Rien ou presque : quelques « brèves » de Nicole Malinconi ou quand le récit tente de saisir le réel
p. 35-45
Texte intégral
1. Le cadre d’interprétation
1Dans ce texte d’hommage à un collègue gourmand de littérature, je souhaite me permettre, et offrir au lecteur, une dégustation : celle du recueil Rien ou presque de l’auteur d’Hôpital silence et de Nous deux. Et je vais le faire en basant ma démarche sur l’approche de la littérature présentée par Dominique Maingueneau1.
2Maingueneau propose une théorie du fait littéraire à partir de l’analyse du discours. Il choisit d’inscrire l’étude du fait littéraire dans les sciences du langage, avec deux postulats complémentaires : il faut que les sciences du langage s’intéressent à cette part remarquable des discours que sont les discours littéraires, et il faut, parallèlement, que les études littéraires reconnaissent la littérature comme membre à part entière de l’ensemble des discours existants.
3À partir de ces postulats, Maingueneau propose une théorie globale et cohérente de la littérature, qui aurait vocation de servir de cadre général à toutes les lectures qu’on peut en faire par ailleurs. Cette approche articulant l’analyse du discours (ou la théorie de l’énonciation, ou la pragmatique2 et la littérature se présente comme « le tournant discursif des études littéraires »3 dans la mesure où elle propose, au-delà d’une approche pragmatique de la littérature ou d’une simple inscription du fait littéraire dans sa socialité, de redéfinir le discours littéraire lui-même à partir de son mode d’énonciation spécifique, c’est-à-dire en tant que dispositif de communication qui, comme tout autre dispositif, doit gérer, en s’énonçant, les conditions même de son énonciation. L’ambition est donc de répondre aux questions que la critique traditionnelle avait laissées de côté : comment l’émergence des discours littéraires est-elle possible et quel mode d’énonciation caractérise ces types de discours ? Pour répondre à cette question, il ne suffit pas d’envisager, dans une perspective pragmatique traditionnelle, les composantes élémentaires de tout acte d’énonciation que sont l’auteur, le texte et le lecteur, mais il faut introduire toute la dimension institutionnelle du fait littéraire lui-même, comme tiers participant aux conditions mêmes de la situation de communication et pris en compte par le discours produit. Ainsi, chaque œuvre littéraire se signale comme littéraire en prenant en charge, dans son texte même, le contexte qui la rend possible et qu’elle contribue, par là même, à transformer.
4Avec l’analyse du discours, il s’agit donc de passer de la focalisation sur l’auteur, puis sur le texte, à une centration sur le processus de communication en tant que tel. Celui-ci est constitué non seulement de l’échange entre l’auteur et le lecteur par le biais du texte (la littérature comme processus différé de communication, de l’écriture à la lecture), mais également par l’institution littéraire comme tiers constitutif de l’énoncé lui-même. Ceci, dans la mesure où, à la fois l’institution littéraire rend l’œuvre littéraire possible, et celle-ci, dans sa configuration même, porte la trace de son inscription au sein de l’institution littéraire, qu’elle transforme en retour.
2. L’inscription de l’œuvre de Nicole Malinconi dans l’institution littéraire
5Nicole Malinconi commence à écrire en décembre 1984. Le manuscrit de son premier livre, les Mots perdus de l’hôpital (titre initial), est déposé dans la boite des éditions de Minuit, sur le conseil de J.-P. Lebrun, son compagnon. Elle envoie également le manuscrit au Seuil et chez POL. D’emblée, et avec raison, elle vise haut. Certes, depuis le début des années 1980, la Communauté française de Belgique existe comme entité politique et culturelle qui s’est dotée d’un montage institutionnel visant la promotion des lettres, montage « simple et efficace, cohérent et solidaire en ses parties »4. Mais il reste que la Belgique francophone n’offre qu’une diffusion restreinte et une audience assez confidentielle.
6En quarante-huit heures, Jérôme Lindon accepte le manuscrit. Le livre – sous le titre d’Hôpital silence – sort en septembre 1985, dans la collection « Documents » qui « comprend des livres hautement contestataires comme La question de Henri Alleg (sur les tortures que lui a infligées l’armée française en Algérie) [...] »5 ; cette inscription situe sans doute Malinconi davantage comme auteure « engagée » que comme écrivaine. Mais pour Nicole Malinconi, c’est déjà une reconnaissance de son travail d’écriture. « Être publiée par les éditions de Minuit, pour Nicole Malinconi, a été une révélation brutale »6.
7En France, le livre ne suscite guère de réactions, même s’il reçoit le soutien appuyé de Marguerite Duras que Nicole Malinconi avait découverte peu de temps auparavant et qui a été pour beaucoup dans son désir d’écrire7. Dans un article publié dans L’Autre journal, Marguerite Duras reconnait la dimension littéraire du texte. Mais c’est en Belgique francophone que le livre reçoit un accueil très favorable ; il est même finaliste pour le prix Rossel.
8Avec ce premier livre, Nicole Malinconi prend place dans l’institution littéraire, mais un peu de guingois : elle se voit publiée dans une grande maison d’édition française et soutenue par un écrivain important du « centre », mais son travail n’est pas vraiment reconnu en France ; par contre, en Belgique, elle concourt d’emblée pour un prix littéraire important. On peut peut-être voir là la conséquence d’un double désir : d’une part, celui qui consiste à se situer au plus près d’une réalité sociale et langagière proche, celle de la Belgique francophone (même si celle-ci n’est pas nommée), et d’autre part, celui qui la pousse à se connecter avec la vie littéraire française, susceptible d’apporter une légitimité et une audience plus grandes.
9Quoi qu’il en soit, son ancrage belge a visiblement joué dans la réception : la force, la singularité de son texte ont pu être mieux perçues en Belgique francophone. La question de l’IVG.8 y avait suscité pas mal de remous dans les années 1970 : le docteur Willy Peers, avec qui Nicole Malinconi a travaillé à l’hôpital provincial de Namur, a eu des démêlés importants avec la justice pour avoir déclaré qu’il en pratiquait dans son hôpital. L’ouvrage ne prend pas directement position sur la question – ce qui aurait pu entrainer des réactions négatives – mais montre, de manière apparemment détachée, les effets ravageurs du silence et de la négation de la souffrance des femmes. Les médias francophones ont réservé un bon accueil à l’ouvrage en mettant en avant à la fois le caractère authentique9 du témoignage (« vécu ») et sa dimension littéraire ; la dimension politique ou engagée ne s’est pas imposée en premier lieu, ce qui a sans doute facilité la réception. Il n’en reste pas moins que, par ce premier livre, Nicole Malinconi se situe au cœur de la problématique « belge », celle d’un rapport difficile, non pas avant tout à la langue, mais au verbe, à la parole, et à la relation qui la fonde.
J’allais dans ces chambres-là aussi [celles où les femmes accouchaient ou venaient pour une opération, ndla]. Là aussi, régnait cette surdité, cette non-rencontre entre une parole du corps, ou son silence, ou son angoisse, et le discours neutre des soins, qui, au fond, faisait taire le premier10.
10La suite de la carrière littéraire de Nicole Malinconi s’est située dans la ligne de ces débuts : Jérôme Lindon refuse les manuscrits suivants, son audience reste limitée en France alors qu’en Belgique, elle devient assez vite une écrivaine reconnue. À cet égard, le prix Rossel, qui lui est décerné en 1993 pour Nous deux, publié chez les Éperonniers, dans la collection littéraire « Maintenant ou jamais »11 confirme, comme si besoin en était, ses qualités littéraires. Elle a trouvé sa place, sur un territoire limité, certes, mais une place à part entière, dans le sens où cette reconnaissance lui vient d’un monde littéraire francophone de Belgique, qui connait une vitalité et un épanouissement importants12.
11Ses œuvres sont étudiées par des intellectuels reconnus. En 2004, avec trois autres auteurs importants des lettres belges13, elle a été l’invitée de la Chaire de Poétique de l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve). En somme, elle est devenue une valeur sure des lettres belges francophones, une écrivaine qui s’est imposée en donnant parole et pensée aux sans-voix, aux victimes ou plus simplement à ceux qui sont habituellement ignorés des instances parlantes reconnues (femmes, immigrés, gens simples...). En cela, elle fait peut-être vibrer la fibre sociale wallonne. Elle rend compte, dans ses textes, d’une double appartenance (mère belge, père italien), d’un enracinement/déracinement, d’un partage qui correspondent bien à une composante de l’identité belge francophone (l’entre-deux, le métissage ou le non-pur).
12Si elle a réussi à se faire une place singulière et reconnue dans les lettres belges francophones, c’est sans doute aussi, surement, par son écriture dont toute emphase est bannie et dont – en surface du moins – elle s’absente volontiers ; une écriture par moments proche du ressassement, saccadée, qui évoque parfois une parole impersonnelle, venue de nulle part, comme la voix d’une collectivité. Ses livres, écrits le plus souvent au présent et à la troisième personne, recourant beaucoup aux paroles rapportées (sous des formes très variées), rendent ses personnages très présents pour le lecteur et très proches de lui, j’y reviendrai.
13Je pose donc que l’œuvre de Nicole Malinconi est en adéquation avec le lieu où elle est reçue et s’épanouit, en étant appelée par lui, dans une interaction incessante14.
3. Rien ou presque : le recueil et son espace associé
14L’œuvre qui sera prise en compte ici est peu connue, mais fort intéressante pour une approche fine de l’univers malinconien. Éditée en 1997 chez les Éperonniers15, c’est le sixième volume publié par Nicole Malinconi et son premier recueil de textes brefs. Il est aujourd’hui épuisé. Cette publication confirme le statut de l’auteure, dans la mesure où il ne parait pas imaginable de publier un livre aussi peu commercial s’il n’a pas été écrit par un écrivain déjà (re)connu.
15L’espace associé, que nous allons examiner maintenant, comprend, dans la terminologie de Dominique Maingueneau, « tous ces textes d’auteur qui accompagnent les œuvres »16. Il les répartit en deux catégories : d’abord ceux qui assurent une dimension de figuration (c’est-à-dire la construction d’une identité créatrice sur la scène du monde) et qui regroupent les textes de régime élocutif17 comme le journal intime, le récit de voyage, les souvenirs d’enfance, etc. Ensuite, ceux qui assurent une fonction de réglage, « par laquelle ce créateur négocie l’insertion de son texte dans un certain état du champ et dans le circuit communicationnel » : ce sont plutôt les genres paratextuels et métatextuels18 qui sont ici concernés.
16Dans l’espace associé, qui assure la fonction de réglage, nous prendrons en compte le titre, la mention du genre et le texte liminaire du recueil. Le titre, Rien ou presque, signale d’entrée de jeu une œuvre minimaliste, l’intérêt pour l’infime, le (quasi) non-existant sur le plan quantitatif et/ou pour l’insignifiant, le quelconque, sur le plan qualitatif. Le ou qui relie les deux termes est correctif (et non disjonctif) : il atténue la radicalité du rien, concède que ce n’est pas tout à fait rien, mais qu’on n’en est pas loin19. Ceci se verra précisé lorsque nous aborderons les textes eux-mêmes.
17Sous le titre, une mention du genre dans lequel sont rangés les textes du livre : brèves. Le terme renvoie au journalisme (« Information brièvement annoncée »20) et produit ainsi une sorte de double télescopage : on se situe du côté du réel (et non de la fiction), mais en même temps, on est dans la fiction, puisqu’on ne peut s’empêcher de lire en palimpseste qu’il s’agit de nouvelles, le nom brève étant un raccourci pour « nouvelle brève ». Nous comprenons donc que le recueil présente des textes littéraires qui entretiennent un rapport avec la réalité, à la manière des courtes informations – considérées comme d’importance secondaire – relatées par les journalistes. Toujours l’entre-deux.
18Ces brèves – au nombre de soixante, réparties en quatre rubriques structurantes – comportent le plus souvent deux à trois pages, mais la plus longue, la dernière, dépasse les vingt (« Le désastre ordinaire », pp. 192-2l8). La nouvelle éponyme du recueil n’est pas la première (pp. 45-46) ; elle effectue un parcours de « Un bruit » perçu au-dehors à « Ce n’était rien. Il faut croire », après une attention extrême portée à cet instant où l’oreille perçoit un bruit inhabituel, « [d]ébris insignifiant tombé là, au milieu de la soirée que l’on passait, ou de la nuit » (p. 45).
19Le texte liminaire de la première partie, la plus longue (150 pages), se présente comme une explication, un commentaire du titre (repris en haut de la page). Il est formulé au conditionnel – « Ce seraient comme [...] » – qui crée un effet d’irréalité, d’incertitude, renforcé encore par le comme : celui-ci installe une comparaison (ou une analogie) destinée à suggérer plus qu’à affirmer. La suite renvoie à l’idée de « brève » :
[...] des instants fugitifs, des épisodes ordinaires que l’on oublie, / pas même inscrits dans la mémoire, peut-être, / le plus souvent inaperçus même, parmi tout ce qui s’aperçoit.
20Mais l’insistance se porte surtout sur l’idée de sauvetage : il s’agit de mettre l’accent – même brièvement – sur ce qui risque de ne pas exister ou de disparaitre faute d’attention, faute d’un regard. Remarquons l’importance de l’adverbe même, deux fois repris dans la phrase, et qui souligne doublement le caractère fugace et apparemment « in-signifiant » de ces instants. Le rien, c’est ce qui s’abolit et tombe dans le néant parce que pas enregistré, pas aperçu.
21La deuxième phrase, tout aussi atténuée – « Parfois, ils laisseraient apparaitre comme une vérité [...]21 » – donne néanmoins la raison d’être de l’attention accordée à ces « riens ou presque riens » : ils recèlent peut-être parfois – pour qui sait le (perce) voir – un principe actif, une source de savoir... qui permet une révélation fugitive, mais celle-ci n’arrive pas nécessairement.
22Avec ces deux phrases, cette brève, on est véritablement dans le rien ou presque... dans la recherche de l’infime, avec la (petite) révélation qu’il peut contenir, mais sans certitude aucune. Sauver, amener à l’existence, ces petits riens, ces signes de quelque chose d’imperceptible qui fait (éventuellement) sens. L’axe du recueil est définitivement tracé : c’est une « Écriture du réel », qui trouve son origine dans la réalité, dans les vies, les histoires qui ont traversé les siennes (p. 63). L’image de l’auteure ainsi esquissée – fidèle à elle-même – est celle d’un écrivain qui, par l’écriture, donne existence à ce/ceux qui n’est/ne sont généralement pas jugé(s) digne(s) d’être (re)marqués, d’être parlé(s).
4. La paratopie
23Dominique Maingueneau range les textes littéraires parmi les discours constituants, ceux qui « sont en charge de ce que l’on pourrait appeler l’archeion d’une collectivité »22. Ce mot associe intimement le travail de fondation dans et par le discours, la détermination d’un lieu associé à un corps de locuteurs consacrés et une élaboration de la mémoire23. Les discours constituants détiennent par ailleurs le privilège de se légitimer en réfléchissant dans leur fonctionnement même leur propre « constitution ». Ils ont encore une autre particularité : celui qui les énonce entretient, avec la société dans laquelle il se trouve et avec l’espace littéraire24, une relation d’appartenance problématique. Ni à l’intérieur ni à l’extérieur, il ne peut véritablement s’assigner une place. C’est ce que Maingueneau désigne sous le nom de paratopie et qu’il voit comme « une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu »25, dans laquelle s’origine l’énonciation, notamment littéraire26. Cette paratopie se manifeste sous des formes très variées : elle peut concerner l’identité (familiale, sexuelle ou sociale), le temps (voir, par exemple, les figures de l’anachronisme que sont l’archaïsme et l’anticipation), le lieu (dans les figures de l’errance, de la marge, du nomadisme, de l’exil...) ou la langue (comme dans le cas extrême des écrivains qui adoptent une autre langue que leur langue d’origine pour écrire).
4.1. Une identité énonciative en creux
24Qui regarde, entend, éprouve, dans Rien ou presque ? Tout au plus un on, mais le plus souvent personne : les faits et leur succession sont enregistrés par un observateur apparemment pas ou peu impliqué. Il s’y prend un peu comme s’il s’agissait d’un procès-verbal, d’une prise de notes, avec, ici ou là, une notation qui traduit (trahit) une impression (comme dans « visage de singe » ci-dessous). Les groupes nominaux, définis ou non, sont dominants ; ils désignent et caractérisent en quelques traits le personnage, la réalité saisie. Les actions sont élémentaires, la dimension narrative est minimale ou absente ; de prime abord, rien n’invite à l’identification ou à la complicité :
La femme aux yeux bridés, son enfant. Elle pousse devant elle la poussette et l’enfant dedans. Petit, ses yeux bridés. Elle aussi, petite [...] (début du texte « Le vent », p. 9).
Dans le hall de la gare. Une vieille femme en pantalon, maigre, avec un sac noir en bandoulière. Elle est ridée. Elle a un visage de singe, sans regard. Ses cheveux rassemblés dans la nuque [...] (début du texte « La cigarette », p. 30).
Ce qui pénètre le regard. Ce qui entre dans les yeux dès qu’on les ouvre. Tout quand on y pense. Partout où ils se posent, les yeux voient, est-ce qu’on y pense ? [...] (début du texte « Aperçu », p. 138).
25Cet observateur ne manifeste pas sa présence ou se dissout dans l’impersonnel : n’importe qui pourrait – semble-t-il – voir, entendre, éprouver ce qu’il perçoit. Ou plutôt, dans leur simplicité lapidaire, presque banale, les notations s’imposent de telle sorte que chacun est amené à faire sien le point de vue, à se glisser dans la peau de ce on et à l’accompagner dans son mouvement, jusqu’au surgissement du détail signifiant, jusqu’à la bifurcation, l’éclairage inattendu.
Les choses qu’on dit à table, dans les familles, quand le cercle familial est parfait, adéquat,
que l’on a la certitude,
grâce à eux tous,
du bien de ce que l’on dit,
l’assurance d’une grande plage où dire les choses.
Plage circonscrite,
entourée de barbelés (« Harmonie », p. 34).
26L’énonciateur tend donc à ne pas s’impliquer dans son énoncé ; il supprime tout intermédiaire entre la réalité présentée et le lecteur ; celui-ci est alors, en quelque sorte, conduit à prendre l’énoncé à son compte et à faire sienne la perception proposée. Pour faciliter ce « transfert », Nicole Malinconi recourt, en général, à des petites notations très dépouillées qui semblent capter au plus près ce qui est perçu ou ressenti, sans jugement, sans réflexion apparente, comme le ferait un photographe ou un sismologue. Il s’agit de s’intéresser au réel plus anodin, celui que chacun connait, et de saisir ce qui en émerge, ce qu’il révèle. En somme, des mots sont mis (pour nous) sur ce qui nous échappe et qui recèle un fragment de beauté, d’humanité ou de vérité.
27Il y a donc bien paratopie, lieu paradoxal d’énonciation, puisque, d’une certaine manière, celle qui écrit amène le lecteur à adopter son point de vue et à voir ce qu’il n’aurait pas vu/perçu sans elle. Un énonciateur qui s’efface pour permettre au coénonciateur de voir mieux, autrement, le réel, ou de mieux se voir. Une position analytique en somme, puisque l’écrivaine fait émerger du sens là où seules des apparences nous requièrent.
28Pour éviter la simplification, il faut tout de même noter que les « brèves » recèlent une grande variété de positions énonciatives : l’une d’elles est écrite à la première personne (« En Provence », pp. 115-119), plusieurs autres, à la deuxième personne du pluriel et notamment « Vue du train » :
Il fait une lumière de convalescence.
Respirer suffit.
L’étendue verte vous brule au dedans
ainsi que les troncs inertes.
Sans les mots inadéquats,
Vous seriez végétal (p. 65).
29Ici, le vous, qu’il soit vu comme dédoublement de l’énonciateur ou comme adresse au lecteur, signale explicitement l’invitation à s’approprier le point de vue adopté. En outre, la référence faite au rôle des mots tend à renforcer (légitimer) la position de l’écrivaine.
30Dans « Autoroute », on a une combinaison des première et deuxième personnes du pluriel, combinaison qui redouble l’importance accordée au regard et particulièrement au fait d’être vu :
Vous avez vu comme nous roulons, comme nous filons dans nos automobiles ?
[...]
Et voir comme nous voyons, vous avez vu ? [...] (pp. 52-53).
4.2. Objets, temps et lieux : une paratopie de l’insignifiance du non-lieu et de l’intemporel (contemporain)
31Ce qui est objet d’attention, c’est – sauf dans les cinquante dernières pages27 – l’anodin, l’insignifiant, l’habituel, l’ordinaire : une vieille femme dans un hall de gare, deux femmes qui promènent leur bébé, un bruit inhabituel, la rencontre d’un homme et d’une femme dans une réception, un repas de famille, un voyage en voiture, un départ en avion, une réaction face à un tableau (non précisé) d’un peintre hollandais, etc. Toutes ces réalités sont connues de chacun ou presque et, en général, jugées peu dignes d’intérêt pour elles-mêmes. Elles sont amenées à l’existence, acquièrent soudain un statut d’objet littéraire légitime. Qu’il s’agisse d’un bref rire complice entre jeunes mamans, des regards posés sur les fesses d’une passagère d’autobus, d’un instant de nostalgie dans une rue, d’un bref instant de vie dans le visage d’un être perdu, d’un abandon du corps dans un tram... De ce point de vue, une parenté peut être établie avec les Tropismes de Nathalie Sarraute, mais Nicole Malinconi radicalise la démarche, dans la mesure où son attention se porte sur un éventail de réalités apparemment plus banales, et pas uniquement sur les relations qui s’établissent entre les êtres, quasiment à leur insu.
32Temps et lieux : pas d’ancrage ou un ancrage qu’on pourrait appeler générique, qui situe globalement : « C’était avant la guerre » (p. 21) ; « C’est un enfant qui a pris la photo. Il a dix ans. Il l’a prise à Paris, dans un parc. C’est en 1904 [...] » (« Le ballon », p. 38) ; « [...] Ville autrefois protégée par les eaux, par le Grand Fleuve allant vers l’Est et l’affluent du Grand Fleuve finissant là sa course. [...] » (« Au confluent », p. 62) ; « En Provence » (p. 115) ; « Bord de Meuse » (p. 120). Quelques noms propres connus (Edward Hopper, Henry Lartigue, Zoran Music) constituent également des repères.
33Rien ou presque se signale ainsi par un grand détachement vis-à-vis des repères spatiaux et temporels : hier, aujourd’hui, demain ; ici, là-bas (Arménie, Burundi) ne constituent pas des données vraiment déterminantes. Et pourtant, nous sommes bien aujourd’hui, et c’est dans le présent que Nicole Malinconi manifeste son désir de sauver ce qui, sans elle, se perdrait.
4.3. Une langue désossée, ramenée à sa plus simple expression
34Nicole Malinconi tente, par son écriture, de rendre compte de la manière la plus directe, la plus simple et dénuée d’artifice, de ce qui est perçu, et de l’impression causée. Comme pour ramener le langage à sa pure fonction désignative, référentielle et faire jaillir le sens des notations les plus élémentaires. Dès lors, ses énoncés sont parfois elliptiques (nominaux et/ou adjectivaux) ; elle use de répétitions qui signalent une insistance ou une avancée par approximations successives, comme lorsqu’on s’attarde ou se reprend pour ajouter une précision, une information (voir ci-dessus, p. 36, les trois extraits qui se succèdent : « Le vent »...) ; elle recourt beaucoup, comme dans la langue orale, aux présentatifs (c’est, il y a, ça) ou à des tournures familières en comme ou comment :
[...] Pourtant, tu le reconnais entre tous à cause de son parler étranger, de comment il tourne la langue française, [...] (« Héritage », p. 69).
35Cette utilisation minimaliste de la langue, cette volonté d’éviter tout effet littéraire et d’écrire « comme une pauvre », pourrait-on dire, sans aucune idée péjorative, se trouve en correspondance à la fois avec le désir d’atteindre ce qui ne retient habituellement pas l’attention – désir de réhabilitation donc – et avec la volonté de simplement faire voir/percevoir, de sorte que le lecteur s’approprie le point de vue. Il y a là un rapport singulier à l’écriture littéraire qui se voit dépouillée de tous ses effets, et une grande distance par rapport aux formes les plus (re)connues. Ce style rappelle, certes, celui d’autres écrivaines comme Duras ou Sarraute, mais ne peut leur être assimilé.
36Paratopie du creux, de l’infime, de l’insignifiant qui finit par signifier quand même ; paratopie du retrait apparent de son propre langage, de son propre univers ; paratopie d’un langage tâtonnant centré sur le constat épuré. Nicole Malinconi met au cœur de son univers, de son verbe, un non-lieu singulier, celui qui consiste à dire l’inexistant (aux yeux de la plupart) et à le faire exister par lui- même, par sa propre force, sans l’autorité de celui qui dit. Il y a là une affirmation à la fois du pouvoir du verbe et de sa fragilité et en même temps de son impérieuse nécessité pour humaniser la moindre parcelle d’existence.
Conclusion
37Pour terminer, je souhaite brièvement (faute de place) poser la question de l’intérêt et de la pertinence de concepts unificateurs comme ceux de Maingueneau pour aborder une réalité aussi foisonnante et multiple que la littérature. Si on voit bien que ces concepts ne valent que par l’analyse précise de la situation relative d’un écrivain dans son époque et dans son contexte de communication, on observe également qu’ils offrent une voie d’interprétation assez productive : ils permettent en effet de comprendre et d’articuler aussi bien des positions relatives à l’institution littéraire que des positions énonciatives et stylistiques spécifiques ou encore des visions du monde particulières. En cela, Maingueneau a contribué à dynamiser l’étude de la littérature et des œuvres littéraires.
Notes de bas de page
1 D. MAINGUENEAU, Le Contexte littéraire, Paris, Dunod, 1993, et Le Discours littéraire, Paris, Armand Colin, 2004.
2 Dans Le Discours littéraire, Maingueneau utilise de préférence la notion d’« analyse du discours », mais les trois domaines lui paraissent indissociables. Tout au plus peut-on y voir une différence de focalisation : l’analyse étudie le discours en tant que produit, l’énonciation tente d’en saisir le processus de production et la pragmatique s’attache à ses effets.
3 Voir le colloque organisé par Ruth Amossy et Dominique Maingueneau en septembre 2002 à Cerisy-la-Salle et qui prétendait être le pendant du colloque de 1966, fédérateur de la Nouvelle Critique : L’apport de l’analyse du discours.. un tournant dans les études littéraires ? (http://www.ccic-cerisy.asso.fr/discoursO2.htrnl). Suite à ce colloque, voir l’article de D. MAINGUENEAU pour la revue en ligne Vox poetica (2002), ainsi que les actes du colloque (L’analyse du discours dans les études littéraires, sous la dir. de R. AMOSSY et D. MAINGUENEAU, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2004) et l’entretien qui en rend compte dans la même revue en 2004 (http://www.vox-poetica.com/entretiens/mainamoss.html). Voir également F. THYRION et S. MARLAIR, « De l’énonciation des discours littéraires à leur lecture en classe de français », dans C. CONDEI (dir.), Le discours français : perspectives linguistiques et littéraires, Numéro spécial des Annales de l’université de Craiova, an X, 2006.
4 J. DUBOIS, « L’institution de la littérature », dans J.-P. BERTRAND et al., Histoire de la littérature belge francophone 1830-2000, Paris, Fayard, 2003, pp. 499-511 (p. 502).
5 M. ZUMKIR, Nicole Malinconi, l’écriture au risque de la perte, Avin, Luce Wilquin, 2004, p. 30.
6 Ibid.
7 Ses autres auteurs favoris sont Flaubert, Sarraute, Beckett, Jean Rouaud, Leslie Kaplan, Marie Redonnet ; cf. ibid., p. 23.
8 Interruption volontaire de grossesse.
9 C’était d’autant plus facile que, d’emblée, l’auteure a été présentée comme ayant travaillé en milieu hospitalier (dans le service du Dr Peers) et ayant écrit son livre à partir de son expérience. Or, l’intérêt du public pour les témoignages se manifestait déjà.
10 N. MALINCONI, « Écriture du réel », dans G. MICHAUX (dir.), Roman-récit. Colette Nys-Mazure. Nicole Malinconi, Jean-Luc Outers, Caroline Lamarche, Carnières - Morlanwelz, Lansman, 2006, p. 55-98 (p. 61).
11 Un autre prix Rossel, La faute des femmes de J.-C. BOLOGNE, a été publié dans cette même collection. Comme Hôpital silence, en 1996, Nous deux a été réédité en 2002, chez Labor, dans la collection « Espace Nord », tous deux avec une lecture de Jean-Marie Klinkenberg.
12 J. DUBOIS, op. cit., p. 511.
13 Caroline Lamarche, Colette Nys-Mazure et Jean-Luc Outers.
14 Voir ce qu’en dit M. QUAGHEBEUR dans « De l’ambiguïté à l’ouvert ? Soixante ans de littérature belge (1940-1999) » : « La distance pudique, grave mais vibrante, qui caractérise son style révèle à la fois une voix de femme attentive aux interstices de l’histoire ; de Wallonne attentive aux interstices des mots et des gestes ; de fille de père immigré attentive aux interstices du sujet profond » ; ou encore C. GRAVET et P. HALEN dans « Sensibilités post-coloniales » : « [...] Malinconi doit être située, de fait, au carrefour entre l’écrit littéraire et les questions les plus lancinantes du monde contemporain ». Ces deux articles ont paru dans C. BERG et P. HALEN (dir.), Littératures belges de langue française. Histoire & perspectives (1830-2000), Bruxelles, Le Cri, coll. « Histoire », 2000, p. 249 et 557.
15 Dans la suite de l’article, seuls le titre du texte et la pagination seront indiqués entre parenthèses. Cette maison d’édition renommée pour la qualité des textes publiés a été rachetée par le groupe Labor en 2004 ; voir T. HABRAND, « Tour du monde de l’édition belge », dans Le Carnet et les instants, n° 140, 2006.
16 D. MAINGUENEAU, Le Discours littéraire, op. cit., p. 113.
17 Cette notion renvoie, toujours selon D. MAINGUENEAU, au fait que « la littérature entremêle deux régimes : un régime qu’on pourrait dire délocutif ; dans lequel l’auteur s’efface devant les mondes qu’il instaure, et un régime élocutif, dans lequel "l’inscripteur", "l’écrivain" et la "personne", conjointement mobilisées, glissent l’une sur l’autre » (ibid., p. 110).
18 Cet espace associé se distingue du paratexte de Genette dans la mesure où il comprend uniquement les textes attribués à l’auteur.
19 II est à noter que, sur le plan syntaxique, ce titre fait écho au titre de la collection dans laquelle le livre parait, titre qui se trouve sur la couverture également : « Maintenant ou jamais ». Mais ici, le ou est disjonctif et propose une alternative.
20 Le Robert, éd. 2003, p. 302.
21 « [...] le temps de leur passage, le temps d’un bref dessillement des yeux. Ou même pas ».
22 D. MAINGUENEAU, Le Discours littéraire, op. cit., p. 47.
23 Ibid.
24 Celui-ci étant constitué des trois plans : un réseau d’appareils, un champ (lieu de confrontation entre des positionnements esthétiques) et une archive où se mêlent intertexte et légendes (ibid., pp. 70-71).
25 lbid., pp. 52-53.
26 Les autres discours constituants sont les discours philosophiques et les discours scientifiques.
27 C’est-à-dire les deux dernières parties du recueil, celles qui portent les titres de « Guerres » (pp. 167-190) et « Désastres ordinaires » (pp. 191-218).
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