La rupture secondaire/supérieur, une affaire d’écrit ? Quelques considérations et propositions
p. 149-154
Texte intégral
1Comment cerner les difficultés que connaissent souvent les étudiants qui entreprennent des études supérieures ? Et donc, éventuellement, comment les préparer à y faire face ?
2Ce que je vais avancer repose sur les observations que j’ai pu réaliser de textes écrits par des étudiants en début de première année en philosophie et lettres, sur des enquêtes et analyses menées auprès d’étudiants de deuxième année, ainsi que sur des collaborations avec des enseignants de hautes écoles.
1. Un rapport peu stable à la norme – un rapport individuel au langage
3Je commencerai par la référence à une enquête du début des années nonante, réalisée par Théo Hachez et Bernadette Wynants auprès de six cents élèves de cinquième et sixième secondaire, toutes sections confondues1. Les chercheurs ont analysé les écarts par rapport à la norme du français écrit dans 1 200 écrits (deux par élève). Leur conclusion est la suivante : la norme des élèves tend à infléchir spontanément le comportement dans un sens qui est influencé par le contexte (cours de français/cours de science, par exemple). Les auteurs parlent de norme relative ou de norme de marché. Cette norme ne fonde pas sa légitimité sur une représentation construite de la langue, et ses effets sont moins systématiques que ceux de la norme absolue ou instituée.
4Qu’est-ce que cela apporte pour notre question ? Je retiens essentiellement l’idée de norme relative, de norme de marché ; celle-ci éclaire la manière dont on peut comprendre ce qui se passe à l’entrée du supérieur, même si je conçois la notion de norme de manière plus large que ne l’entendaient Hachez et Wynants : il s’agira pour moi aussi bien, sinon davantage, de la norme discursive que de la norme langagière.
5Ce qui me semble être une des causes des difficultés des étudiants qui arrivent en première année dans le supérieur, c’est le type de rapport privilégié (non exclusif) qu’ils entretiennent avec le langage et qui est cohérent avec cette idée de norme relative. Dans beaucoup de cas, ce rapport est fait, pour l’essentiel, d’immédiateté, de proximité : la langue, qu’elle soit orale ou écrite, c’est ce qui fait partie de soi et que l’on possède, avec quoi on a établi un rapport de propriété, même si ce rapport est mal assuré. Elle permet de « s’ex-primer », de se dire, de projeter au-dehors de soi quelque chose de soi et de produire une image de soi ; en quelque sorte, de se percevoir comme dans un miroir. Elle permet certes aussi de « communiquer », particulièrement avec ceux qui partagent le même code expressif.
6Dans cette optique, l’écrit est un medium plus contraignant à beaucoup de points de vue (poids de la norme et donc éventuelle mise en cause de l’image de soi, temps de l’écriture qui demande patience et gestion simultanée de différents niveaux de complexité...), même s’il est également assez gratifiant par la trace qu’il permet de laisser. Si la norme grammaticale et même discursive est relativement malmenée, c’est en raison de toutes ces contraintes, difficiles à gérer de toute manière et qui ne sont guère compatibles avec une conception expressive ou fonctionnelle du langage.
7Certes, à l’école, ces jeunes sont amenés à réaliser d’autres types d’écrits que ceux grâce auxquels ils peuvent exprimer et défendre une opinion ou produire un texte créatif. Certes, dans toutes les disciplines, ils prennent note, ils répondent à des questions (contrôles, examens...) et font des exercices. Et au cours de français, ils apprennent à résumer, à réaliser des fiches de lecture, et produisent d’autres écrits encore. Et ils apprennent, au travers de toutes ces productions, à discipliner quelque peu leur pensée, à entrer dans des codes discursifs précis. Ce n’est assurément pas négligeable. Mais ces usages n’engagent pas nécessairement, pas assez peut-être, un travail de l’écrit comme permettant d’élaborer une réponse autonome et adaptée à des situations diversifiées.
8En outre, jusqu’il y a peu, c’est-à-dire jusqu’au Décret missions et aux nouveaux programmes centrés sur les compétences, les trois dernières années du secondaire étaient – pour ce qui concerne le cours de français – fort centrées sur l’étude des textes et des courants littéraires, donc sur des écrits faisant appel à la sensibilité, à l’imagination, à la participation active du lecteur dans l’interprétation. Ces apprentissages, pour importants qu’ils fussent, pouvaient avoir – et ont encore – comme effet de renforcer le rapport singulier et subjectif des élèves, grands adolescents, au langage.
2. L’entrée dans le supérieur : une rupture dans le contrat de communication et dans le traitement du langage
9Dès lors, à leur arrivée dans le supérieur, confrontés à un contrat de communication sans concession, à une utilisation du langage fort éloignée de l’usage courant, comme de l’usage littéraire d’ailleurs, ils perdent leurs repères qui n’étaient peut-être pas bien assurés. En effet, dans les études supérieures, qu’il s’agisse du discours scientifique ou du discours didactique, toutes disciplines confondues, les étudiants sont censés s’adapter très vite à un contexte dans lequel les codes qui régissent l’utilisation du langage sont tout à fait spécifiques. Rappelons-en quelques caractéristiques bien connues : sur le plan lexical, l’idéal visé est la monosémie ; les termes deviennent des concepts qui ne supportent pas l’imprécision, les connotations, les synonymes ; les enchainements discursifs doivent être compris de manière univoque ; l’organisation discursive répond à des schémas dont le nombre est restreint (question/hypothèses/données/analyse/interprétation/discussion, par exemple) et dont la visée démonstrative est dominante. Surtout, le discours n’admet pas l’implicite, la connivence avec le lecteur. Or, c’est ce sur quoi tablent souvent les jeunes étudiants : ils attendent qu’on comprenne ce qu’ils ont voulu dire/écrire plutôt que ce qu’ils ont effectivement formulé ; ils attendent qu’on rétablisse les chainons manquants de leur raisonnement et qu’on décode l’intention non exprimée de leurs propos.
10En outre, on le sait, le discours scientifique porte toujours, d’une manière ou d’une autre, des traces de présence du locuteur ou du scripteur, mais il ne laisse guère ou pas de place pour l’expression subjective des émotions, des impressions, des opinions. On y assiste à un relatif effacement du sujet de son discours : c’est la règle, le contrat que doit respecter le jeune (et le moins jeune) étudiant s’il veut se faire reconnaitre par la communauté dans laquelle il veut trouver sa place ; c’est la règle à laquelle doit se soumettre le jeune apprenti chercheur.
11Il s’agit donc d’un jeu subtil : on peut éventuellement dire je, mais pas pour parler de soi. Ce dont il faut parler, c’est du réel, mais pas du réel singulier ni du réel perceptible : il s’agit d’un réel construit en fonction de l’objectif de connaissance. Dans le discours universitaire, le réel devient ainsi souvent abstrait, général : on énonce des lois, des régularités, on décode, décrypte les signes pour les faire converger vers une interprétation cohérente... Les transgressions sont sévèrement punies...
12Ce que suppose donc le contexte des études supérieures et particulièrement des études universitaires, c’est un rapport au langage qui se rapproche quelque peu – et parfois assez nettement – de celui que l’on peut avoir avec les langages formels (dont les caractéristiques sont celles qui ont été énoncées plus haut, mais poussées à l’extrême), alors qu’il s’agit, pour la plupart des étudiants, de leur langue maternelle, une langue qu’ils « possèdent » depuis toujours !
13En somme, le nouvel étudiant doit se situer dans un contrat de communication – dont on ne lui explique en général pas les règles – dans lequel il ne semble pas y avoir de place pour le sujet, au moins en surface ; dans lequel une norme, des règles, sont très prégnantes, sans pour autant être la norme inhérente au système lui-même (il s’agit d’une norme pragmatique et pas seulement d’une norme linguistique) ; contrat de communication enfin dans lequel bon nombre d’étudiants ne comprennent pas ce qu’on leur veut.
3. Une triple difficulté
14La difficulté est donc triple : d’abord, celle des rapports d’interlocution à l’œuvre dans le discours universitaire (et les discours assimilés) ; ensuite, celle du mode d’appréhension de la réalité, qui est décontextualisée, privée de ses traits singuliers ; et enfin, celle d’un traitement du langage soumis à des règles qui se situent aux antipodes de celles du langage quotidien. On peut parler de véritable rupture épistémologique qui suppose une adaptation considérable.
4. Transformer le rapport au langage
15En effet, ce que nous – qui baignons (ou avons baigné) dans ce milieu – considérons éventuellement comme allant d’emblée de soi est loin d’être clair pour les étudiants. Beaucoup n’ont pas appris à utiliser couramment le langage de cette manière. En outre, il ne suffit pas de dire ce qu’il en est, d’expliquer quel est le contrat de communication à l’œuvre à l’université ou dans le supérieur, même s’il s’agit là d’un minimum indispensable. En effet, le rapport au langage ne se transforme pas sous l’effet d’une déclaration : se détacher d’une utilisation soit expressive et subjective, soit fonctionnelle et utilitaire, de la langue implique une transformation que je n’hésite pas à qualifier d’identitaire2.
16Il faut savoir en effet que ce type d’utilisation du langage suppose de le traiter de manière distanciée, dé- ou excentrée, et de lui reconnaitre ce pouvoir de produire des connaissances, de constituer un mode autonome de construction du savoir.
17Cela s’apprend sans doute, mais non sans difficulté et, dans ce domaine, l’inégalité entre les étudiants reste forte : ainsi, il y a ceux qui sont nés dans un milieu socioculturel où le rapport au langage est axé sur le vécu, sur les aspects concrets et quotidiens de l’existence, sur les émotions3 ; et ceux qui ont reçu « en héritage » des usages langagiers incluant, par exemple, le maniement de l’abstraction, des idées, mais surtout un rapport ludique ou réflexif à la langue, autorisant de la considérer à la fois comme un outil de construction des relations et un outil de construction de soi et des connaissances. Ces derniers ont, faut-il le dire, une énorme longueur d’avance sur les autres de ce point de vue. Et, une enquête réalisée auprès d’étudiants de deuxième année en lettres le confirme, cette longueur d’avance se maintient au long des études4.
5. Des propositions d’action ?
18Je le sais bien, les études secondaires n’ont pas pour fonction principale de préparer aux études universitaires ni aux études supérieures en général, même si on est en droit d’attendre qu’elles y préparent également. Il ne s’agit pas de cela, mais d’une attente plus générale concernant les apprentissages liés au français.
19Je suis également convaincue que les études secondaires constituent un moment privilégié pour donner aux élèves le gout de la lecture et pour les initier de façon durable aux pouvoirs des textes littéraires, tout particulièrement à leur pouvoir de dévoilement, d’interprétation de la réalité, qu’il s’agisse d’une réalité qu’ils ne connaissent pas (encore) ou d’une réalité dans laquelle ils sont plongés.
20Par ailleurs, il serait du plus grand intérêt que tous les élèves sortant du secondaire se soient véritablement approprié la langue d’enseignement et ses ressources diversifiées, de manière à être capables d’identifier sans trop de difficultés les indices langagiers et discursifs qui caractérisent les multiples contextes d’élaboration des productions langagières auxquelles ils sont confrontés ; de manière également à reconnaitre les diverses situations de communication – y compris les plus formelles – auxquelles ils ont à faire face et à s’y adapter de manière pertinente. Cela suppose un travail de repérage et d’analyse assez fin des traces de présence de l’énonciateur, mais aussi des rapports d’interlocution à l’œuvre dans les productions abordées ; un travail sur la construction de la référence par les différents types de désignation et par les anaphores ; une prise en compte des registres de langage, de la structuration, de la (des) visée(s) illocutoire(s) : s’agit-il d’amuser, de convaincre (et comment ?), d’informer, d’imaginer, de raconter, d’expliquer ? Et à quoi le voit-on ?
21Certes, pour porter des fruits, cette proposition implique que les élèves produisent, apprennent à produire des genres discursifs variés (oraux et écrits), et que ceux-ci fassent l’objet de commentaires explicites aux différents niveaux de la réalisation, et ce en fonction de critères précis liés à la situation et à la visée. Ce n’est qu’à cette condition (outre le travail commun) que chacun pourra se situer et avancer.
22Ainsi, le travail sur les compétences langagières pourrait, au troisième degré du secondaire, mettre l’accent sur la dimension réflexive du travail sur la langue et sur les situations de communication5, de manière à aider les élèves à effectivement s’y retrouver dans les utilisations multiples du langage auxquelles ils sont confrontés chaque jour, à l’école et à l’extérieur de celle-ci6. Cette proposition se situe tout à fait dans la ligne des axes des nouveaux programmes, mais ceux-ci supposent une telle évolution des mentalités qu’il faudra sans doute du temps avant de ressentir les effets de leur application.
23Je reconnais que les enseignants ne sont sans doute pas toujours assez formés à ce travail sur les textes et les discours pendant leurs études de base et qu’aujourd’hui, ils doivent de ce fait consentir un investissement important de formation continuée. Pourtant, dès les années quatre-vingt, des initiatives allaient déjà dans ce sens7, mais elles n’ont, semble-t-il, pas été assez relayées auprès des enseignants pour avoir un impact durable et généralisé.
24« Être à l’aise dans sa langue... » et surtout pouvoir en user de manière adéquate pour faire face aux situations les plus variées ; gouter les plaisirs qu’elle offre et les partager... Les défis que l’enseignement du français a à relever sont importants. Ils nous demanderont sans doute encore beaucoup de temps et d’énergie.
Notes de bas de page
1 « Les élèves du secondaire et la norme du français écrit », Français et société, n° 3, 1991.
2 Sur cette question de la langue comme moyen privilégié de transformation de soi, voir le livre passionnant de J.-Ch. CHABANNE et D. BUCHETON, Parler et écrire pour penser, apprendre et se construire. L’écrit et l’oral réflexifs, Paris, PUF, 2002.
3 Voir à ce sujet les travaux de B. LAHIRE et notamment Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’« échec scolaire » à l’école primaire, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1993.
4 Ainsi, sur les seize étudiants qui ont obtenu les meilleurs résultats à la session de juin 2004, en romane à l’UCL, treize ont au moins un des deux parents exerçant une profession en rapport avec le maniement du langage (enseignant, dans bon nombre de cas). Voir à ce sujet la communication que j’ai présentée au colloque de l’AIRDF en aout 2004 à Québec (voir, dans ce volume, l’article qui suit).
5 J’ai été fort étonnée de constater que des étudiants (2e année de lettres) à qui il était demandé de résumer les acquis du secondaire estimaient, dans leur grande majorité, avoir appris à lire et écrire des textes variés, mais sans que ces textes soient mis en relation avec la situation de communication dans laquelle ils prenaient leur sens.
6 C’est dans ce sens que nous avons essayé de travailler en préparant le Référentiel Langue pour le 2e et le 3e degré (F. THYRION, M. DENYER et L. ROSIER, Français 3e/6e secondaire. Langue. Référentiel, Bruxelles, De Boeck et Larcier, coll. « Parcours et références », 2003).
7 Je pense à la collection « Langages nouveaux, pratiques nouvelles » chez De Boeck-Duculot, avec des ouvrages comme Pour comprendre les lectures nouvelles. Linguistique et pratiques textuelles d’A. FOSSION et J.-P. LAURENT (1981).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Identité professionnelle en éducation physique
Parcours des stagiaires et enseignants novices
Ghislain Carlier, Cecília Borges, Clerx Marie et al. (dir.)
2012
Progression et transversalité
Comment (mieux) articuler les apprentissages dans les disciplines scolaires ?
Ghislain Carlier, Myriam De Kesel, Jean-Louis Dufays et al. (dir.)
2012
La planification des apprentissages
Comment les enseignants préparent-ils leurs cours ?
Mathieu Bouhon, Myriam De Kesel, Jean-Louis Dufays et al. (dir.)
2013
Le plaisir de chercher en mathématiques
De la maternelle au supérieur, 40 problèmes
Laure Ninove et Thérèse Gilbert (dir.)
2017
La pratique de l’enseignant en sciences
Comment l’analyser et la modéliser ?
Manuel Bächtold, Jean-Marie Boilevin et Bernard Calmettes
2017
Vers l’interdisciplinarité
Croiser les regards et collaborer dans l’enseignement secondaire
Myriam De Kesel, Jean-Louis Dufays, Jim Plumat et al. (dir.)
2016
Didactiques et formation des enseignants
Nouveaux questionnements des didactiques des disciplines sur les pratiques et la formation des enseignants
Bernard Calmettes, Marie-France Carnus, Claudine Garcia-Debanc et al. (dir.)
2016
Donner du sens aux savoirs
Comment amener nos élèves à (mieux) réfléchir à leurs apprentissages ?
Jean-Louis Dufays, Myriam De Kesel, Ghislain Carlier et al.
2015
L’apprentissage en situation de travail
Itinéraires du développement professionnel des enseignants d’éducation physique
Ghislain Carlier (dir.)
2015
Le curriculum en questions
La progression et les ruptures des apprentissages disciplinaires de la maternelle à l’université
Myriam De Kesel, Jean-Louis Dufays et Alain Meurant (dir.)
2011
Les voies du discours
Recherches en sciences du langage et en didactique du français
Francine Thyrion
2011