Chapitre quatre. Gestes professionnels et stages en responsabilité : un dispositif expérimental de formation en arts plastiques
p. 141-159
Texte intégral
1Le contexte institutionnel dont il est question dans ce chapitre est celui de la formation initiale des instituteurs genevois qui se déroule sur trois années, suite à un tronc commun en sciences de l’éducation et qui débouche sur l’obtention d’une « licence mention enseignement » (LME)1. Lors de l’ultime année les étudiants effectuent trois stages dits en responsabilité. Les formateurs de terrain (abrégés FT) sont des volontaires, sans formation particulière préalable, mais au bénéfice d’une formation continuée appelée : co-formation.
2Le travail, engagé par les FT et les formateurs universitaires (abrégés FU) dans le cadre des ateliers de co-formation, a débouché sur l’initiative de créer conjointement des « situations de formation » sur le terrain scolaire à l’intention des étudiants-stagiaires (abrégés Sta). A partir de cette initiative, c’est une nouvelle vision de la formation sur le terrain qui se met en place : il ne s’agit plus de montrer (FT)/observer (Sta), agir (FT)/ reproduire (Sta) ou encore évaluer (FT)/réguler (Sta), mais de penser les conditions de la mise sur pied de situations d’apprentissages pour les stagiaires. L’étude d’un de ces dispositifs ad hoc proposé par une formatrice de terrain nous permet d’aborder la problématique des gestes professionnels, leur repérage par les formateurs de terrain, les formateurs universitaires ou les stagiaires, leur opérationnalisation ou encore, leur rôle dans le développement de l’expérience professionnelle.
3Dans la première partie de ce texte nous abordons brièvement quelques aspects relatifs à la dimension opératoire que revêt cette notion, notamment en ce qu’elle permet de travailler sur la dimension praxéologique (Chevallard, 1999), caractéristique des dispositifs de professionnalisation. Nous montrerons en quoi, notamment, l’approche du geste professionnel comme émergeant de l’articulation entre une tâche et une technique d’enseignement dans un contexte donné, permet d’identifier quelques éléments d’analyse de la logique « expert/novice » sous-jacente à ce genre de dispositif. Cette question nous permettra d’aborder, par ailleurs, les discours sur les moyens de l’action qui émergent de cette articulation et qui jouent un rôle central, notamment, dans l’évaluation formative (par le FT) et dans les régulations de l’action en cours de stage (par le Sta).
4Dans la deuxième partie, notre attention se centre plus particulièrement sur un dispositif ad hoc qui permet justement d’analyser les manières de faire « expert » et « novice » eu égard à la communauté d’objectifs qu’implique le travail conjoint FT – Sta à propos d’une tâche d’enseignement dont la gestion est partagée. La comparaison des techniques mobilisées par ces deux acteurs permet ainsi d’aborder quelques effets du dispositif des stages en responsabilité ; nous verrons que dans un certain sens, il n’y a pas lieu de stigmatiser a priori des manques personnels chez les stagiaires, mais que c’est souvent la situation de stage qui contraint certaines décisions qui peuvent apparaître peu pratiques ou coûteuses pour l’enseignant expérimenté.
5Dans la troisième partie nous proposons, en conclusion, quelques éléments pouvant contribuer à la réflexion systématique menée dans les ateliers de co-formation à propos des stages en responsabilité comme milieu professionnalisant d’apprentissages. Notre intérêt étant porté, notamment, sur les effets que le fonctionnement didactique du dispositif peut produire sur l’émergence et le traitement des « gestes professionnels/cible » dans la formation des stagiaires, ainsi que sur les éléments de réflexion concernant les conditions de mise sur pied de situations d’apprentissages pour les stagiaires.
1. Les stages en responsabilité comme dispositif de professionnalisation
6Les stages en responsabilité présentent, du point de vue du Sta, une double configuration : D’un côté, le Sta doit assumer la responsabilité entière de la gestion de classe durant une période déterminée2, en présence de l’enseignant-e titulaire qui assume la fonction de formateur de terrain. À ce titre, on attend du Sta qu’il « fasse ses preuves », autrement dit, qu’il montre au FT ses capacités à mobiliser différents moyens propres à la mise en œuvre de son propre projet d’enseignement. On considère ici la posture du Sta comme étant celle de l’enseignant novice. D’un autre côté, le Sta est toujours considéré comme un étudiant en formation et à ce titre, on attend de lui qu’il sache exprimer ses incertitudes, repérer les éventuels obstacles à la mise en œuvre de ses moyens pour l’enseignement, bref, qu’il identifie des objets d’apprentissages pouvant être construits, expérimentés et/ ou éprouvés durant le stage avec l’appui, notamment, du FT. Le dispositif d’évaluation comprend également la présence d’un formateur universitaire intervenant notamment dans le cadre d’entretiens tripartites intermédiaires (évaluation formative) ou finaux (évaluation certificative).
7La dimension de « responsabilité » de la tenue institutionnelle de la classe, avec le jeu de déplacements temporaires des rôles et des postures des différents acteurs, place le dispositif au-delà de la simple imitation des pratiques professorales.
2. L’opérationnalisation de gestes professionnels
8Lorsque le stagiaire arrive dans une classe il entre dans une communauté sociale réunie autour d’activités communes, de conventions partagées, « pratiques dont chaque opération dépend de ce qu’elle est communément distribuée » (Bruner, 1996 : 192) entre l’enseignant titulaire et ses élèves. Qu’en est-il des gestes professionnels dont la production par les stagiaires fait partie des attentes de la formation ?
9Parce qu’il obéit très souvent, chez « l’expert », aux routines éprouvées par sa propre expérience du fonctionnement scolaire, le geste professionnel a tendance à donner « une illusion de naturalité [aux] techniques institutionnelles […] — faire ainsi, c’est naturel… — par contraste avec l’ensemble des techniques alternatives possibles, que les sujets d’[une institution donnée] ignoreront, ou, s’ils y sont confrontés, qu’ils regarderont spontanément comme artificielles » (Chevallard, 1999 : 225). Le caractère routinier, souvent automatique du geste de « l’expert » peut constituer une source de difficultés pour le « novice », confronté alors à l’opacité des raisons d’agir de telle manière, dans telle situation.
10Par ailleurs, ces raisons d’agir constituent elles-mêmes une source éventuelle de difficultés pour l’ensemble des acteurs du dispositif de formation. En effet, le sens des gestes professionnels n’est souvent pas transparent aux acteurs qui les produisent, qu’ils soient « experts ou novices ». Pour « l’expert », parce que tellement intégrés aux non-dits des normes et valeurs institutionnelles que « faire ainsi n’appelle pas, ou plus, de justification, puisque c’est la bonne manière de faire » (ibid, p. 226). Pour le FT il est ainsi souvent difficile de produire un discours, d’ordre technologique, justifiant la rationalité de ses actions qui dépasse la description des logiques locales et immédiates et qui échappe à la naturalisation des choix techniques qu’il opère. Pour le « novice », parce qu’il reste plus ou moins étranger aux conventions partagées par la classe et l’école qui l’accueillent, et dans lesquelles se fonde l’articulation entre les tâches d’enseignement et les techniques mobilisées par les praticiens qu’il observe.
11Dans le schéma ci-après « Modélisation de la situation de formation des stages en responsabilité », nous présentons les principaux éléments du dispositif des stages en responsabilité qui entrent dans la problématique de l’opérationnalisation des gestes professionnels. Ce schéma met en évidence deux « lieux » possibles de rencontre entre l’expertise des FT et les besoins en formation des Sta.
Modélisation de la situation de formation des sages en responsabilité.

12Le premier de ces « lieux » est celui des discours technologiques sur les moyens de l’action : « On admettra d’abord comme un fait d’observation que, dans une institution I, quelque soit le type de tâches T, la technique relative à T est toujours accompagnée d’au moins un embryon ou, plus souvent encore, d’un vestige de technologie [dont une des fonctions] est d’expliquer, de rendre intelligible, d’éclairer la technique » (Chevallard, 1999 : 226). Il ressort des échanges durant les ateliers de co-formation que ce lieu est essentiellement investi pour ce qui concerne le contrat de formation FT- (FU)-Sta. Les FT basent leur évaluation formative sur les discours technologiques et c’est sur ceux-ci que les étudiants régulent leurs actions en cours de stage. Ce sont également ces discours qui tentent de rendre compte, en ce qui concerne le FT, des articulations entre les techniques, les routines qui les accompagnent et les valeurs/normes institutionnelles qui les justifient dans le cadre de leur pratique professionnelle. Du côté des Sta, ils sont souvent mobilisés, comme le résume le schéma précédent, pour anticiper les moyens nécessaires à l’accomplissement des tâches, ainsi que pour exprimer leurs incertitudes ou identifier les éventuels obstacles face aux attentes des FT et/ou des FU.
13Le deuxième « lieu », celui des tâches d’enseignement est, quant à lui, rarement perçu comme un objet partagé par le FT et le Sta. En effet, la configuration typique du dispositif (mais pas la seule dont nous ayons eu connaissance) fait que les « tâches » du Sta (proposer un programme de leçons et prendre la responsabilité de sa mise en œuvre) ne sont pas les mêmes que celles du FT (fournir des informations, observer l’action de Sta, fournir des feedbacks en vue des régulations).
14Or, soulignons-le avec Clot (1999a) (voir aussi Saujat, 2001), l’opacité des gestes, que nous définissons opératoirement comme le choix effectif d’une technique dans l’accomplissement d’une tâche, rend plus difficile le partage des informations à propos de cette dernière. Les gestes, qui sont souvent transparents pour qui les effectue (FT ou Sta), créent déjà un premier niveau de difficulté relatif à la « mise en discours » de ceux-ci, les logiques situationnelles et contextuelles qui pourraient expliquer les choix opérés restent souvent étrangères à l’observateur (FT ou Sta).
15Dans le cadre des ateliers de co-formation FU-FT liés aux stages en responsabilité, nous avons traité différentes pratiques de formation mettant en évidence, peu ou prou, les problématiques évoquées. Nous souhaitons maintenant aborder quelques éléments issus d’une étude menée par nos soins à propos d’un dispositif spécifique développé par une FT et qui a le mérite d’amener des éléments de réflexion concernant ce deuxième « lieu » où peut émerger la communauté de pratiques visant une formation professionnalisante où le terrain joue un rôle essentiel.
3. Un dispositif original
16Parmi les FT qui ont des pratiques de formation, de la non-intervention justifiée par une pratique pédagogique de l’« essai – erreur », à un encadrement très strict, allant jusqu’à l’intrusion permanente dans la gestion de la classe par le stagiaire, certains font preuve d’originalité en mettant sur pied des dispositifs de formation ad hoc, produits de leur génie professionnel.
17C’est à l’occasion d’un de ces ateliers de co-formation, concernant le suivi et l’évaluation des Sta, qu’une FT a présenté son propre dispositif. Le principe organisateur de ce dispositif est le suivant : se partager entre FT et Sta une leçon conçue par le/la stagiaire, de manière à être contraints, dans la phase d’élaboration de la leçon, à anticiper et décrire différentes tâches de l’activité d’enseignement et des manières de les réaliser, à identifier quelques gestes professionnels, enjeux d’apprentissages évaluables (gestes – cibles).
3.1. Principes de fonctionnement du dispositif
18Il s’agit pour les chercheurs, après avoir trouvé une FT et une stagiaire d’accord d’être observées, de suivre l’ensemble du dispositif de formation ad hoc, qui se déroule en trois étapes :
1re étape : la séance préalable où la stagiaire négocie avec la FT l’organisation prévue ;
2e étape : la leçon partagée en trois temps (dans le cas observé) entre FT et stagiaire ; - 3e temps : le bilan à chaud de la leçon par la FT.
19Le dispositif permet d’aborder à partir des tâches communes liées à un projet d’enseignement, la problématique du choix des techniques de gestion de la tâche et celle des discours qui rendent compte des logiques à l’origine de ces choix.
3.2. Objectifs du dispositif
20Dans le dispositif, la tâche d’enseignement (ici, celle prescrite par la modalité de stage, doit mettre en œuvre des tâches de pédagogie coopérative) implique que l’enseignant mobilise les techniques appropriées pour son accomplissement.
21Le dispositif part du principe que la nécessité d’un passage de témoin préparée, effective et évaluée lors des différentes étapes, incitera fortement les acteurs à expliciter et à évaluer leurs choix d’action. Ainsi, les moyens proposés ou déployés par le Sta « novice » sont confrontés aux moyens proposés ou déployés par le FT « expert ». Ces derniers rendent compte de leurs routines d’action, elles-mêmes sous-tendues par les valeurs et normes institutionnelles (sur l’école, sur la formation des futurs enseignants) auxquelles le FT adhère, alors que les premiers seront à même de dévoiler les incertitudes et obstacles que le Sta peut anticiper (étape 1), rencontrer (étape 2) ou constater rétrospectivement (étape 3).
22L’analyse des dysfonctionnements et/ou les régulations de son action que le stagiaire devrait être à même de produire, ne le sont pas uniquement par rapport à lui-même en tant que personne, mais dans ses interactions avec les situations d’apprentissage que constitue le dispositif. Ainsi, est introduit dans ce dispositif de formation une dimension, à nos yeux fondamentale, celle de la mise en place des conditions du didactique.
4. Récolte et étude des données
23Intéressés par ce dispositif original spécifique, nous avons décidé de le faire fonctionner, de l’observer, d’en étudier les contraintes et les effets, pour éventuellement le diffuser à d’autres FT comme esquisse possible de formation sur le terrain, et aux étudiants comme objet d’étude en cours.
24Nous sommes encore très éloignés à l’heure actuelle d’une ingénierie de formation, cependant nous parions sur une certaine généricité, moyennant des adaptations circonstancielles, en misant sur un partage d’intérêts pour la formation entre professionnels de l’enseignement.
25De l’enregistrement vidéo des trois étapes, nous n’avons pas transcrit l’ensemble des paroles et actions des différents acteurs (Sta, FT et élèves), mais nous avons découpé et étiqueté le continuum en épisodes, d’abord en fonction de critères temporels (la suite minutée des événements) puis nous avons identifié et transcrit, parmi cette suite, les épisodes pertinents pour le travail d’étude en fonction de notre a priori théorique.
26L’organisation de l’étude relève du principe suivant :
27Le corps central est l’activité réalisée en classe ; c’est en effet à partir d’un corpus déterminé d’épisodes pertinents, relevant de notre problématique de recherche sur les conditions de transmission de gestes professionnels que nous tentons de déterminer un certain nombre de gestes – cible, enjeux d’apprentissages dans la situation de formation sur le terrain. Puis nous interrogeons l’avant et l’après de la situation de classe afin d’y repérer, dans l’avant, les descriptions et justifications a priori de la stagiaire concernant ses choix didactiques et organisationnels en les comparant aux remarques, commentaires et régulations que la FT communique en « réaction » à ses propos. De même nous interrogeons le bilan de la leçon afin d’y repérer sur quels objets encore sensibles portent les commentaires et régulations de la FT, en les comparant à ses propres anticipations du déroulement de la leçon (temps 1).
28La définition des épisodes pertinents s’appuie principalement sur le « modèle de l’action didactique du professeur » (Sensevy, Mercier, Schubauer-Leoni, 2000) pour ce qui concerne les dimensions essentielles de l’action de l’enseignant et les techniques mises en œuvre pour réaliser ce qui est de l’ordre de la tâche d’enseignement et de moindre manière sur celui de « l’analyse des pratiques enseignantes en théorie anthropologique du didactique » (Chevallard 1999) pour sa description des organisations, enfin, sur un texte du même auteur pour sa modélisation d’un dispositif de formation (Chevallard, 1991).
29Nous faisons le pari que les dimensions essentielles de l’action didactique : « définir, réguler, dévoluer et instituer », devraient être à même de favoriser l’identification, la description et l’étude de gestes-cibles de la stagiaire, spécifiques de la leçon observée, d’identifier des gestes professionnels évoqués dans le discours de la FT avant la leçon ou mis en œuvre dans sa partie et pointés après dans le bilan.
Tableau 1. Épisodes principaux de la leçon observée (en gras les trois épisodes retenus pour l’étude).

5. Contrat didactique et contrat de formation : quelle logique pour la leçon proposée par la stagiaire ?
30Parmi les demandes de la formation concernant le stage de deux semaines (dans le cadre duquel nous avons mené notre étude) l’une d’elles spécifie que celui-ci est l’occasion pour les stagiaires de mettre en place des dispositifs de pédagogie coopérative. Dans ce cadre, la Sta choisit, comme moyen pour mener à bien son projet de pédagogie coopérative, une activité de fabrication de bonshommes de neige (ci-après bdn) habituellement classée dans le domaine disciplinaire des arts plastiques. Sta « dévoilera » peu à peu la configuration générale de cette leçon en cours de l’entretien préalable.
31Une des premières conséquences du dispositif est le fait que l’entretien préalable invite Sta à expliciter la logique qui sous-tend la planification de sa leçon. Le caractère souvent « externe » que les tâches des Sta peuvent avoir pour les FT (en posture d’observation/ d’évaluation), est ici transformé en un besoin « interne » d’articulation entre les divers moments de la tâche qui correspondent aux passages de témoin : confrontée à une organisation qui doit s’intégrer à ses propres routines interactives, FT renvoie à Sta une lecture qui confronte Sta à d’éventuelles faiblesses de sa planification.
32L’entretien préalable nous a permis de constater un problème de l’étudiante Sta par rapport au dispositif de formation : une confusion entre ce qui relève de son propre contrat de formation (mettre en œuvre des activités de pédagogie coopérative) et ce qui relève du contrat didactique avec les élèves de FT (apprendre à coopérer dans la réalisation d’une tâche). La coopération apparaît dans les trois phases de cette étude comme objet d’apprentissages pour l’étudiante Sta, mais reste essentiellement dans l’implicite en ce qui concerne le milieu effectif proposé aux élèves, ce malgré les remarques et mises en garde fournies par FT (dont témoignent les extraits 1 de l’entretien préalable). Ce type de phénomène a déjà été mis en évidence par certains travaux de recherche menés sous la direction de l’un des auteurs (voir Gantner & Teano, 2003). On constate en effet un télescopage du contrat de formation (et de la posture qu’il implique) sur le milieu didactique, qui devient, du coup, un terrain d’expérimentations pour le Sta, mais pas forcément pour les élèves.
33En l’occurrence, il ne s’agit pas ici d’un « effet » du dispositif stages mais vraisemblablement d’un manque réel chez Sta : elle ne peut « entendre » les mises en garde de FT, car son questionnement ne se situe pas encore sur le plan des techniques d’enseignement à propos de tâches de pédagogie coopérative. Comme elle le rend manifeste à plusieurs reprises durant l’entretien préalable, au moment du bilan, et dans le type de tâches qu’elle propose pour sa leçon, la coopération n’est pas encore pour elle un objet d’enseignement.
34Un autre indice particulièrement marquant des conflits de gestion des divers contrats chez les stagiaires est peut-être l’aspect très « monolithique » que présentent les leçons des Sta, en particulier en ce qui concerne l’organisation des topos de l’élève et de l’enseignant dans les planifications proposées (dans l’extrait 1, FT pointe en min 10’50 ce problème de topos de l’enseignant par rapport à l’explicitation des buts de la tâche). Cet aspect contraste fortement avec l’imbrication dynamique des différentes dimensions de l’action didactique (définir, dévoluer, réguler, institutionnaliser) dans l’activité routinière des FT, comme l’indiquent les éléments de son discours (voir extraits 2) à propos de l’activité des élèves, et la proposition qu’elle fait à Sta (min 17’50) :
Extraits 1 de l’entretien préalable
2’38 | FT : Mais là c’est une activité mathématique | FT pointe un problème de mésogénèse : quel est le milieu de l’activité, quels sont les domaines disciplinaires auxquels les élèves peuvent se référer pour comprendre les enjeux ? |
10’29 | FT : Qu’est-ce que je leur dis quand je leur montre/quand je leur montre quelque chose il y a toujours une raison | Technique mésogénétique routinière de la FT : revient sur la nécessité de définir explicitement le but d’une activité attendue par rapport à un certain milieu (un jeu que, dans ce cas, on ne joue pas) |
10’50 | FT : le but du jeu… est-ce que je leur dis que c’est un jeu auquel on peut jouer d’habitude mais là on ne va pas y jouer, c’est justement des images de bonshommes de neige parce que ils vont faire quelque chose avec toi ? |
Extraits 2 de l’entretien préalable
10’19 | FT : il n’y a pas une phase dans laquelle on observe toutes les cartes pour que les enfants sortent tous les attributs ? | La technique mésogénétique routinière de la FT (jeu d’observation en commun de l’ensemble des cartes pour que le groupe classe énonce des attributs que l’enseignant reformule et organise) produit une remise en question du choix de Sta qui consiste à « contrôler » cette émergence à partir d’un traitement ordonné et différencié de chaque attribut (d’abord le chapeau, ensuite, le balai, puis l’écharpe, etc.) |
17’50 | FT : oui c’est pourquoi je te dis que ça pourrait être une autre activité, ça peut être aussi un travail de se dire comment on peut se mettre d’accord pour se dire comment faire la tête, on peut se mettre d’accord mais ça de nouveau c’est un autre travail… | FT propose une solution : profiter de la phase de définition des règles du jeu « experts têtes/experts corps » prévu après l’amorce pour y introduire la problématique de la coopération |
35Dans la leçon étudiée, le contraste est manifeste à travers les désaccords dans les choix et techniques topogénétiques mobilisées par Sta et FT à propos de l’activité des élèves. La manière dont Sta présente la leçon donne l’impression à FT que les élèves seront « inactifs » durant toute une première phase. Pour Sta, l’amorce devrait permettre une mise en place de conditions du didactique pour l’activité à venir (« de quoi est fait un bdn ») dans le but d’éviter que le type de représentation figurée du bdn devienne un obstacle pour les situations de coopération durant la construction effective des bdn. Au-delà du fait que la FT sait — et elle le rappelle à la Sta durant l’entretien préalable — que les enfants ont déjà fait des bdn en carton, qui sont suspendus au plafond de la classe, ce qu’elle pointe avec ses remarques concerne directement l’aspect « monolithique » de la leçon décrite par Sta : durant toute la première partie de définition de la tâche, le topos de l’élève est très peu investi (« on fait deux choses à moitié sans passage à l’activité […] le gratuit ça me gêne »). Elle propose alors, soit de jouer le jeu, et de tirer ainsi profit pour l’activité de construction des bdn, soit d’exposer simplement les cartes, observer et entrer beaucoup plus rapidement en activité3.
36Soulignons cependant, à décharge de Sta, que les dimensions de l’action didactique apparaissent de manière plus nuancée dans la mise en œuvre effective de la leçon ; par exemple les indications et les précisions concernant la définition de la tâche à effectuer se déroulent au travers d’échanges Sta/FT – élèves où il apparaît en permanence des régulations « préventives » de la future activité des élèves :
Extrait 3 de la leçon

37Si nous sommes bien dans une définition, encore globale, de la tâche à effectuer, les interactions avec des élèves intervenant à brûle-pourpoint nécessitent des régulations anticipées qui devraient avoir des effets sur leurs futures mises en œuvre.
6. Un macro épisode pertinent dans la problématique de la formation :
38À la lecture du tableau des épisodes principaux de la leçon nous constatons que la durée effective de la mise en place des conditions du didactique et la définition de la tâche à effectuer couvre quarante minutes, le double de celle consacrée à l’activité des élèves. Nous allons nous pencher attentivement sur cette succession d’épisodes allant de la deuxième minute à la quarantième. Pourquoi ce choix ? Si nous interrogeons l’entretien entre la stagiaire et sa formatrice, il est fait mention à plusieurs reprises (min. 8’50, 15’30, 18’45, 20’25, 20’50, 38’20, 41’) par la stagiaire de ce qui peut être considéré comme son problème d’apprentissage (geste cible) : le contrôle de la durée des différentes phases d’une leçon.
Extrait 4. Exemple tiré de l’entretien préalable entre stagiaire et FT sur « la durée ».

39Nous tenterons d’identifier les différentes techniques, évoquées dans l’entretien et le bilan, et mises en œuvre dans la leçon en tenant compte de la distinction « novice – expert », donc en tentant une mise en regard des techniques naïves de la stagiaire et des techniques routinières de la FT. Le pivot central de l’étude reste la leçon effective.
6.1. Épisode 1 : l’amorce de la leçon
40Il s’agit ici pour la stagiaire de mettre en place les conditions de la relation didactique (tâche professionnelle). Elle fait évoquer par les élèves des savoirs anciens, l’énumération des jours de la semaine et des saisons, technique qui relève de dimensions topogénétiques : elle installe la relation Sta – classe (elle prend la main) à travers un rituel lui aussi connu des élèves, le chœur parlé sur les petits bancs.
41Mentionnée très rapidement lors de l’entretien préalable, l’existence de cette entrée en matière, semble se greffer, in situ, sur l’introduction prévue et longuement discutée entre stagiaire et FT. Cette amorce serait-elle une technique partagée entre les deux personnes dont la mention n’est pas utile ? Ou alors serait-ce la tentative se créer un « passé commun » entre Sta et éls, forme de mémoire didactique d’appoint, directement mobilisable ? Lors du bilan, la FT critique ce choix de la stagiaire, il y a effectivement désaccord technique, la tâche « amorce de leçon » n’étant pas mise en cause. Nous verrons par la suite que ce détour semble inévitable à la stagiaire pour créer le lien didactique autour de l’objet enjeu de la situation.
42La FT pointe la technique de la stagiaire, qui consiste à préciser les lieux à l’aide de l’évocation d’objets de la mémoire collective et elle lui montre que ce souci de précision, cette insistance, s’ils réduisent l’incertitude de son côté, ralentissent le temps didactique, il ne se passe rien de nouveau.
6.2. Épisode 2 : la FT est chargée d’une partie de l’introduction
43C’est à la minute 5 que les élèves sont mis au courant par la stagiaire de l’activité qui les attend : « faire des bonshommes de neige »4. À partir de là, la FT prend la direction des opérations pour la partie qui lui a été dévolue, lors de l’entretien de préparation, à savoir, l’évocation des attributs possibles d’un bonhomme de neige. Comme nous l’avons déjà remarqué, la stagiaire avait suggéré, en se référant à un article tiré d’un ouvrage sur la pédagogie coopérative, d’utiliser un jeu de cartes « logiques » — style jeu du portrait -, permettant des classements à l’aide d’attributs comme grand/petit, forme des chapeaux (extrait 4), présence ou non d’une écharpe, d’un balai. La FT critique fortement cette introduction en avançant le dédoublement (le triplement) de tâche.
44Pourtant, il semble que pour la stagiaire l’introduction de ces cartes à jouer dans le milieu a une très grande importance, et elle va défendre son choix avec un certain acharnement (retours fréquents en cours d’entretien), de même la FT va maintenir un certain scepticisme tout au long de la négociation. La stagiaire soutient la nécessité de montrer des images pour aider les élèves à définir quelques attributs, technique mésogénétique d’ostension, alors que la FT, non seulement met en garde contre d’éventuelles conséquences de « la copie de modèles » par les élèves mais rappelle qu’il y a déjà des bdn en classe (FT : « si tu veux faire un bdn ça doit être un autre projet »).
45Le dispositif a produit ici une importante phase de négociations sur les différents aspects relatifs à cette activité d’amorce (min 18’50 à 26’01), durant laquelle nous avons constaté une différence marquante entre le discours d’expertise de FT et celui novice de Sta : comme nous pouvons le remarquer dans l’extrait n° 2 en min 17’50, chez FT il y a une articulation plus étroite entre les fonctions chrono, méso et topogénétiques que pourrait remplir l’activité « trouver les attributs des bdn » : par exemple, la FT propose de profiter de l’activité de recherche d’attributs des bdn (technique méso) pour y introduire une activité spécifique des élèves autour du débat coopératif qu’impliquerait la construction d’une tête de bdn à deux (topogenèse), avec l’avantage de déboucher plus rapidement sur l’objectif principal de la leçon (effet de chronogenèse5).
46La FT va « gagner » la négociation puisque Sta va déclarer plus tard : « J’introduis la leçon// tu fais l’amorce sans le jeu/je reprends en lançant dans la fabrication » (min 40’30 de l’entretien préalable). FT misera sur une autre technique mésogénétique pour faire sortir les attributs, l’imagination personnelle puis la diffusion au collectif et la publicité des « bonnes idées » :
Extrait 5 de la leçon

47Nous pouvons constater au vu du déroulement, de la durée (10 min) et du contenu, que la manière de faire est commune à la FT et aux élèves ; il s’agit d’un scénario bien rôdé et qui expliquerait en quelque sorte les réticences de la FT à l’utilisation du jeu de cartes.
48Nous retrouvons le phénomène déjà pointé, particularisant peut-être les situations de stages, à savoir l’absence de mémoire didactique de la stagiaire qui implique la mobilisation de gestes didactiques ad hoc (création de sous-tâches et de techniques) aux fins de pallier cette absence. La FT, à qui la tâche d’introduction a été assignée, semble prendre un raccourci ; la durée effective de cette partie contredit celle prévue par la stagiaire. La mobilisation d’éléments de mémoire collective ne dure que le temps nécessaire à leur rediffusion, à l’exemple d’Arcimboldo (voir ci-dessus), qui représente un passé didactique commun, qu’il suffit à FT de rappeler et ainsi poursuivre avec l’évocation d’autres attributs.
49L’entretien préalable est encore révélateur de ce phénomène, la FT, détentrice de la mémoire collective, ne s’embarrasse pas des « détours » qui semblent nécessaires à Sta. C’est peut-être pour cette raison qu’elle va pourtant insister sur ce qu’elle considère comme du gaspillage de temps « trois quarts d’heure de blabla » sans se rendre compte de la nécessité incontournable pour la stagiaire de créer un minimum de « passé didactique commun » en tant que mise en conditions du didactique.
50Est-ce un manque à savoir didactique chez les deux partenaires, à propos du rôle de la mémoire, qui provoque ce qui semble un débat « à vide » ? Chacun défend sa position. La FT va pourtant mobiliser la mémoire de la classe, les élèves aussi, en montrant les bdn suspendus, alors que la stagiaire n’envisage pas de rencontrer, par évocation des élèves, le passé de la classe, elle fait un autre choix ; mais en est-ce vraiment un ou bien est-ce, comme nous l’avons suggéré à propos du double contrat, la conformation à la description de la séquence du document qu’elle possède ? Ce qui ressort de cet épisode c’est la recherche et le maintien d’une relation didactique possible au travers de techniques divergentes en surface mais se retrouvant sur la tâche qu’elles tentent d’assurer. Ce serait alors les manières de faire qui distinguent expert et novice en stage et non les tâches à réaliser, ces techniques différant aussi par leur coût temporel.
6.3. Épisode 3 : une technique non partagée, « le vote »
51La stagiaire va reprendre la liste des attributs possibles, ce qui sera pointé par la FT dans le bilan comme une répétition inutile. Cependant, cette répétition est un effet du dispositif de partage de responsabilités : Sta doit réintégrer la situation didactique, un moment abandonnée. Elle paie/fait payer son entrée en « rejouant » en partie la phase précédente, technique désignée comme « chronophage » par la FT :
Extrait 6 du bilan de la FT
FT | Je dirais la première partie c’était long la mienne peut-être aussi et après de nouveau tu as recommencé on a parlé de ci de ça// ça faisait encore un autre moment |
52La suite de l’introduction est consacrée à la présentation des différents matériaux à disposition et à la constitution de duos d’élèves, d’une durée de vingt-deux minutes (18’ – 40’), toujours sur les petits bancs ! Nous n’allons reprendre dans cette étape que l’épisode du « vote » relevé par la FT dans le bilan à chaud de l’activité et repris en conclusion de celui-ci, les autres épisodes sont présentés dans le tableau ci-après.
Tableau n° 2. Résumé des étapes de la suite de l’introduction et troisième épisode.
19’45 | Présentations : |
|
| Els : Ouah/des boutons | Ostension de la technique de froissage |
| 2) du papier pour la neige et de la technique imposée : faire des boulettes à coller | Technique mésogénétique : Dénommer les éléments du milieu idem |
28’10 | 3) des supports : bdn chablonés6 sur feuille cartonnée grand format de couleurs différentes |
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| Sta : « On doit faire un bdn à deux » | Complément de la consigne |
32’ | 4) constitution des duos + un trio àrechercher l’accord des élèves |
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36’30 | —› choix de voter sur la manière proposée par un élève de répartir : le hasard | Technique topogénétique : le vote (le souci partagé !) |
| Sta : « maintenant on va travailler » | Indice de dévolution |
40’15 | 6) mise en place des équipes et rappel des matériaux disponibles, des « outils » et leurs localisations | Rappels |
| Sta : « vous pouvez y aller je vous laisse faire » | Indice de dévolution |
53Il faut donc comprendre l’épisode du vote comme une mise en œuvre par la stagiaire de démarches de coopération entre élèves et entre elle et les élèves, et, plus personnellement, comme une démarche de conformité idéologique. Pour FT l’essentiel est que l’activité proposée aux élèves soit coopérative de manière « intrinsèque », alors que pour la Sta, la coopération lors de l’activité apparaît non pas comme une tâche d’élève, mais comme une tâche d’enseignant. La tâche n’est pas coopérative en soi : c’est ce que FT tente de faire remarquer à Sta. Ce qui expliquerait en partie la différence entre les deux propositions de FT et de Sta quant à l’utilisation du jeu de cartes lors de l’amorce : alors que pour FT la coopération apparaît comme un objet d’apprentissages (tâche des élèves), pour Sta il s’agit d’une tâche d’enseignant que d’apporter des moyens de résoudre les conflits (le vote en est un).
54Dans certaines situations didactiques, particulièrement lorsque sont prévues les dialectiques de formulation et de validation, le vote sur des énoncés de solutions ou sur des preuves peut être introduit comme technique pour faire avancer le temps didactique ; les élèves sont amenés à manifester publiquement un rapport personnel aux objets et l’enseignant, qui met des propositions au vote, fait usage de la nouvelle dynamique de cet épisode pour relancer l’argumentation des élèves. Le vote peut être considéré, dans ce cas, comme une technique chronogénétique.
55Paradoxalement, dans l’épisode retenu le vote ne provoque pas une avance du savoir, il a une toute autre fonction. Il est à prendre ici comme une technique topogénétique qui devrait aider la stagiaire à valoriser une proposition d’élève au détriment d’autres propositions (effet de publicité). Nous avons affaire à l’illusion d’un transfert de responsabilité, le contrat didactique faisant office de garde-fou, les propositions « hors-cadre » n’ont que peu de chances d’apparaître. Dans l’exemple qui nous concerne, les élèves n’ont qu’un seul choix, il n’y a pas d’alternative, ils votent pour ou contre l’unique proposition d’élève retenue par la stagiaire. La FT ne manquera pas de critiquer cet épisode lors du bilan, et, selon son point de vue il est même à considérer comme contraire aux intentions de mise sur pied d’une coopération entre élèves que la stagiaire souhaitait expérimenter. Cette mise sur pied d’une coopération nécessite des techniques, le vote en était une possible, mais aussi la communication des intentions pédagogiques de la stagiaire aux élèves à propos de cet épisode.
Extrait 7 du bilan de la FT
FT | Y’a quelque chose qui m’a choquée c’est à propos du vote// c’est gagnant perdant// en négociant on favorise la coopération/// tu n’as jamais parlé du but de l’activité/ça m’a dérangé quand tu as dit j’ai pas assez de carton comme c’est un mensonge tu pouvais leur dire que c’est pour apprendre à coopérer à travailler ensemble ils ont pas su ce qu’ils devaient faire chacun. |
7. En conclusion
56L’absence de mémoire commune du stagiaire avec le FT ou avec la classe du FT met en relief un troisième phénomène, qui concerne la généricité du geste professionnel et des discours d’ordre technologique sur les moyens de l’action qui l’accompagnent, à côté de ceux de la naturalisation (effet de transparence pour qui l’effectue) et de l’opacité (pour qui l’observe et tente de saisir la logique sous-jacente). En effet, de part leur émergence au sein même de praxéologies spécifiques, les gestes d’enseignement ne sont jamais le produit d’un contexte neutre et impersonnel. Au contraire, l’articulation entre les tâches et les techniques d’enseignement (Chevallard, 1999), qui se donne à voir dans ces gestes, correspond toujours à un ensemble de spécifications qui dépendent de la posture situationnelle des acteurs (De Fornel & Quéré, 1999). Comme le montre l’étude, dans le dispositif des stages en responsabilité, la communauté relative créée par des tâches d’enseignement communes permet de nouveaux lieux et objets de partage pour les FT et le-la Sta.
57La communauté de tâches d’enseignement permet d’interroger le présupposé de l’apprentissage comme intériorisation par le Sta des gestes d’autrui (FT). En effet, l’étude de l’activité conjointe des FT et des Sta vis-à-vis de ces tâches communes (projet du stagiaire) montre que la construction du geste professionnel va beaucoup plus loin que la simple observation, identification et reproduction de techniques d’enseignement : il faut également, comme le souligne Clot (1999a) « éplucher les gestes du travail saturés par les intentions d’autrui afin de parvenir à les faire siens ». « Apprendre un geste, souligne le même auteur, c’est toujours le retoucher en fonction des contextes hétérogènes7 qu’il traverse, au sein desquels il se réfracte et dont il sort enrichi, mais aussi éventuellement amputé » (p. 2). Plus que d’un emprunt, il s’agit ici pour les stagiaires de faire preuve d’inventivité dans l’adéquation des techniques au contexte particulier de leur usage ; et pour les FT, d’aménager des situations d’apprentissage où la tâche d’enseignement soit à même de « réfracter » en partie la technique, remette en question sa transparence, et contribue à son explicitation technologique.
58Mais cette communauté ne garantit pas le résultat de manière automatique. Comme le montre l’étude, il s’agit bien de remarquer les différences entre les techniques expertes et novices et de les décrire en prenant en compte l’ensemble du dispositif. Les épisodes qui ont fait l’objet de cette étude n’ont porté que sur une phase du déroulement de la séquence, celle de la mise en place des conditions de réalisation de l’activité. C’est, comme nous l’avons mentionné, la phase la plus importante de la séquence filmée et surtout, c’est sur cette phase-là que se déroule la négociation entre Sta et FT. Cette brève étude nous a permis de comparer les techniques mises en œuvre à propos d’une même tâche par les deux partenaires de la situation de formation, techniques « expertes », issues d’une gestion professionnelle et techniques « novices » comportant une grande part d’incertitude quant à leur efficacité chez la stagiaire.
59Nous avons pu montrer que pour une part importante de leurs choix, les techniques mobilisées par la stagiaire pour réaliser la tâche « introduire la leçon », dépendent fortement d’une absence de mémoire didactique commune avec les élèves. Elle est contrainte à créer hic et nunc un « semblant » de passé commun à partir duquel la relation didactique peut se construire. L’exemple de l’énonciation des jours et des saisons en est une illustration. Cet épisode est coûteux en durée, la FT l’a pointé, alors qu’elle rappelle une activité commune passée en seulement un tour de parole, en mentionnant « Arcimboldo ». Les élèves acquiescent et le collectif passe à la suite. Comme nous l’annoncions en introduction, il n’y a donc pas lieu de stigmatiser des manques personnels, c’est au contraire la situation de stage qui contraint certaines décisions.
60Ce phénomène ne porte pas seulement sur des épisodes didactiques mais aussi sur des pratiques pédagogiques, le vote en est un exemple. Pour les raisons évoquées par la FT, il n’est pas en usage dans la classe, son introduction ne peut se faire « comme ça » ; on peut supposer que la stagiaire comptait sur la présence de cette pratique dans la classe. Ce qui nous amène à constater que les obstacles, rencontrés par la stagiaire pour la mise en place de techniques, ont pour source, non seulement l’« amnésie » didactique de la situation en train de se dérouler, mais aussi un appel à des pratiques pédagogiques, en l’occurrence le vote, qui n’existent pas dans l’histoire de la classe.
61Que pouvons-nous tirer de cette étude dans le cadre des dispositifs de co-formation ? Pour l’instant, il est prématuré de penser en termes d’ingénierie. Nous n’avons pointé que quelques phénomènes permettant, nous l’espérons, une meilleure compréhension des situations de formation sur le terrain. Un premier phénomène générique8 repéré est celui du lien fort entre les techniques de la stagiaire à propos de tâches d’enseignement déterminées et l’absence de mémoire didactique de celle-ci, qui va la contraindre à des créations ad hoc d’éléments minimums à partager avec le collectif, dans le but de construire et maintenir une relation didactique. Dans l’élaboration d’une esquisse d’ingénierie, il serait en tout cas intéressant de promouvoir le dispositif du « relais » et de travailler les conditions de ce « relais ». C’est alors la question de la communication par les FT d’éléments pertinents, et contextualisés à la situation didactique prise en charge par la stagiaire, de l’histoire de la classe, qui se pose. Car si les FT manifestent des savoir-faire experts, il est nécessaire de travailler à leur prise de conscience au travers de situations de co-formation, qui pourraient alors reposer, entre autres, sur le repérage des ingrédients de cette mémoire qui manquent dans la pratique d’enseignement des stagiaires.
62Un deuxième phénomène générique, qu’il conviendrait d’explorer finement à l’aide de dispositifs de recherche spécifiques, concerne les effets du contrat de formation rendus manifestes au travers des exigences de recherche et d’analyse que les FU proposent aux étudiants et sur ce que ces derniers considèrent être des problèmes de l’ordre de la pratique professionnelle (par exemple, la gestion du temps de l’activité ou de la discipline). De ce point de vue, les points mis en évidence dans le bilan à chaud montrent que le dispositif étudié favorise l’émergence d’objets d’apprentissage pour le Sta, directement liés à une analyse conjointe (FT-Sta) de sa pratique enseignante. Par exemple, pour la leçon étudiée, le dispositif a permis de mettre en évidence la nécessité d’articuler de manière plus explicite la problématique spécifique au stage et l’objectif de l’activité à travailler avec les élèves : comme le pointe la FT lors du bilan, un défaut imputable à la manière dont la leçon a été menée par la Sta vient essentiellement du fait que la pédagogie coopérative n’a pas été un objet d’apprentissages pour les élèves. En effet, le milieu mis en place par Sta, relève davantage d’un terrain d’expérimentations personnelles que d’une situation d’enseignement.
Notes de bas de page
1 Les données analysées sont issues de cette configuration de la formation. A noter que depuis l’automne 2011, cette organisation a subi une modification majeure : après l’année de « tronc commun », deux années de formation aboutissent à l’obtention d’un baccalauréat mention « enseignement primaire » (BSEP) et une année supplémentaire à un certificat mention « enseignement primaire » (CCEP). Toutefois, les « stages en responsabilité » dont il est question ici n’ont pas subi de transformation majeure, ils s’effectuent dans les mêmes conditions générales que précédemment.
2 Les trois stages de la dernière année ont une durée de deux et quatre semaines, respectivement et le troisième comporte 12 demi-journées (une par semaine).
3 Entretien préalable, min18’45 à 20’02
4 voir extrait n° 3
5 Il aurait un effet de chronogenèse dans l’exemple proposé par FT dans la mesure où dans celui-ci la coopération est l’objet d’apprentissages.
6 Chablon : terme courant du jargon scolaire suisse romand, forme dont on trace le contour en vue d’une reproduction de la silhouette à l’identique.
7 Souligné par nous.
8 Nous faisons l’hypothèse qu’il s’agit d’une composante générique du processus de formation, d’autres études devraient confirmer le fait que ce phénomène de mémoire ne tient pas spécifiquement ni à cette leçon ni à ces partenaires.
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