Les compétences d’écriture des étudiants en lettres. Rôle de l’enseignement reçu et indicateurs de professionnalisation
p. 155-168
Texte intégral
1Ma réflexion abordera la question du travail sur le rapport à la langue écrite des étudiants du premier cycle universitaire, en formation initiale donc. Le statut et la finalité des activités visant une transformation des compétences en français écrit, dans les programmes que je connais, ainsi que les compétences à développer pour favoriser la réussite des études supérieures par le développement de la réflexivité liée à certains genres d’écrits seront les questions centrales de mon propos. Mais ces questions débouchent sur d’autres, liées à la professionnalisation : je me situerai en effet aussi bien en amont qu’en aval du travail que je réalise, au cœur de la discipline français, de ses fonctions et de ses visées, dans un continuum qui va du secondaire à l’université et au-delà, dans la profession.
2Je pose en effet la question de savoir quelles déterminations pèsent sur le rapport à l’écrit et les pratiques d’écriture d’étudiants de deuxième année en lettres. De manière plus précise, je cherche à savoir quels obstacles rendent difficile, pour certains étudiants, l’accès à un rapport à l’écrit qui leur permettrait d’entrer progressivement dans la communauté discursive à laquelle ils sont censés (vouloir) appartenir, c’est-à-dire celle des étudiants en lettres1, futurs enseignants, pour une bonne part d’entre eux. Ces déterminations sont-elles d’abord de type socioculturel ? Ont-elles à voir avec l’histoire des apprentissages de l’étudiant dans le domaine de la lecture-écriture ? Quel rôle jouent les représentations, les conceptions des étudiants dans cette configuration ? Et que permettent-elles d’augurer sur le plan de la professionnalisation ?
3La prise en compte des compétences actuelles de ces étudiants, repérées à partir de leurs productions, m’amènera donc à effectuer un retour en arrière sur leur passé, notamment scolaire, et à me projeter avec eux dans l’avenir, puisqu’une bonne part d’entre eux vont devenir enseignants (du secondaire). Je fais en effet l’hypothèse que, si je suis en mesure de favoriser le développement de la réflexivité des étudiants, celle-ci trouvera à s’exercer/se manifester dans la vie professionnelle. L’écriture, on le sait bien, est un outil/l’outil privilégié de la réflexivité, vue comme distance prise par rapport à l’expérience2. Cette distance se construit socialement et historiquement ; elle fait l’objet de degrés et est non seulement susceptible d’être exercée, mais elle demande à l’être, dans ses dimensions cognitives et langagières. Et c’est par la coopération sociale dans l’activité3, par l’insertion dans un réseau de relations sociales qui donne sens à celle-ci, que la pratique langagière (écrite, en l’occurrence) peut se développer dans ses dimensions réflexives. L’interactionnisme social constitue donc une de mes références théoriques.
1. Le contexte : une pratique d’enseignement/apprentissage de l’écriture argumentée
4Ma pratique, celle dont il sera question, se situe dans cette ligne. Je travaille avec les étudiants de deuxième année sur les compétences discursives, plus particulièrement sur les genres argumentatifs. Cette formation s’étend sur une année ; elle comprend 30 heures et se réalise en groupes d’une vingtaine d’étudiants. Elle fait suite à une sensibilisation menée en 1re année dans un cadre beaucoup moins favorable, puisqu’il concerne les 350 à 400 étudiants de toute la Faculté (historiens, germanistes, historiens d’art, etc.) et qu’il ne permet guère un travail personnalisé (diagnostic/remédiation)4. Quels principes sous-tendent ce travail ? Autrement dit, comment puis-je établir le lien avec la question de la plus-value et celle de la réflexivité ? Quel dispositif et quels effets ?
5D’abord, je travaille à partir d’une conception du langage comme outil sémiotique permettant à la fois de penser/produire des significations nouvelles sur une question (fonction heuristique), de prendre/construire sa place dans une communauté de parole/discursive (fonction sociale) et de s’affirmer comme sujet singulier (fonction identitaire).
6Ceci signifie que la démarche que j’adopte vise tout à la fois à travailler
le rapport à l’objet sur la base d’une problématisation qui met en jeu aussi bien l’analyse conceptuelle en rapport avec le champ concerné que le référent personnel des étudiants ;
la motivation à écrire, à s’engager dans la tâche (sens de la tâche, aussi bien collectivement que sur le plan individuel, individualisation des parcours, valorisation des avancées) ;
les interactions entre pairs (aux différentes étapes du travail) ; l’inscription de la démarche dans un contexte signifiant : l’étudiant est situé dans un processus d’apprentissage visant à faire de lui un expert en communication écrite argumentée, un intellectuel capable de s’inscrire de manière informée, décentrée et pertinente dans des controverses qui le concernent (et peuvent relever, mais pas nécessairement, de sa discipline) ;
la communication de sa position dans un écrit acceptable selon les normes principales en vigueur dans la communauté des (futurs) experts en communication.
7L’étudiant est donc invité à adopter les démarches, à s’approprier les modes de pensée et d’énonciation ainsi que les habitudes langagières d’un sujet pensant/écrivant qui se prépare à prendre dans la société la place d’un acteur compétent dans le domaine culturel et d’un expert en communication, particulièrement s’il se destine à l’enseignement ; il est également invité à se situer dans une communauté de pairs qui cherchent à atteindre les mêmes objectifs et à se rapprocher de la communauté des spécialistes. On peut donc parler à juste titre de travail visant la secondarisation des pratiques discursives5. Pratiquement, cela implique
un travail commun sur des textes, des matériaux discursifs pour en observer le fonctionnement (argumentatif, discursif, textuel) ;
une interactivité constante : échanges, confrontations d’hypothèses (par paires, par petits groupes), mises en commun, étayage, etc. ;
des moments théoriques et de synthèse méthodologique comme appuis à la résolution d’un problème, que celui-ci soit de recherche et de traitement de l’information, d’argumentation, de communication, etc. ;
du travail à domicile (collecte de données, élaboration d’un point de vue, rédaction d’un écrit intermédiaire, etc.) ;
la lecture et le suivi de la plupart des écrits (intermédiaires et définitifs) des étudiants.
8Le dispositif pourrait encore être amélioré en ce qui concerne les écrits intermédiaires et certains aspects des échanges entre pairs qui ne sont pas toujours assez guidés, assez productifs. Néanmoins, il faut savoir que ce public, habitué à des modes d’enseignement fort transmissifs et peu coopératifs, manifeste parfois des réticences à s’engager dans des démarches d’apprentissage qui l’impliquerait fortement, surtout lorsqu’il s’agit, comme dans ce cas, d’une matière obligatoire.
2. Position du problème
9La question que je pose est la suivante : pourquoi et comment un nombre significatif de ces étudiants (+ ou – 25 %) rencontre-t-il des obstacles importants pour entrer dans des modes de penser, d’argumenter/d’écrire, de communiquer par écrit qui se rapprochent des pratiques en usage dans la communauté discursive à laquelle ces étudiants se rattachent, qu’ils ont choisie : celle des universitaires qui se spécialisent dans le domaine des lettres. Certes, tous éprouvent des difficultés pour réaliser ce passage, mais alors que certains réussissent à les surmonter, parfois assez vite, d’autres ne parviennent pas (ou peu) à entrer dans la démarche proposée.
10Faire face à des obstacles et les franchir est le propre des situations d’enseignement/apprentissage : ce ne sont donc pas les obstacles eux-mêmes qui posent problème. D’ailleurs, ces étudiants n’ont eu que peu d’occasions, en première, de transformer leurs pratiques discursives et encore moins de moments de réflexion sur celles-ci. Or, la transformation s’inscrit dans la durée d’un travail explicite et progressif ayant pour objectifs6 :
sur le plan de la chronogénèse : la familiarisation avec un nouveau mode discursif scandé, sur le plan temporel (huit mois), par des objectifs d’ordre sociocognitif et d’ordre communicationnel ; sur ce plan, pour certains étudiants, l’évolution est peu ou pas perceptible ; chez d’autres, elle est très nette ;
sur le plan de la topogénèse : construction des places et des positions énonciatives pour l’enseignante et pour les étudiants ; en l’occurrence, pour les étudiants, il s’agit d’apprendre à occuper la position d’un sujet qui vise à prendre une place singulière et critique dans les discours déjà produits et par rapport à eux, donc avec une position de « détachement », de « décollement » au moins progressif7. Sur ce plan, trop souvent, la gestion des objets n’intègre pas l’analyse et la délimitation précise de l’objet de discours ; ne problématise pas la question posée ni ne situe les faits pris en considération dans un ensemble cohérent et pertinent... Pour l’enseignante, il s’agit d’occuper la position de celle qui valorise les acquis, mais aussi qui renvoie l’étudiant à ses ambivalences, à son égocentrisme éventuel (dans l’étayage argumentatif), à ses généralités, à ses tendances prescriptives ; d’occuper également la position de celle qui présente les moyens (techniques, langagiers, argumentatifs, discursifs) de surmonter les obstacles ;
sur le plan de la mésogénèse, de la gestion des objets : ceux-ci doivent être pertinents, socialement et collectivement (pour le groupe) ; objets à gérer non dans l’immédiateté du perçu/vécu/réagi local, mais comme posant un problème qui doit pouvoir être partiellement décontextualisé (problème de l’alcool chez les jeunes aujourd’hui ; question de l’avenir du français dans l’Europe élargie ; question du sens de la jalousie dans le couple sont, par exemple, des questions choisies et formulées par les étudiants) ; l’enjeu ne consiste donc pas à dire du neuf, mais à poser autrement le problème, à élaborer une position neuve pour soi, position qui intègre des données nouvelles.
3. Les causes d’un rapport difficile à l’écrit : résultats d’une enquête
11Pour être en mesure d’agir sur cette situation, il m’a semblé nécessaire de chercher les causes possibles de cette difficulté à franchir les obstacles permettant de s’inscrire progressivement dans une nouvelle communauté (et donc une nouvelle logique) discursive ; et donc d’accepter les ruptures, les transformations que cela implique.
12L’hypothèse des dons et aptitudes individuels insuffisants ne tient pas : ces étudiants ont déjà prouvé qu’ils n’en sont pas dépourvus. Ils sont en outre à l’heure, pour la plupart d’entre eux. L’hypothèse d’une absence de motivation ne tient pas la route non plus : ces étudiants souhaitent réussir leur année et – au minimum – travaillent pour satisfaire aux exigences qui leur sont présentées ; ils vont souvent bien au-delà parce qu’ils reconnaissent qu’il en va de leur crédibilité comme romanistes.
13L’hypothèse de failles dans le dispositif mis en œuvre pour mener cet apprentissage est envisageable, mais insuffisante : une bonne part (majorité) des étudiants en tirent un bon parti et progressent de manière significative.
14Il s’agissait donc de chercher ailleurs, dans l’histoire, l’environnement, les représentations et conceptions des étudiants.
15J’ai ainsi élaboré une enquête8 qui vise à explorer des causes possibles de cette situation : l’origine socioculturelle et les habitudes familiales de lecture-écriture ; les apprentissages de la lecture et de l’écriture (en primaire et en secondaire) ; les conceptions et représentations relatives à l’écrit. Cette enquête (17 pages, y compris la page d’introduction qui présente les objectifs) a été soumise aux étudiants en mai 2004, à la fin du parcours : ce n’est pas vraiment un choix, mais un impératif pratique qui m’a amenée à donner le questionnaire à ce moment. Il a été distribué à 65 étudiants ; 56 ont répondu.
16Je n’ai évidemment pas eu le temps de tout encoder et dépouiller. Pour disposer d’éléments de réponse et de réflexion significatifs pour cette communication, j’ai choisi de dépouiller d’abord quinze questionnaires : dix des étudiants les plus en difficulté et dont les performances ont plafonné (ou même parfois, en fonction de l’accroissement de la difficulté des tâches, se sont détériorées)9 et cinq étudiants dont le parcours a révélé une exploitation optimale de la formation et donc une évolution intéressante dans la direction souhaitée. J’ai ensuite vérifié mes premières hypothèses en dépouillant toutes les réponses à un certain nombre de questions.
17Les résultats vont être présentés en termes de données caractéristiques et de différences entre deux groupes.
3.1. Des profils différenciés
3.1.1. L’origine socioculturelle
3.1.1.1. Les étudiants en difficulté10
18En ce qui concerne l’origine socioculturelle, on trouve une certaine variété correspondant au profil général des étudiants universitaires : peu d’étudiants d’origine « modeste » (ouvriers, agriculteurs), le plus grand nombre appartient aux classes dites moyennes11.
19Une caractéristique est remarquable : les professions qui ont un rapport avec le corps, avec les soins du corps, sont très représentées.
3.1.1.2. Les étudiants « en facilité »12
20Le caractère limité de l’échantillon ne permet évidemment pas de tirer des conclusions générales ; néanmoins, on ne peut s’empêcher de constater les différences non pas tellement en termes de niveau socioculturel, mais en termes de profils professionnels : dans le second groupe, les professions liées à l’exercice de la parole dominent largement (journalisme : deux ; enseignement : trois ; droit : trois) alors que, dans le premier groupe, on retrouve des professions qui n’impliquent pas la même importance du verbe.
21En ce qui concerne le niveau d’études des parents, pour l’ensemble des étudiants, la répartition reste assez proche de ce qui a été relevé pour les quinze étudiants dont les réponses ont été mentionnées : on trouve une dominante de parents qui ont fait des études supérieures et, parmi eux, quinze dont au moins un des parents est enseignant.
22Une donnée parait significative : parmi les seize étudiants qui ont les meilleurs résultats globaux à la session de juin, douze ont au moins un des deux parents enseignant.
3.1.2. La communication (orale et écrite) dans le milieu familial
3.1.2.1. Chez les étudiants en difficulté
Tous ces étudiants baignent dans un environnement familial exclusivement francophone.
Aux questions suivantes visant à savoir si, en famille, on parle beaucoup de toutes sortes de sujets, si, dans la famille, l’écrit est très présent, et si, dans la famille, on lit beaucoup, sept sur dix sont affirmatifs, trois estiment que ces affirmations sont plutôt vraies ou pas vraies13. Les types d’écrits : plutôt journaux, revues, magazines et littérature.
Par contre, à la question de savoir si, dans la famille, on écrit beaucoup, deux étudiants répondent que cette affirmation est vraie trois qu’elle est plutôt vraie, cinq qu’elle n’est pas vraie (trois) ou pas du tout vraie (deux). Chez cinq étudiants, la fonction d’écriture est plus particulièrement dévolue à une ou deux personnes déterminées : à la mère (un), à la mère et au père (un), à la mère et la sœur (un), au père et à la grand-mère (un), à l’étudiant lui-même et à sa sœur (un).
3.1.2.2. Chez les étudiants « en facilité »
23Tous ces étudiants sauf un baignent dans un environnement familial exclusivement francophone. Celui dont ce n’est pas le cas vit dans un milieu francophone cultivé où une seconde langue (la langue d’origine des deux parents) est également pratiquée par tout le monde.
Aux mêmes questions que celles mentionnées ci-dessus, ils répondent tous que ces affirmations sont tout à fait vraies ou vraies. Les types d’écrits : diversifiés parmi lesquels les ouvrages de réflexion et la littérature occupent une bonne place
À la question de savoir si, dans la famille, on écrit beaucoup, quatre étudiants répondent que cette affirmation est vraie, un qu’elle est plutôt vraie Tous répondent que tout le monde écrit.
24Pour l’ensemble des étudiants, en ce qui concerne la question de savoir si, dans la famille, on écrit beaucoup, vingt-six étudiants sur les trente-cinq restants entourent le chiffre 1 ou 2 (on écrit peu ou très peu), et cette réponse ne peut être directement mise en rapport avec le niveau d’études des parents ; se confirme donc l’idée selon laquelle pour la majorité des étudiants, l’écriture ne fait pas partie du quotidien familial.
Commentaire
25Plus que le niveau d’instruction et le niveau social, ce qui fait la différence, ici, c’est la place occupée par l’écrit – en réception et en production – dans la famille. Visiblement, dans cette première partie de l’enquête, la question du passage à l’écriture semble pertinente : chez les étudiants en difficulté, alors que l’écrit est plutôt présent dans la famille, le geste d’écriture n’est pas familier et se limite à des documents administratifs (2), à des listes, des lettres et des documents administratifs (1), à des listes, des documents administratifs et des petits mots (3), à des documents administratifs et des petits mots (1), à des listes, des lettres, des documents administratifs et des petits mots (1) + des rapports (1), ne concerne aucun type de texte ( !) (1).
26Depuis longtemps, un lien a été établi entre « échec scolaire » et « écrit »14, mais pendant longtemps, ce lien n’a pas été mis au centre de la problématique sociologique sur l’« échec scolaire » ; B. Lahire15 a, quant à lui, montré que
Le problème social qui a été cristallisé socialement, historiquement, sous le nom d’« échec scolaire » est [...] la façon dont apparait une contradiction entre la forme sociale scripturale-scolaire caractérisée par un rapport scriptural-scolaire au monde et des formes sociales orales caractérisées par un rapport oral-pratique au monde.
27Dans ce cas-ci, il ne s’agit évidemment pas d’échec scolaire, mais de rapport plus ou moins actif à l’écrit, à l’ordre scriptural, qui favorise un rapport nouveau au savoir16. Ainsi, une continuité existerait entre le rapport à l’écrit tel qu’il est vécu dans le milieu familial et la manière dont l’étudiant s’y inscrit dans son cursus scolaire, même avancé. L’importance du rapport à l’écrit tel qu’il se vit dans le milieu familial a été montrée depuis un certain temps déjà17. Dans ce cas-ci, le rapport serait avant tout soit un rapport de reproduction de formes et de contenus engrangés, notamment dans l’environnement socioculturel ou assimilés dans le cursus scolaire (étudiants en difficulté), soit un rapport de production/transformation des mêmes contenus par un sujet qui s’autorise la position d’auteur (étudiants « en facilité »).
28Néanmoins, ces étudiants ont suivi un long parcours scolaire où l’écrit a joué un rôle important. Comment les apprentissages de la lecture et de l’écriture se sont-ils déroulés/ont-ils été perçus ? Des aspects marquants sont-ils à relever, qui distingueraient les deux groupes d’étudiants et renforceraient (ou au contraire seraient susceptibles d’amoindrir) les différences entre eux ? Nous nous trouvons en effet dans un cas de figure où l’école devrait/aurait dû pouvoir jouer un rôle positif, particulièrement en ce qui concerne l’appropriation de genres spécifiques et l’accession au statut de sujet écrivant.
3.1.3. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture
3.1.3.1. Chez les étudiants en difficulté
29Ces dix étudiants ont appris à lire avec la méthode analytique (sept) ou avec une méthode mixte ; seuls trois disent avoir rencontré quelques (petits) problèmes d’apprentissage de la lecture dont un problème de dyslexie et un de lecture orale ; par contre, cinq disent avoir rencontré de légers problèmes d’apprentissage de l’écriture (orthographe surtout) et deux de sérieux problèmes dont un de dyslexie. Là encore, l’écrit apparait comme plus problématique (voir ci-dessous pour les autres étudiants).
3.1.3.2. Chez les étudiants « en facilité »
30Ces étudiants ont appris à lire avec une méthode mixte (trois) ; avec une méthode globale (un) ; le cinquième ne se souvient pas parce qu’il savait lire en entrant en primaires.
31Quatre étudiants affirment n’avoir eu aucun problème ni dans l’apprentissage de la lecture, ni dans celui de l’écriture ; un étudiant signale avoir rencontré de légers problèmes de lecture (compréhension en lecture silencieuse) et d’écriture.
3.1.4. Souvenirs concernant l’apprentissage de la lecture/écriture au secondaire
32Une part importante du questionnaire concerne ce point. Je n’en retiendrai que quelques aspects parce que je n’ai pas le temps d’analyser dans le détail les réponses aux questions posées et parce que tout n’est pas également pertinent pour mon propos.
33Au moment où j’ai élaboré le questionnaire, je faisais l’hypothèse que les différences entre les étudiants, qui auraient pu avoir un impact sur leurs pratiques ultérieures et sur leur rapport à l’écrit, se situeraient dans la manière dont les apprentissages avaient été conduits, plus particulièrement :
la construction progressive d’une identité de lecteur réflexif, par le travail d’interprétation et d’élaboration du sens, mené à partir des formes et structures langagières ;
la construction progressive d’une identité de scripteur grâce à la fréquence, à la nature des écrits produits et au type de retour donné aux étudiants.
34À l’examen des réponses données par les étudiants aux questions posées, il me semble que là ne se situe pas véritablement l’essentiel même si des différences apparaissent (sous réserve d’inventaire plus détaillé et exhaustif)18.
35Le rapport aux apprentissages antérieurs est moins positif dans l’ensemble chez les étudiants en difficulté. Les mêmes remarques pourraient être faites pour les apprentissages relatifs à l’écrit19 : ils estiment avoir eu moins d’explications avant la réalisation d’un genre de texte donné, des retours moins précis même si, en général, ils trouvent que les écrits qu’ils étaient amenés à produire étaient assez souvent motivants, utiles et/ou intéressants. Notons néanmoins que le mot « flou » est régulièrement choisi par cinq de ces étudiants pour caractériser l’apprentissage de certains genres de texte, particulièrement les rédactions, les textes d’opinion, les résumés ou les dissertations.
36Huit d’entre eux estiment avoir, à l’heure actuelle, des difficultés20 et ils les attribuent à ces apprentissages antérieurs.
Un apprentissage hors situations/hors contexte
37Néanmoins, ce qui me semble le plus révélateur dans les données recueillies, ce sont celles qui concernent la dimension pragmatique des apprentissages langagiers. Il apparait ainsi, d’une part, que les différences entre situations orales et situations d’écrit n’ont pas été beaucoup travaillées : une question concerne l’insistance mise sur les différentes façons de parler selon les contextes et les situations, dans les trois premières années et dans les trois dernières. Et dans un ordre d’idées semblable, une question concerne la mise en évidence des différences entre l’oral et l’écrit avec valorisation de l’un ou de l’autre.
38Chez les étudiants « forts » comme chez les « faibles », ces points ont été peu mis en évidence. Or, on sait à quel point les capacités cognitives mises en œuvre pour parler ou pour écrire sont différentes21. Un trait rassemble d’ailleurs pas mal d’étudiants en difficulté : le fait de traiter l’écrit pas à pas, sans en avoir élaboré une vision globale et anticipatrice d’ensemble, sans avoir un rapport « métatextuel » à son texte.
39Plus significative encore, la réponse concernant les acquis du secondaire22 :
neuf étudiants sur les dix « en difficulté » cochent les cases des items 1 et 3 ;
trois étudiants sur les cinq « en facilité » cochent les mêmes cases, un coche également la 2 et un la 4.
40Pour les trente-sept étudiants restants,
dix-sept étudiants cochent les items 1 et 3, ils estiment qu’on leur a appris à lire et à écrire des textes variés (pas toujours variés pour la lecture : dans plusieurs cas, les étudiants signalent que la lecture a été limitée aux textes littéraires) sans prise en compte du contexte de production ;
six étudiants cochent en outre l’item 2 et huit l’item 4 ;
cinq cochent les 4 items ;
treize étudiants (un peu plus d’un sur trois) estiment donc avoir appris à mettre leur texte en rapport avec la situation.
41Ce qui en découle, c’est que, pour la grande majorité des étudiants, au secondaire, les apprentissages de la lecture et de l’écriture ont été menés la plupart du temps
sans que soit travaillée la spécificité de la gestion de la communication écrite par rapport à la communication orale ;
sans référence à des contextes d’utilisation ou de production. Dans les situations de lecture et d’écriture, les élèves ont eu à comprendre, interpréter, utiliser le langage sans pouvoir apprécier ni expérimenter sa valeur d’action, sans pouvoir saisir son adéquation plus ou moins grande à une situation ;
sans pouvoir repérer ni donc s’approprier la manière dont la situation de communication infléchit l’élaboration et conditionne la stratégie d’exposition ;
sans donc pouvoir se construire une identité de sujet écrivant, conscient des moyens dont il dispose pour prendre sa place dans les échanges discursifs variés qui se multiplient autour de lui.
3.1.5. Conceptions et représentations
42Néanmoins, dernier point qui mérite d’être relevé, à la question de savoir si leur rapport à l’écrit a évolué depuis le début de leurs études universitaires, tous les quinze répondent qu’il est devenu plus réfléchi : c’est le seul item qui recueille autant de réponses. Dans l’ensemble, les autres réponses entourées concernent plutôt des aspects positifs (plus positif : trois ; plus compétent : cinq ; plus diversifié : sept ; plus difficile : trois). Ce point apporte une touche positive dans un ensemble un peu morose : si le rapport à l’écrit est devenu plus réfléchi, c’est peut-être que quelque chose est en train de bouger qui constitue une promesse pour l’avenir, notamment professionnel, de ces jeunes étudiants qui ont encore un bout de chemin à parcourir sur la route de la réflexivité.
43En ce qui concerne la conception de l’écriture,
pour les étudiants en difficulté, l’écriture est d’abord un moyen d’expression de soi et ensuite de clarification de la pensée et des émotions (plus aide pour la mémoire) ;
pour les étudiants « en facilité », la première place est occupée par l’expression de soi, mais, au second rang, viennent la construction de sa propre identité et la conception de l’écriture comme outil pour penser.
44À la question de la fréquence du recours à l’écrit,
cinq étudiants en difficulté sur les dix ne recourent à l’écrit que de manière fonctionnelle. L’écrit est difficile pour six d’entre eux ;
quatre sur les cinq « en facilité » recourent souvent ou très souvent à l’écrit. Celui-ci est pour quatre d’entre eux agréable et facile.
45En ce qui concerne la conception de l’écriture et le rapport à l’écrit des autres étudiants, qui, rappelons-le, restent souvent assez insécurisés par rapport aux écrits à produire en situation universitaire,
onze étudiants mentionnent, à la première place, la conception de l’écriture comme un outil déterminant de la vie intellectuelle/pour penser ; les autres, dans leur grande majorité, mentionnent d’abord les conceptions citées ci-dessus (expression de soi et clarification de ses pensées, aide pour la mémoire) ;
trente-six étudiants sur les trente-sept recourent souvent ou très souvent à l’écrit et parmi eux, vingt-sept le font par plaisir.
Conclusion
46Au point où nous en sommes, nous aboutissons à la constatation suivante : au départ, une première différence de rapport à l’écrit dans la famille. On peut sans doute spécifier celle-ci en posant que, pour les uns, le recours à l’écrit fait partie de l’habitus familial. Il fait sens et est perçu, considéré comme un outil sémiotique pertinent ; plusieurs de ses genres sont couramment utilisés pour communiquer (avec soi-même, entre soi, avec autrui) et pour s’inscrire dans le social. Autrement dit, l’enfant qui grandit dans un tel milieu familial entre dans une communauté qui va, selon toute probabilité, étayer son appropriation du sens et des modalités de ce mode d’utilisation spécifique du langage. Son entrée dans le scriptural en sera facilitée d’autant plus qu’elle fera sens pour lui au-delà de l’apprentissage du code.
47On peut aussi faire l’hypothèse qu’il n’en va pas de même pour ceux dont l’entourage éprouve des résistances face à l’écriture : c’est sans doute l’oral ou l’écrit « spontané » qui reste le mode d’utilisation habituel et privilégié du langage, l’écrit scolaire restant difficile et d’une efficacité peu éprouvée. Ce qui fait défaut à ces étudiants, ce sont des occasions suffisantes d’apprivoiser véritablement l’écrit, des situations où son utilisation apparaitrait comme génératrice d’un nouveau pouvoir, de nouvelles possibilités. C’est sans doute aussi de pouvoir, via l’école, entrer dans une nouvelle communauté de parole, dans l’univers des scripteurs, de ceux qui se donnent une identité par les écrits qu’ils produisent et par lesquels ils trouvent à agir dans le social...
48On comprend mieux à quel point une réforme des programmes était nécessaire. Celle qui vient de se mettre en place, centrée sur les compétences, offre la chance d’améliorer la situation et de contribuer à réduire les inégalités, fussent-elles peu voyantes et difficiles à identifier.
49Néanmoins, il est urgent que, dans cette perspective, se mette en place une formation professionnalisante attentive à cette question du rapport à l’écrit des futurs enseignants (on ne peut donner ce que l’on ne possède pas soi-même, fût-ce un peu). Des pratiques telles que celles mises en place par S. Vanhulle23 avec les enseignants en formation dans les hautes écoles me paraissent à cet égard des plus appropriées et prometteuses.
Notes de bas de page
1 Ce que cela signifie et implique sera développé ci-dessous.
2 J.-C. CHABANNE et D. BUCHETON, Parler et écrire pour penser, apprendre, se construire. L’écrit et l’oral réflexifs, Paris, PUF, coll. « Éducation et formation », 2002.
3 B. SCHNEUWLY, « La construction du langage écrit chez l’enfant », dans Vygotsky aujourd’hui, Neuchâtel/Paris, Delachaux et Niestlé, 1985.
4 Voir à ce sujet, ma communication à Sherbrooke (AIPU, 2003).
5 J.-C. CHABANNE et D. BUCHETON, op.cit.
6 Y. CHEVALLARD, La transposition didactique, Grenoble, La pensée sauvage, 1991.
7 J.-C. CHABANNE et D. BUCHETON, op. cit., pp. 28-29.
8 L’enquête a fait l’objet de tests de validation aussi bien auprès de collègues connaissant ce genre de procédure qu’auprès d’étudiants suivant le même cursus.
9 Et cela, même s’il serait possible d’introduire des nuances en ce qui concerne les compétences, les difficultés et l’évolution de ces étudiants.
10 En difficulté en ce qui concerne l’écrit, mais pour six d’entre eux, en difficulté tout court à la session de juin, ils ont été ajournés (aucun n’a échoué uniquement à cause de ma note qui, pour trois d’entre eux était de 10 sur 20, ce qui permet la réussite).
11 un seul dont les parents n’ont pas dépassé l’enseignement secondaire inférieur et sont employée pour la mère, ouvrier pour le père ;
- un dont les parents n’ont pas dépassé l’enseignement secondaire supérieur et sont employés ;
- six dont les parents (ou au moins l’un d’entre eux dans trois cas, en l’occurrence 2 x la mère, et 1 x le père) ont fait des études supérieures non universitaires : ergothérapeute, histoire de l’art, infirmière (x 2), informatique de gestion, podologue, kinésithérapeute (x 3), graduat en sciences sociales ;
- deux dont les parents ou au moins l’un des deux, le père dans ce cas, ont fait des études universitaires, en l’occurrence, juriste, chirurgien, médecin (ce dernier exerçant actuellement la profession d’ébéniste).
12 Ces étudiants obtiennent de bons résultats à l’ensemble de la session de juin : trois ont une grande distinction et deux une distinction. Sur les cinq étudiants,
- aucun n’est originaire d’un milieu familial « modeste » ;
- un seul dont les deux parents n’ont pas fait d’études supérieures (professions secrétariat, journalisme pour la maman ; journalisme. organisation d’évènements pour le papa) ;
- deux dont au moins un des deux parents a fait des études supérieures (une maman institutrice et un papa juriste) ;
- un dont les deux parents ont fait des études supérieures non universitaires (« régendats » en maths et en français).
13 Pour chaque question de cette série, les étudiants avaient le choix entre cinq possibilités, numérotées de 0 à 4 : 0 : pas vraie, 4 tout à fait vraie.
14 Voir, par exemple, P. BOURDIEU et J.-Cl. PASSERON, La reproduction, Paris, Minuit, 1970, p. 62.
15 B. LAHIRE, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’« échec scolaire » à l’école primaire, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1993, p. 52.
16 É. BAUTIER et J.-Y. ROCHEX, L’expérience scolaire des nouveaux lycéens. Démocratisation ou massification ? Paris, Armand Colin, 1998.
17 B. SCHNEUWLY, op. cit. ; B. LAHIRE, La Raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lille, Presses Universitaires de Lille, Collection Sociologie, « Mutations », 1993, 188 p.
18 Ainsi, les étudiants « forts » ont reçu un enseignement qui insistait davantage sur la connaissance de la norme et de la structure de la langue dans les trois premières années du secondaire.
• Les mêmes étudiants semblent garder des souvenirs plus nets des apprentissages en lecture ; ainsi,
- attention aux moyens langagiers : tous sauf un estiment que cet aspect a fait l’objet d’un travail explicite ;
- attention au sens : tous sauf un estiment que cet aspect a fait l’objet d’une insistance ;
- travaux personnels ce point est moins nettement accentué (1x4, 2x3, 2x2) ;
- les professeurs ont veillé à susciter la motivation pour la lecture : tout à fait (3x4), plutôt (2x2).
• Chez les étudiants en difficulté :
- attention aux moyens langagiers : quatre estiment que cet aspect n’a pas fait l’objet d’un travail explicite ; seuls trois estiment qu’une attention a été portée à cet aspect ;
- attention au sens : cinq (la moitié seulement) estiment que cet aspect a fait l’objet d’une insistance ;
- travaux personnels : ce point est le plus accentué ; six estiment qu’il a fait l’objet d’une insistance ;
- les professeurs ont veillé à susciter la motivation pour la lecture : seuls trois répondent tout à fait ou suffisamment ; trois répondent par le chiffre 1 (peu) et deux par le chiffre 2 (plutôt oui).
19 En ce qui concerne la quantité et la variété des écrits produits, elle semble assez abondante chez la plupart.
20 Telles qu’ils les formulent, ces difficultés apparaissent comme étant en rapport avec la secondarisation des pratiques d’écriture (difficulté à structurer sa pensée, à la rendre communicable pour autrui).
21 B. SCHNEUWLY, op. cit.
22 Cette question était formulée comme suit :
En somme, si je devais résumer l’acquis du secondaire en matière de lecture et d’écriture, je dirais que j’ai appris à (cocher) :
o lire et comprendre des textes littéraires / informatifs / argumentatifs (entourer) ;
o mettre les textes en relation avec la situation de communication dans laquelle ils ont été produits ;
o écrire des textes descriptifs / narratifs / informatifs / argumentatifs (entourer) ;
o écrire des textes variés en prenant en compte le destinataire / la situation de communication.
23 S. VANHULLE, « Comprendre des parcours d’écriture réflexive : enjeux de formation et de recherche », dans J.-C. CHABANNE et D. BUCHETON, Parler et écrire pour penser, apprendre et se construire. L’écrit et l’oral réflexifs. Paris : PUF, coll. « Éducation et formation », 2002, pp. 227-246 ; S. VANHULLE et al., « Des pratiques réflexives en formation initiale, pour une intégration optimale de la théorie et de la pratique », dans Caractères, n° 15, 2004, pp. 19-29.
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