ensembles sous influences mutuelles ce qui a pour conséquence que le développement dans un registre provoque souvent une évolution dans les autres. C’est cette caractéristique qui nous a conduits à spécifier les notions de registre principal et de registre associé.
2. 4. Registre principal – registre associé
26Comme nous l’avons développé plus haut, le recours à la notion de registre ne doit pas nous conduire à envisager la technicité comme un empilement de registres. Au contraire, les résultats de nos travaux soutiennent fortement l’hypothèse que le développement d’un registre est concomitant du développement des autres. C’est ce qui nous a amenés à proposer que dans toute démarche technologique, il soit possible de stipuler un registre principal et un ou plusieurs registres associés. Cette caractérisation permet de focaliser les modes d’intervention comme relevant de l’un d’eux en particulier tout en envisageant les retombées possibles ou probables sur les autres. Il n’y a donc pas de registre principal et de registre secondaire, il n’y a pas de hiérarchie entre les registres, mais une complémentarité qui contribue à développer les technicités. Développer la capacité à reconnaître et dénommer des phases de jeu de rugby lorsque le pratiquant est dans une posture d’observateur ne peut pas être sans effet sur sa capacité à lire le jeu lorsqu’il se retrouvera sur le terrain. C’est tout l’intérêt de la complémentarité des registres qui est souligné ici.
3. Les artefacts
27« La notion d’artefact désigne en anthropologie toute chose ayant subi une transformation, même minime, d’origine humaine » (Rabardel, 1995, p. 59). Cette définition indique sous quel sens ce terme sera entendu ici. Pour autant, il peut renvoyer à d’autres définitions. On l’emploie également pour faire référence à un processus d’origine artificielle ou accidentelle qui altère une expérience ou un examen portant sur un phénomène naturel. Nous retiendrons cette idée intéressante que l’usage d’un artefact peut altérer une expérience. N’est-ce pas le but recherché par l’intervenant éducatif que de provoquer une modification, une altération, de certains comportements stéréotypés ou de modes de pensée figés ? C’est d’ailleurs tout l’intérêt du concept « d’artefact » que d’ouvrir le répertoire aux objets non matériels. Et de fait, matérielle ou non, la visée de ces propositions reste la même. Elle consiste à engendrer un effet propice.
3. 1. Le concept d’artefact : une alternative au concept d’objet technique
28Dans les toutes premières pages de son ouvrage Les hommes et les technologies, Rabardel (1995) nous indique que les objets et systèmes techniques sont improprement nommés. En effet, sous cette appellation, il peut être entendu que ces dispositifs ont une existence autonome, qu’ils se génèrent de façon indépendante. Sous-entendre qu’ils sont techniques pourrait laisser penser qu’ils contiennent comme un code génétique duquel émergerait leur spécificité technique. Or, il est peu contestable que sans la main de l’homme, ces « outils » n’ont ni présent, ni futur. Sans l’intervention humaine, il n’y a pas d’objet technique ni de développement de l’objet technique. Par ailleurs, l’usage de ces outils se concrétise au sein d’une pratique socialement organisée, pratique qui se réalise dans le cadre d’une division sociale du travail. Les organisations des collectifs sportifs ont suivi la même voie que les organisations du travail. Le Fordisme ou le Taylorisme ont suggéré des pistes d’évolution qui reposent sur la division du travail. La recherche d’une meilleure rentabilité a conduit aux spécialisations par poste. Il faut donc saisir dans une vision d’ensemble le recours aux médias techniques et aux organisations qui structurent les pratiques. « Il ne suffit donc nullement de dire que le propre de l’activité humaine est d’être médiatisée, l’essentiel est qu’elle l’est doublement : par l’outil et par le rapport social » (Sève, 2014, p. 286). Cette mise au point essentielle marque la nécessité du passage d’une vision « technocentrique où l’homme occupe une position résiduelle… » à une vision « anthropocentrique où l’homme occupe une position centrale depuis laquelle sont pensés les rapports aux techniques… » (Rabardel, 1995, p. 20). L’utilisation du concept « d’artefact » ouvre les perspectives d’une théorie qui soutient que leur usage se concrétise dans un rapport dialectique incontournable. L’artefact développe autant l’activité humaine qu’il n’est développé lui-même dans l’usage qu’en font les humains. C’est donc un développement à double sens qu’il faut appréhender lorsque l’on aborde la problématique de l’usage des artefacts. C’est ce que Rabardel (1995) a nommé le processus de genèse instrumentale. L’artefact contient donc en lui deux versants. D’une part, il est finalisé dans la mesure où il vise à apporter une solution avantageuse à un problème donné. C’est alors dans l’exploration de solutions permettant de trouver une issue adéquate à ce problème que se trouve l’origine des transformations (des adaptations). D’autre part, la mobilisation de cet artefact ne présage en rien des usages futurs qui pourront en être faits par les utilisateurs à qui on le propose. Les artefacts sont donc des « inventions » qui sont socialement et doublement déterminées. En amont, puisqu’elles répondent aux besoins des pratiques réelles du secteur concerné en visant à dégager des solutions permettant de surmonter les obstacles identifiés. En aval, du fait qu’elles sont mobilisées par le milieu social qui s’en empare et en fait parfois usage au-delà des modalités initialement envisagées. « À chaque artefact correspondent des possibilités de transformations des objets de l’activité, qui ont été anticipées, délibérément recherchées et qui sont susceptibles de s’actualiser dans l’usage » (Rabardel, 1995, p. 60). Cette citation conduit ainsi à mettre en évidence une distinction primordiale entre l’artefact en tant qu’objet (matériel ou non), l’objet de l’activité du sujet et le processus d’appropriation de cet artefact par un acteur singulier dans un contexte particulier car c’est cette appropriation qui va marquer le passage de l’artefact à l’instrument.
3. 2. De l’artefact à l’instrument
29Le passage de l’artefact à l’instrument nécessite un processus de « genèse instrumentale » qui requiert un double mouvement : non seulement l’appropriation de l’artefact par le sujet qui l’utilise (on parlera d’instrumentation), mais également la prise en compte des événements qui contribuent à l’évolution de l’artefact (on emploiera alors le terme d’instrumentalisation). Pour Rabardel, « les deux processus contribuent solidairement à l’émergence et l’évolution des instruments même si, selon les situations, l’un d’eux peut être plus développé, dominant, voire seul mis en œuvre » (Rabardel, 1995, p. 138). L’unité instrumentale ne peut donc être saisie que dans la prise en compte de cette double orientation de l’activité du sujet. Trouche (2005) précise que « cette distinction est fondamentale :
- elle met en évidence que les artefacts ne sont que des propositions, qui seront développées, ou non, par un sujet ;
- elle met en évidence que ce développement se fait au cours d’un processus, la genèse instrumentale, où l’activité de l’usager et le contexte de cette activité sont décisifs ;
- elle met en évidence que tout instrument a une partie matérielle (c’est la part de l’artefact qui a été sollicitée au cours de l’activité) et une partie psychologique (c’est l’organisation de l’activité, dans un but donné, ce que Vergnaud, après Piaget, appelle les schèmes) » (Trouche, 2005, p. 272). Ainsi, la genèse instrumentale faire référence à une pluralité de transformations dont les finalités sont distinctes bien que complémentaires et qu’il sera nécessaire de préciser plus loin.
4. Une relation dialectique entre les artefacts et les registres
30Les technicités se développent dans l’usage. L’artefact qui est inventé, produit et manipulé a pour finalité de résoudre les problèmes rencontrés par les humains. Réciproquement, l’artefact participe du développement des habiletés humaines. De ce fait, il contribue à alimenter les registres de technicité liés à l’activité instrumentée.
4. 1. Développement des registres par l’usage des artefacts et réciproquement
31Nous avons développé depuis plusieurs années quelques travaux à propos de l’usage des artefacts au cours du processus de formation (Éloi & Uhlrich, 2011, 2013 ; Uhlrich, 2005, 2007). La prise en compte de ces outils et de leurs relations avec les registres de technicité est à envisager dans le cadre de la démarche technologique notamment en nous appuyant sur l’articulation évoquée plus haut d’un registre principal et de registres associés. Ainsi, lorsque nous faisons fonctionner un outil d’observation du rugby à 7 considéré alors comme un artefact matériel, nous alimentons en priorité le registre de lecture. Pour autant, nous faisons l’hypothèse que ce travail n’est pas sans conséquence sur le registre de maîtrise. L’observateur qui retourne à sa pratique mobilise de nouveaux repères sur l’appréciation qu’il fait des séquences de jeu. Il a construit de nouveaux signes qu’il met à l’épreuve. Il peut ainsi, grâce à sa nouvelle lecture de la pratique, envisager des pistes d’évolution qui alimentent le registre de transformation. Dans une autre recherche en volley-ball, nous avons mis les pratiquants à l’épreuve d’un artefact réglementaire (Éloi & Uhlrich, 2013). Il s’agissait pour le joueur attaquant (celui qui renvoie la balle dans le camp adverse) d’aller toucher un plot situé au fond du terrain. Cette nouvelle donne réglementaire qui provoque de fait des situations de 2 contre 1 emboîtées engage les pratiquants à faire évoluer leur registre de lecture du jeu. Là encore, cette sollicitation n’est pas sans conséquence sur le registre de maîtrise car en donnant du sens aux besoins techniques qui se font jour, le pratiquant est poussé dans ses retranchements et doit moduler ses renvois pour placer le ballon là où l’adversaire n’est plus. Mais la problématique de l’usage des artefacts doit s’envisager pour tous les acteurs du processus de genèse instrumentale. Il est donc nécessaire d’éclaircir la position des différents acteurs, parties prenantes de ce processus.
4. 2. La percolation des points de vue
32À l’influence des milieux de pratique décrits plus haut s’ajoute la complexité des processus d’intervention. Elle nous engage à prendre en compte que des acteurs aux statuts différents sont impliqués d’une façon concomitante au sein des dispositifs de formation. Il nous semble donc important de considérer les différents points de vue avant d’aborder la description du processus de genèse instrumentale.
33Le point de vue du pratiquant
34Il peut être élève en milieu scolaire, licencié en structure fédérale, ou « jeune » (enfant, adolescent) dans le milieu de l’animation. Il participe au processus d’enseignement/ apprentissage en prenant une part plus ou moins active à la formation dont il est l’objet.
35Le point de vue de l’intervenant éducatif
36Il est enseignant en milieu scolaire, entraîneur en milieu fédéral et/ou animateur dans les milieux du loisir. Il vise au développement des technicités du pratiquant même si cette « mission » est plus ou moins ostensible selon l’environnement.
37Le point de vue du formateur de formateurs
38Il est le formateur du futur intervenant éducatif. Il est donc enseignant à l’université (CAPEPS, Agrégation, autres diplômes), formateur dans les directions régionales ou départementales de la jeunesse et des sports (diplômes d’état), formateur dans les fédérations (diplômes fédéraux) ou formateur dans les organismes de formation jouissant d’une habilitation nationale (BAFA, BAFD, etc.). Quelle que soit leur institution de rattachement, ces intervenants ont à gérer, d’une part, la formation aux technicités spécifiques de la discipline considérée et, d’autre part, la formation aux techniques d’intervention de l’intervenant éducatif. Pour certains, il s’agit d’une seule discipline (fédération unisport) et pour les autres, formateurs en STAPS ou de l’animation, de plusieurs disciplines.
4. 3. Une problématique centrale : l’imbrication des registres de technicité, des artefacts et des points de vue
39Nous proposons de mettre en relation les registres de technicité et le statut des différents intervenants dans le tableau I pour montrer les réalités didactiques fort différentes auxquelles il est fait référence.
Tableau I. Relations entre les registres de technicité et le statut des différents intervenants
Points de vue : registres de technicités | Point de vue : du pratiquant | Point de vue : de l’intervenant éducatif | Point de vue : du formateur de formateurs |
Registre de maîtrise : il prend en compte les états de maîtrise des techniques. | Habiletés sportives que le pratiquant va mobiliser tout au long de sa pratique. | Techniques d’intervention permettant de faire évoluer les pratiquants | Modalités de formation mises en œuvre par le formateur de formateurs. |
Registre de lecture : il recouvre les modalités de prise d’informations. | Sur les indices qui permettent la prise de décision (sujets impliqués comme lui dans la pratique, signaux divers, etc.). | Sur les dispositifs qu’il a mis en place ainsi que leur adéqua˗ tion avec les pratiquants sur lesquels il intervient. | Sur les comportements pro˗ venant des étudiants, futurs intervenants éducatifs. |
Registre de transformation : il désigne les conditions et procédures d’évolution des savoirs techniques. | Appropriation et développe˗ ment de la technique à l’aune de ses propres potentialités. | Adaptation des procédures de transmission des savoirs aux spécificités des pratiquants. | Mise en place des disposi˗ tifs d’aide à la construction des connaissances utiles à la formation des pratiquants. |
Registre de participation : il relève de l’activité déployée en dehors de la pratique principale de la discipline considérée. | Il peut endosser les rôles d’arbitre, de manager, d’ob˗ servateur outillé… | Il peut revêtir le costume de joueur, d’arbitre, d’organisa˗ teur de tournois, d’accompa˗ gnateur, etc. | Il peut adopter le statut de chercheur, de préparateur aux concours ou d’organisateur d’événements (séminaires, tournois, tournées, etc.). |
5. La genèse instrumentale
40La genèse instrumentale (Rabardel, 1995), qui envisage les processus d’appropriation des outils mis à la disposition des intervenants éducatifs comme des apprenants, suggère que l’on peut identifier deux temporalités distinctes dans ce processus : un moment d’instrumentation durant lequel les utilisateurs tentent de « prendre en main » l’artefact ; un autre moment d’instrumentalisation pendant lequel le sujet éprouve la possibilité de le « mettre à sa main ». Nous avons pu identifier la succession de ces phases lors de notre recherche sur le 2 contre (1+1) (Éloi & Uhlrich, 2013) et montrer comment elles se succèdent alternativement aussi bien sur le versant de l’attaque que sur celui de la défense. C’est ici que nos positions se distinguent de celles de Rabardel. Pour lui, instrumentation et instrumentalisation sont des orientations de l’activité constructive, plutôt que des phases. Il craint que l’emploi du terme « phase » suggère une structuration temporelle plus ou moins stable. Il ajoute qu’au sein de l’activité il peut y avoir des dominantes et des pondérations différentes selon les moments mais sans que l’on puisse vraiment identifier des phases en tant que telle. Il nous semble que l’objet de notre divergence tient au fait que pour notre part, nous avons analysé le processus de genèse instrumentale alors qu’il était inséré dans une démarche d’intervention éducative. Il faut alors prendre en compte que des situations sont mises en place et que des consignes sont données par l’intervenant éducatif ce qui a pour conséquence de peser sur l’évolution même du processus de genèse instrumentale. Ces raisons expliqueraient pourquoi il devient possible d’identifier des temporalités précises, temporalités que nous avons choisies de dénommer « phases ». Il est même surprenant de voir avec quelle récurrence ce processus se reproduit d’un groupe de pratiquants à l’autre et à quel point les étapes de l’appropriation de l’artefact réglementaire (dans le cadre de cette recherche en volley-ball) deviennent prévisibles. Cependant, la problématique de l’artefact reste entière dans bien des circonstances. L’imbrication des points de vue ne doit pas être négligée. En effet, ces deux moments de l’appropriation (instrumentation et instrumentalisation) doivent être analysés à partir du statut spécifique des acteurs du processus éducatif. Rabardel nous rejoint ici puisqu’il considère légitimes et importantes les questions relatives aux temporalités différentes (voire dans certains cas, dissonantes) de l’intervenant et de l’apprenant. Cette question des points de vue pose un problème qui va au-delà des aspects liés au processus d’appropriation car l’enseignant qui utilise un artefact (situation pédagogique, objet matériel, sensation éprouvée, etc.) chemine dans ce processus tout comme l’apprenant à qui il le propose. Il faut donc envisager que du point de vue de l’intervenant éducatif se développe un processus d’appropriation de l’artefact qu’il propose en parallèle du processus que développe le pratiquant pour s’approprier ce même artefact. L’artefact aurait donc plusieurs réalités dépendantes des points de vue considérés. Par ailleurs, il faut prendre en compte notre relative incapacité à prédire les conséquences des dispositifs proposés. En effet, dans ces dispositifs, les artefacts ne sont que des propositions et il perdure une grande incertitude quant à la manière dont chacun, selon sa position, va s’en emparer. Cette observation nous ramène au cœur de la démarche technologique puisque l’intervenant éducatif tente de concevoir pour lui-même ou pour les autres des outils de développement. C’est en ce sens que « la technologie, au-delà des réalisations matérielles sophistiquées, doit être considérée comme une science humaine de l’intelligence mise en jeu dans la conception, la mise au point et l’évaluation de créations, une science de l’artificiel générant des artefacts cognitifs, matériels, et bien sûr corporels » (Bouthier, 2008, p. 47).
6. La démarche technologique : entre exploration et recherche
41Pour Staudenmaier (1988), l’activité scientifique est motivée par une curiosité qui peut aller au-delà de ce qui relève du strict nécessaire. De son côté, la technologie est motivée par le désir de résoudre des problèmes qui sont ancrés dans les réalités quotidiennes. Dans ce contexte, si la science vise à construire des modèles théoriques dont le but est l’administration de la preuve, la technologie s’attache à produire des connaissances mises au service de la pratique. D’une portée principalement pragmatique, la technologie des PPSA a pour objectif de proposer des solutions. La recherche technologique échappe aux tentations de segmentation de l’objet de recherche. La complexité de la pratique est son paradigme naturel. Ainsi, l’avancée technologique se réalise au fur et à mesure que le projet avance, par tâtonnements et par pérégrinations. Il est donc inéluctable que la méthode se réalise dans des allers-retours indispensables à la compréhension de la logique qui lie le mode d’utilisation des artefacts et les résultats obtenus au regard des effets escomptés. Ces particularités font que la démarche technologique ne fonctionne pas selon le schéma classique : question de recherche, état de l’art, hypothèse, méthode, résultats et interprétations. Elle se caractérise principalement par une visée, une méthode, des connaissances établies par la mobilisation des artefacts et des propositions pour la diffusion (Éloi & Uhlrich, 2011).
6. 1. Une visée
42Par visée, nous entendons la quête d’une proposition utile pour les acteurs de l’intervention éducative (pratiquants comme intervenants éducatifs) en réponse à un problème récurrent qui a été bien identifié. Dans le cadre des sports collectifs, ces orientations prennent particulièrement en compte la question des technicités mobilisées au sein du rapport de forces impliquant les antagonistes, rapport de forces décliné en une logique spécifique pour chaque discipline. La visée correspond donc à une mise à l’épreuve des technicités dans la réalité de leur usage.
6. 2. Une méthode
43À partir du moment où la visée est bien identifiée, il est nécessaire de déterminer le ou les registres à alimenter pour faire avancer le pratiquant tout au long de sa progression. Cela nécessite de spécifier le registre principal et éventuellement les registres associés qui sont concernés. D’une façon concomitante, l’intervenant va devoir déterminer le ou les artefacts à introduire dans l’activité du sujet pour favoriser son développement. Il s’agit pour lui de provoquer une activité surdéterminée des étudiants. Dans l’exemple de l’observation du rugby, en mettant à leur disposition un outil d’analyse judicieusement placé au cours de leur curriculum (3e année de Licence), il est provoqué une activité qui va au-delà de l’activité initialement proposée (l’analyse d’un match). Tout d’abord, il faut caractériser les actions de jeu pendant le match. Mais l’activité des étudiants est ici contextualisée au sein d’un tournoi international de rugby à 7 : le « Central Seven ». De ce fait, il faut rendre dès la fin du match la feuille de statistiques aux entraîneurs. Là est l’activité surdéterminée. Dans ce cadre, l’artefact joue le rôle d’un incident susceptible de provoquer de la controverse qui va remettre en question ce que les étudiants pensaient connaître. Dans le cas de la situation de 2 contre (1+1) en volley-ball, l’activité est également surdéterminée. Il faut d’abord assimiler la nouvelle règle qui demande à l’attaquant d’aller toucher l’un des deux plots au fond du terrain. Mais l’activité des étudiants est surdéterminée car il faut aussi renvoyer la balle sur une cible qu’il va falloir identifier. L’artefact se présente dans ce cas et dans l’autre comme un incident qui vient remettre en question les routines de fonctionnement. Cette méthode qui consiste donc à faire usage d’artefacts pour développer les registres de technicité s’affine au fil du temps parce que les artefacts mis en place ne répondent pas « naturellement » aux attentes. Ils nécessitent une réelle activité d’adaptation de la part des utilisateurs. Par ailleurs, ils sont imprévisibles. C’est d’ailleurs ce caractère incertain qu’il est intéressant d’analyser et qui correspond bien à la prise en compte de la complexité des technicités dans les sports collectifs.
6. 3. Des connaissances établies à l’aide d’artefacts
44La mobilisation des artefacts dans le cadre de la formation aux sports collectifs engage le formé à entrer dans un processus de genèse instrumentale. Le double mouvement instrumentation-instrumentalisation provoque chez le sujet une mobilisation de l’artefact qui l’amène à construire de nouvelles connaissances. Elles portent à la fois sur la mobilisation de l’outil en lui-même mais elle nécessite dans le même temps de renforcer les représentations support de son action. L’apprenant construit des connaissances qui se concrétisent sous la forme de nouvelles technicités à mobiliser dans l’action et plus largement développe ses connaissances à propos de la discipline sportive qu’il pratique. L’intervenant a pour mission d’identifier et de repérer dans le processus de formation les moments révélateurs de la mobilisation de ces connaissances.
6. 4. Des propositions pour la diffusion
45Au-delà de la mobilisation de l’artefact en lui-même se pose la question de la pertinence du contexte mis en place pour son usage. C’est le moment de la généralisation. Elle repose sur la pertinence des contextes les plus adaptés à la mobilisation des technicités mobilisées plutôt que sur des modes d’action puisés dans le répertoire des techniques conventionnelles. Ces propositions doivent porter sur la caractérisation de la durée nécessaire pour permettre le développement du sujet. Elles doivent prendre en compte l’évolution et l’agencement des situations tout au long du processus.
7. Le registre de lecture : des technicités de l’observateur à celles du pratiquant
46Dans le cadre de la démarche technologique, nous avons mené des travaux qui se sont préoccupés plus particulièrement du développement du registre de lecture. Nous allons retracer deux de ces recherches en prenant en compte les éléments évoqués plus avant.
7. 1. Une démarche technologique en rugby
47Pour le rugby, nous avons mené des travaux qui se sont appuyés sur la visée suivante : développer la prise d’information dans le contexte du rapport d’opposition, c’est-à-dire rendre les étudiants capables de repérer les formes de jeu dans une situation réelle d’opposition. Ils ont donc mobilisé leur registre de lecture par l’intermédiaire d’un artefact matériel, un logiciel informatique de description du jeu de rugby à 7. Ils ont travaillé en binôme avec un observateur qui détaillait les actions qui se déroulaient sous ses yeux et un secrétaire qui faisait l’acquisition des informations en utilisant le logiciel informatique. Dans ce cadre, la saisie des données a nécessité de faire des choix. Les connaissances établies à l’aide de l’artefact ont porté sur la capacité à mieux discriminer les phases de jeu qui se succédaient lors du match. Les formés ont dû partager un langage commun sur la description des actions et la confrontation au réel a créé du débat qui a permis une clarification à propos de la conception du jeu. Les propositions pour la diffusion ont été réinvesties dans le contexte général de l’intervention éducative. Ici, l’artefact matériel a provoqué une succession d’incidents cognitifs et matériels qui ont conduit au développement de l’expertise des étudiants par une meilleure acuité à déterminer ce qu’ils voient. Le travail en binôme a provoqué des controverses qui ont été décisives dans le processus de développement des formés. Concernant le processus de genèse instrumentale, si l’instrumentation a permis de provoquer le débat à propos des formes de jeu, de son côté, l’instrumentalisation a conduit l’utilisateur à devenir un concepteur, c’est-à-dire un acteur du processus capable de faire des propositions de modification du logiciel, propositions qui l’ont amené à s’émanciper du fonctionnement initial.
7. 2. Une démarche technologique en volley
48En volley-ball, la visée est identique mais le contexte est différent (Éloi & Uhlrich, 2013). Les sujets sont amenés à développer leur prise d’information sur le terrain, dans le contexte du rapport d’opposition. Ils ont à prélever de l’information sur l’adversaire en contexte de jeu réel. Les formés mobilisent leur registre de lecture au travers de l’utilisation d’un artefact réglementaire. Dans une situation d’opposition en deux contre deux, le joueur qui renvoie la balle dans le terrain adverse a pour obligation d’aller toucher un plot qui se situe à l’arrière de son terrain. Cet aménagement réglementaire nouveau provoque de fait une succession de situations de deux contre un. Dans ce cadre, la modification de la règle crée un incident que les protagonistes doivent résoudre. Les connaissances établies à l’aide de l’artefact correspondent à la construction d’indicateurs qui permettent la prise de décisions dans le contexte de l’opposition. « L’astuce » de la situation guide les sujets en les focalisant alternativement sur la prise d’information et sur la réalisation gestuelle nécessaire à l’efficacité de la réponse proposée. Si l’application de cette nouvelle règle constitue la phase d’instrumentation, la phase d’instrumentalisation amène le pratiquant à envisager des compensations en défense et, en conséquence, à jouer dans le déséquilibre momentanément créé en attaque. Les propositions pour la diffusion portent sur le type de situations didactiques à envisager. Il semble important que chaque situation d’opposition implique la nécessité pour les pratiquants, et quels que soient les aléas du jeu, d’envisager leur comportement en attaque en relation directe avec le contexte défensif des adversaires. Là encore la situation en binôme provoque des échanges utiles pour l’apprentissage. On comprend alors que cette situation donne du sens à la mobilisation des technicités qui deviennent des éléments constitutifs de la pratique.
7. 3. Alimenter les registres de technicité
Voie directe
49Les exigences liées à la détermination des actions de jeu en rugby d’une part, et le déséquilibre numérique momentané imposé par l’artefact réglementaire en volley d’autre part, conduisent à développer le registre de lecture dans les deux disciplines. Il existe donc une relation directe entre les artefacts mobilisés et le registre de technicité visé.
Voie détournée
50Mais, dans cette mise en relation entre registres et artefacts, nous faisons l’hypothèse que cette interaction n’est jamais exclusivement directe. Ainsi, en rugby, les échanges verbaux provoqués ne sont pas sans effet sur le registre de maîtrise. La discrimination des différentes actions de jeu prend tout son sens lorsque les observateurs redeviennent pratiquants. En volley-ball, les informations recueillies ne sont pas sans effet sur le registre de maîtrise. La situation invite à rendre adéquate la prise d’informations et la réponse motrice adoptée. Cette mise en relation peut amener l’étudiant à enrichir son registre de transformation en enrichissant sa « palette technique », par exemple en utilisant une forme de corps qui l’amène à réaliser un contre-pied.
Voie ascendante vs voie descendante
51Nous avons évoqué comment l’usage des artefacts pouvait alimenter les registres. Nous avons même quelques pistes qui nous suggèrent que le développement dans un registre permet le développement dans les autres registres. Mais si l’on envisage les registres de technicité comme un mode d’organisation des composants de la technique, quelle est la dynamique qui nous permet d’envisager la restitution dans l’action de ce système ? Ici se situe la limite actuelle de nos travaux. C’est cette question qui constitue selon nous le fil à suivre dans les futures recherches.
8. Conclusion
52Notre démarche nous a permis de remplir un double objectif. Nous avons d’abord montré que les technicités dans les sports collectifs relevaient d’une modélisation du complexe. Dans le cadre de l’apprentissage, il n’est plus envisageable de réduire cette complexité à un simple découpage en unités isolées de leur contexte. Cette constatation oblige l’intervenant éducatif comme le formateur de formateurs à envisager les sports collectifs au travers d’une modélisation qui, en plaçant au cœur du dispositif le rapport à l’adversaire, se prémunit d’appauvrir la pratique. C’est par la mise en œuvre d’artefacts que le formé pourra alors développer ses technicités tout en conservant cette part d’initiative qui donne tout son sens à son activité. Par ailleurs, les interactions entre artefacts et registres proposent des directions propices à la construction d’un curriculum de formation. Ces interactions permettent un développement adapté au rythme de progression de chaque sujet. L’emboîtement des concepts de technicités, registres de technicités et artefacts dans le cadre du processus de genèse instrumentale a des effets indéniables sur l’évolution des formés en sports collectifs. Nous en avons proposé deux illustrations. Elles ouvrent nous semble-t-il des perspectives réelles sur le plan de la cohérence de la formation des pratiquants en sports collectifs, qu’ils soient élèves ou étudiants de la filière STAPS.
Auteurs
Département STAPS, Université Paris-Est Créteil,
UFR STAPS, Université Paris-Sud Orsay
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