Chapitre trois. Quels « effets différés » des collaborations de recherche sur les pratiques didactiques d’enseignants d’EPS au collège ?
p. 55-71
Texte intégral
1Les trois auteurs ont été impliqués, il y a une vingtaine d’années, dans un programme de recherche de l’INRP (Amade-Escot et Marsenach, 1995) visant à produire des connaissances fondamentales sur le fonctionnement du système didactique en éducation physique et sportive (EPS) tout en rencontrant les préoccupations des enseignants. Il s’agit ici de revenir sur les types de collaborations engagées entre didacticiens et enseignants afin d’identifier quels ont été leurs effets, dans la durée, sur les pratiques enseignantes. Cette contribution est structurée en trois parties. La première partie présente brièvement les dispositifs de collaboration mis en place dans deux recherches : une recherche d’ingénierie didactique en gymnastique rythmique (ID-GR) ; une recherche de diffusion des produits d’une ingénierie didactique en volley-ball (D-ID-VB). Les parties suivantes s’intéressent aux effets de ces dispositifs de recherche sur les pratiques déclarées à partir d’entretiens de recherche effectués une dizaine d’années plus tard avec les enseignant(e) s associé(e) s à ces deux études. Le traitement thématique des entretiens met en évidence quelques dimensions essentielles des effets de ces collaborations. Il souligne la spécificité des registres à partir desquels s’organisent les praxéologies didactiques des chercheurs-didacticiens et celle des professeurs. La conclusion interroge les conditions de l’articulation des savoirs de la recherche, de la formation et de l’action didactique.
1. Dispositifs de recherche initiaux
2Deux recherches d’ingénierie didactique, l’une en volley-ball (ID-VB) (Marsenach, 1995), l’autre en gymnastique rythmique (ID-GR) (Loquet, 1996) ont été menées en collaboration avec des enseignants de collège sur une durée de trois ans. Il s’agissait d’étudier la pertinence d’un projet didactique tentant de résoudre certains problèmes identifiés dans l’analyse des pratiques ordinaires ainsi que les conditions de modification de ces pratiques. L’originalité de ces ingénieries didactiques consistait à impliquer les professeurs dans certaines prises de décision, notamment lorsque les suggestions des didacticiens venaient heurter certains usages professionnels considérés par les professeurs comme très efficaces1. L’expertise des enseignants en relation avec leur façon de faire usuelle était ainsi explicitement prise en compte dans le dispositif collaboratif. Ces recherches ont produit des séquences d’enseignement sous le contrôle de la théorie des situations didactiques revisitée au regard de la spécificité de l’EPS (Loquet, Amade-Escot & Marsenach, 2005).
3À la suite de ces travaux, une seconde recherche a prolongé l’étude d’ingénierie didactique en volley-ball pour aborder la question de sa diffusion par le biais de la formation continue (D-ID-VB). Il s’agissait alors de caractériser les façons dont des professeurs « tout venant » s’appropriaient cette ingénierie afin d’étudier les conditions de son intégration à l’action didactique ordinaire (Amade-Escot et Léziart, 1996).
4Les observations réalisées, tant dans les ingénieries didactiques (ID-GR et ID-VB) que dans la recherche de diffusion (D-ID-VB), avaient permis de repérer quelles étaient les propositions susceptibles d’être intégrées aux pratiques ordinaires, de pointer l’ingéniosité avec laquelle les enseignants impliqués dans ces recherches dénouaient les situations problématiques en rusant avec les contraintes pesant sur eux. Dans ce chapitre, nous nous intéresserons plus particulièrement aux effets de ces collaborations passées sur les pratiques de quelques professeurs associés à ces recherches, en examinant avec eux, sur la base d’entretiens conduits bien des années après, quelles sont les traces de cette expérience dans leur activité professionnelle.
5Soulignons d’ores et déjà que les conclusions de ces différents travaux avaient mis en évidence l’importance de l’épistémologie professionnelle comme déterminant de l’action didactique in situ, notamment parce que les deux ingénieries s’appuyaient sur des connaissances scientifiques et des savoirs experts pointus visant à amener les professeurs à mieux interpréter l’activité adaptative des élèves confrontés aux situations d’apprentissage. Mais leur originalité était aussi de mettre en évidence les façons dont les enseignants, eux-mêmes, participent au processus d’élaboration de leurs savoirs professionnels. Ainsi, les professeurs ne sont pas des consommateurs passifs de connaissances scientifiques et techniques, ils sont des utilisateurs actifs qui les sélectionnent et surtout les traduisent en connaissances utilisables. Ils procèdent donc, non par application mais par transposition (Dugal et Léziart, 2005 ; Chevallard, 1991). Les descriptions effectuées montraient ainsi une sélectivité des choix effectués par les enseignants par rapport aux propositions des didacticiens et pointaient certaines ingéniosités. Cette « épistémologie pratique2 » (Amade-Escot, Amans-Passaga et Montaud, 2009 ; Sensevy, 2007) est encore trop peu connue. C’est pourquoi, il nous a semblé pertinent de rencontrer, dix ans après, les professeurs ayant participé à ces recherches dans le but d’identifier de possibles « effets à long terme » sur leur manière d’enseigner la GR ou le VB. Nous pensons ainsi pouvoir éclairer la question des rapports entre recherche, action didactique et formation des enseignants afin de discuter de leur possible articulation.
2. Indications méthodologiques
6Nous nous proposons de mener cette analyse d’un point de vue comparatiste (Mercier, Schubauer-Leoni et Sensevy, 2002) en mettant en tension les effets différés des collaborations de recherche sur les pratiques déclarées par quatre professeurs : deux qui ont participé à l’élaboration de l’ingénierie didactique en gymnastique rythmique (ID-GR), deux qui ont tenté de s’approprier les produits de l’ingénierie didactique en volley-ball dans le cadre d’une recherche de diffusion (D-ID-VB). Indiquons par ailleurs que les didacticiens auteurs de ce chapitre n’ont entretenu aucun contact de recherche avec ces enseignants à l’issue des études initiales.
7Pour disposer de données « comparables », nous avons élaboré un canevas commun d’entretien permettant de réactiver, chez les enseignants, le souvenir de leur participation aux deux recherches, notamment ce qui les a marqué dans la collaboration avec les didacticiens, ce qu’ils ont retenu des situations, des contenus d’enseignement et de l’expérimentation à laquelle ils ont participé et ce qu’ils considèrent aujourd’hui décisif pour leur pratique enseignante. Nous leur avons également demandé ce qui, à l’époque, leur avait paru compliqué, inutile, peu opérationnel dans les propositions qu’ils avaient mises en œuvre et ce qu’ils ont, depuis ce temps, écarté de leur enseignement.
8Dans les sections suivantes nous rendons compte tout d’abord, des propos des enseignants (Chris3) et (Dan) qui ont collaboré à la conception de l’ID-GR et qui ont souhaité répondre ensemble à l’entretien ; puis nous rapportons les propos de Joël et de Carl, qui ont participé à la recherche D-ID-VB. Ce qui différentie ces deux binômes d’enseignants est le type de collaboration qu’ils ont entretenu avec les didacticiens au sein de chacun des dispositifs de recherche.
3. Recherche d’ingénierie en gymnastique rythmique
3.1. Contexte de l’étude
9Les choix épistémologiques et technologiques qui présidaient à l’ingénierie respectaient trois conditions : 1) les élèves apprennent, comme les championnes l’ont fait avant eux, dans un contexte social significatif de la pratique GR ; 2) ils affrontent des problèmes moteurs dont ils n’ont pas a priori la solution ; 3) une attention toute particulière est apportée à l’engagement des élèves « en première personne » (ou dévolution, Sensevy & Mercier, 2007) et à leurs productions verbales ou écrites vues comme des descripteurs de leur passage d’une activité motrice ordinaire à une activité technique en GR. Ces conditions, au fondement de l’ingénierie, n’ont été ni négociables, ni négociées avec les enseignants lors de la recherche.
10En revanche, l’agencement des situations d’apprentissage, leur mise en scène et leur expérimentation avaient fait l’objet d’un travail coopératif important qui s’était déroulé sur les trois années de la recherche. L’ingénierie avait notamment permis de construire, en collaboration étroite avec les enseignants, une situation de pratique dite « de spectacle » (faire un enchaînement de figures, par duo d’élèves, ensemble sur la scène, à l’attention des autres élèves spectateurs, en utilisant les trois répertoires d’actions : manipuler le cerceau, se déplacer et communiquer par des gestes avec le public). Cette situation a été définie comme une « situation fondamentale » au sens de Brousseau (1998). Dans le prolongement de cette situation fondamentale, ont été construites avec les enseignants des situations d’apprentissage reposant sur trois enjeux de savoir : (ES1) organiser la manipulation du cerceau dans un espace de déplacement ; (ES2) introduire une « figure corporelle » dans le déplacement sans désorganiser la manipulation ; (ES3) impliquer les « segments libres », bras libre et tête, dans une relation signifiante avec le public. Ces composantes de l’ingénierie se retrouvent dans l’entretien dix ans après, et sont considérées comme globalement admises. Apparaissent toutefois des nuances que nous présentons ci-dessous.
3.2. Plusieurs années après, quels sont les effets de la collaboration des professeurs à la recherche d’ingénierie en GR ?
3.2.1. Prudence vis-à-vis des connaissances scientifiques, préférence pour des connaissances techniques
11Il ressort de l’entretien que les connaissances scientifiques apparaissent comme une propriété du chercheur, leur validité pouvant même aller jusqu’à être remise en cause par les enseignants interrogés :
(Chris) évoquant les connaissances mécaniques utilisées par le didacticien pour décrire les mouvements de lancer d’engin : c’était ton dada hein ! […] est-ce que ça explique vraiment… est-ce que ça marche ?
(Dan) : ça sert pas aux élèves ça… les gamins sont pas aptes à comprendre ce genre de truc ! […] est-ce que ça sert ?
12Lors de cet entretien, les enseignants montrent leur préférence pour des connaissances techniques locales, c’est-à-dire traduisibles en explications à donner aux élèves et prolongées en dispositifs concrets :
(Chris) : par exemple pour le faire tourner (faire tourner un cerceau autour de la main)… pour qu’ils y arrivent eux… là j’ai encore le problème hein ! y avaient encore des gamins qui faisaient autour du poignet parce qu’ils avaient pas compris ! et ils me demandaient comment on peut y arriver… j’essaye de leur dire qu’il faut écarter le pouce (avec conviction)… mais pour certains c’est pas suffisant donc y aurait peut être d’autres trucs à trouver, mais que j’ai pas…
13On voit bien ici que les connaissances ont été vues et revues par les enseignants à travers les données de la pratique et l’aide à apporter aux élèves. Mais en dehors de la nécessité de faire progresser les élèves, la plupart des connaissances théoriques pointues, considérées centrales par le didacticien, ne sont plus évoquées par les enseignants dix ans après. C’est pourquoi on peut parler, ici, d’un mixte de connaissances théoriques et techniques dans lequel les enseignants ont maintenu un va-et-vient : les connaissances théoriques qui perdurent sont celles qui ont rendu intelligible un ensemble de situations ou de cas problématiques, éclairés dans ce qu’ils ont de commun ou de généralisable ; les connaissances techniques quant à elles ont un caractère local, déterminé par les besoins précis des élèves en situation.
3.2.2. Les produits mémorisés issus de l’ID-GR
Le bain social
14Les enseignants ont retenu deux composantes sociales de la GR enseignée : le spectacle sur scène et la prestation avec partenaire, mises en place dès le début du cycle. Si la situation fondamentale de spectacle est présentée comme une contrainte imposée par la recherche, elle est reçue aujourd’hui comme une évidence : d’abord en raison de son double caractère : didactique (enracinement des apprentissages dans un contexte global significatif) et ergonomique (économie de gestion par le professeur des effectifs de classe et contrôle du travail des élèves, du fait de la délimitation d’une « scène-enclos ») ; mais aussi, pour son double intérêt : gymnique (impact émotionnel de l’activité) et scolaire (évaluation des élèves en classe).
15La prestation avec partenaire ou le « travail en duo », dispositif validé à l’époque par l’ingénierie suite à l’initiative des enseignants, s’impose également pour une autre double raison : éducative (intérêt des échanges avec partenaire) et didactique (efficacité dans l’apprentissage) :
(Chris) : on s’était dit il n’y a pas trente-six solutions, on les met par deux on les fait passer deux fois et avec la même musique […] donc c’était structuré et s’ils nous refaisaient pas deux fois la même chose c’était la sanction ! on était sûr comme ça.
Le lien problème-solution
16À l’époque, l’ingénierie didactique insistait sur une hypothèse d’apprentissage : c’est dans les situations de confrontation à un problème associé à des contraintes que les élèves élaborent les solutions possibles (Loquet, Amade-Escot et Marsenach, 2005). L’expérience des élèves se développe en interaction avec un milieu matériel contraignant. Les deux enseignants gardent vif en mémoire un circuit « problématique » mis au point lors de leur collaboration à l’ID-GR, qui est toujours proposé aux élèves. Dans celui-ci, l’incompatibilité entre espace de déplacement corporel et espace de manipulation du cerceau est voulue et surveillée. Le problème est ainsi caché aux élèves et le milieu didactique les oblige à « inverser » leur organisation spatiale habituelle :
(Dan) : j’me souviens des situations avec des changements de direction tout en faisant que le cerceau reste lui dans le même axe…
(Chris) : oui… on voulait que le cerceau reste face au public et bien on trouvait le chemin (sur le praticable)… on faisait faire aux élèves un trajet obligé pour que le cerceau reste (face au public) et que ce soit eux qui tournent… voilà on cachait le problème ! mais en fait on faisait nous en sorte qu’ils soient obligés de le faire quoi !… c’était le chemin qui leur indiquait… ils étaient en obligation de travailler… sans leur donner la solution… oui ils y arrivaient hein ils arrivaient !
17Cet extrait met en exergue le fait que l’action de l’élève dans cette double contrainte spatiale force l’expérience « sur le praticable » et crée les conditions d’un renversement du comportement spontané : non plus rester soi-même face au public et déplacer le cerceau, mais se déplacer soi-même et garder le cerceau face au public. L’analyse de cette situation mémorisée montre que l’expérience en situation vaut pour les perturbations et transformations qu’elle entraîne sur la motricité quotidienne des élèves (Chris : on inversait… on voulait que le cerceau reste face au public et que ce soit eux qui se déplacent). À cette hypothèse centrale qui semble conservée, les enseignants font toutefois de sérieuses entorses. L’entretien met en lumière un principe fort de spécificité des contextes d’enseignement : faut-il poser le problème ou apporter la solution ? La réponse à cette question dépend de l’âge, du niveau de réflexion des élèves et des difficultés qu’ils rencontrent :
(Chris) : y’en a toujours qui ont pas compris… ceux qui sont très bloqués là bon ceux-là ! (Dan) : j’crois qu’ faut qu’on aille plus vite vers la réponse j’ dirais motrice… ce qui leur permet de progresser un peu plus vite… leur apporter la réflexion pour leur permettre d’intégrer : j’pense que ça… avec des petits c’est prématuré ! »
18Nous retrouvons ici, un autre aspect du compromis auquel sont tenus les professeurs. Si l’élève doit affronter d’un coup toutes les exigences énoncées plus haut, il se peut qu’il ne puisse rien apprendre. Pour le professeur il s’agit de maintenir coûte que coûte la relation didactique.
La verbalisation des élèves
19Les enseignants reconnaissent tous deux la nécessité de sensibiliser au maximum les élèves à la réflexion par rapport à ce qu’ils leur demandent. Les liens verbalisation-implication-compréhension sont clairement mémorisés dix après la collaboration de recherche.
(Dan) : l’investissement même des élèves dans l’activité quoi… on essayait de faire parler les gamins pour qu’ils cherchent à comprendre ce qu’ils faisaient et donc le mettre en pratique après…
20Aujourd’hui les enseignants disent avoir toujours recours à la verbalisation des élèves car la (re)formulation par les élèves leur paraît être le garant d’une meilleure intégration des connaissances techniques :
(Chris) : oui ça oui ! quand je les ramène au tableau je leur demande… je leur pose des questions et ils essayent de répondre… ça moi j’l’ai utilisé dans d’autres activités j’trouvais que ça apportait quelque chose […] j’m’en sers en gym aussi parc’que j’me suis rendue compte que quelques fois les gamins avec leur vocabulaire à eux ils expliquaient mieux que nous… enfin j’sais pas comment t’expliquer… avec les copains ils trouvent des trucs que toi t’as pas trouvé alors autant les utiliser !
21Nous percevons chez ce professeur la nécessité de construire un « espace commun » à mi-chemin entre l’enseignant et les élèves, où se développerait une « attention conjointe » à propos d’un objet de savoir donné (Loquet, Roesslé, et Roncin, 2008). Nous retrouvons ici également ce que Léziart (2008) nomme des « savoirs intermédiaires », entre le pôle enseignant et le pôle apprenant. Toutefois la gestion des interactions effectives dans cet espace conjoint est très coûteuse. Un nouveau compromis doit être fait entre « prise de conscience » et « perte de temps », entre gestion didactique et gestion des interactions en classe. Soulignons combien dix ans après, l’entretien apporte des nuances et fait état du principe de spécificité des contextes d’enseignement. L’impact de l’ingénierie didactique est ressenti comme variable selon les classes et les critères sociaux de réussite scolaire. Par exemple, la verbalisation des élèves est aujourd’hui sollicitée dans les conditions les plus favorables, en classes dites faciles :
(Dan) : j’en ai fait en 6e donc avec des classes que je dirais faciles… j’en ai pas fait avec des classes où il faut passer son temps à faire de la discipline… parce que je pense que leur demander de se poser beaucoup de questions… là je crois qu’il y a de la perte de temps !… ils ont besoin de se remuer un peu plus… […] je crois qu’il faut le faire beaucoup plus là par le mouvement par la motricité quoi… plus que par l’étape réflexive qu’on avait dû mettre en place au départ…
22Alors que dans les classes difficiles, la verbalisation des élèves apparaît une perte de temps car elle entre en concurrence avec leur activité motrice :
(Dan) : il faut aller beaucoup plus vite avec ceux-là… en leur apportant directement la solution plutôt que de les laisser réfléchir comme on le faisait faire à ces gamins au départ… […] maintenant on irait p’t être directement… à la réussite motrice…
4. Recherche de diffusion de l’ingénierie didactique en volley-ball
4.1. Contexte de l’étude
23Contrairement à la recherche décrite précédemment, le contrat de recherche avec les enseignants impliqués dans l’action de diffusion de l’ingénierie didactique en VB ne supposait pas une collaboration très étroite. Ils étaient en effet libres d’introduire dans leur pratique les éléments de l’ID-VB qu’ils souhaitaient. Les propositions didactiques avaient été présentées lors de deux stages de trois jours par la conceptrice de l’ingénierie didactique (Marsenach, 1995), sous forme d’un ensemble modulable dont les enseignants pouvaient choisir d’intégrer une ou plusieurs parties à leur pratique. Les contenus de la formation avaient délibérément mis l’accent sur les éléments considérés comme utiles à l’enseignement :
- une information sur les difficultés et obstacles à franchir par des élèves de 5e ; - une situation de jeu appelée « situation de pratique » qui avait, dans l’ingénierie didactique un statut de « situation fondamentale » (un jeu de 2 contre 2, sur terrain réduit de 5 m, avec coup d’envoi par frappe à deux mains hautes, à 3 m du filet) ;
- dans le prolongement de cette situation fondamentale, des situations didactiques avaient été mises au point autour de trois enjeux de savoirs : (ES1) évaluer le rapport de force entre le joueur effectuant la mise en jeu, la trajectoire de balle et le joueur réceptionneur ; (ES2) optimiser la relation entre les deux joueurs réceptionneurs pour construire l’attaque ; (ES3) adapter l’attaque en relation avec la défense.
24À l’issue de l’action de formation, la recherche de diffusion (D-ID-VB) a consisté à observer quatre enseignants volontaires afin d’étudier les conditions d’intégration des produits de la recherche d’ingénierie (ID-VB) à leur pratique. Des collaborations ponctuelles professeurs-chercheurs furent organisées autour des problèmes rencontrés. Au terme de la recherche de diffusion, nous constations (Amade-Escot et Léziart, 1996) des écarts entre les propositions didactiques issues de l’ingénierie didactique, leur intégration dans les documents de planification et leurs mises en œuvre effectives. D’une manière générale, les quatre enseignants avaient tenté de mettre en œuvre les différents éléments proposés par l’ingénierie. Par exemple les deux professeurs interrogés dix ans après (Joël et Carl) avaient retenu à l’époque : la situation fondamentale, certaines situations relatives à ES1 (construction du référent de verticalité lors de la frappe) et une séquence relative à ES2 (relation entre les deux joueurs pour construire l’attaque). Cette dernière avait subi des modifications importantes par rapport à l’ID-VB, à la fois lors de sa présentation initiale aux élèves et au fil des interactions didactiques. En 1996, nous écrivions : « au plan des pratiques, les modes d’interventions didactiques semblent dépendants des usages construits au fil de l’expérience professionnelle. Les enseignants semblent […] en difficulté lorsqu’il s’agit d’interpréter la conduite de l’élève, en référence à une problématique des conditions à intérioriser et des exigences à satisfaire pour progresser en volley-ball ». C’était notamment le cas de Carl, l’un des enseignants de l’entretien. L’expérience vécue lors de la recherche de diffusion des produits d’ID-VB semblait avoir eu à l’époque un impact différencié sur les enseignants. Plusieurs années après cette expérience, la tendance constatée est-elle confirmée, accentuée ou inversée ? Les extraits ci-après ont été collectés lors de deux entretiens, l’un avec Joël, enseignant plutôt ingénieux, et l’autre avec Carl dont la pratique professionnelle avait été, lors de la recherche de diffusion, davantage perturbée.
4.2. Plusieurs années après, quels sont les effets de l’action de diffusion de l’ingénierie didactique en VB ?
4.2.1. Impact de la « situation de pratique » et réduction des objets de savoir
25L’analyse des entretiens montre clairement que les deux enseignants ont retenu la situation de pratique en tant qu’élément déterminant du cycle. Cette « situation fondamentale » au sens de Brousseau (1998) était au cœur du dispositif de diffusion conçu par les didacticiens. Analysée en profondeur (choix macro et micro didactiques) lors de la formation, elle n’avait pas été « négociée » avec les enseignants. Nous constatons à travers les entretiens, que l’impact de cette situation fondamentale perdure. Elle cristallise les effets de l’action de diffusion et se confirme être un élément essentiel de transformation de l’épistémologie pratique de ces deux enseignants parce que toujours en phase avec leurs préoccupations professorales. Toutefois, les raisons qui président à cette situation (choix transpositif fondé sur des savoirs experts et des connaissances scientifiques, focalisation sur les difficultés récurrentes rencontrées par les élèves en relation avec les savoirs à apprendre au collège) semblent aujourd’hui s’effacer devant d’autres arguments. La situation de pratique est retenue car elle est en parfaite adéquation avec les contraintes matérielles de fonctionnement scolaire (travail en gymnase, démultiplication des groupes, organisation des rencontres) :
(Carl) : en fait je me suis aperçu… d’un aspect réducteur… ne pas faire de manchettes… un effectif très réduit […] moi je l’ai gardé […] parce que j’ai vu que à 2 (joueurs) on pouvait très bien jouer au volley… y avait l’entraide… y avait le placement… y avait la relation… y avait la construction.
26Les enseignants ont été très sensibles au fait que tout ne peut être enseigné (Carl : j’ai bien compris… j’ai bien vu que l’on ne pouvait pas tout enseigner… qu’il y avait des choix à faire). L’idée de choix transpositif reste encore très prégnante (Joël : c’est-à-dire qu’elle (la didacticienne conceptrice de l’ingénierie : J. Marsenach) avait dégagé trois grandes… trois grands axes de réflexion pour mettre en place des contenus d’enseignement…). Il cite les trois enjeux de savoirs sans pour cela y associer les raisons didactiques au fondement du choix transpositif.
4.2.2. Les produits mémorisés à partir de la recherche D-ID-VB
27Il ressort des entretiens que certaines situations concrètes sont mémorisées par les deux enseignants lorsqu’elles répondent aux difficultés motrices rencontrées par les élèves (un des arguments essentiels de la diffusion). Un autre élément largement retenu est l’idée que la situation doit être organisée pour créer des conditions d’adaptation motrice, en permettant aux élèves de faire le lien entre problème rencontré et solution.
(Joël) : … parce que je dis… là leur problème (sous-entendu aux élèves) c’est quoi là ? […] à nous d’aménager les situations pour que leur problème apparaisse.
(Carl) : Là, Jackie Marsenach […] ses situations répondaient à des problèmes moteurs que pouvaient rencontrer les élèves… si tes élèves ont des difficultés […] c’est… moins ce que je vais dire qui est important, que ce que je vais mettre en place ! (sous-entendu les situations) […] donc une interrogation sur… comment ? quel est l’objet ? et la situation mise en place… qu’est ce que ça peut faire ?… qu’est ce que ça peut donner sur l’ élève ?… au niveau moteur.
28La notion de « variable de commande » est un autre élément de l’ID-VB qui fait encore écho aujourd’hui aux préoccupations des enseignants avec, toutefois, un niveau d’intégration variable. Par exemple :
(Joël) : je sais… qu’on avait mis déjà sur les conseils de Marsenach un filet très haut… le plus haut possible… donc pour les obliger donc déjà à avoir des trajectoires courbes et pour pouvoir se placer sous le ballon… et à obliger ceux qui jouaient de l’envoyer en l’air).
29Ainsi la nécessité théorique de « créer une situation » reste dans les préoccupations des enseignants. Comme en GR, les professeurs évoquent spontanément le lien problème-solution et la nécessité d’organiser les milieux didactiques pour susciter l’adaptation motrice de l’élève.
30Lors de l’entretien il apparaît que ce sont les situations didactiques expérimentées lors de la recherche de diffusion qui sont citées par les enseignants. Il est remarquable de noter qu’elles sont décrites suivant les modalités de transformation déjà présentes à l’époque lors de la mise en œuvre des séances :
(Joël) : […] moi je me rappelle que j’avais mis des tapis de gym… sur la partie arrière du terrain en leur disant que si les ballons touchaient les tapis de gym… qui étaient rouges et que l’on voyait bien… ça valait trois points au lieu d’un… ce qui les obligeaient à chercher à jouer au fond […] donc quelque part on avait créé une situation où pour marquer plus de points on était obligé d’utiliser le partenaire qui était là (en avant du terrain)… et comme ils n’étaient que deux… dans l’équipe… nécessairement tout le monde se trouvait avec un rôle imparti.
(Carl) : y avait une situation que j’ai exploité […] par rapport à la vue… (prise d’information) je la décris… parce que je l’utilise encore… donc il y avait un lanceur… c’était… un contre un avec un relayeur… et le relayeur… étant placé sur le côté (hors du terrain) donc dans un champ visuel déjà placé… devait venir… une fois que le lanceur avait (lancé la balle)… le réceptionneur devait faire une passe… donc… en mettant le partenaire dans une zone bien précise… qui devait intervenir… donc… chacun devait prendre des informations sur la balle… comment elle vient et où je dois aller… puis le réceptionneur également devait se positionner… est ce que je me tourne vers lui ?… est ce que je me tourne pas ? (situation relative à ES2, non modifiée dans son agencement matériel).
31Ces deux extraits mettent en évidence l’impact de la diffusion (D-ID-VB). Dans les deux cas, il s’agit exactement des situations que nous avions observées. Dans le premier extrait Joël revient sur la modification de l’agencement spatial (par rapport à la tâche originale de l’ID-VB) qu’il avait introduite en augmentant la longueur du terrain. Nous pointons ici une façon ingénieuse d’obliger les élèves à faire progresser le ballon vers le partenaire situé en avant. Dans le second extrait, Carl souligne combien la situation proposée par le didacticien lui paraît toujours pertinente. Ce qui nous apparaît très révélateur des propos des deux enseignants c’est le fait que les situations qu’ils disent utiliser sont celles-là mêmes qui avaient été retenues lors du cycle observé en 1993. C’est ainsi l’utilité perçue et expérimentée qui semble être au cœur de l’intégration des savoirs de la recherche à la pratique (Dugal et Amade-Escot, 2010).
4.2.3. Tri dans les propositions et abandon des éléments de réflexivité
32Les enseignants, questionnés à propos des « éléments qui paraissaient trop loin, ou trop compliqués par rapport à la pratique professionnelle », disent avoir laissé tomber ce qui dans les propositions du didacticien renvoyait à des moments de mise en relation ou de verbalisation. La mise en commun des solutions par les élèves, certaines tâches « papier-crayon » engageant les élèves à repérer les conditions d’efficacité de leurs actions sont peu (ré) utilisées. Ceci nous amène à revenir sur la question du changement de régime des connaissances, question majeure en EPS, car il s’agit pour les élèves de transformer des savoir-faire (le plus souvent issus des actions familières) en « savoirs techniques ». Dans les ingénieries didactiques, trois registres d’évolution des rapports des élèves aux savoirs avaient été organisés (Loquet, Amade-Escot, et Marsenach, 2005). Un premier registre où le résultat de l’action a une fonction motivationnelle. À ce niveau, c’est l’investissement de l’élève qui est recherché par le désir et le plaisir qu’il aura à s’impliquer, d’où l’importance d’une possibilité de jeu dans une phase d’action. Le deuxième registre utilise le résultat comme moyen d’évaluer l’adéquation des actions vis-à-vis du but. L’utilisation de phases de formulation est ici pertinente, elle permet d’introduire un début de changement de régime, mais elle cumule aussi, des risques de dérive du contrat didactique sous forme ostensive (largement observés lors des cycles expérimentaux des deux recherches). Il s’agit de faire entrer les élèves dans la perspective d’une planification de leur action, condition de l’activité technique en EPS. Un troisième registre se situe au plan des processus. Il vise à utiliser le résultat comme moyen de se centrer sur les modalités d’action elles-mêmes, pour que la réussite ne soit plus due au hasard, ce qui marque « une entrée dans une activité technique » (Amade-Escot et Léziart, 1996).
33Dans l’analyse des séances observées, les difficultés de reproductibilité de l’ID-VB s’étaient concentrées au moment de l’entrée dans les situations, notamment lors des phases d’action et de formulation (interventions prématurées des enseignants, détournement de la variable de commande par les élèves, accélération du temps, effets topaze). Il est intéressant de noter que, dans les entretiens, les phases de formulation et d’observation instrumentées par les élèves sont délaissées par les enseignants. Ce qui, dans l’ID-VB était prévu pour passer du registre d’action au registre technique est écarté. Les arguments avancés aujourd’hui sont essentiellement liés à la faisabilité et aux contraintes ergonomiques. Ceci interroge les liens entre modélisation didactiques des didacticiens et pratiques ordinaires des enseignants (Sensevy, 2009). La question du travail de la technique (au sens de Chevallard, 1999) reste toutefois posée par les deux enseignants :
(Joël) : dans la démarche… ce qui m’a paru le plus difficile… ce n’était pas beaucoup sur le plan technique… c’était plutôt dans la méthode […] de mettre les élèves dans une situation à résolution de problème […] leur dire… essayer de trouver… revenez… on fait le bilan… on repart… on essaie de généraliser etc. cette forme d’aller-retour dans un cours… au quotidien avec possibilité éventuellement de noter sur un papier diverses formes de placement… comme on l’imagine et tout.
34Au cours de l’entretien l’enseignant mime les trois dessins proposés par l’ingénierie pour amener les élèves à repérer les actions efficaces : frappes de balle avec main devant la bouche, puis main à hauteur du front et enfin, main au-dessus de la tête, tête renversée. Il ajoute :
35(Joël) : je ne dis pas que cela ne puisse pas être riche… je dis que c’est difficile… au niveau de la réalisation il y a un problème… parce que… cela prend du temps… parce que si on a une classe de trente c’est pas jouable […] non… par contre je ne doute pas… de l’intérêt que cela puisse avoir… c’est évident… surtout par rapport aux objectifs de l’EPS actuelle […] moi je pense si on ne les fait pas transpirer un peu… c’est dommage !
36(Carl) : j’utilise moins tout ce qui est représentation… moi j’avais fait les graphismes… (référence à une fiche papier-crayon issue de l’ID-VB)… ça fait partie des choses que j’utilise moins ! Donner du sens aussi… j’ai évolué là-dessus… mais comment le dire […] moi maintenant dans mon cours je fais plus… des choses simples que les élèves sont capables de dire […] par exemple arriver à faire des passes… […] tout au moins je prépare moins (le) questionnement… pour arriver à un truc logique.
4.2.4. Prise de distance avec les prescriptions et réorganisation de la chronogenèse
37Lors de la recherche D-ID-VB, il avait été précisé par les chercheurs que chaque professeur était libre d’emprunter tel ou tel élément de l’ingénierie didactique. Les deux enseignants confirment qu’ils avaient tenté de jouer le jeu :
(Carl) : je m’étais proposé de… il y avait plusieurs possibilités… d’en prendre certaines parties (du contenu d’ingénierie) moi je m’étais proposé de tout mettre en place… de tout essayer… c’est-à-dire vraiment […] j’ai voulu tout expérimenter. (Joël) : on a eu un peu tendance à y rentrer dedans en disant… il y avait des réponses… qui me gonflaient un peu entre guillemets… c’est vrai que… on va y aller à fond quoi… parce que on avait dit qu’on fait ! (l’expérimentation demandée).
38Toutefois, sollicités sur ce qu’ils font aujourd’hui, ils témoignent d’une plus grande indépendance vis-à-vis de l’ID-VB. Les manières de faire actuelles et les façons d’utiliser les situations révèlent des modifications macro-didactiques éloignées de l’ingénierie initiale. Celle-ci envisageait la complémentarité des trois enjeux de savoirs qui devaient être abordés concomitamment. A contrario, interrogés bien des années après, les deux professeurs disent éclater les séquences en plusieurs modules traités indépendamment et organisés sur l’axe du temps didactique en étapes successives, comme le montrent les extraits ci-après :
(Joël) : le premier principe d’action sur lequel il va falloir que je m’oriente… va être… effectivement eux (sous-entendu ces élèves-là) la relation avec la balle… donc […] travail axé sur les techniques… sur la relation avec la balle… le premier souci c’était de travailler la passe haute… puisque effectivement… ils avaient tous un problème à ce niveau
39L’enseignant Carl, quant à lui, réorganise complètement la temporalité qui présidait à l’ingénierie didactique : les trois enjeux de savoir sont mis à l’étude, non plus concomitamment mais répartis sur l’ensemble du cursus scolaire du collège :
(Carl) : […] donc je les développe… autant en 6e c’est surtout s’orienter et puis la verticalité… en 4ec’est l’entraide… avoir une représentation… que va pouvoir faire l’autre ?… par rapport au ballon qu’il reçoit… où est-ce que je vais ?… je travaille plutôt là-dessus… alors que j’avais essayé en 6e tout ça… mais… y avait déjà pas mal de problèmes… et alors celui-ci (ES2) je l’aborde plus précisément en 4e.
4.2.5. Effets sur d’autres APS
40Ces deux enseignants considèrent que l’action de diffusion a été un moment décisif dans la transformation de leur façon de faire. Ils soulignent (alors que ce thème n’était pas activé par le canevas d’entretien) que leur participation à cette action a eu des répercussions sur leurs façons d’enseigner les autres sports collectifs. Joël, qui est un spécialiste des sports collectifs, développe d’ailleurs longuement les situations de basket-ball et de hand-ball qu’il met en œuvre avec ses élèves, et dont il puise les ingrédients dans le travail effectué en volley-ball :
(Joël) : ça m’a permis en plus… vu la méthodologique qu’on nous avait proposée, pour travailler didactiquement sur l’activité… de transférer un peu la méthode aux autres activités… il y a cette notion par rapport au volley… mais effectivement… on parlait tout à l’heure de l’exploitation de joueurs jokers… j’utilise beaucoup aussi bien au rugby… mais en particulier aussi au basket… […]… c’est-à-dire que je crée un surnombre partiel à un moment donné… je mets dans l’équipe systématiquement un joueur qui ne fait qu’attaquer tu vois… qui a un maillot différent… et qui chaque fois que son équipe a le ballon rentre pour attaquer et dès qu’elle perd le ballon il ressort.
41De son côté, Carl en basket-ball :
(Carl) : je dirai que cela m’a bien servi pour les sports co ! […] l’idée de situations épurées avec des… consignes ou des contraintes… par rapport au problème que l’on veut faire résoudre aux élèves… (par exemple) j’interdis le dribble dans la première zone (en Basket-ball).
42Il ressort de cette analyse que les collaborations didacticiens-professeurs dans une recherche portant sur la diffusion d’une ingénierie didactique modifient les façons de faire des enseignants sur des registres a priori non prévus par les chercheurs.
5. Effets des collaborations : de la recherche à l’action enseignante
43Nous nous interrogions sur les effets des dispositifs de recherche et de formation sur l’action didactique. L’analyse des entretiens permet de comparer les deux types de collaborations entre professeurs et didacticiens et les divers effets qu’elles ont produits sur les pratiques déclarées des enseignants. Nous relevons des effets communs aux deux types de recherche et des effets distincts appartenant en propre à l’une ou l’autre.
5.1. Traits communs : intégration négociée aux pratiques enseignantes plutôt qu’application des produits de la recherche
44Les principes et produits d’ingénierie didactique les plus en phase avec les préoccupations des enseignants (collaborateurs lors de recherche d’ingénierie : ID-GR, ou participants à l’étude de sa diffusion : D-ID-VB) concernent avant tout l’organisation didactique de l’APS à enseigner. Les enseignants ayant participé aux deux recherches retiennent plusieurs dimensions « fondamentales » des ingénieries qu’ils reprennent à leur compte tout en les remaniant.
5.1.1. Le contexte social des apprentissages ou la pratique épurée de l’APS
45Le choix transpositif commun aux deux ingénieries didactiques était d’appuyer les apprentissages, dès les débuts des cycles, sur une pratique d’APS au sein d’un collectif épuré (spectacle sur scène et prestation de duo en GR ; match deux contre deux en VB). L’élève est censé évoluer dans une pratique aménagée d’APS construite en référence à une pratique sociale dont on maintient certaines dimensions fondamentales ou règles essentielles à l’issue d’une analyse épistémologique et technologique. Ces situations de pratique ont pour ambition de proposer un milieu didactique initial susceptible d’activer un fonctionnement spécifique et contextualisé des savoirs et moins de (re)produire quelques gestes formels. L’analyse des entretiens met en évidence une sensibilité certaine des enseignants à ces questions, qui sont d’autant plus prégnantes qu’elles se trouvent consolidées du fait de contraintes ergonomiques (lieux, matériels, formes de travail, gestion des groupes).
5.1.2. La mise en situation ou les contraintes du milieu didactique
46La nécessité théorique d’un milieu didactique pour créer des conditions d’apprentissage semble communément partagée par les professeurs et les chercheurs. Bien des années plus tard, les enseignants disent toujours introduire dans la relation didactique un « milieu » comme composante à part entière de cette relation par exemple, « le circuit » en GR et « le filet très haut » en VB qui « obligent les élèves à faire ».
47Quels que soient les types de collaboration, les quatre enseignants considèrent que le milieu « cache » un élément perturbateur chargé « d’empêcher » la motricité quotidienne des élèves de fonctionner à l’ordinaire. En GR, le circuit sollicite à la fois l’espace de manipulation et l’espace de locomotion afin d’amener les élèves à construire un nouvel espace intégré. En VB, la hauteur du filet suppose un remaniement de la posture « tête levée » nécessaire à la construction d’une posture favorable à l’intervention sur la balle, ou encore, la modification de la profondeur du terrain impose « la construction du partenaire » comme moyen de faire franchir le filet à la balle. D’une façon générale un des effets des collaborations est de rendre heuristique pour l’action didactique conjointe du professeur et des élèves la question épistémique du lien problème-solution. Cependant, l’analyse des entretiens met aussi en évidence une relative réification des propositions didactiques coupées des raisons théoriques et technologiques qui les fondent (au moins dans la recherche). On retrouve ainsi des résultats déjà mis en évidence dans des recherches plus anciennes (Huberman, 1992, Artigue, 1986, Perrin-Glorian, 1993). Il reste que ces constats méritent d’être réinterrogés à la lumière de travaux plus récents mettant en évidence les points de friction entre sémantique naturelle de l’action et langage des modèles didactiques (Dugal et Léziart, 2005 ; Sensevy, 2009).
5.1.3. La verbalisation des élèves ou le changement de régime des connaissances
48Les enseignants reconnaissent bien volontiers la richesse des phases de verbalisation-formulation des actions motrices réalisées. En GR, ils relèvent l’intérêt d’un langage (« leur vocabulaire à eux ») que tout le monde comprend (« ils expliquaient mieux que nous »). En VB, ils apprécient les relations en aller-retour entre action et réflexion sur l’action. La construction d’un langage dans l’APS enseignée, qu’il soit ordinaire ou plus formalisé, leur paraît un enjeu majeur de l’EPS car il participe de l’apprentissage des savoirs techniques. Il reste cependant que le prix à payer leur semble trop important pour s’enraciner dans les pratiques ordinaires.
49On peut dire ici que la plupart des principes qui ont présidé à l’organisation des deux ingénieries didactiques semblent adoptés par les enseignants, au moins au niveau de leur déclaration. Toutefois, les contraintes ergonomiques (économie d’emploi, efficacité d’organisation) pèsent sur l’application de ces principes. Ceux-ci paraissent ne pouvoir fonctionner qu’en classe dite « normale » et sont remis en question dès lors que le contexte d’enseignement implique des élèves jugés trop jeunes, difficiles, ou ayant une faible réussite scolaire.
5.2. Traits distincts : entre mode théorique et mode empirique de connaissance chez les enseignants
50En GR, lors de la collaboration à l’ingénierie, les enseignants ont bénéficié d’un suivi régulier et soutenu. Les effets de cette collaboration sont conservés chez les professeurs à travers une certaine forme de connaissance, en partie explicite et exprimable sur un mode langagier (les « fameuses feuilles à remplir » et la « mise en mots de ce qu’on voulait faire », la « trame bien ficelée » de cycle et les « traces de séances ») et en partie implicite sur un mode procédural (les « trucs pour que les élèves y arrivent »). Ainsi certaines décisions didactiques prises en actes par les enseignants sont difficiles à exprimer par eux. Le mode empirique de connaissance semble insuffisant pour faire évoluer seul l’action didactique. De même, le mode formel de connaissances ne peut être retenu comme moteur de transformation de l’agir. Les connaissances scientifiques indispensables au chercheur pour concevoir l’ingénierie, si elles sont mobilisées de manière convenue avec les enseignants, semblent être inopérantes. Toutefois il n’apparaît pas dans les entretiens, de contradiction entre mode théorique et mode empirique mais au contraire une aspiration au prolongement mutuel de ces deux modes de connaissance.
51En VB, l’implication des enseignants dans la recherche de diffusion, dont on peut souligner le caractère plus « léger », met en évidence des discours moins empreints du rapport aux connaissances scientifiques et aux savoirs experts. Les décisions didactiques n’ayant jamais été travaillées avec les professeurs, leur relation aux produits de l’ingénierie reste essentiellement pratique (ce qui marche ; ce qui est facilement mis en œuvre). Ce point est renforcé par le constat que seuls les exercices et les situations réellement expérimentés lors de la recherche de diffusion sont mobilisés dans les entretiens (avec un oubli des éléments transmis lors l’action de formation qui la précédait). Toutefois, si les enseignants semblent davantage sensibles aux connaissances techniques locales, force est de constater qu’elles sont essentielles à la gestion ordinaire des situations didactiques, car elles produisent des raisons (le discours technique) nécessaires à l’organisation et à l’avancée des savoirs en classe, par exemple la notion de prise d’information en VB, ou la dispersion des objets de savoirs à différents niveaux du cursus.
6. Conclusion : le pseudo-problème du lien théorie/pratique chez les enseignants
52Dans la perspective thématique de cet ouvrage, il apparaît que ce sont moins les rapports de complémentarité et/ou de conflit entre les savoirs de la recherche et les savoirs de l’expérience qu’il convient d’éclairer, mais plutôt les conditions d’articulation des différents registres. Si l’idée de savoirs co-construits dans les dispositifs de recherche est heuristique, il reste encore à en préciser les contours et les visées. Valoriser les savoirs d’expérience des enseignants en construisant des dispositifs de recherche prenant en considération l’ingéniosité enseignante permet, nous semble-t-il, de produire des assertions sur le fonctionnement des systèmes didactiques. Par ailleurs, ces dispositifs sont aussi des institutions qui rendent possibles une action sur le système d’enseignement et d’apprentissage en balisant des orientations qui ne semblent pas sans incidence sur l’action didactique des professeurs (tout au moins ce qu’ils en déclarent). Ils dévoilent ou révèlent différents régimes de manipulation et d’utilisation des savoirs (Chevallard, 1991) selon que les acteurs agissent en tant que chercheurs en didactique ou en tant qu’enseignants. Nous en trouvons plus particulièrement une illustration dans le statut accordé aux connaissances scientifiques lors de la conception de l’ingénierie didactique en GR et celui accordé à ces dernières par les enseignants. Un premier exemple significatif, dans notre étude, réside dans l’écart entre les propositions des didacticiens relatives au changement de registre des connaissances en EPS et l’évanouissement des moments de réflexivité proposés aux élèves dès lors que les séquences s’inscrivent dans les contraintes quotidiennes de l’action didactique. Un second exemple relève du pari fait par les didacticiens de faire vivre différents objets de savoirs concomitamment (en VB) et leur séquentialisation sur l’axe du temps didactique par les professeurs, alors même que l’ingénierie les conçoit comme synchroniques. D’une manière générale, les raisons didactiques qui président aux choix transpositifs des didacticiens semblent s’affadir au fur et à mesure de leur intégration aux pratiques et selon les contextes d’enseignement. A contrario, l’étude met en évidence que les praxéologies didactiques (les situations, les séquences, les types d’intervention) conçues par la recherche trouvent plus facilement un écho chez les professeurs. Ainsi les dimensions qui perdurent sont celles les plus en phase avec les préoccupations des enseignants. Ces derniers semblent « oublier » certains aspects chers au didacticien selon un principe d’économie cognitive ou ergonomique, alors que restent vivaces les éléments qui ont été travaillés par l’expérience professionnelle pendant la collaboration aux deux recherches.
53Cette enquête laisse penser que l’inventivité professorale pour répondre aux exigences des apprentissages visés (le duo en GR, la modification ingénieuse du terrain en VB) est une des conditions du passage des problématiques du chercheur aux problématiques de l’action didactique. Les observations effectuées lors des recherches comme les échanges initiés plus de dix ans après, témoignent de la façon dont les rapports aux savoirs des sujets sont façonnés par les institutions — de recherche ou d’enseignement — auxquelles ils s’assujettissent (Amade-Escot, Amans-Passaga et Montaud, 2009). Il ressort de cette étude que c’est au travers de l’expérience quotidienne des situations que les praxéologies didactiques (Chevallard, 1999) des chercheurs sont revisitées et transformées sous forme de praxéologies didactiques utiles à la pratique enseignante. La question de l’action du professeur et son éventuelle « optimisation » restent encore une « boîte noire » qui nécessite à l’évidence de plus amples recherches, ou comme le défend Sensevy (2009) le développement d’un nouveau paradigme de co-formation mutuelle des professeurs et des chercheurs.
Notes de bas de page
1 Pour un développement, voir Amade-Escot et Marsenach (1995), pages 18-19 et pages 157-163.
2 Au sens d’une théorie implicite des savoirs enseignés, directement ou indirectement agissante dans le fonctionnement de la classe et produite en grande partie par la pratique (Sensevy, 2007)
3 Les noms indiqués sont des pseudonymes.
Auteurs
Université de Toulouse 2 – Le Mirail
Université de Rennes 2
Université de Rennes 2
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