Langage et authenticité dans Les Tropismes de Nathalie Sarraute. Points de vue contrastés
p. 23-33
Texte intégral
1Nathalie Sarraute est l’auteur d’une œuvre difficile, sans concession aux modes et aux gouts du temps. Elle poursuit depuis plus d’un demi-siècle une exploration qui se situe aux confins du dicible et qui cherche à rendre compte de zones d’existence généralement laissées au second plan ou observées de plus loin (chez Proust, par exemple)1. Ses premiers textes, dont il sera question ici, actualisent déjà l’essentiel de son projet ; en une suite d’épures d’une extrême rigueur, ils tracent un parcours dont la portée n’a pas toujours été bien perçue.
2Sarraute a commencé à écrire son premier livre, Tropismes, en 1932 ; elle y a travaillé – avec une année d’interruption – jusqu’en 1938. Elle a eu du mal à faire reconnaitre ce recueil puisque « [l]e livre s’est promené d’éditeur en éditeur de 1937 à 1939 avant d’être publié par Robert Denoël »2. Ainsi qu’elle le dit elle-même, à une ou deux exceptions près, personne ne voyait ce qui lui paraissait évident. De fait, l’ouvrage parut dans l’indifférence générale : il reçut une seule critique, dans La Gazette de Liège, due à la plume de Victor Moremans qui a su y déceler « l’échantillon avant coureur d’une œuvre dont l’acuité et la profondeur nous surprendront peut-être un jour »3. D’ailleurs, en 1947, le livre suivant de l’écrivain, Portrait d’un inconnu4, préfacé par Sartre, connut le même sort : une seule critique, de François Erval, dans Combat. Ce n’est qu’à partir de Martereau (1953) que l’intérêt s’éveille. Et pourtant, à ce moment-là encore, des critiques comme André Wurmser et Roger Nimier restent tout à fait imperméables au projet de l’écrivain.
3À partir de 1947, et parallèlement à son activité littéraire, Nathalie Sarraute publie dans les Temps modernes et la N.R.F. des essais qui seront réunis et publiés en 1956, sous le titre L’Ère du soupçon. Elle y formule ses idées sur les impasses du roman et suscite l’intérêt de Robbe-Grillet. On connait mieux la suite : « [...] quand Tropismes, réédité aux éditions de Minuit, est sorti en même temps que La Jalousie, Émile Henriot a appelé ces livres "nouveaux romans" »5.
4Ces quelques précisions historiques montrent déjà que le projet littéraire de Nathalie Sarraute s’inscrit nettement dans une époque donnée, à un moment de transformation du genre romanesque, mais qu’en même temps, il possède sa logique propre, irréductible à un mouvement, à une doctrine. D’ailleurs, tout bénéfiques qu’ils furent pour l’audience de l’écrivain, les parrainages de Sartre et de Robbe-Grillet ont sans doute contribué à dissoudre quelque peu la spécificité de sa démarche en suggérant des parentés là où il n’y avait qu’affinités sur des points particuliers.
5L’écrivain revendique en effet son appartenance à la génération du soupçon, celle de la modernité, mais en même temps, elle clame sa recherche d’un langage essentiel « chargé de sens au plus haut degré possible »6. Elle déclare qu’« à aucun moment [elle] n’[a] cherché à délivrer des messages »7 et, sur ce point, on n’a d’ailleurs aucune peine à la suivre. Mais d’autre part, lorsqu’elle précise ce qu’elle poursuit dans ses œuvres, elle insiste beaucoup sur le fait qu’il s’agissait d’« investir dans du langage une part, si infime fût-elle, d’innommé », de cerner « ces mouvements dont l’attrait [...] résidait dans le fait qu’ils ne portaient et ne pouvaient porter aucun nom »8. Beaucoup de critiques, se fondant sur une interprétation assez littérale de ces déclarations, comprennent dès lors qu’elle vise bien un contenu (encore innommé). Et ils tentent de cerner le sens de son entreprise en utilisant des catégories aptes, selon eux, à en valoriser la portée.
1. À la recherche des tropismes
6On le sait, Sarraute a placé ce qu’elle appelle les tropismes au centre de sa recherche ; son effort vise à « faire exister ces mouvements, ces tropismes, ces drames difficilement perceptibles à l’intérieur de chaque conscience »9. Et elle s’est abondamment expliquée à ce sujet10. Selon elle, cet innommé, cet informulé qu’elle essaie d’atteindre, dont elle essaie de rendre compte, consiste en des états mouvants, troubles et insaisissables sur lesquels le langage exerce un terrorisme, qu’il écrase11. Donc, ce qu’elle pressent et vise, c’est tout ce qui, en chacun, existe comme mouvements subtils et complexes, ce « qui n’est que fluidité, mouvance », mais ne se formule pas de manière explicite, directe ; tout ce que le langage conventionnel est destiné à cacher, mais qui affleure quand même sans que l’on s’en rende compte.
7En s’expliquant, Sarraute a fourni à ses critiques/exégètes des catégories et des données fort utiles pour les éclairer sur son projet, sur ses intentions qui, pour beaucoup, ont longtemps constitué une énigme. Néanmoins, elle a, ce faisant, préparé les instruments d’une interprétation peu autonome, très dépendante de ses propres déclarations. Celles-ci ont souvent été considérées comme exprimant la vérité de l’œuvre alors qu’elles énoncent la compréhension que l’auteur a de son faire et de son intention lorsqu’il écrit. Plus particulièrement, la scission et même l’opposition entre deux niveaux de l’être, à savoir l’enfoui, le non-dit, l’informulé, d’une part, et le conscient, le langagier, d’autre part, a donné lieu à des discours qui me semblent relever du malentendu, notamment en ce qu’ils aboutissent à lire les textes de Sarraute, et particulièrement Tropismes, à partir d’une vision substantialiste de l’être.
8Cette vision, héritière, le plus souvent, pour ses références essentielles, de la philosophie existentialiste, se centre sur le propos des textes, sur leur message qui est vu comme le révélateur d’une quête existentielle portant sur l’être. Dans certains cas (chez Micheline Tison-Braun particulièrement), l’enjeu consiste tout à la fois à mettre en relief la nouveauté formelle de l’œuvre et à dissocier Sarraute des nouveaux romanciers qui ont systématisé la rupture qu’elle-même a voulue et réalisée plus d’une décennie avant tous les autres. Sartre avait d’ailleurs semblé donner le feu vert à ce genre d’approche en 1947, lorsqu’il concluait sa préface de la façon suivante :
Pour moi, je pense qu’en laissant deviner une authenticité insaisissable, en montrant ce va-et-vient incessant du particulier au général, en s’attachant à peindre le monde rassurant et désolé de l’inauthentique, elle a mis au point une technique qui permet d’atteindre, par-delà le psychologique, la réalité humaine, dans son existence même.
9Plus tard et parmi d’autres, Micheline Tison-Braun, en 197112, André Allemand, en 198013 et Gaëtan Brulotte, en 198414, ont écrit à propos des tropismes (et/ou des Tropismes) des pages toujours passionnantes, mais qui, d’une manière ou d’une autre, font référence à une conception dualiste ; celle-ci oppose et met en tension deux niveaux séparés de l’être, le profond et le superficiel, qui correspondent plus ou moins au hors-langage et au parlé. L’articulation se réalise par le biais de la notion d’authenticité (chez M. Tison-Braun)15, de vie (A. Allemand), de pureté16 (G. Brulotte). Ces trois notions interviennent dans des analyses fort différentes, mais elles remplissent une fonction analogue et renvoient toutes trois à une qualité ou une donnée de base de type psychologique ou philosophique.
10L’idée d’authenticité, qui a connu la meilleure fortune à propos de Sarraute, renvoie à « la qualité de ce qui ne peut être controversé », « de ce qui est intrinsèquement et éminemment vrai, pur »17 : ainsi, les notions se croisent ; et en effet, selon Micheline Tison-Braun, l’univers de la micropsychologie exploré par Sarraute « est fascinant, d’abord parce qu’il est vrai, et surtout parce qu’il nous permet d’assister à ce miracle : la naissance de la conscience, avant sa transformation par la pensée rationnelle »18. Sarraute atteindrait donc quelque chose de la vérité des phénomènes et de la vérité de l’être. Elle saisirait ce bref instant où la pensée émerge, mais n’est pas encore langage, celui où images, sensations et émotions se forment dans l’esprit, mais ne sont pas encore verbalisées. Ainsi, ce qui affleure à la conscience et n’est pas encore mis en mots est valorisé comme vrai, comme vivant. De manière analogue, pour Gaëtan Brulotte, cette
substance anonyme et commune à tous les êtres, Sarraute l’appelle justement de ce nom dynamique maintenant si répandu et emprunté à la biologie (ce n’est pas un hasard) : le tropisme. Ce mot désigne, on le sait désormais, notre vie psychologique à l’état naissant avec ce qu’elle a encore d’enracinement organique. C’est l’ensemble de nos réactions élémentaires face aux phénomènes ambiants et qui ne sont pas articulés en langage, qui ne sont pas encore codés, qui sont purs [sic]19.
11Il y aurait beaucoup à dire sur des points particuliers de ce commentaire et notamment sur cette idée de substance anonyme commune à tous les êtres, qui serait donc soustraite au langage et la même pour tous20. À partir de cette substance s’élaborerait la vie psychique, se construirait le codage, interviendraient les influences extérieures qui « mouleraient » cette réalité première. Dans cette optique, le langage devient suspect : il trahit ce que l’être possède de plus profond et de plus pur parce qu’il est conventionnel et que, de ce fait, il simplifie, pétrifie. « Quelque chose, là, palpite » dit Sarraute « qui devra, plus tard, se durcir et se masquer pour vivre, mais qui maintenant, dans sa faiblesse et sa vérité première, participe, en deçà de toute esthétique, de toute morale, au miracle des commencements », commente Tison-Braun21.
12L’idée sous-jacente à tous ces commentaires est celle d’une saisie des phénomènes à un plus grand niveau de profondeur, qui s’atteindrait par une traversée des apparences langagières ; on se trouverait donc face à une recherche de ce qui n’est pas encore corrompu, durci par la pensée rationnelle et par le langage. L’œuvre est dès lors vue comme dévoilement toujours à recommencer d’une vérité cachée, ce qui en soi pourrait ne pas faire difficulté, mais cette vérité est intégrée à des couples notionnels antithétiques, inadéquats à leur objet dans la mesure où ils renvoient à une conception de l’être comme substance – qui possèderait donc des traits permanents résistant au changement – ou comme essence.
13Ce qui est méconnu, dans ce cas, c’est le fait que, d’emblée et de part en part, la réalité humaine est façonnée par le langage, est prise dans les filets du signifiant. L’humain n’est donc jamais hors langage, et même si toute une partie de sa vie psychique reste informulée, ce qui n’est pas douteux, elle est informée par les réseaux signifiants dans lesquels le sujet s’est trouvé pris dès avant sa naissance. Par ailleurs, si le langage est vecteur d’inauthenticité, il demeure également la source et le moyen d’une éventuelle authenticité. Celle-ci n’est en effet pas à rechercher dans une couche de l’être où celui-ci serait davantage lui-même parce que moins soumis aux influences extérieures ; une possible authenticité se situe dans la prise en compte des deux scènes sans cesse présentes dans les attitudes et les paroles humaines : celle de l’inconscient qui dit le désir et le rapport à l’Autre et celle de la communication courante faite de rationalité, de sociabilité plus ou moins conventionnelle, qui a tendance à le masquer, à le travestir.
2. Les (dé)tours du langage dans Tropismes
14Nathalie Sarraute insiste bien sur le fait que le langage constitue un obstacle redoutable pour atteindre ce qu’elle cherche à cerner. De fait, on ne peut que reconnaitre avec elle que, dans ses premiers textes au moins, le langage de la socialité, celui qu’utilisent les êtres parlants qu’elle fait exister, non seulement est marqué du sceau d’une extrême conventionalité, mais en outre, est donné comme mensonger : il sert à la fois à jouer un rôle convenu et à dénigrer, à écraser, à tromper, à rassembler de manière illusoire, à subjuguer, à en imposer... C’est particulièrement visible dans Tropismes.
15Cette focalisation sur la tromperie du langage et par le langage conduit à exhiber les rapports de dupes dont il est l’instrument ; sont ainsi mises en avant les manifestations d’un rapport à autrui qui se caractérise par sa spécularité. Le plus souvent, les parleurs de Sarraute ne visent en effet qu’une chose : neutraliser l’autre, le réduire à soi, y trouver une confirmation, un renforcement de leur propre image. Ils sont captifs de l’imaginaire et de la dimension répétitive du langage : celui-ci ne sert pas à parler, mais à chercher le même ou à posséder, c’est-à-dire annihiler. Les formulations en témoignent, qui usent abondamment des expressions toutes faites, des redites, des stéréotypes, des variations sur un même thème, etc. Il faut éviter à tout prix d’être atteint par l’autre, de connaitre la blessure symbolique ; la prise en compte du désir d’autrui pourrait en effet réveiller une angoisse, signaler le manque. Ces stratégies d’évitement correspondent à ce que les critiques appellent le superficiel, l’inauthentique.
16Un autre registre existe bien, celui de ce que Sarraute appelle la sous-conversation : il concerne les éléments non verbaux qui accompagnent la parole, la suscitent, lui répondent ou en tiennent lieu, dans ces situations où le sujet est annihilé, ignoré, qu’il s’agisse du parleur ou de son vis-à-vis. Ces signes, notés de manière scrupuleuse – gestes compulsifs, attitudes corporelles, expressions du visage, images et discours intérieurs, affects... –, sont les indices multiples et parfois infimes qui montrent, le plus souvent à l’insu de ceux qui sont concernés, ce qu’il en est de leur non-rapport à l’autre ou de leur rapport angoissé à sa présence qui pourrait signifier la coupure, la séparation ; dès lors, ce qui se manifeste, c’est la soumission ou la domination, la duplicité ou la fascination...
17Ainsi, ce à quoi Sarraute est attentive, ce n’est pas à une plus grande profondeur ni aux mystères de l’être ; elle ne dépasse pas les apparences, mais elle les décode, elle s’intéresse à l’ambivalence du langage, à ses non-dits, à sa double signification ; et surtout, elle montre que, le plus souvent, ce qui se dit ne révèle qu’une face tronquée de la réalité, qu’un autre langage s’énonce, parallèlement ou de manière autonome. Elle exhibe donc la manière dont la conversation à la fois véhicule des informations sur la réalité, se présente comme une interaction relativement anodine et est pétrie de messages parallèles qui tissent entre les parleurs des rapports dont ils n’ont pas ou peu conscience. Ces rapports se nouent d’ailleurs aussi bien par les attitudes et la gestuelle que par la parole. La force de ces textes, mais aussi l’énigme qu’ils posent découlent de la manière dont leur propos est mis en scène : des attitudes caricaturées, des paroles anodines ou peu compréhensibles, obsessionnelles (XV), inquisitrices... On l’a assez dit : rien d’intéressant.
18À chaque fois, cependant, les indices relevés, notés avec précision, forment un ensemble extrêmement parlant dont la signification est laissée en suspens, comme le montre bien André Allemand22. Elle est à la fois cachée et transparente... cachée parce que non dite et même apparemment inexistante : l’écrivain dit la vacuité, la banalité, le non-sens ; transparente dans la mesure où derrière cette scène où se jouent les êtres (le plus souvent à la fois à eux-mêmes et aux autres), il en est une autre que la première dissimule et exhibe à la fois parce qu’elle en est le langage. Les signes visibles sont véritablement les témoins de l’invisible, mais inversés, indirects ou tronqués, en un mot méconnaissables.
3. Quelques figures de l’« inauthentique » ou du désir assassiné
19Les croquis, les tableaux esquissés dans Tropismes sont tellement stylisés – ramenés à quelques significations essentielles, mais foisonnantes – et leur propos mis en relief par des images grossissantes, que le lecteur et même le critique peuvent avoir de la peine à reconnaitre là une réalité familière : ce qui est dépeint leur semble étrange (r) parce que le mécanisme mis à nu est voilé par les métaphores. En outre, un effet de similitude contribue encore à brouiller les pistes : les Tropismes sont tous différents et, en même temps, un jeu de rappels se dessine progressivement. Pour singulières qu’elles soient, les vingt-quatre scènes du recueil offrent parfois des analogies entre elles : elles dessinent les figures toujours renouvelées de quelques modes de relation fondamentaux à soi et aux autres. Ainsi, des regroupements s’amorcent lorsqu’on en considère les enjeux.
20Dès lors, un classement, qui ne tient pas compte des nuances liées au point de vue, dégagerait quatre grands types de tropismes.
211. Le premier groupe comprend les textes de l’attente infinie et angoissée d’un évènement indéterminé ; ce sont les scènes de l’immobilité, de la fascination par le répétitif, les textes de l’absence de relation, du silence (même lorsque quelques paroles s’échangent). C’est sous ce signe que s’inaugure le recueil avec le Tropisme I auquel s’associent le III, le V, le XVI et le XVII. Les humains y sont à peine humains : leurs actions sont celles de larves, d’automates, d’êtres confinés dans un espace-temps totalement quadrillé et prévisible. Ici, autrui n’existe pas et s’il existe, ses moindres manifestations sont insupportables (Tropisme III). Le désir est mort. L’aliénation et les symptômes qui la manifestent sont saisis dans leur singularité (petits gestes réitérés, envoutement par le semblant, par le mécanique, paralysie) ; en outre, les prolongements effrayants en sont suggérés par deux fois dans la personne d’enfants qui semblent déjà contaminés par l’absence (I et XVII) :
Et les petits enfants tranquilles qui leur donnaient la main, fatigués de regarder, distraits, patiemment, auprès d’eux, attendaient (p. 12).
22Et :
Il restait là, agglutiné, et, plein d’une avidité morne, il absorbait ce qu’ils disaient (p. 104).
23La désespérance ou la résignation y est poussée à l’extrême. C’est la mort dans la vie parce que le sujet a abandonné ses prérogatives de sujet vivant et parlant, de sujet d’un désir autonome. Il s’est laissé tuer par ce qui, dans son existence, l’appelait à l’oubli de sa condition.
242. Dans le prolongement, nous situerons les Tropismes X, XI, XII, XIII (le XVIII se situe entre les deux catégories : l’immobilité est soutenue par un savoir fermé sur lui-même) qui peuvent être vus comme le négatif des précédents : y sont mis en scène des êtres qui ont trouvé un moyen de se leurrer, de nier l’angoisse et la perte au lieu de se laisser paralyser par elles. Ce moyen, c’est la parlerie insignifiante (X) ou la course pour se « vêtir de rien » qui fait partie de la « vie des femmes » (XIII), c’est la rapacité dans le rapport au savoir ou à la culture (XI), c’est la réduction du génie, sa standardisation, sous couvert d’autorité et de savoir (XII). Autrement dit, il s’agit d’un discours ou d’une manière d’être qui prend la place de ce qui manque pour dénier la blessure symbolique.
25Le mécanisme est particulièrement mis en évidence dans le Tropisme XI : un être (elle) s’est approprié ce qu’il pense être la solution de l’énigme du destin individuel et des choix qu’il invite à faire, des valeurs qu’il invite à reconnaitre. Confondant désir et pouvoir/savoir, dans un rapport de fascination à d’autres qui lui semblent détenteurs de ce qu’elle convoite, elle s’est approchée, a flairé, rampé insidieusement vers eux, « comme un cloporte, [...] comme une chatte qui se pourlèche et ferme les yeux devant le pot de crème déniché » (p. 69). Dès lors, elle a compris le secret, elle connait « l’échelle des valeurs », a découvert
« le vrai de vrai ». [...] Maintenant elle le savait. Elle s’y tiendrait. On ne l’en délogerait plus. [...] Toute « l’intellectualité ». Il la lui fallait. Pour elle. Pour elle, car elle savait maintenant le véritable prix des choses. Il lui fallait l’intellectualité (p. 69).
26Ce qui est ainsi formulé, c’est un rapport à l’objet comme proie, comme chose à débusquer et dérober pour s’en nourrir et rester collé à elle, dans une relation gloutonne et indistincte où le sujet se confond avec ce qu’il désire.
Ils étaient ainsi un grand nombre comme elle, parasites assoiffés et sans merci, sangsues fixées sur les articles qui paraissaient, limaces collées partout et répandant leur suc sur des coins de Rimbaud, suçant du Mallarmé [...] (p. 71).
27Les images qui renvoient à des animaux répugnants et gluants, se nourrissant de la substance d’autrui, figurent puissamment ce rapport fantasmé de possession à l’objet qui tient lieu de tout (ce qui manque).
283. Ensuite, dans les Tropismes qui mettent en scène des relations explicites entre des êtres (masculin/féminin et singulier/pluriel se croisent), deux grands axes se dégagent, et d’abord celui de la tyrannie, exercée généralement par un être sur un ou plusieurs autres, une tyrannie sournoise et irrésistible. La tyrannie (ou le chantage) s’exerce de multiples manières, elle prend des visages inattendus parce qu’elle s’appuie sur une histoire qui a tissé entre les êtres des liens complexes et ambigus où chacun tente d’obtenir les satisfactions qui lui importent, mais où également un rapport de force s’instaure. Des nuances imperceptibles de comportement enclenchent à nouveau tout le processus figé de ces relations bloquées. Ainsi, par le biais de quelques mots, d’une expression, d’un mouvement, d’une attitude, le plus souvent anodins, tout est dit : ces signifiants menacent et terrorisent parce que, dans ce contexte-là, pour ces êtres-là, ils renvoient à la privation d’amour, à la séparation, au rejet. La demande d’amour des uns est ainsi exploitée par les autres pour satisfaire leur besoin de puissance, de jouissance sadique :
Quel épuisement, mon Dieu ! Quel épuisement que cette dépense, ce sautillement perpétuel devant lui : en arrière, en avant, en avant, en avant, et en arrière encore, maintenant : mouvement tournant autour de lui, et puis encore sur la pointe des pieds, sans le quitter des yeux, et de côté et en avant et en arrière, pour lui procurer cette jouissance (IV, p. 29).
29Cette métaphore d’une danse incessante et épuisante, figure du pouvoir exercé par un il sur des elles qui « ne cessaient de regarder en lui une baguette qu’il maniait tout le temps comme pour les diriger, qu’il agitait doucement : comme un maitre de ballet » (p. 27), manifeste de façon voyante et explicite le pouvoir exercé sur les corps et sur la parole sans que rien, ou presque, ne se manifeste clairement. Il y a asservissement au désir supposé de l’autre, consentement implicite à l’abdication de soi. Et la baguette, outre qu’elle est celle du maitre de ballet, apparait également comme celle qui flagelle (les enfants, les élèves) ou celle qui brandit l’exigence de satisfaction phallique. Ces signes particuliers, inopérants sur les « étrangers » (VI), agissent puissamment sur ceux à qui ils sont destinés. Les Tropismes de la tyrannie sont le IV, le VI, le VII, le IX, le XIV et le XV.
304. L’autre versant de ces relations étranges qui se nouent entre les êtres mis en scène par Nathalie Sarraute, est celui de l’absorption, de la dévoration, de l’efface-ment : dans huit Tropismes (II, VIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV), ce qui se joue, c’est l’anéantissement, la chosification d’un sujet qui perd toute consistance et se voit nié jusque dans ses peurs :
[...] ne pas leur faire sentir, ne pas leur faire sentir un seul instant qu’on se croyait différent. Se plier, se plier, s’effacer : « Oui, oui, oui, oui, c’est vrai, bien sûr », voilà ce qu’il fallait leur dire, et les regarder avec sympathie, avec tendresse, sans quoi un déchirement, un arrachement, quelque chose d’inattendu, de violent allait se produire [...] (II, pp. 17-18).
31La différence, si minime soit-elle (voir XXII), la non-conformité est biffée, supprimée parce qu’elle pourrait raviver une blessure, rappeler qu’on n’est pas tout et surtout témoigner de cet appel du sujet à rejoindre son désir singulier. Les images utilisées forment un réseau d’une grande cohérence : par le biais d’actions physiques présentées en gradation et qui nomment très exactement la manière dont l’emprise s’exerce, elles suggèrent ce rapport de manipulation et d’incorporation (ou l’inverse, comme dans la première citation ci-dessous où l’on a une pénétration insidieuse, une possession sournoise).
[...] comme une sorte de bave poisseuse leur pensée s’infiltrait en lui, se collait à lui, le tapissait intérieurement (II, p. 17) ;
[...] le besoin douloureux, irrésistible, de les [les êtres frais et jeunes ndla] manipuler de ses doigts inquiets, de les palper, de les rapprocher de soi le plus près possible, de se les approprier (VIII, p. 51) ;
Ils le prenaient et ils le trituraient, le retournaient en tous les sens, le piétinaient, se roulaient sur lui, se vautraient (XIX, p. 111) ;
Et quand ils le voyaient qui rampait honteusement pour essayer de se glisser entre eux, ils abaissaient vivement leurs mains entrelacées et, tous s’accroupissant ensemble autour de lui, ils le fixaient de leur regard vide et obstiné, avec leur sourire légèrement infantile (XXIV, p. 140).
32Dans ces deux dernières séries, quatre tropismes contiennent un rêve ou une tentative de libération (II, XIV, XXI, XXII) : ceux-ci se manifestent chez l’être ou les êtres tyrannisés ou sujets à des manipulations, en proie à l’étouffement. Ils consistent en pensées de révolte (II, XXI), en paroles provocantes (XIV), en gestes clandestins (XXII). Fondamentalement, rien ne change, mais au moins, quelque chose subsiste des aspirations du sujet à s’affirmer ; il n’a pas tout oublié ou renié de lui-même.
33Ce qui se développe ainsi au fur et à mesure des textes, c’est un recensement des moyens par lesquels les êtres, quels qu’ils soient, s’évitent eux-mêmes, évitent la rencontre avec l’autre et s’utilisent mutuellement pour reproduire et conforter des schémas imaginaires hors desquels ils se sentiraient menacés. D’où l’éternel présent, d’où l’imparfait de répétition : rien n’arrive, rien ne change, on est toujours dans la fascination, la possession (de l’autre ou par l’autre), la revendication insatisfaite, la soumission, le même. Le langage ne remplit pas sa fonction symbolique, séparatrice. Il est instrument au service d’un désir mortifère. Ce désir se manifeste dans l’utilisation du langage, mais il se joue souvent d’abord dans une mise en scène corporelle23.
34En somme, Sarraute montre la manière dont les humains sont dépossédés de leur langage, mais aussi de leur corps, de leurs gestes et de leur comportement, aliénés qu’ils sont à des représentations d’eux-mêmes comme entités closes, inentamées, imperméables ; ou au contraire, ce qui, d’un certain point de vue, revient au même, subordonnés, soumis au discours et au corps de l’autre. Et ici, on ne peut que souligner le bonheur avec lequel l’écrivain utilise la métaphore pour désigner ce qui, de fait, échappe à la conscience et montre en l’être un autre que lui, étranger et puissant ; un autre qui trouve toujours le moyen de se manifester et de détourner le désir d’être soi et seulement soi, sujet marqué par la blessure et le manque. La métaphore, par le déplacement de sens qui la constitue, rend compte de manière très parlante de cette autre scène du langage ; elle dit comment le corps est traversé par des signifiants qui le condamnent à rester captifs d’une angoisse ou d’un désir pulsionnel régressif, qu’il soit de complétude ou d’agression.
35C’est donc bien une perte de sens qui est au cœur des Tropismes – et des œuvres qui suivent – une perte de la maitrise du sens, une mise en évidence de la manière dont l’être, la conscience, échappent aux humains alors même qu’ils se veulent remplis de certitude. Cette saisie d’une structure qui enserre les existences et moule la parole et les gestes est on ne peut plus moderne. Et en même temps, elle est au cœur du sens et de l’authenticité puisqu’elle débusque une des illusions tenaces qui nous habitent, un des pièges de la communication, celui qui nous fait voir le même dans l’autre et nous rend captifs d’une parole en miroir.
Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet, A. ALLEMAND, L’Œuvre romanesque de Nathalie Sarraute, Neuchâtel, La Baconnière, 1980, p. 25.
2 Voir N. SARRAUTE et M. SAPORTA, « Portrait d’une inconnue, conversation biographique », dans L’Arc, n° 95, 1984, p. 8.
3 Cité dans « Contrepoint critique », dans L’Arc, n° 95, 1984, p. 24.
4 Paris, Gallimard.
5 N. SARRAUTE et M. SAPORTA, op. cit., p. 20.
6 « Ce que je cherche à faire », dans J. RICARDOU et F. VAN ROSSUM-GUYON (dir.), Nouveau Roman : hier et aujourd’hui, Paris. U.G.É., vol. 2, 1972, p. 27.
7 Ibid., p. 34.
8 Ibid., pp. 34-35.
9 Ibid., p. 7.
10 Voir notamment : « Nouveau Roman et réalité », dans Revue de l’Institut de Sociologie, Université libre de Bruxelles, XXXVI, 1963, pp. 431-441 ; « Ce que je cherche à faire », op. cit., pp. 25-71.
11 « Ce que je cherche à faire », op. cit., pp. 35-37.
12 Nathalie Sarraute ou la recherche de l’authenticité, Paris, Gallimard.
13 L’œuvre romanesque de Nathalie Sarraute, op. cit.
14 « Tropismes et sous-conversation », dans L’Arc, n° 95, 1984, pp. 39-54.
15 Et dans le Dictionnaire des littératures de langue française de J.-P. de BEAUMARCHAIS, D. COUTY et A. REY, paru chez Bordas (Paris) en 1994 : « Chez Sarraute, l’écriture va donc se placer résolument en ces lieux mêmes de l’authentique où se forment les mots » (p. 2278).
16 M. ALPHANT, dans l’Encyclopaedia Universalis (Paris, Encyclopedia Universalis, 1992), parle d’une écriture qui cherche « la possibilité d’un usage vigilant, peut-être d’une innocence de la parole » (vol. 20, p. 597).
17 Trésor de la langue française.
18 P. 12 ; c’est moi qui souligne.
19 P. 44 ; je souligne.
20 Il est vrai que cette citation révèle une grande proximité avec ce que Sarraute dit elle-même : « Le personnage de roman ne pouvait que détourner sur soi notre attention, enfermer dans un moule qui ne pourrait pas la contenir cette substance fluide qui circule chez tous, passe des uns aux autres, franchissant des frontières arbitrairement tracées », dans « Ce que je cherche à faire », op. cit., p. 35.
21 Qui reprend elle aussi le discours de la romancière : « Sur ces mouvements innombrables, innommables, subtils et complexes, le langage convenu pose aussitôt la plaque de ciment de ses définitions », ibid., p. 37.
22 Op. cit., p. 54.
23 Et ici, on ne peut que relever cette affirmation étonnante de l’essai de Micheline TISON-BRAUN, que je n’ai vue contestée nulle part : « il n’est jamais question de complexes sexuels chez Sarraute » (p. 48) et « les petits désirs immondes » qui grouillent ne sont « nullement freudiens » (ibid.). Il n’est peut-être pas question de complexe, mais pour ce qui est de la sexualité, elle est omniprésente, non la sexualité génitale adulte, mais une sexualité diffuse qui traverse les générations et les sexes : voir les Tropismes XV (petite fille et vieux messieurs) ; VIII (vieux monsieur et petit garçon) ; IX, p. 57 : « Elle était accroupie sur un coin du fauteuil, se tortillait, le cou tendu, les yeux protubérants : [...] » ; XII, p. 75 : le professeur du Collège de France qui farfouille « avec la dignité des gestes professionnels, d’une main implacable et experte, dans les dessous de Proust ou de Rimbaud » ; IV, p. 29, dernier paragraphe déjà cité : « Quel épuisement, mon Dieu ! Quel épuisement que cette dépense, ce sautillement perpétuel devant lui [...] pour lui procurer cette jouissance ».
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