II. La dernière séquence de l’acte premier
p. 55-76
Texte intégral
Place de la scène
1C'est la dernière fois où tous les personnages sont réunis, où un échange peut se faire entre quatre « aiguilles » qui ont à « tricoter » un destin1. Tout le premier acte a été fait de ces échanges entre personnages virtuellement tous réunis dans le même lieu « claustral », dans la même souricière marine. Ici l'échange se fait entre les quatre personnages dans une unanimité qui va se déchirer : le II ne voit pas Amalric, le III ne voit plus De Ciz, déjà mort. La relation en carré se transforme en double relation triangulaire. Dans cette scène (séquence) devra se trouver manifesté ce qui fait l'union de ces quatre personnages formant un carré de hasard – ce qui fait leur communauté véritable, les points sur lesquels ils s'accordent2. Il est bien connu (c'est une vérité référentielle, psycho-sociologique) que pour désirer la même femme, il faut déjà appartenir virtuellement ou réellement au même groupe. Toute explication du quatuor de Partage de Midi par la seule présence et l'attrait de la femme star (l'« étoile »)3 resterait superficielle, étroitement psychologique, et la présence et la place de cette scène d'ensemble à la fin du I en apporterait la preuve s'il était nécessaire.
2Scène-clef où peut être montré pour la première et dernière fois l'univers commun dans lequel évoluent les personnages et qui donne leur sens à leurs conflits et à leurs souffrances. C'est l'analyse de cette scène qui peut nous permettre de sortir des spéculations habituelles sur le rôle du péché, sur l'amour de l'autre, sur la passion – de quitter l'ornière dans laquelle roule tout le méta-discours autobiographique de Claudel. Peut-être pouvons-nous comprendre alors en quel sens et comment Partage de Midi est un jalon entre Tête d'Or et le Soulier de Satin, une étape dans la réflexion claudélienne sur le monde.
La présence
3Il est apparu dans les scènes précédentes que la réunion des personnages est le fait du hasard (le pont d'un bateau, lieu aléatoire) ; ils ne sont joints ni par leurs intérêts (quoique des liens paraissent devoir se tisser), ni par des éléments communs, familiaux ou amicaux. Le seul lien apparent entre eux, c'est l'intérêt qu'ils portent à la femme.
4On voit ici la difficulté qu'il y a à analyser une scène de théâtre seule et privée de ses conditions d’énonciation fictionnelle. Or dans cette scène, Ysé parle peu et rien n'est dit de sa situation centrale d'objet sexuel placé entre ces trois hommes. Mais cette situation a été indiquée et dénotée fort clairement dans les séquences qui précèdent (séquences Ysé-Amalric, Ysé-Mesa). Situation qui serait physiquement visible sur la scène où la beauté d'Ysé et sa situation d'objet convoité apparaîtraient sans équivoque : on voit comment dans le domaine théâtre concret le discours d’un personnage est toujours modalisé par des éléments scéniques visuels dont le « discours » interfère avec le discours verbal ; ici par exemple la mise en scène peut insister sur le spectaculaire de l’objet de séduction, ou au contraire donner un aspect plus direct ou plus dérisoire à l’objet du désir4. Cette scène est donc marquée par un déséquilibre entre le discours passé des personnages et celui qu'ils tiennent présentement, comme entre ce discours verbal et les éléments scéniques qui font partie de l'expérience du spectateur.
5Note sur la notion de scène. – Nous nous en tenons ici à la définition traditionnelle de la scène, comme séquence caractérisée par une configuration définie de personnages ; le début de la scène est marqué par une information nouvelle : l'arrivée d'un personnage qui ne faisait pas partie de la configuration précédente : la venue du mari d'Ysé, De Ciz, boucle le nombre des participants.
Situation d'énonciation
6La situation d'énonciation des quatre personnages est paradoxale : ils n'ont rien à se demander, ils n’ont à manifester ni sollicitation ni agression, ils ne discutent pas des affirmations sur lesquelles ils sont fondamentalement d'accord ; apparemment leur situation de parole n’est absolument pas conflictuelle : curieux paradoxe dramatique d'une scène où la tension (très forte) ne réside pas dans un discours conflictuel. C'est que le commun désir des protagonistes (Amalric et Mesa) pour la femme est bloqué au niveau de sa formulation d'abord par leur commune présence qui est un élément de compensation réciproque, ensuite par la présence du légitime propriétaire : la « politesse » qui interdit l'expression brutale du désir amoureux devant des témoins concernés est ici un élément de « vraisemblance » théâtrale. La conséquence en est la censure mise sur le sexe et le discours amoureux qui devront trouver des modes d'expression indirects. On devrait donc avoir une sorte de discours mondain, de conversation de croisière. Or c'est précisément le point où une psychologie bourgeoise des personnages se trouve contredite par le discours claudélien dont le phrasé poétique va à l'encontre de toute parole vraisemblable : il n'est peut-être pas de scène où le contraste entre l'ornementation du discours et la vulgarité du contenu manifeste soit plus flagrant. Le sens de la scène réside entièrement dans le fonctionnement propre du discours, et plus précisément dans son autoréflexivité.
7Non que l'instance même de la parole, de la prise de parole, entre les quatre personnages ne comporte, nous le verrons, des éléments de rivalité, et ne corresponde à des rapports de force : Amalric prend la parole comme on prend une femme, une proie. Mais là encore c'est le fonctionnement discursif qui éclaire ces rapports de force.
Communications interpersonnelles
8Dans cette dernière séquence commune trouve sa place un discours d'ensemble tout à fait particulier et paradoxal au théâtre.
9Si nous interrogeons les actes de langage principaux de cette scène nous nous apercevons que leur force illocutoire5 est presque toujours de l’ordre de l'assertion ou de la constatation : j’affirme que..., force illocutoire dont nous trouvons les marques dans l'insistance affirmative, et le paradoxe. Une conséquence dramaturgique : l'illocutoire étant ici de l'ordre de l'affirmation la parole cesse d'apparaître comme le succédané, l'amorce ou l'image d'un acte à proprement parler, c'est-à-dire d'une action de X sur Y (certes l'affirmation est un acte, mais cet acte n'apparaît guère comme une action sur autrui, une pesée immédiate). Aucun des personnages n'ordonne, ne promet, ne jure ou n’interdit rien à personne ; on ne demande rien, on n'interroge même pas (ou à peine, de pures interrogations rhétoriques), même les formes affaiblies de l'ordre, comme le conseil, sont absentes, on se contente d'échanger des affirmations, qui n'ont même pas le mérite d'être contradictoires ou conflictuelles : l'affirmation est l'acte de langage commun aux quatre émetteurs6.
10Cette pluie d’affirmations produit un discours d'ensemble où la communication interpersonnelle est très particulière. L'absence d'acte illocutoire dirigé vers un destinataire précis (l'un ou l'autre des présents), l'absence de conflit de discours n’exclut pas la relation, elle la présuppose. Car ce type de discours non conflictuel suppose un accord préalable entre les quatre interlocuteurs sur un certain nombre de présupposés de base qui leur permettront d'entendre sans réagir les affirmations des autres : cet accord explique que chacun à son tour fonctionne comme le coryphée de cette espèce de chœur ; il justifie aussi la présence insolite du nous dans les discours.
11Si nous nous servons simplement de la vieille analyse jakobsonienne des fonctions du discours, nous verrons d'abord la présence du phatique, comme contact, surtout dans le discours d'Amalric, présence qui met en évidence par ricochet son caractère de démonstration, le phatique étant la ponctuation du discours « pédagogique » ; de là aussi le caractère discret et marginal de la fonction conative, purement rhétorique (« demandez à... ») ou accessoire (« n'ouvrez pas la toile »). L'essentiel du discours est informé par les fonctions référentielle et métalinguistique, référentielle dans la mesure où ce que dit ce discours, c’est le monde ; métalinguistique dans la mesure où il explicite sans cesse ses propres conditions d'énonciation.
Le « nous » et le monde
12Nous avons choisi comme objet premier de notre analyse cette séquence dans sa version scénique, non pas meilleure, mais plus claire et plus théâtralement démonstrative.
13L’énonciation de cette scène est essentiellement plurielle : elle part du je d'Amalric (« j'ai une inspiration ») pour se terminer sur l'éclatement du nous dans la réplique d'Ysé :
14« Il est satisfait ! Et vous aussi, Mesa ?
15Est-ce que vous êtes satisfait ? Moi, moi, moi, je ne suis pas satisfaite ! ». Après quoi, il n'y a plus d'énonciation personnelle et même plus de phrases (à part une). Entre ce début et cette fin – c'est le règne du nous, relayé par un on à valeur non impersonnelle, mais plurielle (le on populaire qui relaie le pronom pluriel7) :
Nous deviendrons tous riches !
Est-ce qu'il ne nous faut pas de l'argent à tous ?
Nous avons passé une certaine ligne !
C'est l'Inde qui est devant nous.
Nous ne reviendrons plus en arrière !
Encore une fois nous avons passé Suez.
[...] nous l'avons tous passé cette fois.
Nous ne le repasserons plus jamais,
Nous ne reviendrons plus en arrière,
mais nous serons tous morts l'année prochaine,
il faut tous devenir riches (omission du « nous »)
Nous voilà à même.
Est-ce que vous savez où nous sommes ?
Ah ! nous avons passé Suez pour de bon !
Nous ne le repasserons plus jamais.
Nous allons entendre la sirène.
16Le nous (ou le on) prend en compte le rapport d'une collectivité avec le monde, et établit la communication interpersonnelle dans la situation même, spatiale et économique du groupe. Le nous marque la prise de conscience non pas tant de l'existence du groupe que d'une communauté dans la situation de chaque moi par rapport au monde. Ainsi la récurrence du discours et le passage des formules identiques d'une bouche à l'autre marquent moins une isotopie (= une unité thématique) qu'une communauté interpersonnelle rendant problématique la personnalité de chaque je et affirmant l'unité de parole d'un nous choral : « Nous avons passé Suez... nous ne le repasserons jamais », formules habitant successivement les quatre bouches, récurrence poétique, certes, et redoublement de l'angoisse, mais aussi affirmation d'un chœur univoque. On s'aperçoit que le nous tient un extraordinaire discours mêlant le passé et la prophétie, autour de l'isotopie du passage et de celle de l'argent. Aussi remarquable est l'écriture du nous, absolument populaire et sans fioriture, caractérisée par le dépouillement total du vocabulaire, la pauvreté syntaxique, l'absence de figures.
17Or si les personnages individuels d'un drame individuel (au moins en apparence) peuvent parler en disant nous, c’est qu’ils se montrent dans une situation paradoxale d’exclusion par rapport au monde extérieur, situation que commente la très célèbre Ballade dont l’écriture est contemporaine :
envoi
Vous restez tous et nous sommes à bord, et la planche entre nous est retirée.
Il n’y a plus qu’un peu de fumée dans le ciel, vous ne nous reverrez plus avec vous.
Il n’y a plus que le soleil éternel de Dieu sur les eaux qu’il a créées.
Nous ne reviendrons plus vers vous8.
18Situation d’exclusion par rapport à l’extra-scène9 que nous avons vue opposée à la structure traditionnelle du théâtre bourgeois, à l’italienne ; mais du même coup l’œuf scénique s’ouvre en direction du spectateur : s’il y a un nous qui parle il y a un vous qui écoute, et c’est le spectateur, dans sa multiplicité.
19Tout le travail d’écriture du P. de M. est de théâtraliser ce rapport au monde qui est un rapport de distance et d’exclusion, mais qui suppose du même coup la présence du public comme témoin et destinataire. C’est précisément le rôle de cette scène que de montrer ce double rapport d’exclusion et de présence.
Le spectateur et la parabase
20De ce fait le spectateur s’éprouve directement impliqué dans le discours qui lui est présenté. Non seulement le discours d’ensemble lui est adressé, comme tout discours théâtral, dont il se sait bien le destinataire, mais il ressent doublement cette adresse du fait qu'il a affaire à une sorte de masse chorale en face de lui : il voit que lui est demandée une sorte d’unisson ou au moins d'accord avec le chœur ; que le spectateur prenne donc sa place dans le nous choral ; par une sorte de renversement, le spectateur est alors obligé de s'interroger sur sa propre place, de se solidariser / désolidariser d'avec le nous. Paradoxalement donc, la sollicitation du nous peut avoir une vertu de distance critique en obligeant le spectateur à se poser la question et à y répondre10.
21Il y a une audace inouïe à cette date à oser non pas montrer, mais dire (métalinguistiquement) son propre contexte d'énonciation, et y englober le spectateur. Le rapport au spectateur devient alors, avec toutes les différences, analogue à celui du chœur antique et du spectateur grec selon la thèse que Claudel expose à M. Pottecher :
22« Ou l'écrivain parle au peuple, en l'ayant dans une vue immédiate, et dans le but, soit de l'amuser, soit de l'instruire [...]
23« Ou l'écrivain parle à la place du peuple, de par cette délégation tacite que consent toute la salle, qui se tait dès qu'un acteur ouvre la bouche. Sur la scène ou autrement, il soulage, il « purge » la multitude du souffle informulé qu'elle portait en son sein confus. Là était plutôt l'idée du théâtre antique que constitue tout seul un protagoniste sortant du chœur anonyme et y rentrant11 ».
24Certes, il y a un paradoxe à affirmer le caractère choral du discours de personnages aussi passionnels, aussi fortement individualisés, aussi éloignés que possible de l'anonymat requis12 : mais le paradoxe est celui de l'écriture claudélienne justement dans cette scène ; la parole individuelle s'y dissout à l'intérieur d'un discours collectif où les mêmes syntagmes passent d'une bouche à l'autre ; elle apparaît interchangeable comme les protagonistes masculins en face de la femme-proie ; chacun pourrait tenir le discours de tous et la Personne-non-Personne est montrée, par son propre discours dans son impossibilité à se saisir comme être ; l'écriture du nous ne se cantonne pas aux syntagmes où le nous est explicite, elle se reverse sur l'ensemble de l'écriture de la scène ; d'où un double effet de réciprocité : l'unanimité du discours suppose l'accord proprement choral des participants, et inversement c'est l'écriture du nous qui garantit cet accord.
25En regard, un autre paradoxe de l'énonciation théâtrale : la nécessité du discours autoréflexif à la première personne, c'est-à-dire du lyrisme. On comprend comment le lyrisme claudélien est lié étroitement à la forme d’énonciation du discours : la voix des protagonistes sort du nous pour dire son propre rapport au monde, dans sa relation triple avec les autres, avec le monde, et avec le vous-spectateurs ; nous verrons le détail de ce fonctionnement complexe. Mais ce n'est pas un des moindres paradoxes de l'écriture dramatique claudélienne (et cette scène en est un exemple-clef) que la présence simultanée de deux fonctions du langage qui paraissent sinon s'exclure du moins se limiter l'une l'autre, la fonction constative-référentielle, et la fonction poétique autoréflexive : ainsi peut être mise en lumière la fonction réflexive et critique du lyrisme.
De la première à la seconde version le changement dans le discours
26Outre le décisif changement dans le moment et l'heure du jour, qui produit une modification profonde du texte lyrique de Mesa – la deuxième version (pour la scène) apporte à cette scène des changements discrets qui modifient le fonctionnement de la communication : développement de la fonction phatique, comme si le concret théâtral obligeait à insister sur la communication interpersonnelle, au détriment de la fonction chorale ; par exemple, dès le début de la séquence : « De Ciz, savez-vous quoi ? » ; ajout d'encarts explicatifs : à la première métaphore concernant le soleil occidental, il en est ajouté une autre, plus culturelle : « cette espèce de Pierrot malade » ; plus loin une glose à la fois phatique et métalinguistique : « Un tigre, vous avez vu cela dans les ménageries ». Comme si le référentiel devait se faire plus explicatif, mais aussi plus orné, comme si la communication interne devenait plus pédagogique, mais aussi plus « travaillée », plus délibérément artificielle.
27Enfin il y a insistance sur la vulgarité, une sorte de connivence dans la grossièreté : « N'ouvrez pas la toile, au nom du ciel » disait la première version, et « bon dieu de bois » dans la deuxième version ; Amalric insiste lourdement avec un vocabulaire animal et vulgaire : « Nous serons tous morts l'année prochaine, mes petits poulets, hourra ! tous crevés l'année prochaine, mon petit curé, hourra ! » (addition soulignée par moi). Et les « nègres, négresses et négrillons » ne se contentent pas d’être « chantants, pleurants, pissants », Claudel ajoute « chiants » dans la version scénique. Une nuance de provocation intervient : elle indique la vulgarité (référentielle) des personnages, mais aussi, en rendant la communication interpersonnelle plus scabreuse, elle en souligne la profondeur : si personne ne réagit, c'est que tout le monde accepte, c'est qu'il y a un niveau où ce que chacun dit, tout le monde le pense. Un élément capital : l'accord tacite entre les quatre personnages implique la valorisation du discours, donc du personnage d'Amalric, qu'il n'est plus possible de lire comme l'image du « mal » ou du « méchant », du « vilain » shakespearien : il est comme les autres, et le spectateur, provoqué, se dit que lui aussi...
Le référent imaginaire : le lieu
28L'une des isotopies fondamentales de la scène est celle de la localisation. Tout le discours de la scène s'inscrit en relation avec une phrase fondamentale : nous sommes... suivi d'un déterminant spatio-temporel. Certes c'est la reprise de l'isotopie de l'errance et des personnes déplacées qui figure dans les premières séquences, mais ici ce qui est indiqué c'est le rapport entre l'abstraction de la place géographique et la question précise de la place socio-économique.
29De la première à la seconde version la notation concernant le point géographique (le 10e degré) s’est effacée : et cette version insiste sur la mobilité et l’imprécision de l’espace hors-scène. La dernière phrase de Mesa est sur ce point parlante : « Impossibilité de l’arrêt en aucun lieu. » Et ce « point » que l'on affiche pour finir est abstrait, irréel, non seulement parce qu'aucun repère ne permet de le saisir, mais parce qu'on ne peut s'y tenir. Le rapport des personnages à cet espace est à la fois impossible (aucune conjonction n’est indiquée) et fatal (pas d'isolement ni de séparation possible). Ce que dit mieux encore la version manuscrite :
Voici l'heure qui n'est d'aucun temps,
Voici l'endroit qui n'est plus nulle part,
Voici le lieu qui n’est plus que nous-même.
Le Soleil et la mer
30L'isotopie Soleil occupe toute la pièce et ce n'est pas par hasard si elle a pour titre Partage de Midi. Le Soleil et la mer ne figurent pas sur la scène, ne sont pas vus par les spectateurs, mais cette dernière séquence reprend expressément les isotopies soleil-mer du début de l'acte : la boucle est bouclée et la présence discursive des éléments hors-scène à nouveau réaffirmée.
31Remarquons l'appellation du Soleil, le patron, qui est le terme même dont Mesa se sert pour désigner Dieu13.
32Le Soleil apparaît donc non seulement comme le phare fixe dans cette universelle errance sans repère, mais comme la force vitale et la vérité stable, celle qui permet de « voir clair ». Amalric disait : « La pleine force du soleil, la pleine force de ma vie. C'est bien que l'on puisse voir tout en face, la mort comme la vie, et j'ai force pour lui résister » (p. 1070). Mais Ysé, créature de la nuit : « Il me tue ! Il en met trop ! Je ne peux pas le supporter14 ! » (p. 1070). Au départ le paradigme solaire comprend donc à la fois Dieu, la vérité, la beauté du monde, la vie, mais aussi la mort. Dans la séquence que nous lisons (deuxième version), le Soleil apparaît avec sa puissance de destruction.
33L'autre élément du hors-scène discursif (ce hors-scène qui est ici justement la frontière du scénique, ce qui est immédiatement hors de la vue), c’est la mer, la mer comme spectacle ; la première version termine l'acte sur cette vision de la mer au coucher du soleil. Dans la version scénique c'est un souvenir et une attente : « La mer qui était toute rose [...] cette délicieuse teinte de soufre15 » assortis de la comparaison de la mer et de la femme : « Ysé – De soufre, parfaitement, c'est comme à la saignée du bras. À la chair de la saignée du bras. Un bras de femme, bien entendu » (p. 1067). « La mer change de couleur comme les yeux d'une femme qu'on saisit entre ses bras » (p. 1068). Tout au long de l'acte se construit pour le lecteur-spectateur un paradigme de la mer qui comprend les sèmes féminité, violence, liberté.
34La dernière séquence de l'acte est celle de l'affrontement : « Les Eaux, le Ciel, et moi entre les deux comme le héros Izdubar » a dit Amalric (p. 1074).
35Ce sont les paradigmes affrontés qui définissent l’espace de la scène finale du I, le Soleil d'abord, dans son énergie maximale, celle de midi, celle de l'Orient pour Amalric, où le « Soleil est du soleil, à la bonne heure ! » À quoi s’oppose le pâle soleil d’Occident. Mais tout de suite le même Amalric réagit et s'écrie : « On est aveuglé comme par un coup de fusil ! Ce n'est plus du soleil, cela ! De Ciz – C'est de la foudre ! » par un renversement dialectique l'excès s'inverse, le Soleil ne permet plus de voir, il aveugle, il n'est plus vie, il est foudre et à la joie de « voir clair » s'oppose dans la bouche d’Amalric une certaine forme d'angoisse : « On se sent horriblement visible comme un pou entre deux lames de verre ». L’opposition mer-Soleil dans le milieu de l'océan Indien devient un affrontement mythique, celui du Dieu-Soleil, Baal, sacrifiant son amante, la Vache-Mer, et la parole de Mesa déroule le mythe solaire de la violence amoureuse : « Cette fois, ce n'est plus son amant, c'est le bourreau qui la sacrifie ».
36Tout cet espace conflictuel n'est pas prévu pour être scéniquement visible, il est une extériorité cosmique, il est ce qu'on ne saurait voir que par fraude ou raccroc (« n'ouvrez pas la toile ! »), il est ce dans quoi les personnages sont invisiblement plongés. Quand Michel Malicet remarque que ce qui se passe alors, et qu'il est interdit de regarder, c'est la scène primitive, le coït mortel entre le Père-Soleil et la Mère-Marine, il n'a pas tort, surtout quand on remarque que c'est Ysé qui parle l'interdiction de voir : « N'ouvrez pas [.. J bon dieu de bois ! »
37Mais le paradoxe, c'est que ce n'est pas une scène d'intimité, qui est vue clandestinement à travers la fente du prélart, c'est le coup d’œil sur une extériorité terrible. Plus que partout ailleurs ce qui est écrit dans cette scène, c’est à la fois l’objectivité et l'ambivalence de cet extérieur : le renversement poétique fait des noces interdites la hiérogamie qui installe l'homme au milieu du monde. Mesa accepte le regard interdit vers l'extériorité des noces cosmiques : « Mesa près de la fente du prélart, regardant – Que c'est beau ! Que c'est dur ! » C'est dans cette ambiguïté solaire que Mesa et Amalric se retrouvent accordés ; l’un valorise cet univers d’Orient où « le Soleil est du soleil », l'autre exalte le mortel mariage divin ; pour l'un et pour l'autre le Soleil est l'image de cette extériorité du monde : « Moi qui aimais tellement les choses visibles », dit Mesa, et Amalric :
Je ne demande qu'une chose, voir clair
Bien voir distinctement,
Les choses comme elles sont,
Ce qui est bien plus beau, et non comme je les désire
(p. 1071).
38Dans cette scène : « J'existe, je vois [...], je suis satisfait ». L'heure de la lumière, la force du Soleil permettent de « bien voir ». Le Soleil est alors l'image du monde concret, matériel, avec sa force destructive et créatrice — dans le temps même où il a pour Mesa le visage de l'Incréé. Et toute la pièce joue sur cette oscillation de l'image solaire, à la fois matérielle et divine.
39Ce que traduit admirablement un texte de référence : « Ardeur », dans Connaissance de l'Est, où la violence destructrice du Soleil apparaît inséparablement violence passionnelle du « monde », au sens chrétien du mot, et ardeur divine, appel à ce royaume des cieux dont il est dit « violenti rapient illud16 ».
40Violence et ardeur accomplies aux dernières lignes de la pièce, presqu'identiques dans la première et la deuxième versions, et où le contact du héros avec le Soleil-Dieu est contact du même avec le même :
Moi-même
La forte flamme fulminante dans la gloire de Dieu
L'homme dans la splendeur de l'août,
L'esprit vainqueur dans la transfiguration de Midi.
41L'image solaire, sur laquelle s'accordent Mesa et Amalric, même si le Soleil-Dieu a pour Mesa aussi un autre sens, est comme l'image de cet accord souterrain entre les personnages, de cette connivence cachée qui les rend identiques dans la poursuite de la femme, comme dans leur rapport au monde matériel. Allons plus loin : peut-on même gommer les connotations religieuses du verbe adorer, quand Amalric déclare ?
42« J'adore ce grand jour immobile [...] J'adore cette grande heure sans ombre17 ».
Le piège de cristal
43L'intérieur du lieu scénique est défini en relation avec l'extériorité terrible ; c’est le bateau, frontière entre le soleil et la mer, et que les protagonistes s'ingénient à nommer ou à définir. Le bateau qui a été dit « beau joujou », « boîte de naturaliste avec sa récolte » est ici montré comme lieu séparé de son environnement mais encerclé par lui, piège dans la lumière, isolé par la toile qu'Ysé supplie de ne pas ouvrir. Le pont du bateau et les toiles apparaissent protection fragile contre la masse cosmique qui est feu et foudre ; ambivalence du lieu scénique abri contre la lumière il est aussi une plage solaire18 ; placé entre le Soleil et son reflet marin, il met dans une lumière implacable les insectes de la passion : « Entre la lumière et le miroir, on se sent horriblement visible, comme un pou entre deux lames de verre19. » La lumière envahit l'espace scénique et donne le sentiment de l'enfermement dans la clarté. Prison des êtres entre la source lumineuse et son reflet. Au fond du piège, le danger est dénoté par le horriblement redoublé d'Amalric, et figuré symboliquement par l'animal inquiétant, la sirène (une glose métalinguistique de Mesa : « La sirène, quel drôle de nom ! »), qu'Ysé traite d'animal fossile : « Au milieu, épouvantablement, cette espèce d'animal fossile qui va se mettre à braire ». Mythique et réelle la créature est scéniquement représentée par le bruit ou plus exactement par le cri.
44Le piège est d'autant plus inquiétant que la bête qui y guette les hommes est invisible et que la prison lumineuse se caractérise par sa vacuité : elle est « désert de feu » : « Ysé — Il n'y a plus de ciel, il n'y a plus de mer, il n'y a plus que le néant ». Par une sorte d'inversion, la masse solide du réel élémentaire (mer-Soleil) est hors-scène, tandis que le lieu scénique, lieu-miroir, a pour trait distinctif d'être vide.
45On comprend pourquoi la réflexion claudélienne a conduit le poète à éliminer beaucoup des objets qui occupaient le lieu scénique. Le lieu scénique est, si l'on peut dire, « corporifié » ; la scène devient le corps et le rapport des corps.
46La fin de l'acte I conduit au plus grand dépouillement (par opposition, non seulement à la relative surcharge du II et du III – mais aux indications du début de l'acte). C'est le moment où le monde disparaît pour laisser la place aux rapports humains des quatre personnages, certes, mais aussi, et peut-être surtout, pour permettre au discours d'Amalric de montrer au-delà du vide visible l’énorme circulation du monde : le hors-scène convoqué par le langage, c'est, au-delà du hors-scène frontière (mer-Soleil), l'Asie et le monde.
Le monde énorme
47Le hors-scène qui figure en contrepoint de la scène vide, lumineux enfermement, c'est tout l'univers20 –, ou plutôt encore le rapport de juxtaposition, de confrontation entre l'Est et l'Europe, particulièrement visible dans cette scène :
Quelle chance de ne plus être en France [...]
Que tout ce fourrage me paraissait fade et aqueux.
Quel dégoût de cette verdouillade ! Et pas de soleil
Que ce pâle fourneau de chauffe-bain !
48L'Asie en revanche apparaît dans sa liaison avec le reste du monde (l'Afrique), comme le lieu de la vérité et de la force : « Et, foutre, quand c'est rouge, il fait rouge ». Tout le discours d'Amalric convoque un immense référent imaginaire, l'Asie et l'Afrique21 : « l'Inde, Babylone [...] à droite, l'Équateur, l'Afrique ».
49Autour de la plage vide de la scène, une circulation planétaire, incessante, dont le discours d'Amalric est à la fois la dénotation, et, nous le verrons, autrement, la figure poétique. Si plus tard, le Soulier de Satin s'efforcera de montrer scéniquement les lieux les plus divers de la planète, ici le lieu scénique, abstrait, est comme la lentille où converge sur une scène imaginaire le monde, non pas dans ses couleurs, mais dans la convocation verbale de ses voies de communication. En ce sens, le discours est la désignation du lieu scénique comme lieu mobile, marin, inséré dans ces voies maritimes. La recette dramatique n'est guère différente ici de celle d'un Racine, convoquant par le discours la Rome de Bérénice ou ces « bords dangereux » de Trézène qui verront la dissémination du corps d'Hippolyte. Ce qui est plus remarquable, ici, c'est que la dénotation des routes maritimes renvoie métonymiquement à la route tracée par le bateau, jusqu'au point imaginaire, le « feu de Minnicoï [...] cette petite veilleuse sur les eaux ». Croisement de l'économique et du passionnel.
50Cette convocation verbale de l'« Est » dénote une sensation présente, non pas la vue (et pour cause !), ni même l'ouïe, mais, ce que ne peuvent percevoir les spectateurs, mais dont ils sont induits à produire l’image, l'odeur, réelle ou imaginaire, de l'Orient : « Je reconnais cette odeur. Est-ce que vous ne sentez pas comme une haleine ? [...] Je reconnais mon vieil Est ». L’analyse du discours d'Amalric nous montrera que cette odeur est aussi l’odeur de l’argent.
Midi
51Odeur fictive, mais odeur dont la place est temporelle : elle est un souvenir (« je reconnais [...] »), et plus loin ; « Mesa – Je me rappelle cette petite veilleuse sur les eaux ». Tous les personnages vivent le présent comme le retour d’une expérience passée : de là la récurrence du verbe « reconnaître ». Passé lié à la place géographique : l’Occident, Suez, ou l’Orient asiatique ; futur convoqué par les anticipations d'Amalric, mais surtout, point temporel du présent, aussi précis et imprécis à la fois que la localisation dans l’espace. L’espace et le temps dans cette scène du P. de M. ont la caractéristique absolument remarquable d'être un espace-temps où l’un se définit par l’autre22. De là la curieuse invention finale de l’affichage du point, point fixé à l'aide du temps, l'heure de midi. Mais si l'heure est fixée, la date reste dans une imprécision que souligne le dialogue : « Amalric – [...] Combien de jours au juste depuis qu'on est partis ? Je n’en sais rien.
52Mesa – Les jours sont si pareils qu'on dirait qu’ils ne font qu'un seul jour blanc et noir ».
53Le discours fait la liaison entre la précision de l'heure marquée par les huit coups de la cloche du bord23, comme par le braiement de la sirène – et cette incertitude du temps et de l'espace qui est celle du bateau lancé à travers l'abîme jusqu'au premier amer, ce feu de Minnicoï, point nocturne en opposition au midi solaire. Incertitude qui est la métonymie à la fois du statut de la scène théâtrale où le hic et nunc de la fiction ne peut pas être celui de la représentation ; et sur le plan de la fiction, métonymie de ce temps hors du temps, de cet espace hors de l'espace qu'est le moment de la traversée, où les personnages sont décollés des servitudes du réel, comme la représentation théâtrale est décollée de la réalité quotidienne.
54Nous n'insisterons pas sur la symbolique de midi, partout présente chez Claudel, comme l'heure de la vérité. « Midi le juste » dit P. Valéry, et peut-être n'est-ce pas par hasard si Amalric emploie le verbe religieux pour dire son rapport à Midi : « J'adore cette grande heure sans ombre. Midi au centre de nos vies ». Midi, heure double, heure du Soleil à son maximum, mais aussi zénith des vies, moment où les humains parvenus à maturité, doivent comme le dit Amalric, « réaliser ». L'heure et le lieu sont délibérément symboliques24 ; et la dernière scène du I insiste sur ce symbolisme : la sirène de Midi figure « la déflagration de tout le temps qui s'anéantit », elle est l'annonce, et plus précisément l’anaphore de l’explosion finale, celle de minuit.
Symbolisme spatio-temporel
55Symbolisme ? Qu'est-ce à dire, sinon que Claudel utilise les images les plus codées, celles qui renvoient à la lecture du monde que fait chaque lecteur spectateur. La force virile du Soleil, le dieu géniteur, la féminité de la mer tentatrice et cruelle, les noces des éléments, l'heure du jour représentant le moment de la vie, autant d'images culturelles récurrentes, et que chacun reconnaît. Inutile de s'extasier sur le symbolisme de Claudel, il est sans surprise et sa perspective n'est pas l'originalité, mais la clarté ; il utilise, non pas du tout les éléments psychiques subjectifs, le fonctionnement individuel (de l'imaginaire claudélien), mais – sans que nous ayons besoin d'avoir recours aux archétypes jungiens – la puissance émotionnelle des mythes, ces constantes qui dessinent les évidences d'une rassurante clef des songes ; les symboles claudéliens ressortissent à un freudisme élémentaire, que tout le monde lit après Freud et qui n'était peut-être pas si obscur (est-ce une illusion ?) avant Freud ou indépendamment de lui. Les limites d'une lecture freudienne de Claudel25 sont vite trouvées, peut-être parce que Claudel a prévu, désamorcé une telle lecture. Comme si « l'inconscient » claudélien n'était pas seulement de nature freudienne, mais idéologique aussi au sens le plus large du terme, comme si ce qui est caché/montré dans cette scène n’était pas de l’ordre du sexe, mais du social – de l'idéologique – du philosophique.
L'heure double
56On peut déplier plus avant encore la polysémie de Midi. Midi est l'heure à la fois précise et insaisissable, l'heure qui est entre, midi, minuit, l'heure frontière : plus tard Claudel écrira « l'heure qui est entre le printemps et l'été », sous-titre de la Cantate à trois voix, l'heure de la coupure, du partage, de l’inversion, de la conversion ; c'est aussi l'heure où le temps s'arrête pour la contemplation. Plus tard Claudel sera obsédé par l'histoire chinoise du voyageur égaré « qui déchiffre sur une stèle vermoulue cette inscription à demi-effacée : Limite de deux mondes26 ». On voit ici comment le spatio-temporel inscrit à la fois l'heure et le lieu comme frontière de deux mondes. Justement c'est Mesa qui rompt le charme de cet entre-deux, qui revient au réel de l'écoulement des choses : on finira bien par passer Midi. Ce « présent » du Midi « éternel », est aussi la métaphore du présent scénique, point indéfiniment recommencé. Claudel dans ses drames n'a jamais fini d'inscrire cette thématique de l'entre-deux, du suspens. Après quoi, il va falloir choisir. L'insistance sur la « duplicité » de l'heure, sur le suspens entre deux mondes est la racine du pathétique propre à cette scène.
57Si nous analysions le système spatio-temporel à l'aide du carré sémiotique, nous aurions, assez curieusement, une circulation entre les cases négatives ; le lieu est à la fois non-Europe et non-Asie, non-passé et non-futur, point idéal, intersection imaginaire des possibles, perpétuellement en fuite. On comprend pourquoi, dans la version scénique, Claudel a préféré le point de Midi, l'instant-halte, à la chute du soleil comme processus : l'idée du soleil couchant ne permettait pas de rendre présent l’instant même du Partage.
Les étapes de la communication interpersonnelle
58Si on analyse cette scène en déterminant des micro-séquences selon la communication scénique interne, on trouve :
1. Interpellation Amalric à de Ciz ; échange A. / de C.
2. Tirade27 » d'Amalric, adressée à tous (d'abord à de Ciz) « J'ai une inspiration [...J œil de bœuf ».
3. De C. ouvre un échange autour de l'isotopie passage, sans destinataire précis, repris par M. et A.
4. Au milieu de la réplique d'A. passage à l'isotopie mort, destinataire explicite : tous ; réponse d’Ysé.
5. Tirade » d’A. ; destinataires, tous (réplique ponctuée par une didascalie de « ton ») ; intervention d'Ysé.
5 bis. Suite de la « tirade » d'A. ; destinataires explicites : tous ; Mesa stoppe la tirade.
6. C. interpelle M., transformant l'énoncé précédent en échange (boiteux).
5 ter. Suite et fin de la « tirade », ponctuée par une didascalie de « ton » ; destinataires : tous.
7. Échange M. / Y. autour de l'isotopie passage (récurrences).
8. Échange général autour de la sirène (de midi).
9. C. interpellation (à tous) et geste (didascalie) ; échange général autour de l'isotopie soleil-foudre.
10. Tirade » de Mesa (sans destinataire explicite = tous) ; isotopie : les noces cosmiques.
11. Échange général, autour de l'isotopie jours (= temps) ; échange d'interrogations sans réponses.
12. Transition : réplique d’A. sans destinataire28.
13. Interpellation (question sans réponse) d'Ysé à M. (sujet du premier énoncé, A.).
Énoncé de M., sans destinataire.
14. C., A., M. : échange autour de l'isotopie Midi (didascalie finale).
Un mode d'analyse plus grossier, mais plus clair, donnerait :
1. Grand discours d'Amalric sur l'« Est » comme proie, discours ponctué d'interruptions et de commentaires des destinataires ; destinataires : tous les présents ; extension possible à tout destinataire virtuel (le spectateur).
2. Échanges autour a) du passage
b) de midi (la « sirène »)
(Ces échanges n'existent pas dans la première version).
3. Discours de Mesa, apparemment sans destinataire.
4. Échanges autour du « temps » (durée et moment).
59Ce qui s'impose ici c'est la relative faiblesse (au moins apparente) de la communication interpersonnelle, son caractère récurrent autour d'un certain nombre d’isotopies peu conflictuelles par nature (Soleil, mer, passage spatio-temporel, étalement du temps et de l’espace) ; la communication fait état de l'accord entre les personnages ; elle apparaît décalée ; les rapports interpersonnels sont comme projetés en direction du spectateur. D’autant que prédominent des « tirades » dont la fonction dramatique immédiate est d'autant plus problématique qu'elle s’adresse également à tous et qu'elle fait du spectateur un destinataire de même rang que les personnages présents sur scène. Ce qui confirme ce qui nous était déjà apparu : la position discursive des quatre personnages et leur fonction « chorale » par rapport au spectateur.
Notes de bas de page
1 « Nous voilà engagés ensemble dans la partie comme quatre aiguilles, et qui sait la laine
Que le destin nous réserve à tricoter ensemble tous les quatre », p. 988 (quatrième séquence de l'acte I, première version, reprise identiquement dans la version scénique, p. 1072).
2 Dans le premier manuscrit, Mesa cherche un point commun entre lui-même, Ysé et Legrand : « Mais c’est que vous êtes un curieux comme moi-même et comme cette dame qui nous regarde avec ses yeux verts ».
3 Cf. l'« étoile » que devient Prouhéze pour Rodrigue et déjà le rapport que la version scénique établit entre Ysé et le ciel étoilé.
4 La mise en scène de Barrault privilégiait le rôle de Feuillère comme objet sexuel déterminant ; ce que dit admirablement Claudel (lettre à J.-L. Barrault, du 28 février 1954) : « Ces trois hommes qu'Ysé tient assujettis d'une main souple et ferme et qu'elle ne lâchera pas une seconde, présents, absents, jusqu’à ce qu'elle en eût tiré tout ce que le drame exige. De la voix, de la main, du regard, et de ce long pas de déesse, quand il le faut, elle a pris le commandement de l'échiquier. Les pions humains ne sont plus fonction que d'elle seule ». Vitez, confiant le rôle d'Ysé à une actrice aussi belle, mais moins dominatrice, évite le danger du centrage autour de l'objet-femme ; le spectateur peut alors entendre le dialogue.
5 En parlant, on peut accomplir : a) un acte locutoire, dans la mesure où l'on se sert de la langue ; b) « un acte illocutoire, dans la mesure où l'énonciation même de la phrase constitue en elle-même un certain acte » (Ducrot-Todorov, Dictionnaire [...] : je promets en disant : je promets) ; c) un acte perlocutoire, dans la mesure où j'exerce une action psychologique sur quelqu'un par ma parole.
6 Trait essentiel de cette scène, présent dans toutes les versions ; il indique la communauté de la place de parole par rapport au monde.
7 On entend le bruissement [...]
On est comme un tigre au milieu des bêtes plus faibles.
On est aveuglé comme par un coup de fusil !
On se sent horriblement visible.
8 Claudel : Œuvre poétique, Pléiade, p 434.
9 Voir ms A : « Nous sommes retirés de l'agencement général. L’épais travail grouillant du drame de toute part se poursuit. On a besoin de notre absence un moment. Nous sommes dehors ; nous attendons l’instant de reparaître ».
10 Bien entendu, une représentation du P. de M. peut tout aussi bien gommer cet effet choral de distance que le mettre en pleine lumière.
11 Lettre à M. Pottecher, 1899 (?), Cahiers Claudel, no 1, p. 107. Souligné par Claudel.
12 Cf. la définition du chœur comme « témoins officiels et porte-parole délégués par le public, dans un déguisement approprié à la fiction ». Claudel : Théâtre, Π, Pléiade, p. 1159.
13 Cf. « Mesa – [...] Je me suis tenu devant lui
Eh bien, lui, quoi, le patron ! » (p. 1097).
14 (Suite) : « Espérez un peu que la nuit vienne.
Je suis comme ces grandes bêtes qui ne vivent que la nuit » (p. 1070).
15 Voir la réplique de Mesa, p. 1071, « [...] la mer, le profond vitre ». Sur cette contemplation de la mer, voir Connaissance de l'Est, « La terre quittée ».
16 « Les violents s'en saisiront. » – « La journée est plus dure que l'enfer. Au dehors un soleil qui assomme, et dévorant toute ombre une splendeur aveuglante, si fixe qu'elle paraît solide ! [...] Car la Terre durant ces quatre lunes a parachevé sa génération ; il est temps que l'Époux la tue, et, dévoilant les feux dont il brûle, la condamne d'un inexorable baiser. Pour moi, que dirai-je ? [...] Soleil, redouble tes flammes, ce n’est point assez que de brûler, consume : ma douleur serait de ne point souffrir assez. Que rien d’impur ne soit soustrait à la fournaise et d’aveugle au supplice de la lumière », « Ardeur », Œuvres poétiques, p. 67-68.
17 On comprend alors le rôle quasi « en négatif » que joue Ysé, la Femme qui est la Nuit, dans cette scène solaire. La version manuscrite montre la connivence secrète de Mesa avec la Nuit : « O qui me donnera la nuit pour toujours ! O qui me donnera ses lèvres ? Le jour a son heure, mais pour nous empêcher de mourir, il nous faut reboire à la nuit où nous fûmes créés. »
18 Ce que les personnages disent, c’est la lumière foudroyante du dehors, ce que le spectateur voit, c'est le bateau, mais pour lui, la lumière se reverse sur le lieu scénique, c’est lui qui devient « four à réverbère » ; probablement la mise en scène de Vitez, qui mettait le premier acte dans une lumière éclatante est-elle plus juste que la pénombre (assez claire pourtant) qu'entretenait Barrault.
19 Ysé, à l’acte III, se sent regardée par Dieu, comme Mesa au I ; la thématique du « horriblement visible » se poursuit chez elle, tandis qu’Amalric a cessé de la percevoir.
20 Cf. Le Soulier de Satin, didascalie initiale : « La scène de ce drame est le monde. »
21 On peut entendre cette abstraction à la fois et cette présence du référent géographique, comme métonymie de la présence abstraite du commerce.
22 « Du temps et de l'espace ; expressions homologues », Journal, 1er décembre 1904, Pléiade, p. 10.
23 C'est l'ancienne façon traditionnelle de marquer l'heure sur le bateau, en fonction des quarts : dix heures = quatre coups, douze heures = huit coups.
24 Dans tous les sens, vulgaire et freudien, du mot symbolique.
25 Ceci malgré toute l'admiration qu'inspirent les analyses de Michel Malicet.
26 Les Superstitions chinoises ; le récit puisé dans Wieger (Le folklore chinois moderne, 1909) se retrouve aussi dans l'Introduction à la Peinture hollandaise.
27 Nous employons ici le vieux mot du vocabulaire théâtral, désignant un discours dont le destinataire est incertain.
28 Le contenu du discours d'A. semble indiquer qu'il ne s'adresse à personne et n'attend nulle réaction : « J'existe, je vois, etc. »
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