Chapitre 2. Une sociologie langagière de la migration
p. 67-113
Texte intégral
1. Les migrants et leurs langues
1.1. Une préoccupation de linguistes ?
1Ce n’est que tardivement que l’Europe a découvert que l’immigration présentait de l’intérêt pour l’étude des pratiques langagières. Tabouret-Keller soulignait à la fin des années 1980 que « le contact des langues, leurs mélanges, les langues ‘mixtes’ ou ‘hybrides’, les situations bilingues ou plurilingues, tout ceci reste à l’écart des intérêts dominants jusqu’au-delà de nos années 60 » (Tabouret-Keller, 1988 : 18). Les problématiques du bilinguisme, du plurilinguisme et encore davantage des parlers bilingues sont en effet restées dans l’ombre des préoccupations de linguistes attachés à décoder, analyser, catégoriser les langues en se souciant peu de faire interagir l’un et le multiple dans une dynamique pluridisciplinaire (Gadet et Varro, 2006). La remarque de Tabouret-Keller citée ci-dessus évoque probablement, sans la mentionner explicitement, la situation de la recherche européenne. En avançant l’objet de ce constat d’une dizaine d’années, on découvre que cet état de fait était bien réel y compris en Amérique du Nord, jusqu’à la parution en 1953 de l’ouvrage d’Uriel Weinreich, Languages in Contact, suivie de très peu par celui d’Einar Haugen, The Norwegian Language in America : A Study in Bilingual Behavior (en 1953 également).
2S’ensuivirent un grand nombre de publications, liées à la fois à un intérêt pour l’analyse linguistique – souvent descriptive, d’inspiration distributionnaliste américaine – et pour celle, plus sociologique, des formes d’assimilation des immigrants. Dans un article publié pour la première fois en 1938 (et réédité en 1978), Haugen s’était efforcé de montrer l’importance de l’étude des parlers des immigrants, qu’il s’agisse de dialectes ou de langues, ce dans le contexte américain. Il ne cachait d’ailleurs pas son irritation devant le fait que très peu de chercheurs, historiens de l’immigration et linguistes, s’étaient jusqu’à présent intéressés au processus de migration qui fait qu’une personne acquiert une double culture (ou une culture mixte) et par là même voit sa langue s’adapter aux nouvelles réalités auxquelles elle doit faire face : « c’est par un étiolement lent et incessant que chaque étranger s’est transformé en Américain, idée après idée, mot après mot »1 (Haugen, 1978 : 1). Il réitéra plus tard, dans son étude du comportement bilingue des immigrants norvégiens aux États-Unis, son étonnement devant le fait que ce phénomène, qui touchait pourtant des millions d’Américains (Haugen, 1953 : 1-2), ne suscite pas grand intérêt dans la communauté scientifique de l’époque. Cette étude est d’ailleurs sans doute l’une des toutes premières à souligner ce rapport fondamental entre migration et comportement langagier.
3L’héritage de Weinreich et de Haugen s’est fait rapidement sentir en Europe ainsi que dans un pays à forte tradition d’immigration, l’Australie. Le sociolinguiste australien Michael Clyne, conjointement à un travail important sur les langues immigrantes, développe sa théorie en commençant par étudier l’allemand (Clyne, 1972) et l’affine dans un ouvrage sur le multilinguisme en Australie (Clyne, 1982). Il voit dans le contact des langues une modification lente des parlers immigrés qui est due à une série de « transférences » de nature linguistique, notamment aux niveaux sémantique, morphosyntaxique et phonologique.
4En Europe, on s’intéresse de plus en plus aux langues et aux pratiques linguistiques des communautés immigrantes de Grande-Bretagne (Alladina et Edwards, 1991), des Pays-Bas (Extra et Verhoeven, 1993), de France2 (Dabène 1981, 1994 ; Dabène et al., 1983 ; Vermès et Boutet, 1987a ; 1987b ; Billiez, 1992 ; Deprez, 1994 ; Varro et Gebauer, 1995 ; Leconte, 1997 ; Cerquiglini, 1999 ; Saillard et Boutet, 2001 ; Eloy et al., 2003 ; Akinci et al., 2004, etc.) En Europe communautaire, de nouvelles études paraissent (Extra et Verhoeven, 1998 ; Extra et Gorter, 2001 ; Extra et Yağmur, 2004), alors qu’en Suisse, depuis les années quatrevingts déjà (Lüdi et Py, 1986 ; Lüdi, 1987a ; Lüdi, 1990 ; Lüdi et Py, 1995), des sociolinguistes montrent un intérêt pour la migration (interne ou internationale) et leurs publications foisonnantes donnent lieu à une vision intégrée de la production linguistique et des formes d’adaptation des migrants3.
5Malgré ces balbutiements des années 1980 et 1990, la recherche se contente d’une segmentation « académique » entre les diverses disciplines potentiellement intéressées par la migration : on citera, entre autres, la sociologie, l’anthropologie, la démographie et une sociolinguistique peu sociologique parce qu’encore marquée par l’étude des structures formelles de la langue… Dans la plupart des cas, on peut même affirmer que la question des pratiques langagières des migrants est reléguée « en des positions subsidiaires et marginalisées au sein des sciences du langage et de la sociologie des migrations » (Gadet et Varro, 2006 : 15).
1.2. Le migrant comme émigré et immigré : l’apport sociologique
6En effet, de ces nombreux travaux ne sortent pourtant pas vraiment de conclusions de nature sociologique qui expliquent les rapports entre migration et pratiques langagières. Ce que l’on examine principalement, c’est soit le processus d’adaptation sociale et linguistique, c’est-à-dire le moment qui caractérise la phase post-migratoire qui suit l’entrée des migrants, soit les langues elles-mêmes, maintenues, transférées ou transformées dans la mobilité. Rares sont ceux qui se penchent sur l’importance du processus migratoire complet considéré en tant que projet – réalisé ou non – dans la société dite d’accueil. En effet, les migrants sont souvent perçus comme des immigrants (ou des immigrés), alors que leur expérience s’appuie à la fois sur ce qu’ils vivent dans la société d’accueil, mais aussi sur une histoire vécue que toute analyse socio-anthropologique ou sociolinguistique se doit de saisir. La migration est un projet qui comporte une phase plus ou moins longue et intense de préparation. Ce facteur est crucial dans la compréhension des parcours de migration.
7Dans l’inconscient collectif, nombreuses sont les raisons qui ont contribué à minorer le fait migratoire 4 en Europe. D’abord, si l’on excepte quelques pays comme la France par exemple, la plupart des pays européens se sont longtemps considérés comme des pays d’émigration. L’Italie, l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, la Grande-Bretagne, l’Irlande, les pays scandinaves, la Pologne et d’autres se sont à un moment ou à un autre illustrés par une mobilité coloniale ou une migration économique. Comme le rappellent Rea et Tripier (2003), les données historiques et sociologiques sont rares, l’immigration ayant longtemps été passée sous silence, de sorte que l’on peut oser parler de « déni de mémoire » (Rea et Tripier, 2003 : 21-24).
8À cela s’ajoute une tradition idéologique fortement marquée par les travaux marxistes. Les préoccupations socio-économiques des années 1960 orientent ainsi la sociologie vers l’étude de la classe ouvrière, ses rapports avec la classe bourgeoise, les chances de sa mobilité sociale et toutes les questions de domination et d’aliénation qui y sont attachées. Dans ce cadre, l’immigration est limitée à sa fonction de production (ibid. : 27) et l’immigré est réduit, dans cette perspective sociologique, à un travailleur représentant une force de travail comme une autre. De même, les questions relatives à l’adaptation et à la discrimination sont souvent perçues comme étant liées à un statut économique de dominés et ni les origines, ni les parcours, ni les différences de sexes ne se prêtent donc aisément à l’analyse en termes de classes.
9Dans ce contexte, l’émergence des travaux d’Abdelmalek Sayad (1977 ; 1991 ; 1999) invite à une sociologie – demeurée marginale assez longtemps – de l’immigration avec ses propres problématiques, reliées, mais non subordonnées, aux questions sociales plus globales, telles que celles du travail, de la discrimination ou de la domination. L’œuvre de Sayad est fondamentale parce qu’elle a permis de définir et donc d’analyser l’objet « migration » d’un œil nouveau. On y retrouve le souci d’aborder l’étude de l’immigration dans sa complétude, c’est-à-dire dans le continuum qui va de l’émigration à l’immigration. Il y a aussi la volonté de ne pas « faire la sociologie de l’immigration sans esquisser, en même temps et du même coup, une sociologie de l’émigration » (Sayad, 1999 : 15). Dès les débuts de son travail, ce chercheur a dénoncé l’ethnocentrisme faisant du migrant un immigré, alors qu’il est à la fois émigré et un immigré, ainsi qu’une tendance à adopter une posture épistémologique unilatérale dans laquelle « la problématique explicite et implicite est toujours celle de la société "d’accueil" » (Sayad, 1977 : 59)5.
10Sayad a aussi montré que les migrations d’un même groupe vers une société d’accueil donnée s’inscrivent dans des phases qui correspondent à différents objectifs, différents « âges » de la migration, répondant à des pressions de la l’exploitation industrielle ainsi qu’à des illusions qui fonctionnent comme corollaire inhérent de la décision d’émigrer et comme instrument de perpétuation de la migration (Sayad, 1991 ; 1999).
11Quant à la question de l’objectivation de ces phénomènes, elle n’est pas simple. En effet, les parcours de vie d’immigrés, souvent marqués par le déchirement et l’absence, ou la double absence, pour reprendre le titre de Sayad (1999), doivent être vécus par les intéressés, puis être énoncés avec une distance nécessaire qui permet de « s’oublier soi-même » pour mieux « se souvenir de soi » (Sayad, 1993 : 12681269)6. Par le récit, on déroule sa vie comme un objet d’observation et l’enquêté, l’interviewé, celui qu’on observe et que l’on écoute, devient enquêteur et observateur de lui-même, de son propre parcours (ibid. : 1268). Ce récit, fait oralement et marqué des scories de l’énonciation, est une quête dans les entrailles d’une trajectoire qui fait de l’immigré un ancien candidat à la mobilité, parti après de longs calculs, ou bien échappé furtivement ou violemment à un destin qui lui était tracé de l’extérieur, ou encore embarqué dans l’aventure du voyage.
12Ce sont ces parcours, issus d’un processus de maturation entre un « avant » et un « après », qui éclairent toute migration, dont celle qui nous intéresse ici. Ces trajectoires, pour diverses raisons que j’exposerai plus bas, s’analysent en grande partie en termes sociolangagiers, par une approche méthodologique qualitative et ethnographique mêlant sollicitation discursive et observation des interactions dans les espaces où évoluent ces migrants.
1.3. À la croisée des théories : pour une analyse sociolangagière des parcours
13C’est donc par l’analyse de la trajectoire de vie que se dessinent de façon compréhensible (et compréhensive, au sens sociologique du terme) les tenants et les aboutissants d’un parcours. Se limiter à l’examen des conditions de l’immigration rend impossible l’analyse de ce « fait social total », pour reprendre les termes de Mauss, car l’immigration se construit non seulement par les faits qui lui donnent son empreinte quotidienne, mais aussi par la conjonction de ces pratiques sociales que sont les faits « expériencés » (avant, pendant et après la migration) et des systèmes de représentations qui se retrouvent forme de pensées construites telles que les idéologies, les mythes ou les attitudes. Comme je l’ai déjà dit, les discours (sollicités ou non) ont un rôle important à jouer dans l’éclairage des parcours migratoires.
14D’abord, on trouvera dans ces discours le lieu privilégié d’exposition de ces représentations et de ces pratiques sociales « expériencées » dans le continuum migratoire. Ensuite, et c’est sans aucun doute ce qui manque actuellement à la sociologie et à l’anthropologie de la migration, les pratiques langagières peuvent être centrales dans ce continuum migratoire. C’est en tout cas l’hypothèse que j’ai émise pour cette migration de France et de langue française dans un espace francophone minoritaire. La langue, par ses multiples facettes et ses nombreux usages, peut devenir objet d’étude dans son contexte migratoire, en tant qu’instrument d’intégration et de positionnement identitaire, mais aussi en tant que facteur déclencheur ou facilitateur de l’expatriation. De surcroît, la langue, en tant que vecteur de ce récit de vie, est aussi soumis à cet usage que l’on fait des outils : dans son utilisation, on retrouve la manipulation, les dysfonctionnements, les pannes… On parle souvent de sociologie de l’immigration. Je prêche ici pour une sociolinguistique ethnographique migratoire, ou si l’on préfère, une sociologie langagière de la migration, c’est-à-dire pour une approche dynamique des interactions sociolangagières à tous les stades constitutifs de la mobilité.
15Depuis le début des années quatre-vingt-dix, une théorisation nouvelle de la migration se fait jour, notamment dans le sillage de la mondialisation des échanges et du rapprochement (souvent virtuels) entre les cultures7. Dans une perspective macro-anthropologique, certains perçoivent dans ce mouvement l’émergence d’« ethno-mondes » imaginaires entretenus par les diasporas (Anderson, 1983), sortes d’« ethnopaysages globaux » (global ethnoscapes) tels que les décrit Appadurai (1996), ou encore l’avènement d’un « œkoumène global » (Hannerz, 1992)8. D’autres ont étudié la migration et la mobilité humaine en développant les concepts de transnationalisme et de culture transnationale dans la migration (Basch et al., 1994 ; Brettell, 2003). Pour les chercheurs se reconnaissant dans cette nouvelle conception anthropologique de la mobilité, les migrants construisent des espaces et des réseaux – sociaux ou autres – qui dépassent les frontières géographiques ou culturelles. Ainsi, ces nouveaux réseaux permettent aux immigrants de maintenir des liens de diverses sortes avec leur société d’accueil tout en s’investissant sur leur nouvelle terre. Ceci produit indéniablement des effets sur les sociétés dites d’accueil, qui se trouvent profondément modifiées par ces contacts « physiques » (les flux migratoires) et virtuels9.
16Thème « à la mode », le transnationalisme ne donne pas lieu aux mêmes définitions de la part de tous les chercheurs. Pour certains, seuls les migrants qui s’inscrivent dans une activité économique, politique ou culturelle exigeant un contact fréquent avec le pays d’origine sont des transnationaux, alors que ceux qui, par exemple, font l’acquisition d’une maison dans leur pays d’origine pour y passer quelques semaines par an n’en sont pas (Portes, 1997 : 16-17). À l’opposé de cette vision restrictive – et sans doute contestable – du transnationalisme, on trouve une vision de cette notion comme étant l’incarnation des relations modernes mondialisées où les acteurs sociaux (migrants ou non) organisent leur vie sociale, professionnelle ou culturelle autour de réseaux de relations ré-imaginés (Kennedy et Roudometof, 2001 : 2-5). Dans cette perspective, les médias modernes et les nouvelles technologies de la communication ont permis aux acteurs sociaux une « intelligibilité commune » qui leur a permis de sortir du local (Anderson, 1983 ; Hannerz, 1996 ; Castells, 2000), mais a aussi, en termes de migration et de mobilité, répandu le sentiment de nostalgie pour la « patrie » (Anderson, 1983) et pour la culture (Raj, 2003).
17La complexité et les contradictions qui émanent de ces phénomènes n’échappent pas à un groupe de migrants comme celui que j’étudie. Souvent issus de classe moyenne, dotés d’une éducation et de compétences qui leur ouvrent les portes d’une réussite sociale relative, certains immigrants originaires de France installé&s au Canada s’inscrivent, à divers titres, dans cette perspective transnationale qui tend a réduire le cloisonnement entre ce que l’on appelle souvent la société d’accueil et la société d’origine. Pour eux, si la nostalgie de la culture existe en effet (Raj, 2003), différentes stratégies permettent de la contrebalancer (cf. chapitre 3). Mais avant de se plonger dans les méandres de la construction identitaire en migration, venons-en à la mobilité proprement dite.
2. La migration : quelques positionnements théoriques
18Afin de cerner de façon claire et satisfaisante l’objet de ce chapitre et ce qu’on y soutient, quelques définitions s’imposent. Elles touchent d’abord à l’ensemble du processus migratoire et ensuite aux composantes plus précises étudiées dans cet ouvrage.
2.1. La migration et ses protagonistes
19La migration peut se définir comme le déplacement d’un être humain ou d’une population d’un lieu (pays, région) à un autre, éventuellement pour s’y établir. Ce déplacement d’un endroit à un autre a parfois un caractère temporaire, alors que dans d’autres circonstances il est ressenti par les acteurs concernés comme définitif. Pour appréhender cette distinction, il faut savoir identifier sans ambiguïté le point de départ de la trajectoire de chacun ou du groupe dans son ensemble (Domenach et Picouet, 1995 : 8). Ceci est loin d’être simple. En effet, le corpus issu du terrain de cette étude révèle des points de départ géographiquement variés : la France, le Maroc, le Québec et plusieurs pays asiatiques. Ces points de départ donnent un sens sociologique différent à ces migrations. La France représente bel et bien le pays d’origine « ethnique » de tous ces gens, mais la colonisation ou la coopération10 n’en fait pas toujours le point de départ géographique.
20D’autre part, la migration à Toronto peut être l’étape qui suit une longue migration ailleurs, dans un autre pays aux traditions et aux langues différentes de celle du pays d’origine11. Ainsi, la définition de la migration, simple au premier abord, se révèle plus complexe parce qu’à vrai dire, ni le point de départ ni celui d’arrivée ne se définissent d’une façon claire, stable et stricte, comme le montrera aussi la partie de l’analyse consacrée à la réversibilité de la migration.
21Il faut d’abord souligner que les expériences migratoires de chacun sont variées et changeantes et que toutes les trajectoires sont dynamiques. Aussi, il convient de ne pas confondre l’immigration et l’émigration. La première est l’entrée dans un espace territorialisé, comme un pays par exemple, de personnes non autochtones qui viennent s’y établir, généralement pour y travailler12. L’émigration, quant à elle, correspond au fait de quitter le lieu où l’on vit pour s’installer dans un autre, temporairement ou définitivement.
22On retrouve dans ces définitions le caractère potentiellement temporaire des migrations, caractère qui donne aux parcours des valeurs différentes en termes d’insertion, d’adaptation ou d’assimilation à la société d’accueil. En effet, quand la migration n’est pas perçue comme définitive, elle implique soit un retour vers le pays d’origine soit une re-migration vers un autre endroit. Si l’adaptation a été telle que le retour s’envisage comme un déplacement équivalent à une réelle migration, on pourra parler alors de re-migration. Pour prendre un exemple du corpus, le départ – spéculatif, dans le cas présent – de Catherine vers la France, après 54 ans de vie à Toronto, s’assimilerait davantage à une émigration qu’à un retour, en réalité.
23Si l’expatriation est couramment définie comme le fait de quitter sa patrie pour s’installer ailleurs, il convient ici de faire une importante distinction terminologique. Pour des raisons de style, j’emploie ici, comme on le fait souvent, les mots « expatrié » et « expatriation » en les comprenant dans leur sens littéral – et sociologique – qui en fait des synonymes, à peu de choses près, d’« émigré » et d’« émigration ». Ici, la nuance porte essentiellement sur le point du vue adopté sur l’acte de mobilité : l’expatriation se place plus en rapport avec le pays d’origine, ou encore la « mère patrie », expression quelque peu androgyne qui associe l’idée d’appartenance maternelle et paternelle. Dans « émigration », le point de vue porte davantage sur le mouvement et la mobilité, illustrés par l’association de la racine « migr- » au suffixe « -ation » dénotant l’activité. La raison pour laquelle il faut ici distinguer les significations sociologique et administrative du mot « expatriation » est que deux populations françaises sociologiquement distinctes se retrouvent fréquemment hors de France.
24Cette distinction, que l’on retrouvera dans les discours de migrants qui jalonnent le dernier chapitre, produit aussi un effet de dédoublement identitaire de la communauté. Les expatriés administratifs, qu’on appelle familièrement les « expats », ou encore les « détachés budgétaires », sont ces personnels envoyés directement par différents ministères français (Affaires étrangères, Éducation, Tourisme, Économie, Développement…), autrement dit les fonctionnaires qui sont détachés à l’étranger et dont les revenus, les avantages sociaux ainsi que la couverture sociale et médicale sont intégralement assurés par Paris. Leurs pratiques sociales (et partant, langagières) se définissent clairement par une tension identitaire bien moindre que celle créée par la mobilité chez les immigrants. En effet, bien qu’ils ne fassent pas l’objet de cette étude, j’ai l’intuition – il faudrait la confirmer de façon empirique – que ces personnes se posent la question de leur identité et de leur devenir en des termes différents de ceux des immigrants. Il est vrai que les expatriés administratifs ont la charge explicite de maintenir des pratiques sociales et identitaires qui permettent de les identifier clairement comme des sortes de vitrines symboliques de leur pays à l’étranger.
25Aussi, les pratiques langagières et sociales de cette catégorie de locuteurs ne m’ont pas semblé dans un rapport de construction réciproque aussi remarquable que celles des gens qui font le choix ou sont contraints de s’installer au Canada anglophone, « pour de bon », en tant que résidents. Toutefois, on ne peut céder à une classification trop simple. Certains « expatriés administratifs » peuvent connaître cette tension et ces modifications identitaires, ou être soumis à des pressions sociales ou professionnelles (comme une offre d’emploi alléchante, ou une rencontre amoureuse) qui ont pour effet de les transformer, à l’issue de leur mission, en immigrés potentiels, qui décident de s’installer au Canada en démissionnant de leur poste d’origine13.
26En somme, les immigrés constituent la catégorie qui intéresse davantage cette étude, pour autant qu’on les perçoive comme émigrés-immigrés, comme je l’ai expliqué en 1.2 de ce chapitre. Il s’agit ici de personnes d’origine française, nées et éduquées dans l’« Hexagone », désormais résidents permanents ou citoyens canadiens. Cet accès à la citoyenneté peut d’ailleurs constituer une importante étape dans la trajectoire. En adoptant la citoyenneté canadienne après la deuxième Guerre mondiale, certaines femmes ont perdu – ou risquaient de perdre – leur nationalité française, ce qui bien sûr a eu un impact non négligeable sur leur sentiment d’appartenance à la France14.
2.2. La migration et ses processus
2.2.1. La trajectoire
27Jusqu’à présent, les mots « parcours » et « trajectoire » ont, pour des motifs surtout stylistiques, été employés alternativement. Or, si les deux termes ont en général une signification proche voire synonymique, le deuxième doit ici être considéré comme une composante du premier. Le lexème « trajectoire », issu du latin trajectus (« traversée », « trajet »), est notamment utilisé en mécanique pour désigner une courbe ou une parabole décrite par le centre de gravité d’un mobile, ou, en géométrie, comme une courbe ayant une propriété donnée. Ainsi, en analyse de la migration, une trajectoire pourra être associée à cette traversée, ce trajet qui part, géographiquement et chronologiquement, du départ du pays d’origine (Point A) à un moment donné (T1) où l’on examine cette trajectoire. Les schémas ci-dessous présentent cette théorisation de la trajectoire migratoire, soit dans sa dimension unique (figure 1, qui reprend l’exemple de Céline), soit dans sa multiplicité (figure 2, basée sur le parcours de Marcel).
2.2.2. Le parcours
28À l’époque féodale, le « parcours » était une convention entre habitants de deux seigneuries qui leur donnait l’autorisation de résider dans l’une ou dans l’autre sans perdre leur franchise. Au xve siècle, le parcours, ou « droit de parcours », permettait de faire paître son bétail sur la pâture de la commune voisine. La définition militaire contemporaine du mot parcours, souvent affublé du complément « du combattant », renvoie à un chemin semé d’obstacles, ou dans un sens plus figuré, à une série d’épreuves rencontrées. Si l’étymologie ne peut expliquer les phénomènes sociaux, on retrouve dans ces références historiques des définitions similaires illustrant un trajet d’un point à un autre, trajet éventuellement semé d’embûches. Dans le cadre de la migration, on pourrait le schématiser comme suit :
29Ainsi, de façon complexe et complète, le parcours est ici plus qu’un simple synonyme de « trajectoire ». Il englobe quatre phases. La première phase, la période pré-migratoire, n’est pas forcément génératrice d’un projet migratoire, mais le cas échéant, elle y est intrinsèquement liée. D’abord forgée par l’histoire collective et individuelle de tout un chacun, on y retrouve des événements touchant au pays d’origine ou d’accueil (la guerre, la récession économique, les crises sociopolitiques…)15 et aux migrants eux-mêmes (par exemple, des tensions familiales en France pour Yvonne, la rencontre d’un(e) canadien(ne) pour d’autres, etc.). Ces événements ont souvent été analysés, dans une approche traditionnelle quelque peu statique, en termes de facteurs de poussée ou de répulsion (« push factors »).
30Outre ces événements, que l’on retrouvera tout au long du parcours16, chacun est soumis à des représentations de ce qu’est le fait migratoire et du pays éventuel de destination (en l’occurrence le Canada). Cette première phase est aussi constituée de deux composantes fondamentales : le substrat et le contact.
2.2.3. Le substrat et le contact
31Le premier concept, le substrat, aux connotations à la fois philosophiques, biochimiques et linguistiques, invite à voir la migration comme issue de « couches antérieures » qui en détermine la construction ou la transformation. Ainsi, une histoire familiale ou personnelle de mobilité, comme le montreront les analyses ultérieures de ce chapitre, influe sur la propension à migrer et sur la conscience de la nécessité de s’adapter.
32De son côté, le contact renvoie ici à l’existence d’une relation extérieure qui permet au migrant potentiel d’accéder à un réseau (réel ou virtuel) ou à de l’information sur l’émigration/immigration et sur le pays concerné. Par exemple, un membre de la famille peut servir de contact (cas de Donatien, Dimitri), au même titre qu’une rencontre fortuite (cas de Clément), une adresse, un nom, un coup de téléphone (cas de Félicien). Il peut aussi s’agir d’une visite touristique antérieure, d’un passage dans le lieu futur de migration – pas forcément perçu comme tel à l’époque – à l’occasion d’un voyage, comme dans les cas de Denis et de Daniel. On peut considérer l’exposition aux médias comme une forme de contact. Ainsi, Nabila est attirée par l’Amérique du Nord en ragardant, peut-être par hasard, un documentaire télévisé17. Le contact peut ainsi relever d’un faisceau de formes dont je viens de donner quelques exemples. Il peut être un élément déclencheur de l’émigration, ou du moins de la mise au point du projet.
2.2.4. Le projet migratoire
33La seconde phase, le projet migratoire, émane à la fois de cette histoire pré-migratoire personnelle et collective et d’une volonté – ou d’une obligation – de vivre une autre expérience. Contrairement à ce que laisse entendre une idée reçue relevant autant du mythe que d’une vision romantique de la mobilité, rares sont ceux qui font leurs valises du jour au lendemain, sans peser « le pour et le contre », sans évaluer les risques encourus, ou sans effectuer de recherche d’informations (Hammar et Tamas, 1997 ; Fischer et al., 1997). Le départ « sur un coup de tête » n’est en fait qu’une illusion. La rencontre amoureuse, qui est souvent l’occasion de départs qui semblent parfois irrationnels, raccroche toutefois la trajectoire migratoire à un contact, selon la définition que j’ai donnée à ces concepts plus haut. En d’autres termes, ceux de mes interviewés qui prétendent avoir « tout plaqué » ne le font pas vraiment (cf. section 4.2 de ce chapitre) : Nabila s’envole pour l’Ontario avec un contrat professionnel et un visa en poche. Mélodie, qui quitte la France par amour, sait que son futur mari a non seulement un visa d’immigrant au Canada, mais de bonnes chances d’y trouver un emploi.
2.2.5. Trajectoire et expérience migratoires
34Il s’agit de la troisième phase, telle que schématisée dans le tableau ci-dessus. Elle précède une quatrième phase, celle de l’expérience migratoire, où le migrant, devenu immigrant – mais toujours émigrant, car il arrive avec ses références et son histoire – vit un développement personnel marqué de nombreux événements et un processus d’adaptation qui prend plusieurs formes. L’adaptation est sans nul doute en grande partie langagière, même lorsqu’elle concerne des locuteurs de langue française se déplaçang dans un espace francophone 18 Ensuite, en liaison intime avec les pratiques langagières reconstruites en migration, elle est sociale et professionnelle, comme le montrera le chapitre suivant.
2.2.6. Clôture et (ir)réversibilité du parcours
35La dernière phase, la clôture du parcours, n’a pas toujours lieu, dans la mesure où lors de cette période post-migratoire, le migrant ne définit pas son parcours comme clos, terminé. En tous cas, ceux qui dans le corpus proclament une irréversibilité de ce parcours font surtout référence à leur âge avancé et donc à leur impossibilité physique de re-migrer (Catherine, François) ou au fait que la durée importante de la quatrième phase du parcours, celle de la vie proprement dite à l’étranger, rend improbable une re-migration ou un retour au pays d’origine (Donatien, Mélodie, Ségolène). Le parcours se clôt ainsi, la migration devenant irréversible, se dissipant souvent dans les concepts de citoyenneté ou d’appartenance au pays d’accueil, ou encore dans un investissement dans une identité transnationale ou multiculturelle (cf., entre autres, Taylor, 1994 ; Kymlicka, 1995 ; Walzer, 1996 ; Quell, 2000).
3. Des cultures pré-migratoires facilitatrices
36Ainsi que je l’ai énoncé plus haut, un certain nombre de facteurs précédant la migration peuvent en faciliter le déclenchement. Étant donné la nature nécessairement pluridisciplinaire de l’étude des migrations, comme le rappellent justement Hammar et Tamas (1997 : 13)19, il y aurait lieu de passer en revue et d’analyser tous les facteurs qui conditionnent la décision de faire ses bagages et de partir s’installer dans un autre lieu. Toutefois, par souci de concision et pour centrer cette partie sur le langagier, je laisserai de côté les points les plus éloignés des pratiques linguistiques et discursives, tout en en soulignant l’importance pour la bonne compréhension du phénomène dans sa globalité. J’ai exposé plus haut que la migration s’inscrivait dans une dynamique qui associe histoire, projet et trajectoire de chacun. La composante historique renvoie, dans l’expérience d’une personne, le long de sa vie et notamment dans sa jeunesse, à une éventuelle culture de la mobilité et de la diversité.
3.1. Une culture de la mobilité
37Dans le corpus des interviewés, nombreux sont les répondants qui ont vécu, ou connu, des formes de mobilité, avant même de devenir migrants. L’un des principes épistémologiques de ce livre étant que le sens émerge des discours que tiennent les acteurs sociaux, il convient de leur céder la parole, sous forme d’extraits, aussi souvent que la compréhension des phénomènes l’exige. Aussi, je limite ici, par souci de concision, à quatre exemples les citations que l’on peut extraire des treize ou quatorze interviewés concernés par cette culture de la mobilité.
Extrait 1 : Denis
je suis né en Allemagne |-mm-| d’un père français mère allemande (…) en 1948 donc ça fait déjà quelques années / (…) j’ai fait mes études euh / supérieures à Paul Valéry Montpellier et j’ai: j’ai à ce moment-là euh: // euh refusé de faire l’armée / euh / mon père étant militaire euh enfin n’était plus militaire à ce moment-là mais euh / et j’avais eu l’occasion de voyager déjà un petit peu à cet âge-là / euh dès la fin du lycée j’ai traversé le Sahara en voiture en deux chevaux avec des camarades enfin j’ai pas mal j’ai beaucoup voyagé en tant qu’adolescent / et j’ai vu notamment la coopération à l’étranger et notamment à Abidjan j’ai vu mes / mes euh / concitoyens coopérants qui faisaient venir leur fromage par c’était Air euh / je me rappelle plus c’était Air Afrique ou Air non je me rappelle plus / c’est pas Air France mais c’était une compagnie française / et alors que la majorité bien entendu de la population crevait la faim quoi / |-mm-| alors la possibilité de la coopération pour moi c’était impensable [Denis : 9-20]
Extrait 2 : Félicien
ben d’où je viens je suis né je suis né à Paris / euh j’ai été élevé à j’ai fait mes études primaires / euh / à Paris / et secondaires aussi // euh: / mon père était dans il faisait partie de: / la coopération / donc j’ai passé pas mal de tem:ps / dans les pays euh // euh: // euh:: // francophones / |-mm-| / comme l’Afrique enfin francophone je veux dire les anciennes colonies (rires de F) |-d’accord oui-| / l’Afrique le Maroc l’Afrique du nord l’Afrique Équatoriale et cetera et cetera / et puis j’ai fait mes études euh:: universitaires je suis retourné à Paris / |-mm-| évidemment / parce que ça faisait partie euh / je pouvais pas faire mes études secondaires en langue française à l’étranger / et puis j’ai fait mon service militaire / en Allemagne / et euh après je suis retourné à Paris et je savais plus quoi faire [Félicien : 3-11]
Extrait 3 : Céline
ah bien moi je suis née euh: à Carcassonne // et puis à l’âge de six mois je suis partie en Afrique / |-mm-| / et:: mon père avait une: était un fonctionnaire français un ingénieur en agriculture / alors donc j’ai vécu dans la brousse mes huit neuf premières années // vraiment la brousse de Côte d’Ivoire ce qui est aujourd’hui le Burkina Faso ce qu’était le Dahomey ce qu’était le: / euh:: le Sénégal enfin toute cette partie de l’Afrique / et je revenais en France avec ma mère pour les naissances de mes frères et sœurs si ce n’est que la guerre euh mon frère j’ai un frère qui est né en mille neuf cent // quarante / et euh: ensuite nous sommes repartis en Afrique / et nous y sommes restés jusqu’en 1946 jusqu’à la fin de la guerre / nous sommes revenus en quarante-six / alors ensuite euh bon bien de::: / y avait bien entendu pas le système scolaire que l’on a aujourd’hui en Afrique / alors les parents c’est c’est on nous appelait des enfants de coloniaux [Céline : 3-15]
Extrait 4 : Charlotte
bon alors je suis née à Grenoble / euh: j’ai grandi en Normandie en fait mes parents sont nés en Algérie les deux ils sont pieds-noirs / |-mm-| donc je suis née à Grenoble un peu par hasard euh au hasard des déménagements / euh: c’était le le travail de mon père qui voulait qu’on déménage assez souvent / |-mm-| après Grenoble on est allés donc à Rouen: j’ai passé sept ans à Rouen: / ensuite donc de: environ de: quatre ans à: dix ans / dix onze ans / et puis aprè:s on est allés à Orléans // et là j’ai fait euh:: de la sixième à la terminale à Orléans et puis après je suis allée faire mes études à Nice / |-oui-| voilà / pour la France en tous cas [Charlotte : 3-9]
38On retrouve dans ces quatre exemples une référence à la colonisation, vécue dans l’enfance (Félicien et Céline), avec les retours qu’elle a imposés ainsi que l’adaptation – dans des situations souvent confortables, d’ailleurs – à des cultures et des langues différentes. Cette culture de la mobilité peut avoir été construite à la fois par une histoire familiale (Charlotte) et rejetée par des prises de position conflictuelles avec cette même famille ou la société qu’elle incarne. C’est le cas de Denis, qui rejette toute migration « administrative » (les « expatriés » dont je parlais plus haut) si elle s’inscrit dans la lignée de la politique postcoloniale française de coopération. En même temps, le rejet de cette forme de mobilité implique, pour lui en tous cas, de l’avoir vue, de l’avoir observée et donc de s’être livré lui-même à des déplacements hors de son cercle habituel. Par exemple, il raconte dans l’extrait ci-dessus sa traversée du Sahara en Citroën 2 CV.
39Dans son discours, Charlotte identifie clairement cette culture migratoire qu’elle a emmagasinée avant de quitter la France, en la résumant à son parcours de jeunesse, ballottée d’une ville à l’autre par les postes occupés par son père. Elle clôt le sujet en mentionnant que ce n’est que la partie initiale de son histoire de mobilité (« voilà / pour la France en tous cas »), qui se poursuit par des études d’anglais et des séjours en Angleterre et en Espagne. Là, trois facteurs entrent en jeu : la culture de la mobilité, la culture de la diversité et celle du développement linguistico-culturel.
3.2. Une culture de la diversité
40La diversité, dans tous ses aspects humains (biologique, linguistique ou culturel), est cette réalité vécue et constatée qui permet, mais aussi oblige l’homme contemporain à s’accommoder d’une multitude de communications exprimées de diverses manières, dans des contextes et donc avec des justifications différentes (Jucquois, 2003). Toutefois, il est inutile de faire de grand voyage ou d’avoir été déplacé maintes fois dans sa jeunesse pour se sentir attiré par l’étranger et l’altérité. En effet, la diversité familiale ou linguistique paraît avoir des conséquences importantes sur les migrations ultérieures.
3.2.1. La diversité par le métissage
41Certains de mes interlocuteurs, qu’ils aient acquis une culture pré-migratoire de la mobilité ou non, ont construit dans leur identité de jeunesse une acceptation de la diversité qui leur vient en premier lieu de leur famille, comme on le voit déjà dans l’extrait 1 ci-dessus, où Denis indiquait être né en Allemagne d’une mère allemande et d’un père français. Écoutons à nouveau quelques témoignages :
Extrait 5 : Daniel
ben je suis né en: France / en 1955 à Vaison-la-Romaine dans le département du Vaucluse / euh mes parents sont / mon père est d’origine hongroise / ma mère est d’origine / lituanienne / euh // (…) avant de / de s’établir en France ils / ils sont euh venus euh / de Hongrie et de Lituanie mais ils sont venus après la seconde guerre mondiale / ils sont venus euh / s’établir au Canada en 1947 ils ont acquis la nationalité / canadienne / et bon euh ils se plaisaient pas tellement à Toronto ils étaient artistes tous les deux et puis ils ont fait comme pas mal d’artistes ils sont allés ils ont voyagé dans le / sud de l’Europe en Espagne je crois en Italie et puis finalement ils se sont euh: ils se sont établis dans le Midi de la France à Vaison-la-Romaine où ils ont acheté une maison dans la campagne (…) / et c’est là où je suis né et puis c’est là où j’ai poursuivi ma scolarité qui va de la: maternelle jusqu’à l’école primaire et puis au collège et au lycée ensuite / jusqu’à l’âge de vingt ans je suis resté dans le Midi de la France donc je me considère comme étant euh / français / |-oui-| / méridional d’où mon accent bien sûr / mais euh: / le français n’est pas ma langue maternelle euh |-ah-| / euh ma langue maternelle c’est l’allemand / |-ah d’accord-| parce que mon père il parlait l’allemand chez lui à la maison / ma mère elle parlait l’allemand aussi donc / ma mère ne parlant pas le hongrois / leur langue commune étant l’allemand ma langue maternelle est donc l’allemand et puis ma langue dominante c’est le français / ayant fait toute ma scolarité en France [Daniel : 3-20]
Extrait 6 : Isabelle
mes origines alors je suis née en France |-oui-| / j’ai habité en France / depuis ma naissance jusqu’à mon départ pour le Canada / et euh ma mère est danoise / |-mm-| et mon père est français [Isabelle : 5-6]
Extrait 7 : Nabila20
1 N. je suis née en Tunisie / euh ma mère est italienne mon père est tunisien / j’ai grandi en France // sur la Côte d’Azur
2 Int. alors vous êtes arrivée à quel âge ici en France ?
3 N. je suis arrivée à l’âge de deux ans
4 Int. donc vous avez fait votre scolarité tout ça
5 N. ouais en France
6 Int. en France |-mm-| à Nice vous me disiez ?
7 N. Antibes [Nabila : 3-10]
42À travers ces trois exemples, on constate que la diversité culturelle – et souvent linguistique, j’y reviens plus bas – issue du métissage (Laplantine et Nouss, 1997) a un impact fort sur la culture pré-migratoire, ce pour deux raisons. D’abord, elle expose chacune de ces personnes à des pratiques différentes, culturellement, socialement, linguistiquement, culinairement21, etc. D’autre part, elle familiarise les enfants, puisqu’il s’agit d’eux à ce stade, à la culture de la migration. Le père hongrois de Daniel (ex. 5), la mère danoise d’Isabelle (ex. 6) ou italienne de Nabila (ex. 7) leur ont donné, parfois consciemment, les armes pour comprendre ce que peut être une vie d’immigré. Dans le cas de Nabila, l’émigration a été discutée avec sa mère, elle-même immigrante italienne en France.
43Notons au passage que tous les locuteurs cités jusqu’à présent réalisent, pour diverses raisons, mais aussi pour celle-ci, des parcours migratoires qui en font (ou en ont fait) des Canadiens bien intégrés, fiers de leurs origines, mais heureux d’être où ils sont maintenant. Parmi ces autres raisons, une des plus centrales semblent être celle qui a trait aux connaissances et aux pratiques linguistiques perçues dans leur diversité.
3.2.2. La diversité par les langues
44L’aspect langagier de cette culture pré-migratoire peut avoir plusieurs formes. Dans un premier cas, on peut y avoir été confronté « involontairement », au travers du métissage ethnoculturel ou des déplacements à l’étranger contraints par la mobilité professionnelle ou migratoire des parents. On a déjà cité les cas de Félicien, Céline, Daniel et Nabila, qui pour diverses raisons, sont exposés à d’autres usages langagiers et d’autres pratiques linguistiques, soit par leur entourage social (Céline et Félicien, pour autant que les colons et leurs enfants fussent en contact réel avec les populations autochtones), soit par la famille, d’origine étrangère ou métissée.
45Daniel, dans notre entretien, expose même ses pratiques multilingues de jeunesse, qui couplaient la langue véhiculaire du foyer familial, l’allemand, à deux formes de français : la forme standardisée de l’école et le français teinté de provençalismes (extrait 5 : « je me considère comme étant euh / français / |-oui-| / méridional d’où mon accent bien sûr »). Il oppose langue maternelle à langue dominante – pour lui respectivement l’allemand et le français – mais on comprend qu’en réalité, personne au foyer ne parlait réellement sa propre langue dominante de jeunesse, puisqu’en famille, on se parlait allemand.
46Odette, quant à elle, explique bien dans l’extrait qui suit le substrat culturel et linguistique auquel elle a été soumise dans l’enfance et l’adolescence. De plus, elle n’hésite pas à attribuer à cette diversité l’effet facilitateur de son adaptation réussie à d’autres pratiques langagières, donc par extension au Canada anglais et à ses pratiques culturelles :
Extrait 8 : Odette
la première année que je suis venue avec un visa de: / de travail / que je suis arrivée à Ottawa / euh: // ben mon mandat par l’université c’était / d’améliorer mon anglais / okay très bien / j’étais en fait / beaucoup plus germanophone avant / |-mm-| c’est-à-dire que j’ai fait les études d’anglais un peu par hasard / je parlais allemand comme une allemande et je parlais français avec un accent allemand à un moment donné / |-mm-| / au lycée / donc je m’étais déjà complètement / euh intégrée dans une culture dans une façon de faire de penser / euh mes parents également / sont Français de Bretagne / vivant dans le sud de la France eux parlaient breton / et donc quand j’étais gamine j’entendais parler breton je comprenais le breton / donc le fait d’avoir plusieurs langues n’a pas été quelque chose d’avoir plusieurs dialectes / n’a jamais été / un problème / je veux dire que c’était / une chose possible / ma grand-mère a appris le français à l’école / et seulement enfin mes grands-mères ont appris le français à l’école / mes parents bon parlaient les deux simultanément / euh : / et dans le sud de la France bon on mêlait le / avec mes parents un peu de breton / avec les amis à l’école un peu de provençal parce que je connaissais des gens de ce milieu-là / et bon le français parce que le français c’était la langue de communication de l’école quoi / |-mm mm-| / donc ça ça m’a jamais posé de problème je suis allée en Allemagne / très souvent et je suis rentrée dans la culture dans la langue sans difficultés [Odette : 221-235]
Des parents parlant le breton à la maison, l’apprentissage du français standard de l’école, la pratique d’un français provençal de la rue, l’apprentissage poussé de l’allemand, véritable passion au collège et au lycée, autant de facteurs d’ouverture à la différence et à la diversité, mais aussi des éléments facilitateurs, pour elle, de l’apprentissage d’autres langues et cultures.
Outre ce type d’exposition « involontaire » due à des histoires ou des compositions familiales diverses, la découverte de la diversité peut se faire plus tardivement, comme lorsque les interviewés déclarent tout simplement un attrait pour les langues et cultures étrangères, en l’occurrence souvent l’anglais. Cet attrait, dans certains cas, a fait office de déclencheur de migration, parfois pour de simples raisons administratives. La possibilité existe pour les étudiants de troisième année universitaire inscrits dans des cursus de langue vivante de passer un an dans un pays où l’on parle cette langue. On trouve dans mon corpus les cas d’Odette qui passe une année à Ottawa, de Madeleine qui enseigne elle aussi un an dans une des universités de Toronto, de Charlotte qui passe un an en Angleterre puis une autre année à Toronto et d’Élise qui se retrouve assistante de français dans une école secondaire de cette même ville.
Je citerai ici, pour l’exemple, le témoignage de ces deux dernières, en précisant que pour ces femmes, la migration définitive proviendra d’une rencontre qu’elles feront lors de leur séjour, qui lui-même avait des motifs essentiellement linguistiques :
Extrait 9 : Élise
euh: disons dans le cadre de : mes études universitaires / comme je faisais des études de: de langues euh modernes / euh anglais espagnol / j’avais fait le la demande pour être justement euh assistante en pays étranger / et euh c’est donc à la suite de cette demande que je suis venue passer une année ici à Toronto / |-mm-| / euh comme assistante de français / dans une école secondaire |-mm-| / et donc je suis venue ici à Toronto j’ai fait mon année de: d’assistante / et puis je suis repartie en France où j’ai continué mes études euh / supérieures / et après ça je j’ai commencé à travailler pour euh la firme *** [Élise : 16-22]
Extrait 10 : Charlotte
personne n’avait envie de / de partir alors un prof est arrivé euh / en cours / il / enfin vers le mois de février mars / |-mm-| et puis il a dit « c’est honteu:x on a tous ces postes de d’assistan:ts et de: / de lecteu:rs à l’étranger vous avez l’occasion de / d’aller dans un pays euh donc d’étudier la langue et puis personne ne veut partir » / et effectivement bon / l’explication que j’ai c’est c’est c’est simplement la psychose de la guerre du Golfe parce que d’habitude ces postes-là partaient assez vite // moi j’étais assez mal organisée pour m’en occuper à temps donc euh / je n’ai jamais vraiment réfléchi à ça et puis / il a marqué une série de villes au tableau euh: de postes qui étaient / disponibles et puis / j’ai dit « oh ben Toronto tiens oui Toronto pourquoi pas » et : c’est comme ça que je suis partie [Charlotte : 96-103]
47L’écoute des témoignages nous apprend que l’année en Ontario (ou au Canada anglophone en général) est issue d’un mouvement qui paraît contradictoire : il émane à la fois d’un intérêt pour l’apprentissage de la langue et de la culture, mais paraît en même temps dû au hasard ou à un concours de circonstances (Odette, Madeleine, Charlotte). Le parcours initial de Madeleine, par exemple, est dû à une anomalie22 et Charlotte obtient, quant à elle, le poste à Toronto parce que ses camarades d’université, habituellement bien au fait des démarches et dates limites de dépôts des dossiers, s’inquiètent de la situation instable dans le monde en 1991.
48De plus, les tournures de certaines phases trahissent aussi quelque peu la responsabilité du hasard dans cette forme d’atterrissage à Toronto : « Concours de circonstances ça a fait que je suis arrivée au Canada », dit Odette aux lignes 14 et 15 de son interview ; « j’ai dit "oh ben Toronto tiens oui Toronto pourquoi pas" et : c’est comme ça que je suis partie », indique Charlotte (ex. 10). Ainsi, le substrat existe, mais il provient dans les cas présents non pas d’une connaissance préalable de Toronto, mais d’une ouverture culturelle et d’une recherche de construction de compétences bilingues. Si la métropole inspire a priori une ignorance, une indifférence ou des représentations très approximatives23 en arrivant, le Canada bénéficie de ce capital de fascination qu’il exerce depuis des décennies sur les Français24.
49Mais la fascination n’implique pas nécessairement l’attraction. En ce sens, on peut dire que le Canada, dans l’esprit des Français des années quatre-vingts, faisait office de substitut aux États-Unis lorsqu’une migration vers ce dernier pays n’était pas possible, comme dans le cas de Madeleine, de Ségolène et de Régine. Ces deux dernières, venues à l’origine passer une année comme jeunes filles au pair, avouent avoir eu pour objectif un séjour aux États-Unis. Les règlements administratifs de l’époque interdisant ce genre de visa de travail, la solution de repli, pour les agences de recrutement basées en France, était le Canada, particulièrement l’Ontario :
Extrait 11 : Régine
1 Int. okay et puis euh / en arrivant au Canada qu’est-ce que tu as fait ?
2 R. jeune fille au pair / j’ai gardé des enfants / |-oui-| / de deux ans / toute la journée / pendant que les parents travaillaient / |-oui-| / quand les parents travaillaient je sortais euh : prendre des cours d’anglais / et puis le week-end euh j’avais libre / mais je restais coucher chez eux et j’étais une / euh nourrie logée
3 Int. c’était un échange ou quelque chose comment t’as trouvé ça ?
4 R. non / c’est une agence à Nice qui place des jeunes filles au pair / et je voulais aller aux États-Unis mais / ils faisaient pas les États-Unis alors j’ai abouti au Canada (…) soix:ante-dix neuf quatre-vingts / quatre-vingts [Régine : 123-130]
Extrait 12 : Ségolène
1 S. dans mes premiers vingt ans en France |-d’accord-| j’ai travaillé à l’époque en tant que secrétaire bilingue / je venais de sortir de l’école j’avais un travail / et certaines circonstances ont fait que j’ai / d’une part je voulais approfondir mon anglais j’ai essayé plutôt d’aller aux États-Unis mais pour des raisons donc euh gouvernementales et cetera j’ai pas pu donc j’ai atterri au Canada
2 Int. pour des raisons gouvernementales est-ce que vous pouvez
3 S. euh c’est-à-dire que je voulais travailler au pair et puis ils acceptent pas les visas de travail / euh en quatre-vingt un [Ségolène : 14-20]
50Ainsi, Régine et Ségolène ne choisissent pas Toronto, ni le Canada, mais l’effet conjoint de leur motivation à perfectionner leur anglais et les représentations – a priori, mais aussi après l’avoir visitée – qu’elles se forment de Toronto comme d’une ville quasi-américaine a rapidement rendu agréable la perspective d’aller s’y installer pour un an. On remarque ici aussi la nuance sémantique dénotant le hasard que l’on retrouve dans les deux verbes des énoncés étonnamment similaires des deux femmes : « J’ai abouti au Canada », affirme Régine (ex. 11, tour de parole 4), alors que Ségolène dit « j’ai atterri au Canada » (ex. 12, tour de parole 1). Ces deux formulations résonnent comme des annonces de clôture du parcours migratoire : Régine et Ségolène sont au Canada depuis une vingtaine d’années, ayant rencontré leur époux canadien lors de leur séjour initial. C’est à Toronto que se trouve désormais leur vie.
51Comme on le constate au travers des divers exemples ci-dessus, les répondants semblent, à quelques exceptions près, attirés par la langue anglaise, donc par des perspectives d’accroissement (exemples de Madeleine, Odette, et Ségolène) ou tout simplement d’acquisition (Régine ou Mélodie, entre autres) d’un capital linguistique à faire valoir sur les deux marchés que sont la France et le Canada (Bourdieu, 1982 ; Delamotte, 1999). Cette question est développée plus loin, dans le troisième chapitre. Cependant, si le Canada n’a pas toujours eu cet effet d’« aimant » qu’on lui connaît de nos jours en France, il a de tout temps, par sa proximité culturelle et linguistique et par une histoire momentanément commune, fait l’objet de représentations relevant du mythe, du rêve et de l’illusion.
4. Le projet migratoire, entre rationalité et construction mythique
52En tant que composante de l’Amérique du Nord, le Canada partage avec les États-Unis une très longue frontière. Comme on y parle à la fois l’anglais et le français, le Canada est, dans l’esprit de beaucoup de francophones européens, un pays où le bilinguisme est une pratique quotidienne. En outre, du fait de la difficulté à le distinguer culturellement des États-Unis25 (Fohlen, 2004 : 11-16) et parce qu’il est moins connu que son grand voisin26, le Canada assume pour beaucoup de migrants le rôle de destination de repli, « par défaut », lorsqu’un séjour ou une migration définitive aux États-Unis s’avère impossible. Comme on l’a vu dans les témoignages de Régine et de Ségolène, et comme d’autres le montrent aussi, le Canada « gagne à être connu » davantage qu’il ne l’est réellement des émigrants, comme laisse deviner cet extrait issu du corpus de 1994-1995 :
Extrait 13 : Coralie
moi j’aime bien euh j’ai été surprise en arrivant parce que: comme tous les Français j’ai cette image du Canada la forêt la neige et les bûcherons / je suis arrivée dans Toronto euh : ville moderne (rires de C) civilisée et cetera donc c’était surprenant / mais euh: / moi j’aime bien j’ai pas de problèmes euh : / ça va quoi / j’aime bien Toronto parce que c’est un peu l’Amérique avec euh: // avec les les bâtiments en ville et tout [Coralie, interview de 1994]
53Il est intéressant de noter que le rêve de Coralie dans son projet migratoire, celui d’un Canada de la neige, de la nature, des grands espaces, se soit finalement transformé en une autre vision mythique de l’Amérique, celle d’un milieu urbain typique de ce continent, avec ses gratte-ciels, ses enseignes lumineuses, sa circulation automobile, ses sirènes hurlantes de pompiers et de police, etc. Cette vision mythique alternative correspond d’ailleurs au rêve d’autres expatriés, mais dans un cas comme dans l’autre, la migration répond aussi à une quête de la nouveauté et de l’altérité.
4.1. Vers une quête de l’ailleurs et de l’altérité
54L’altérité, en tant que produit de l’interaction sociale, est établie par les acteurs sociaux sur la base de différences supposées ou réelles entre eux-mêmes et les « autres » (Joyeux, 2002). Cette altérité se compose à la fois de l’Autre au sens générique et de l’autre de tout un chacun, ce que le latin nomme respectivement « aliud »et « alter » (Rey, 2003). L’altérité, c’est aussi la volonté de dégager une différence, la recherche de celle-ci, dans des buts stratégiques et même souvent hiérarchiques (Joyeux, 2002). La recherche de la différence et la hiérarchisation des personnes et des sociétés dans les catégorisations de sens commun n’ont pas toujours pour objectif de dévaloriser l’« autre » au profit du « soi », comme le montre l’effet d’attraction de l’« autre » (l’autre personne, l’autre langue, l’autre lieu, etc.) sur tous les candidats à l’expatriation.
55Pour celui qui est confronté quotidiennement à la rencontre de pratiques sociales, culturelles et linguistiques étrangères à sa culture, l’altérité devient une diversité, plus ou moins bien vécue d’ailleurs (Jucquois, 1995). C’est le cas des Torontois de langue anglaise, élevés au Canada anglophone, qui vivent le multiculturalisme et le plurilinguisme dans leurs interactions journalières. En revanche, l’altérité repose souvent sur une construction mythique de la part du migrant, qui pense que l’envers du décor, le lieu de destination, lui sera plus favorable – ou du moins, aussi favorable – que le lieu d’où il vient. À cette étape initiale du processus migratoire qu’est le projet, l’altérité reste de l’ordre de l’espoir, espoir de vivre et d’apprendre autre chose.
4.1.1. « Essayer autre chose »
56L’émigration, si elle est – tant que faire se peut – calculée et préparée, présente souvent les caractéristiques d’une quête de l’autre, une recherche de la différence sur les plans géographique, culturel, social et linguistique. Il s’agit de découvrir, de « voir autre chose », de vivre de nouvelles expériences. Ce mythe de l’ailleurs et de l’altérité est souvent très fort chez des migrants comme ceux qui sont présentés dans ce livre. Leur envie d’émigrer relève beaucoup plus de l’envie de découvrir que de l’obligation économique ou politique impérieuse de quitter son pays27. Même si certains d’entre eux ont prospéré au Canada alors que la France leur laissait peu d’espoir de confort financier avant qu’ils ne s’expatrient, on ne peut pas dire que l’indigence, la guerre civile ou les pandémies aient concerné la France de l’après-guerre. Ceci différencie donc cette expatriation française des mouvements migratoires italien ou irlandais aux xixe et xxe siècles, pour ne prendre que des exemples européens.
57On sait que la France n’est pas considérée comme un pays d’émigration (Rea et Tripier, 2003), en tous cas dans la période moderne28. On constate d’ailleurs, en écoutant parler les migrants eux-mêmes, que la motivation à partir tient moins du souhait de construire une vie ailleurs que de la découverte temporaire de cet « ailleurs ». Ceci a un impact non négligeable sur la reconstitution identitaire, qui fait de ces migrants a priori davantage des voyageurs que des immigrés. Cette migration correspond donc plus à la réalisation d’un rêve qu’à un objectif de changer d’identité à long terme. Beaucoup disent avoir ressenti ce besoin, dans l’enfance, l’adolescence ou plus tard, à l’âge adulte :
Extrait 14 : Sabine
1 S. et puis après je suis partie de France / ayant raté son bac c’était dur de rester en France / point de vue euh professionnel
2 Int. c’est pour ça que tu es partie au pair en Angleterre en fait
3 S. je voulais essayer autre chose / |-mm-| après quand je suis revenue la situation économique était très dure j’avais entendu parler du Canada / par une fille que j’avais rencontrée en Angleterre puis je me suis dit « tiens je vais essayer » |-oui oui-| / juste le goût de l’aventure [Sabine : 15-21]
Extrait 15 : Amandine
15a) j’ai vécu euh: // toute ma jeunesse à Saumur / mes études universitaires à Angers donc très proche / |-oui-| / euh // mariée à Saumur / mais je suis partie vivre en Bretagne / avec mon mari qui est / d’origine bretonne // et / quatre ans après notre mariage nous avons décidé ayant deux enfants que nous voulions tenter autre chose / |-oui-| / voilà [Amandine : 12-15]
15b) venant d’une famille bourgeoise euh // euh: études normales d’une certaine façon enfin je vais dire / tout à fait euh / tout à fait logique et euh // comme // comme tout le monde dans la famille [Amandine : 35-36]
Extrait 16 : Lionel
la coopération euh // en dehors de la coopération y avait peut-être des raisons sous-jacentes un petit peu plus personnelles je veux dire couper un peu le lien familial / vouloir sortir de: du petit milieu où j’étais / parce que je commençais / à voir autre chose |-mm-| déjà en étant parti: en Alsace / |-mm-| de l’Alsace / vouloir élargir les horizons / donc c’était une raison / c’était une expérience et une aventure que je referais tout de suite demain quoi [Lionel : 204-208]
Extrait 17 : Donatien
faut se rendre compte que disons en soixante-neuf prendre l’avion partir aux États-Unis partir en Amérique du Nord c’était / c’était l’aventure ici maintenant on prend l’avion comme ça on va faire un tour on prend / vous comprenez |-mm-| / bon c’était quand même différent si vous voulez |-mm-| à l’époque hein / ça se faisait pas euh // vraiment les Français c’est pas des gens qui émigrent beaucoup hein ça ils se déplacent pas énormément / |-mm-| / et à l’époque c’était pas ça se faisait pas hein / |-oui-| / donc ce que c’était que l’Amérique du Nord j’en avais qu’une TRES très vague idée / pour moi c’était un peu l’aventure c’était voir ce qui se passait et puis / fin du service militaire vous savez pas très bien quoi faire l’enseignement bon c’est sympa mais c’est emmerdant euh: // |-oui-| (rires) / c’est c’est gentil mais enfin bon être professeur de dessin c’est pas exactement euh : / très euh // c’est bien un certain temps pour payer les études mais enfin bon je veux pas dénigrer les professeurs de dessin mais / euh / la manière dont moi j’étais professeur de dessin c’était pas euh / je me serais pas recommandé du tout en quoi que ce soit (rires) [Donatien : 261-272]
58Comme dans le reste de ce travail, je prends le parti, autant que faire se peut, de citer ces quatre témoignages dans leur contexte afin de ne pas céder à une trop grande simplification du projet migratoire. Les facteurs déclencheurs sont multiples et inscrits dans des faisceaux complexes donnant du sens aux parcours. Si chacun d’entre ces locuteurs parlent de cette envie et de ce sentiment d’« aventure » (cf. Sabine, Lionel, Donatien), ou de ce besoin de voir ou de faire « autre chose », ces sentiments ne produisent des effets que parallèlement à d’autres facteurs facilitateurs de la migration, que je présente sous forme synthétique dans le tableau n° 3 situé dans l’annexe 4 de cet ouvrage.
59Il peut s’agir du manque de perspectives professionnelles (Sabine, ex. 14 ; Donatien, ex. 17) ou de la volonté de sortir d’un carcan familial ou social établi. Amandine, dans l’extrait 15b, explique qu’elle est issue d’un milieu bourgeois provincial où la reproduction sociale rend impossible la sortie des sentiers battus et ainsi, seule la « fuite » permet de déconstruire ces schémas socio-familiaux (ex. 15a). Lionel, pour sa part, provient d’un milieu modeste, ouvrier, où la reproduction sociale joue elle aussi un grand rôle dans les histoires de vie, au niveau professionnel comme sur le plan familial. Cependant, le mouvement d’ascension sociale que lui permet son accès à la profession d’instituteur et, conjointement, la possibilité d’effectuer le service militaire obligatoire à l’étranger en coopération ouvre les portes d’autres « horizons », comme il le dit lui-même dans l’extrait 16. Dans son cas, l’expatriation29 permet d’essayer et d’apprendre autre chose.
4.1.2. « Apprendre autre chose », ou fuir ses semblables…
60Cette recherche de nouveauté et d’élargissement des horizons, pour être satisfaite, repose en partie sur la nature de l’altérité. En fait, pour certains, vivre ou voir autre chose, c’est partir de son chez soi non pas pour le reconstituer à l’identique. Lionel (ex. 16) disait vouloir « couper le lien familial, sortir du petit milieu », et on entend aussi Pascal expliquer dans son interview qu’il voulait « vivre une petite aventure », « voir du pays entre autres choses ».
61Si les témoignages de cette nature sont plutôt nombreux dans le corpus, pour l’émigré, quitter son lieu d’origine, c’est aussi formuler le projet d’apprendre autre chose et partir à l’étranger implique souvent y apprendre la langue. On peut désirer partir parce qu’on a appris la langue et que l’on veut la perfectionner. On se reportera ici aux cas déjà analysés de Ségolène, d’Odette, d’Élise, de Charlotte et de Madeleine. Le départ peut aussi se motiver par la volonté d’apprendre la nouvelle langue, comme c’est le cas pour Régine (cf. extrait. 11, présenté plus haut) ou pour Aurélie (cf. extrait 26, présenté infra).
62Ce rapport entre volonté de partir et rôle de la langue met en relief le rapport entre langue et altérité. « Voir autre chose », c’est pour beaucoup accéder à une altérité perçue dans sa complétude, c’est-à-dire sans rapport avec le lieu d’origine. C’est la raison pour laquelle le Québec ne remplit pas cette fonction aux yeux de nombre de Français, qui trouvent qu’une migration tournée sur l’apprentissage et la découverte de l’altérité et le « dépaysagement » (sic), comme le dit Donatien dans l’extrait 19 ci-dessous, ne peut s’accommoder du mythe des « cousins d’Amérique ». On est, dans ce cas, en présence de formes d’altérité-rupture :
Extrait 18 : Félicien
je veux voir du pays enfin je veux changer et puis je veux apprendre enfin je veux apprendre l’anglais parce que à Montréal je parlais toujours ah c’était je parlais toujours parce que mon milieu en fin de compte c’était en c’était francophone / enfin c’était / mon milieu était francophone à cause de mes amis qui étaient venus de France [Félicien : 147-150]
63La vie de Félicien à Montréal, axée sur la langue française et sur une vie sociale essentiellement hexagonale transplantée, presque familiale (il a encouragé ses amis à venir de France et ils ont partagé une maison à Montréal) ne lui semble plus à même, après trois ans, d’accroître ses horizons. Il se rend compte que sa vie parisienne a été pour ainsi dire « transférée » à Montréal et une nouvelle double quête commence : vivre autre chose et apprendre l’anglais, d’où une migration interne vers le Canada anglais, d’abord à Vancouver, puis à Toronto où il s’installe définitivement, du moins jusqu’à notre rencontre, 36 ans après… De même pour Donatien :
Extrait 19 : Donatien
1 D. (…) donc euh / ma petite copine / ma mère mon meilleur ami euh
2 Int. oui donc y avait pas y avait déjà un réseau / une sorte de réseau
3 D. y avait déjà une sorte de petit réseau / sauf que mon meilleur ami était à Montréal et euh / venir à Montréal c’était pa:s / c’est sympa mais enfin bon c’est pas / |-oui-| / le dépaysagement était pas suffisant / |-oui-| / donc en fin de compte je suis venu à Toronto / vu que c’était vraiment euh / vraiment différent [Donatien : 66-72]
Extrait 20 : Mathieu
en fait mais je voulais ça en fait c’est ce que je recherchais je recherchais une expérience nord-américaine anglophone vraiment l’opportunité de de d’apprendre l’anglais de travailler en anglais de / et éventuellement de ramener ça en France avec moi [Mathieu : 281-283]
64On comprend, par ces discours, une des spécificités de la migration française au Canada. Il a été montré que, dans les structures et les institutions de langue française à Toronto, notamment celles liées au soutien communautaire et au travail de la santé, les francophones, Canadiens d’origine ou non, ne s’impliquent pas de la même façon en fonction de questions liées non seulement à la fragmentation identitaire (Labrie et al., 2001 ; Labrie et Heller, 2003), mais aussi au fait que la langue française remplit davantage une fonction formelle et professionnelle et donc un rôle d’« outil servant à offrir et à se procurer des services » (Labrie et al. : 2001 : 228). Ainsi, tant que les immigrants et nouveaux arrivants 30 francophones ne maîtrisent pas les répertoires nécessaires pour avoir accès aux différents services dont ils ont besoin (santé, logement, administrations diverses…) dans la langue dominante, ils peuvent se prévaloir de ces services en français (Chambon et al., 2001 ; Labrie et al., 2001). Le français peut donc jouer ce rôle d’outil temporaire d’intégration à une société torontoise que beaucoup de répondants perçoivent comme légitimement anglophone.
65Si les constatations faites ci-dessus concernant des immigrants francophones – originaires d’Haïti et de l’Île Maurice – s’appliquent aussi à certains Français, la configuration des processus migratoires des « Hexagonaux » paraît suffisamment différente pour appeler à la prudence. En effet, pour certains Français, tels Mathieu, Donatien, Odette et Charlotte, la quête de l’altérité passe d’abord par la question de la langue et de son apprentissage ou de perfectionnement dans le lieu d’accueil, Toronto. Ainsi, même confrontés aux difficultés de communication, la conduite d’interaction sociale restera la même : éviter les espaces de la francophonie pour assurer son apprentissage de l’anglais. Pour ceux maniant déjà bien la langue anglaise, le réflexe est souvent le même que celui des francophones d’origine canadienne-française : on privilégie des services proches de chez soi, plus anonymes (car fondus dans la masse anglophone) et priorité est donnée à la compétence du pourvoyeur de service plutôt qu’à la langue de celui-ci (Labrie et al., 2001).
66Toutefois, la migration est un phénomène complexe et il convient de ne pas la simplifier en la limitant à des questions de quête d’aventure et d’ailleurs. Cette altérité est aussi en lien étroit avec l’apprentissage et la capitalisation de biens pour l’avenir. Mathieu, par exemple, voit dans Toronto non seulement une occasion de vivre « autre chose » et de vivre avec sa compagne canadienne, mais aussi la perspective d’y apprendre des savoirs universitaires, des savoir-faire professionnels et des compétences langagières qui accroîtront sa « valeur » sur un marché multidimensionnel.
67Dans la même dynamique d’accès à une augmentation des biens de diverses formes31 souvent reliées entre elles par la logique économique, le cas des femmes françaises migrantes, parties en couples ou en célibataires, a attiré mon attention et mérite ici un développement supplémentaire.
4.2. Les femmes et le projet migratoire
68Il existe, si l’on se fie aux parcours de la vingtaine de femmes interrogées dans cette enquête, divers projets et trajectoires migratoires spécifiquement féminins. D’abord, il y a une migration par amour, pour partir rejoindre un compagnon, celle qui répond – apparemment – au « coup de foudre ». Qu’on ne se méprenne pas ici : la migration suite à une rencontre amoureuse n’est pas l’apanage des femmes et le coup de foudre n’est pas un attribut spécifiquement féminin. Comme Morokvasic (1983) l’a montré, les études sur la migration, jusque dans les années soixante-dix, ont accordé à la femme soit un rôle mineur, voire inexistant, dans le processus migratoire, soit une dépendance excessive aux parcours des époux (Varro, 1984). Cette approche a souvent restreint la place des femmes dans la construction migratoire des familles et, a fortiori, a passé sous silence les parcours des femmes célibataires ou seules (Buijs, 1993).
69Aussi, il ne ressort pas de mon corpus une tendance plus grande des femmes à céder au coup de foudre ou à la décision d’émigrer sur un coup de tête, mais plutôt une interprétation qu’elles se font de ces processus comme étant irrationnels. J’ai rappelé plus haut que les projets apparemment irrationnels ne le sont qu’en surface et que de multiples facteurs préconstruits interagissent tout en jouant sur la décision de migrer. Les extraits 21 et 22 suivants, tout comme ceux de Richard (ex. 23 et 24), montrent bien que cette apparente irrationalité n’est qu’une construction et une représentation en discours.
70Bien sûr, pour erronée qu’elle soit, cette représentation a tout de même des conséquences dans la suite de la trajectoire migratoire, en particulier celle d’augmenter la perception d’avoir commis une erreur en émigrant. Par exemple, Isabelle se demande si elle a fait le bon choix de vie en s’installant au Canada32. Pour illustrer l’irrationalité apparente des décisions, j’ai choisi de comparer les cas de Mélodie, d’Isabelle et de Richard. Les femmes expriment leurs choix ainsi :
Extrait 21 : Mélodie
21a) j’ai fait philo après j’ai fait trois ans de médecine et puis j’ai rencontré l’homme de ma vie donc euh qui partait au Canada donc je suis arrivée ici |-ah oui-| voilà / donc j’ai abandonné patri:e famille et études euh pour l’amour [Mélodie : 6-8]
21b) ben moi quand j’ai rencontré Marcel il partait / au Canada |-il partait oui-| il émigrait / je l’ai rencontré à Nancy il émigrait / alors je l’ai pas beaucoup vu / et: on s’écrivait beaucoup et puis au bout d’un an on s’est dit « bon ben qu’est-ce qu’on fait soit l’un revient en France soit l’autre part au Canada » alors moi j’ai trouvé que c’était pas mal la vie au Canada |-mm-| / hein / découvrir un continent un pays une langue / puis j’avais 21 ans j’étais un peu folle j’ai dit « hou hou je vais aller au Canada pourquoi pas / j’abandonne tout » [Mélodie : 264-269]
Extrait 22 : Isabelle
ce qui est arrivé c’est que moi je me suis mariée avec un Pakistanais / donc j’ai vraiment complètement j’ai pris la route la plus difficile et souvent on me dit « mais pourquoi tu as fait ça ? » bon ben les choses arrivent comme ça dans la vie hein |-mm-| / l’amour l’amour hein c’est pour ça que je suis restée au Canada d’ailleurs / parce que j’ai rencontré mon futur mari / deux semaines après mon arrivée au Canada // le coup de foudre / bon [Isabelle : 296-300]
71La rencontre, dans ces deux exemples les plus marquants du corpus, paraît rendre la migration irrationnelle, la raccrocher à des sentiments amoureux irrépressibles (« l’amour l’amour hein », dit Isabelle dans l’extrait 22). Toutefois, quand on écoute bien le discours des interviewées, d’autres raisons parallèles justifient de façon tout à fait rationnelle le déplacement, ou du moins en atténuent explicitement l’aspect « coup de tête » ou encore « coup de folie », comme l’exprime Mélodie (« j’étais un peu folle hou hou je vais aller au Canada pourquoi pas j’abandonne tout », ex. 21b).
72Ces raisons sont liées à des questions d’enrichissement personnel, sur les plans culturel et linguistique. Ainsi, Mélodie, ayant présenté en début d’interview sa migration comme un abandon de tout ce qu’elle avait construit en France (ex. 21a), corrige sa perception du projet en affirmant – cf. extrait 21b – d’abord ne pas être partie tout de suite (mais « au bout d’un an »), ensuite en avoir discuté avec son futur époux (« on s’est dit "bon ben qu’est-ce qu’on fait soit l’un revient en France soit l’autre part au Canada" », ex. 21b) et donc examiné avec lui le rapport risques/bénéfices (Fischer et al., 1997). Finalement, elle a vu dans ce projet, qu’elle percevait peut-être à l’origine comme réversible, un moyen d’accroître des connaissances et des compétences, culturelles et linguistiques (« alors moi j’ai trouvé que c’était pas mal la vie au Canada », dit-elle, mettant en avant la perspective de « découvrir un continent un pays une langue »).
73Il en va de même pour Isabelle (ex. 22), qui après avoir rencontré son mari lors de son séjour initial à Kingston, en Ontario, parle à la fois de « coup de foudre », mais aussi de trajectoire construite et orientée sur l’accroissement de biens linguistiques (« je m’étais / volontairement mis dans un milieu anglophone pour apprendre l’anglais parce que je ne parlais pas l’anglais quand je suis venue », l.302303 de son interview). Ainsi, si l’on considère que ces deux projets ne sont pas irrationnels, mais construits33, il rejoignent donc certains types de projets masculins, par exemple celui de Richard :
Extrait 23 : Richard
1 R. alors en fait euh:: mon amie comme je l’ai dit précédemment étant franco-canadienne / nous avions des amis communs / et nous nous sommes rencontrés à Paris lors d’une soirée / |-mm-| et : ça a été le coup de foudre euh elle était à cette époque étudiante / ici à Toronto / euh : moi travaillant à la SNCF / donc nous avons vécu sur deux continents pendant environ / deux ans / en se voyant régulièrement l’été / euh les vacances toutes les vacances scolaires en fait // soit je venais ici soit mon amie allait en France / euh: et lorsqu’elle a eu terminé ses études donc en 97 euh: je suis venu ici en tant que immigrant reçu /// voilà
2 Int. comment s’est passée la demande tu as fait une demande d’immigration ?
3 R. j’ai fait une première demande en 92 me semble-t-il 92 ou 93 |-mm-| et puis bon j’étais pas tout à fait prêt à émigrer parce que parce que mon amie comme je l’ai dit / était étudiante euh n’ayant pas énormément de diplômes je me posais quand même pas mal de questions / quant à mon émigration / donc j’avais rempli toutes les formalités j’avais été reçu au consulat de: / du Canada à Paris / et puis euh:: lorsque je suis arrivé donc euh à la dernière étape c’était à la visite médicale / là je leur ai demandé si on pouvait mettre le dossier en suspens le dossier de côté / et qu’il me fallait un peu de temps de réflexion / ce qu’ils ont accepté de faire / et en réalité j’ai repris ensuite mes démarches en 97 [Richard : 153-166]
74Richard montre ainsi, de façon certes plus nette que Mélodie, que la migration a donné lieu à une réflexion, à la construction d’un projet et que le « coup de foudre » dont il parle dans le tour de parole 1 est largement contrebalancé par le doute, les questions concernant cette attraction, c’est-à-dire par la mesure des risques à prendre. Davantage qu’à une différence fondamentale entre hommes et femmes ici, on assiste plutôt à la pression de la structure socioprofessionnelle à laquelle chacun est soumis et à son éventuel déstructuration en migration. En effet, Mélodie est certes inscrite en troisième année d’étude de médecine et son avenir professionnel est tracé et assuré d’une certaine réussite, mais dans quelque quatre ou cinq ans. Inversement, Richard est déjà titulaire d’un poste de fonctionnaire et le quitter sur un coup de tête semble irrationnel, ce qui explique ses hésitations et ses revirements, qui sont d’ailleurs des métaphores annonciatrices de la réversibilité de son projet : Richard prend d’abord en 1997 une année de congé sans solde, puis une disponibilité de cinq ans, pour ensuite « faire le point », « peser le pour et le contre » de façon tout à fait rationnelle, comme il l’explique ci-dessous :
Extrait 24 : Richard
je retourne à la SNCF pendant un an / et là bon ce sera une année en fait de décision où on va on va peser le pour et le contre et on fera le point / au mois de juin 2003 / est-ce qu’on rentre au Canada est-ce qu’on reste en France on verra [Richard : 303-302]
75Un deuxième type de migration paraît plus spécifiquement lié à la condition féminine. Il s’agit de celui qui consiste à remédier à des situations d’emprisonnement dans des logiques de domination de natures diverses (Phizacklea, 1983). J’ai déjà dit dans la section précédente, au sujet de Lionel (cf. l’extrait 16), que l’émancipation n’est pas une spécificité des femmes. Sortir du carcan familial et de la pression de la logique de reproduction sociale concerne les femmes comme les hommes. Lionel indiquait, rappelons-le, qu’il y voyait « peut-être des raisons sousjacentes un petit peu plus personnelles (…) couper un peu le lien familial / vouloir / sortir du petit milieu où j’étais (…) / parce que je commençais à voir autre chose » (extrait 16). Cependant, si Lionel veut s’émanciper d’une structure familiale et sociale, c’est parce qu’il en ressent lui-même les limites, particulièrement parce qu’il est capable de faire des hypothèses de comparaison avec d’autres lieux et d’autres milieux.
76En revanche, la migration d’Yvonne paraît issue davantage d’une pression de son milieu familial qui lui fait sentir que son rôle de femme « de bonne famille » est de trouver un époux au statut correspondant à celui du milieu dont elle provient. Elle-même juriste de formation, comme beaucoup de gens dans sa famille, elle a reproduit les schémas socioprofessionnels attendus autour d’elle. Le témoignage suivant montre aussi que dans la bonne société française d’après-guerre, les attentes dues aux effets de la reproduction sociale ne se limitent pas aux orientations professionnelles, mais interfèrent aussi directement dans la constitution de la famille. Ainsi, l’effet d’attraction du Canada joue à plein, au même titre que celui des États-Unis ou de l’Australie cités par Yvonne, pays du Nouveau Monde perçus dans les représentations de nombre de migrants comme moins soumis à ce système de classes :
Extrait 25 : Yvonne
25a) on avait fait une demande d’émigration / aux États-Unis / au Canada et en Australie puis on a dit « le premier qui arrive on part » / puis c’était le Canada / donc voilà pourquoi euh / d’un autre côté mes relations avec ma famille étaient assez // assez distantes du fait que tous mes frères et soeurs étaient mariés avec notaire / avocat et cetera / et que moi mariée avec un chef / c’est un petit peu une: |-mm-| / dégradation si on peut dire [Yvonne : 40-45]
25b) je me suis mariée la première fois ça marchait pas très bien / puis mon ma ma mère était pas très contente / |-oui-| / alors avec toutes ces histoires de famille / j’ai décidé de partir aussi au Canada [Yvonne : 84-86]
77Ayant eu un parcours scolaire et universitaire correspondant aux attentes de son milieu social (elle est avocate), Yvonne peut difficilement mener la vie familiale qu’elle entend mener. En plus des reproches concernant son divorce (ex. 25b), elle doit composer avec le regard désapprobateur de son entourage familial concernant son nouveau compagnon, cuisinier de son état. Lorsque l’accommodation avec ce regard se révèle difficile, la fuite apparaît alors comme la meilleure solution : l’émigration – que son nouveau compagnon appelait aussi de ses vœux – semble une fuite appropriée.
78L’emprisonnement dans une logique de reproduction ou de domination touchait aussi Aurélie (ex. 26 ci-dessous), qui mariée à un Canadien, s’est retrouvée mère de famille et femme au foyer. Comme dans un cercle vicieux, son impossibilité à communiquer en anglais avec sa belle-famille l’aliénait, l’isolait du reste de ses proches et contribuait à reproduire son statut de femme au foyer. Lorsque l’on lit son parcours complet, on comprend bien qu’Aurélie, par son dynamisme et son esprit d’entreprise, ne pouvait se satisfaire de cette situation :
Extrait 26 : Aurélie
je suis née dans le sud de la France // euh j’ai grandi là / puis à l’âge de vingt et un an je suis partie à Strasbourg où j’ai / pris une année de faculté / ensuite euh: j’ai quitté Strasbourg pour aller à Paris // et euh: // de là évidemment nous / j’ai eu un enfant / j’ai fait des études pendant un an également // à l’université à Paris puis / j’ai eu un enfant et j’ai tout lâché / alors il a fallu que je m’occupe de cet enfant // et mon mari étant anglophone / je recevais de la famille anglaise tout le temps // et puis ce qui m’énervait c’est d’être un petit peu cette personne qui était dans la cuisine en train de cuisiner pour tout le monde / de faire des bons repas français mais ne rien comprendre des conversations et ça ça m’énervait pas mal / |-oui-| alors j’ai dit à mon mari « je vais être cinq ans » / on a vécu quand même / six ans à Paris / j’ai dit à *** (prénom de son mari) j’ai dit « okay c’est à peu près temps là qu’on bouge qu’on fasse autre chose » j’ai dit « à Paris de toute façon c’est tellement cher la vie est tellement dense » / euh pfff pour élever des enfants c’était pas / c’était pas évident non plus // j’ai dit « si on veut refaire quelque chose il faut bouger maintenant » // et c’est ce qu’on a fait // lui étant canadien c’était pas difficile d’avoir les papiers pour venir au Canada / parce que j’étais mariée [Aurélie : 9-20]
79L’attirance pour la migration s’explique donc ici à la fois par la volonté d’échapper à une situation sociale qu’elle envie peu, mais aussi par un objectif de pallier cette situation en se formant, en apprenant l’anglais, à travers un séjour qu’elle perçoit comme réversible au bout de cinq ans. Chez elle, ce projet migratoire émane donc d’objections personnelles (« ce qui m’énervait », « ça m’énervait pas mal »), mais est légitimé par un souci de remédiation collective et familiale. D’où le passage de l’utilisation du « je » au « on » dans la citation34, ainsi que la référence à la situation économique et à l’avenir de la famille : « c’est tellement cher (…) pour élever des enfants (…) c’était pas évident non plus ».
80La destination de la migration est chez Aurélie clairement identifiée, pour les raisons familiales évoquées ci-dessus. Toronto, ville d’origine de son mari, permet ainsi de trouver un terrain d’entente entre ses velléités de « bouger », de faire ou même de « refaire quelque chose », c’est-à-dire de se construire socialement et professionnellement – notamment d’apprendre l’anglais – et le souci de ne pas partir à l’aveuglette. S’envoler pour Toronto, c’est s’assurer de trouver quelque chose en y arrivant, comme un réseau de personnes, des contacts familiaux par la belle-famille, les amis de celle-ci, un logement, même provisoire, des écoles françaises ou anglaises pour les enfants, etc.
81Ainsi, le projet est semble construit et rationalisé, pour elle, mais aussi pour son mari. Comme il est canadien anglais, un séjour à Toronto aurait certainement pour effet de modérer cette « double absence » dont parlait si bien Sayad (1999) : celle de la culture d’origine et celle de la culture d’arrivée35. Ainsi, pour Aurélie, choisir Toronto, c’est effectuer un choix rationnel, à partir d’éléments connus. Si la quête de l’altérité se fait ici en limitant au maximum les représentations illusoires ou mythiques de cette destination, le corpus d’interview révèle que ce n’est pas le cas de tout le monde.
4.3. Le « Rêve du Nouveau Monde », variation du rêve américain
82J’ai dit plus haut que pour beaucoup, le mythe de la découverte de l’altérité et le rêve d’un monde meilleur créent des représentations déformées des lieux de destinations. Nabila l’exprime bien dans l’extrait qui suit :
Extrait 27 : Nabila
1 N. après le lycée / après j’ai dit on verra si je reprends mes études mais ça je savais hein je savais depuis euh / je SAVAIS que j’allais pas rester en France
2 Int. expliquez-moi
3 N. euh je sais pas peut-être que c’est dingue mais j’ai un sixième sens je sais quand un // je sais quand je vais faire quelque chose je sais / ce qui va se passer je sais mais je sais je savais à dix-huit ans déjà je savais que j’allais pas rester en France / j’avais seize ans j’avais décidé de partir / aux États-Unis ma mère a a refusé elle m’a dit « mais ça va pas non ? / les Américains ils sont hyper agressifs t’as que seize ans / qu’est-ce que tu sais de la vie / ça va pas hein ? » / et puis dix-huit ans là elle m’a dit euh: // « est-ce que t’as toujours envie de : de partir ? » j’ai dit « oui » / mais j’ai dit « j’irai pas aux États-Unis parce que j’ai vu des reportages euh j’ai lu des trucs ils sont dingues hein » / les Américains ils sont cons ils se croivent intelligents mais ils sont cons: brefs / euh: / pis moi un jour je regardais la télé pis // y avait des images sur le Canada / paysage: / Québec euh // j’étais tombée amoureuse du paysage / je dis « ouah c’est magnifique / ouah » [Nabila : 35-47]
83On voit dans ce témoignage, de façon exemplaire, comment se construisent les représentations. Le contact pré-migratoire, que je définissais en début de chapitre, prend ici la forme d’une émission télévisée et se trouve par la suite rectifié par et dans l’interaction sociale : la mère de Nabila, qui a elle aussi vraisemblablement construit ses représentations de la même façon, lui livre sa vision de la destination. De surcroît, cette mère est elle aussi soumise à des représentations s’appuyant sur son expérience d’immigrante italienne en France. À plusieurs reprises donc, le mythe et les représentations se forment et se déforment, notamment par le prisme des médias.
84Le rêve est très souvent lié au concept de Nouveau Monde, aux perspectives que ce dernier offre de se construire (ou reconstruire), économiquement le plus souvent. Ainsi, Madeleine explique que ce rêve de constitution de la personne (professionnelle, du moins), il n’y a qu’en Amérique qu’elle pouvait le concrétiser :
Extrait 28 : Madeleine
je savais que j’allais refaire ma vie en Amérique du Nord / donc je suis partie j’ai apporté à peu près tout ce que j’avais |-d’accord-| donc je le savais / j’avais quelque chose en moi parce que je voulais faire des études ici tout ça / donc euh: puis je connaissais j’avais donc une relation avec ce type / et tout donc j’étais déjà dans le milieu universitaire j’ai toujours su que je serais euh / que je resterais toujours dans le milieu universitaire / ça je l’ai su même avant que j’aille à la fac même quand j’étais cancre et tout ça / je savais que je serais prof de fac un jour et que / je resterais dans ce milieu quoi / donc ce que je voulais faire c’était ça et puis donc euh je suis arrivée ici [Madeleine : 44-50]
85Madeleine et Nabila partagent toutes les deux cette conviction (« je le savais »), peut-être reconstruite – ou inventée – en migration, que l’expatriation était le seul moyen de transformer leur rêve en réalité. Madeleine, dans l’extrait 28, exprime ce que prétendent – cela fait partie du mythe – beaucoup de Français aux États-Unis et au Canada (cf. aussi Lindenfeld, 2002) : l’Amérique du Nord donne sa chance à tous, pour peu qu’on veuille réussir, qu’on soit un élève brillant ou un « cancre », comme le dit Madeleine. Il est intéressant de noter l’expression « refaire sa vie » utilisée par Madeleine, alors qu’elle n’est qu’une jeune étudiante au moment de son émigration, comme si même la satisfaction et la réussite dans les études, a fortiori dans le métier, ne pouvaient se réaliser dans le pays d’origine. Madeleine paraît voir son avenir en France obstrué par un fort déterminisme social, que seule la migration dans le Nouveau Monde peut permettre de contourner.
86Il semble en réalité, à travers ce témoignage, que la migration de Madeleine soit autant dictée par des ouvertures professionnelles potentielles au Canada (bien qu’elle n’ait pas encore trouvé de poste universitaire au moment de l’interview) que par sa conscience de la difficulté de réussir dans l’université française sans être lauréate d’un des deux concours sélectifs de recrutement des enseignants36. De même qu’on le ressent à d’autres moments de l’entretien, on lit aussi en filigrane l’expression ambivalente d’un sentiment d’immobilité forcée, celui d’être « coincée » en Amérique du Nord (Forlot, 1999a : 215).
87Tout comme Nabila au tour de parole 1 de l’extrait 27, Madeleine donne cette impression que le destin l’a choisie pour devenir migrante (« je savais », disent-elles toutes les deux à plusieurs reprises). Il semblerait plutôt, pour donner une interprétation plus rationnelle, que le projet migratoire émane en premier lieu d’une culture de la diversité – linguistique et culturelle – construite dans l’enfance, comme je l’ai exposé plus haut. Nabila, fille d’un Tunisien et d’une Italienne, ainsi que Madeleine, fille d’un Gitan espagnol et étudiante anglophile, ont su depuis leurs jeunes années ce qu’était la mobilité et ce qu’elle permet ou non d’accomplir.
88Aussi, le rêve américain n’est pas seulement américain. Il est surtout associé au Nouveau Monde et aux possibilités qu’il offre, mais il est souvent, peut-être même principalement, lié à une langue, l’anglais. Par exemple, Marie me disait en 1994 que le projet familial de migration était initialement prévu à Montevideo, en Uruguay, dans les années cinquante. Les motifs essentiels étaient que le climat y était bon, le taux de change et l’économie favorables et qu’une importante communauté française s’y était installée. Toutefois, l’éloignement et des raisons linguistiques – ni elle ni son mari ne parlaient espagnol – les avaient poussés à abandonner ce projet et à en construire un autre, de trois ans, au Canada, ce surtout pour apprendre (perfectionner dans le cas de son mari) leur langue anglaise. L’époux lui-même était venu prospecter au Canada en 1951 et y avait vu un endroit idéal pour apprendre l’anglais avant d’émigrer en Australie37.
89Ce projet et ce parcours ont de nettes ressemblances avec d’autres au sein du corpus. Ainsi, Clément et Maya, que je cite ici, mais aussi Félicien et Marcel me font part de leur projet ou de leur tentative de partir en Australie :
Extrait 29 : Clément
1 Int. donc vous n’êtes pas venu seulement comme euh étudiant vous êtes venu comme étudiant avec l’idée d’y rester après
2 C. d’y rester ici ou en Australie je vais vous dire tout de suite si ça marchait pas ici j’avais dit à ma mère / euh « j’irai voir en Australie si ça peut être mieux » | mm-| mais j’ai beaucoup apprécié Toronto j’ai beaucoup aimé Toronto / où / dans la semaine qui suit je le dis souvent / j’étais là depuis une semaine / et je me sentais chez moi |-ah oui-| et ça c’était y a 28 ans / parce que j’avais y avait absolument aucune différence entre moi et n’importe qui [Clément : 351-356]
Extrait 30 : Maya
bon la première fois on est venu tout seul pour décrocher pour voir un petit le pays qu’est-ce que ça donnait / |-mm-| / euh on a essayé de partir d’émigrer au / en Australie / on a fait tous nos papiers pour immigrer en Australie mais l’Australie n’a pas voulu de nous parce qu’on ne parlait pas anglais / on a passé des entretiens mais on ne parlait pas anglais / (…) / donc nous ben pour euh : pour pallier à tout ça on a dit « on va partir au Canada s’ils nous acceptent / comme ça on va apprendre notre anglais et puis après ben ça sera plus facile pour nous d’aller en Australie » [Maya : 316-325]
90Les raisons de ces projets tiennent autant de l’esprit d’aventure que j’ai identifié plus haut (dans son témoignage, Félicien parle de partir « loin ») que de l’objectif d’accroître ses biens économiques et professionnels. Clément souligne sa volonté que « cela march[e] » (ex. 29), Maya et son mari – présent à l’interview – exposent le même objectif (ex. 30) et Marie [interview de 1994] évoquait la crise du logement à Paris dans les années d’après-guerre. L’émigration symbolise aussi un mode de vie plus facile, ne serait-ce que dans l’acte de s’expatrier : ainsi, Marcel souligne dans son témoignage que les autorités australiennes « payaient le voyage des émigrants pour venir en Australie », ce qui bien sûr arrangeait grandement ses affaires financières.
91Outre l’image volontairement paisible qu’il véhicule, le Canada – tout comme l’Australie – est représenté comme un moteur économique et dynamique. Toutefois, le portrait change souvent d’apparence lors de l’arrivée au Canada, c'est-à-dire quand le mythe rencontre la réalité de l’expérience quotidienne38. Denis explique avoir déchanté face à la réalité de la vie montréalaise, loin de la présentation qu’il en avait reçue en France :
Extrait 31 : Denis
[j’étais] étudiant salarié en France donc j’avais déjà un peu d’argent avec moi / et cet argent je l’ai dépensé en l’espace de quelques mois parce que je ne trouvais aucun emploi à Montréal / euh contrairement à ce que: aux promesses alléchantes qu’on m’avait euh / fait miroiter en France notamment des Canadiens et même des administrateurs canadiens des fonctionnaires canadiens / en tous cas / j’arrive à Montréal et là où je me heurte c’est que tout de suite d’ailleurs c’est un petit incident qui aurait dû me faire comprendre ça tout de suite / dès que je: à l’aéroport le chauffeur de taxi me dit en parlant un petit peu que je venais manger prendre le pain de la bouche des Canadiens |-mm-| / hein euh: alors euh / c’est symptomatique / j’ai trouvé aucun emploi du côté francophone / parce que dès qu’on me reconnaissait comme français / euh les portes se fermaient automatiquement j’avais les qualifications pour faire un tas de choses j’étais prêt à faire n’importe quoi / euh: à tel point même que je voulais travailler même comme ouvrier conducteur de camions dans la Baie James ou des choses comme ça mais en tant que Français / AUtomatiquement les portes étaient fermées / et surtout un Français qui n’avait pas de: /// personne pour l’aider quoi parce que je connaissais vraiment personne y avait personne pas de contacts pas de famille / pas de : d’amis vraiment donc le lobbying ça marchait pas pour moi pas de petit clan [Denis : 23-34]
92On découvre ici un aspect central de la vie de l’immigrant français au Canada, qu’il soit au Québec ou en Ontario : le rapport entre langue et identité. Pour un migrant français au Canada, ce qui est en jeu, c’est la façon dont il va réussir à s’en sortir, à prospérer, d’abord grâce à ses compétences intellectuelles et professionnelles, mais aussi grâce au bilinguisme présent aux différents niveaux de la société canadienne. C’est en ce sens que les projets migratoires au Canada offrent des cas de figure d’une grande variété, car la langue agit souvent comme un outil de gestion de la migration, à savoir à la fois comme un « minimisateur » de risques et comme un « maximisateur » de bénéfices, ainsi que le développera la section suivante. Ce qui caractérise ces projets migratoires, c’est que la question linguistique concerne ici le français et l’anglais. La langue, aux sources du fonctionnement du parcours d’expatriation, du projet à la trajectoire, en assure en partie les phases et les vicissitudes ou, pour parler comme les migrants eux-mêmes, la réussite ou l’échec.
5. Pratiques langagières et gestion du risque migratoire
93Nous entrons désormais dans le domaine des pratiques langagières39. J’ai postulé que celles-ci contribuaient au façonnement du projet migratoire, avant d’agir sur le parcours migratoire et d’en assurer soit la pérennité, les aléas, les contingences. En même temps, le projet migratoire, par les contraintes linguistiques à venir qu’il suscite, a un effet sur les pratiques sociales et langagières. Si certains, comme Nabila, optent pour un développement de leurs compétences culturelles et linguistiques avant de partir (lectures, recherche d’informations, inscription à des cours de langue), d’autres orientent leur projet migratoire en choisissant des solutions de facilité.
94Aller au Québec d’abord parce qu’on y parle français en constitue le meilleur exemple. D’autres encore voient leur projet échouer (du moins provisoirement) du fait d’une carence de formation ou par manque de compétences linguistiques liées à ce projet. On se rappelle ici le projet de Maya et de Marie, qui ne peuvent émigrer respectivement en Australie et en Uruguay parce qu’elles n’y parlent pas la langue dominante. Il s’agit, pour ces émigrants, de mettre en place une stratégie migratoire basée sur un équilibre entre les risques et les bénéfices de l’altérité.
5.1. La langue comme outil de gestion du risque
95Même dans les cas de force majeure (guerre, intempéries, etc.), la décision de migrer est une décision complexe (Hammar et Tamas, 1997 ; Fischer et al., 1997). Si bien sûr les migrants présentés ici ne postulent pas au statut de réfugiés, ils sont de très près concernés par cette « décision de micro-niveau » qui se fait selon quatre critères de motivation : les besoins économiques existentiels, les besoins de sécurité, les besoins d’intégration et d’acceptation sociales et les besoins d’accomplissement de soi-même (Fischer et al., 1997). Quand bien même elle répondrait à ces motivations, la migration comporte des risques non négligeables, le plus important étant la non-réalisation de tout ou partie des critères ci-dessus.
96On découvre, en écoutant parler les immigrants, que la langue est un outil de gestion des risques, en ce sens qu’elle minimise leurs effets dans des situations de déplacement où la confrontation à l’inconnu et à l’abandon du connu tend à produire et augmenter les risques, telles les déstabilisations socio-identitaires.
97Bien entendu, nous sommes là dans la perception, dans le pressentiment de ce qui compose la différence entre lieu d’origine et lieu d’accueil, c’est-à-dire entre la ville d’origine en France et celle où les migrants ont élu domicile au Canada. Dans ce cadre, des recherches sociologiques ont montré que plus le lieu d’émigration est différent (sur les plans culturel, linguistique et social), plus les migrants potentiels mesurent le risque de ne pas être capables de réaliser un niveau plus élevé de fonctionnalité (« utility ») par le moyen de la migration (Fischer et al., 1997 : 60).
98Ainsi, cette question de la fonctionnalité se retrouvent, dans le corpus, au travers de deux types de décision : celle d’une migration au Québec et celle d’une migration au Canada anglais. Ce dernier symbolise un espace perçu par les Français comme culturellement bien distinct du pays d’origine, comme je l’ai analysé plus haut dans la section 4.1.2 (« Apprendre autre chose », ou fuir ses semblables…).
5.1.1. Le français comme « minimisateur » de risques
99Afin de « gérer » de façon raisonnée les aléas de la migration et, partant, pour maximiser les chances de réussite, certains utilisent la langue comme une ressource leur permettant de minimiser de risques. Ainsi, après avoir été rejeté par l’Australie, pour des raisons qu’il n’identifie pas comme linguistiques, mais plutôt ethniques40, Félicien se tourne vers le Canada et choisit le Québec :
Extrait 32 : Félicien
après / avoir laissé tomber l’Australie (…) mon seul mon choix c’était le Canada / |-mm-| / parce que c’était euh / parce que c’est / l’idée de ce qu’on se fait (…) en France du Canada les grands espa:ces les opportunités / l’Amérique (rire) / les Indiens |-oui-| enfin tout toutes ces histoires / (rires) / et puis après je me suis dit « oui le Canada euh:: / ça serait bien et puis ils parlent français donc j’aurai pas de problèmes » parce que jusqu’à cette époque-là j’avais un niveau anglais euh:: /// scolaire / |-oui-| donc c’était pas grand-chose [Félicien : 47-52]
100Ici, on perçoit clairement que la motivation est liée à la fois à l’image de l’Amérique, aux opportunités qu’elle offre, au sentiment de liberté qu’on s’attend à y trouver (« les grands espaces », dit-il), mais aussi à la possibilité exceptionnelle dans le Nouveau Monde de pouvoir y parler français et donc à la perception qu’on peut éviter toutes sortes de « problèmes » par ce biais : l’intégration, l’accès au marché du travail, mais aussi – et c’est important dans le cas de Félicien – l’obtention d’un visa de résident.
101Parfois, les représentations de cette minimisation du risque par la langue sont corroborées, voire créées, par les personnes chargées de l’immigration dans les services diplomatiques canadiens. L’extrait 31 (Denis), cité plus haut, le montre bien. Denis affirme être venu à Montréal sur les conseils de l’immigration canadienne, en fonction de « promesses alléchantes » qu’on lui avait « fait miroiter en France » (cf. début de l’extrait 31). De même, Yvonne exprime ce souci de gestion du risque, entretenu par les services d’immigration du Canada et issu de la tension entre incompétence en langue anglaise et connaissance du français :
Extrait 33 : Yvonne
oh je suis arrivée quand d’abord euh // à l’ambassade du Canada à Paris / ils m’ont suggéré // de venir dans le Québec / parce que on parlait français / |-mm-| / puis j’étais tout à fait d’accord vu que mon anglais était très / école secondaire (rire léger) / donc pas très / pas très fort / alors j’ai décidé de venir au Canada / et à Montréal par conséquent [Yvonne : 105-108]
102La langue française, dans un premier stade du parcours migratoire à l’état de projet, paraît à certains participer de cet effet de minimisation de risques, mais sert aussi de garant d’une meilleure insertion dans le tissu social, économique et culturel du lieu d’implantation. En effet, pour beaucoup d’immigrants, parler la langue du pays d’accueil, c’est s’assurer une meilleure intégration (Statistique Canada, 2005).
103Ce point, qui semble relever de l’évidence, ne se trouve pas toujours confirmé dans l’analyse de l’expérience des migrants. On découvre en effet tout d’abord que la langue ne garantit pas toujours une meilleure insertion, notamment dans le cas des Français au Canada francophone, comme je le montrerai dans le chapitre suivant41. Dans d’autres cas, la langue française peut se révéler d’une utilité modérée si d’autres critères, d’ordre éducatif, professionnel ou économique, font obstacle42. Ainsi, Marcel, après trois ans de formation en Australie, armé d’un diplôme d’architecte et d’une bonne connaissance de la langue anglaise, émigre malgré tout à Montréal. Or, les possibilités d’emploi après l’Exposition Universelle de 1967 restreignent significativement ses chances de prospérer :
Extrait 34 : Marcel
je suis arrivé à Montréal et là c’était en 69 |-mm-| euh / y avait plus de travail pour les architectes |-ah oui-| ç’avait été / trois ans plus tôt / j’aurais eu |-à l’Expo Universelle-| oui / là c’était fini / alors j’étais un peu désespéré / j’avais plus d’argent |-mm-| j’ai vu une annonce dans le Globe and Mail de Toronto / et je suis arrivé là en autobus et / j’ai trouvé un travail mi-décembre [Marcel : 60-63]
104Bien sûr, le choix de la destination ne s’effectue pas seulement en fonction de critères linguistiques, mais dans le cas spécifique de la migration francophone au Canada, ceux-ci sont souvent déterminants dans la décision. Les expatriés français mesurent bien, par leur expérience migratoire, la différence entre leurs attentes d’intégration prioritaire au Québec du fait de leur statut de Français et le constat que cette province, à travers son discours modernisant de l’époque (Heller, 2002 ; Labrie et al., 2001), quoique francophone, n’accepte les Français que pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des immigrants. Ceci a un impact très important sur les différences entre pratiques langagières pré-migratoires et post-migratoires. Perçus comme des outils de minimisation des risques et donc de sécurisation linguistique, la langue et son miroir, la culture, en entrant dans l’espace migratoire, peuvent créer l’effet inverse, c’est-à-dire se révéler être des obstacles à l’adaptation au milieu, comme l’exprime ci-après François :
Extrait 35 : François
ben à Montréal euh: au début c’était pas toujours très facile / |-oui-| parce que mon français était pas adapté au / québécoué / (rires de F.) / mais j’aimais bien Montréal et ce ça s’est produit que par la suite / j’ai fait à Montréal / la même chose j’ai été dans une compagnie d’assurance à Montréal / |-ah oui-| / la *** (nom de l’entreprise) / et puis euh // j’ai fait des // je suis devenu gérant j’étais tellement bon vendeur / disons vu mes origines près de la Suisse je suis devenu un baratineur hein / je suis très bon pour faire de la vente [François : 157-161]
105On remarque ici que la langue française, que François se représente comme un outil de minimisation des risques (car il ne parle pas bien anglais), est en réalité un obstacle. Finalement, sa réussite, ce n’est pas à la langue qu’il l’attribue, mais à des pratiques liées à son origine. Ces pratiques sont d’abord sociales : il travaille pour une compagnie d’assurances helvétique alors qu’il y a déjà travaillé en France et qu’il a un rapport particulier à la Suisse où il a été résistant pendant la guerre. Pour François, ces pratiques sont aussi langagières, car il s’attribue des compétences liées à cette origine, se disant « baratineur », donc bon commercial. C’est donc par le travail et par l’origine que François prospère, et non par ce qu’il croyait être un outil d’intégration et de sécurisation : la langue française.
106Toutefois, l’espoir de voir la langue maternelle, le français en l’occurrence, opérer comme outil de minimisation du risque se retrouve à nouveau dans le discours de François lorsque nous discutons de sa migration intra-canadienne de Toronto à Montréal :
Extrait 36 : François
1 Int. vous avez quitté Montréal à cause de la politique / et pourquoi Toronto pourquoi pas New York comme vous avez dit ?
2 F. ben parce que // on avait quelques relations à Toronto / parce que c’était plus facile de venir à Toronto que de recommencer à aller à New York / où y avait plus de problèmes pour se réadapter: et cetera / et où le français n’avait plus de valeur à : en aux États-Unis / alors qu’à Toronto le français restait à une certaine euh
3 Int. mais en 67 il y avait pas beaucoup de monde qui parlait français à Toronto
4 F. // y en avait pas beaucoup mais si peu qu’il y en avait ça commençait
5 Int. ça commençait donc vous l’avez senti
6 F. oui oui / que ça recommençait ça commençait à avoir une influence / d’être français à Toronto
7 Int. vous vous êtes pas dit que peut-être vous réussiriez mieux aux États-Unis qu’au Canada ?
10 F. non pas c’est mieux / |-ah oui-| / je m’adaptais mieux au / Canada qu’aux États-Unis parce que / parce que y avait juste l’anglais aux États-Unis / alors qu’ici c’était ça nous servait quand même de base [François : 346-360]
107Outre des questions de relations et donc de contact, ou même d’ébauche de réseau, François évoque la langue française comme facteur potentiellement garant de l’adaptation au nouveau pays. Son rêve initial, partir aux États-Unis, se trouve remplacé, avec l’expérience de la vie canadienne, mais aussi celle de la migration, par une stratégie de calcul du rapport entre risques et bénéfices. Cette stratégie sert à bon nombre d’immigrants à jauger leurs chances d’accroissement d’un capital qui est à la fois culturel (posséder les deux langues du Canada pour montrer qu’on s’y intègre) et économique (maîtriser toutes les situations langagières professionnelles telles que le migrant se les représente au Canada).
5.1.2. Le bilinguisme comme capital économique et culturel
108Tout comme la langue française elle-même, les savoirs communicationnels bilingues sont souvent considérés comme un facteur d’attraction au Canada. Cela se joue à plusieurs niveaux. D’abord, le Canada est considéré par les interviewés comme lieu d’apprentissage de la langue anglaise et donc d’un bilinguisme plus ou moins avancé. En d’autres termes, aller en Ontario, c’est se garantir à la fois l’apprentissage de l’anglais et l’atout non négligeable de la possession du français, atout que l’on peut faire fructifier tant dans la phase de demande d’immigration que plus tard, dans la recherche de travail. C’est ce qu’illustrent les extraits suivants :
Extrait 37 : Mathieu
j’ai fait une demande d’immigration j’ai obtenu le donc sans vraiment dire que j’allais que je faisais ça pour aller à l’université (rires de M.) / mais donc avec mon / bon je parlais un peu l’anglais pas très bien mais je parlais un petit peu l’anglais quand même à l’époque et je parlais français et avec un / diplôme d’ingénieur euh : / l’immigration au Canada y a dix ans c’était assez facile / donc j’ai obtenu le statut de : d’immigrant reçu [Mathieu : 70-74]
Extrait 38 : Patrice
1 Int. vous êtes venu comme immigrant ou vous aviez un visa comment
3 P. oui ben j’ai demandé un visa d’immigrant |-d’accord-| / c’était beaucoup plus simple
4 Int. et alors là y a pas eu de difficultés administratives
5 P. non pas trop de difficultés administratives euh du moment que // enfin j’ai obtenu très facilement un visa d’immigrant parlant français / parlant anglais / relativement étant / et puis je pense que : peut-être étant donné mon : / disons la sorte de travail que j’avais / non y a pas eu de difficultés [Patrice : 152-163]
109Mathieu et Patrice évoquent les ouvertures que procure la maîtrise d’une ou des deux langues officielles du Canada, et on peut considérer que ceci constitue un facteur d’attraction, surtout au Canada anglais. La plupart de ceux qui s’expatrient au Québec le font par volonté de capitaliser leur langue française, comme on l’a vu plus haut. Ainsi, le Canada, notamment sa partie anglophone, attire parce qu’on y est à même d’apprendre l’anglais ou de le perfectionner, à l’instar de Maya, Marie, Amandine, Mathieu, entre autres. On retrouve souvent cette représentation du Canada comme un pays où le français est répandu et où les interactions avec les francophones – et Canadiens plus généralement – sont fréquentes et faciles dans cette langue (cf. François, ex. 36).
110L’accès à des ressources bilingues français/anglais joue aussi à un niveau pré-migratoire, par exemple quand Clément doit faire des choix d’université, de cursus et de formation professionnelle initiale. Inscrit au collège Glendon (bilingue) de l’Université York graduées »43, dans la banlieue nord de Toronto, Clément opte pour des études « post- en traduction à l’Université d’Ottawa. Cet exemple illustre parfaitement la recherche d’un développement de compétences bilingues, Ottawa étant elle-même une ville où les deux langues sont pratiquées. En jouant même sur les deux codes (« let’s be bilingue speak English »), Amandine évoque clairement, dans l’extrait suivant de son témoignage, les attentes nourries par certains migrants francophones vis-à-vis du Canada et de ses vertus prétendument bilingues :
Extrait 39 : Amandine
oh ben / ce qui nous plaisait énormément c’est le pays bilingue / |-d’accord-| / et comme tout le monde euh pff / la surprise elle est grande hein / |-mm-| (rire léger de A.) parce que le bilinguisme euh / let’s be bilingue speak English / |-mm-| / c’est tout [Amandine : 339-341]
111Amandine relate de façon ironique ce que constatent de nombreux francophones en arrivant à Toronto : une communauté dispersée, une sensation de dilution dans la masse, ainsi que surtout la perception d’un bilinguisme unilatéral des francophones, sans contrepartie du côté des anglophones. Il n’en reste pas moins que le bilinguisme, au sens de bilingualité que lui donnent Hamers et Blanc (2003), constitue non seulement une richesse culturelle, mais aussi un capital linguistique à faire fructifier sur le marché linguistique torontois ou à remporter dans son pays d’origine, le cas échéant.
5.2. La question de la réversibilité du projet migratoire
5.2.1. Les langues dans les migrations à réversibilités renouvelées
112Certains sociologues et démographes analysent la mobilité migratoire en termes de réversibilité et d’irréversibilité des flux (Domenach et Picouet, 1995 : 37-41). La réversibilité du projet peut ici se définir comme la représentation que le migrant a du déroulement et des objectifs de son parcours. Dans l’expérience migratoire, le retour, ou la re-migration (ou tout autre forme de mobilité) est l’actualisation, c'est-à-dire la mise en pratique, de cette réversibilité. Bien sûr, certains projets sont réversibles par nature, contraints obligatoirement par l’absence de visa ou de prolongation de contrat de travail. Le tableau 4 situé en annexe 4 présente les réversibilités à caractère obligatoire, qui sont souvent de nature administrative (diplomates, étudiants, coopérants, travailleurs temporaires, etc.).
113Dans les exemples suivants, les deux protagonistes ne sont contraintes ni par des questions de visa ni par des contrats d’embauche à durée limitée. Chacune est venue avec son époux, lui-même citoyen canadien. On voit donc ici la différence entre la réversibilité envisagée et le retour effectif. Ni Aurélie ni Élise ne mettent en œuvre la réversibilité originelle de leur projet :
Extrait 40 : Aurélie
L’idée de venir au Canada euh : pour moi était okay je viens cinq ans au Canada j’apprends l’anglais // et ensuite je retourne en France (léger rire de A.) |-ah oui-| / parce que je jamais je m’étais mise dans la tête que je quitterai XXX / donc ça fait vingt-deux ans que j’ai quitté la France / euh je retourne régulièrement en France visiter ma famille [Aurélie : 30-33]
Extrait 41 : Élise
j’ai quitté mon travail chez *** (nom d’entreprise) nous nous sommes mariés et nous sommes venus nous installer / à Toronto / parce qu’il était en train de faire lui sa maîtrise de géologie / donc la décision a été de venir ici nous installer à Toronto le temps qu’il finisse ses études / dan:s le but de repartir ensuite nous installer définitivement en France [Élise : 35-39]
114Inscrite dans un rapport étroit à la quête de la réussite économique et professionnelle, on constate à nouveau l’importance de la motivation linguistique dans le projet migratoire. Dans les représentations comme dans les positionnements effectifs, la langue anglaise, ou plutôt sa maîtrise44, est identifiée par la plupart comme un des critères de réussite sur place (puisque c’est la langue du pays), mais aussi lors d’un retour éventuel. Maya exprime ici ce que signifie pour un migrant la construction de son répertoire linguistique par la migration, répertoire aux variétés forcément différentes et aux valeurs renouvelées et enrichies par et dans le nouvel espace social :
Extrait 42 : Maya (et son mari, présent à ses côtés lors de l’entretien)
1 M. on a essayé de partir d’émigrer au / en Australie / on a fait tous nos papiers pour immigrer en Australie mais l’Australie n’a pas voulu de nous parce qu’on ne parlait pas anglais / on a passé des entretiens mais on ne parlait pas anglais
2 Le mari mm je sais pas si c’est vraiment la la raison
3 M. entre autres ou peut-être parce qu’ils aiment pas les Français les Australiens ça aussi / en tous les cas / donc nous ben pour pallier à tout ça on a dit « on va partir au Canada s’ils nous acceptent / comme ça on va apprendre notre anglais et puis après ben ça sera plus facile pour nous d’aller en Australie » / donc c’est ce qu’on a fait on est venus ici / pour essayer d’apprendre notre anglais bon on a appris notre anglais // mais bon maintenant on a plus envie d’aller en Australie / je veux dire: / non ça nous intéresse plus du tout / mais en fait au début c’était ça c’était pour apprendre la langue c’est pour ça qu’on a pas choisi le Québec / |-oui-| on est venus directement à Toronto parce que ben si on veut apprendre la langue hein il faut aller dans un endroit où on parle anglais [Maya : 317-328]
115Ce sentiment d’une nécessaire appropriation de la langue se ressent fortement dans le discours de Maya qui utilise à deux reprises l’adjectif possessif « notre anglais » (tour de parole 3 de l’extrait 42). La langue étrangère, par son apprentissage ou son perfectionnement, est donc au cœur de la migration, en ce sens qu’elle en est parfois le moteur et l’indice de succès. Au début de son parcours, Marcel voyait d’un œil positif sa migration australienne, qui n’a duré finalement que trois ans, car il a pu y apprendre l’anglais et préparer sa future migration au Canada : « j’ai fait un super voyage et puis là je connaissais pas très bien l’anglais donc ça a été une façon d’apprendre l’anglais » (Marcel, au début de son interview).
116En ce sens, Maya et Marie ont eu un projet inverse de celui de Marcel, mais qui procède de la même dynamique. Les deux femmes45 s’installent au Canada anglais pour y apprendre l’anglais et réussir leur expatriation ultérieure en Australie, alors que Marcel s’installe en Australie, y apprend l’anglais surtout pour étudier et voyager, puis pour faire valoir ce bilinguisme auprès des autorités canadiennes.
5.2.2. L’anglais en France, ou quel rendement pour la migration ?
117Un peu plus loin dans l’interview de Maya, un autre type de réversibilité se fait jour et s’apprête d’ailleurs, quelques jours après l’interview, à prendre la forme d’un retour effectif en France, après deux séjours de trois et quatre ans à Toronto considérés par leurs protagonistes comme des échecs. La langue comme ressource et comme bien économique ne fait aucune ambiguïté dans l’exemple suivant :
Extrait 43 : Maya (et son époux, à ses côtés)
1 Int. et finalement vous pensez que pour tous les deux le fait de parler les deux langues maintenant ça va vous aider dans votre / future vie professionnelle
2 M. oui
3 Le mari c’est un plus
4 M. oui
5 Int. je pense hein
6 Le mari que j’aie deux métiers c’est un plus surtout quand on travaille sur les ordinateurs sur euh internet |-oui-| sur tous les: / tout ce qu’on sait faire quoi hein [Maya : 945-952]
118Dans cet extrait et dans les propos de Paul qui suivent (ex. 44), la langue anglaise est associée à une potentielle augmentation des chances de réussir son retour. Le problème pour eux n’est pas de se réintégrer ou de se réadapter, car Maya et son mari (qui prend part à notre dialogue de façon continue à ce stade de l’interview) déclarent ne jamais avoir perdu le sens de ce qui fait la culture et le mode de vie français. Ils mentionnent la gastronomie ou la tradition de l’apéritif, les interactions sociales de la vie quotidienne telles que les invitations entre voisins, qu’ils n’ont jamais pu reproduire à Toronto. Il s’agit plutôt pour eux de capitaliser ces biens culturels et linguistiques qu’ils ont acquis en migration, et même de définir un projet professionnel de retour autour de ces ressources nouvelles (langagières essentiellement) sur un marché économique qu’ils savent mondialisé. Sur ce marché, les ressources linguistiques jouent en faveur de ceux qui les manient avec efficacité et discernement.
119Les compétences langagières développées deviennent donc des ressources à faire valoriser dans le pays du retour si le projet migratoire était axé sur la réversibilité et associé, entre autres, à une dynamique d’accroissement des biens de diverses natures. Les plus significatifs d’entre eux sont les biens culturels, les biens professionnels et les biens linguistiques 46 Paul et Mathieu citent même cet accroissement des ressources linguistiques qui pour eux – et pour tous – se traduit en acquisition de biens professionnels à faire valoir dans les échanges sur un marché économique et linguistique (Bourdieu, 1982) en cas de retour au pays d’origine :
Extrait 44 : Paul
je pense que si je venais à retourner en France je pourrais me targuer d’une expérience professionnelle / |-mm-| je pourrais vendre une expérience américaine je suis pas convaincu qu’on fasse nécessairement la différence / |-mm-| / euh entre le Canada et les États-Unis / je pense que je pourrais y a un / y aurait éventuellement un marché / sur lequel je pourrais me vendre / mais / je dirais les portes ne me sont pas nécessairement grand ouvertes / et je trouve que j’ai plus la possibilité de prouver ici / que je ne peux l’avoir en France [Paul : 384-389]
Extrait 45 : Mathieu
je suis très bien ici et / mais je voulais ça en fait c’est ce que je recherchais je recherchais une expérience nord-américaine anglophone vraiment l’opportunité de d’apprendre l’anglais de travailler en anglais / et éventuellement de ramener ça en France avec moi // pour l’instant ça s’est pas fait ça fait déjà // onze ans que nous sommes restés ici donc [Mathieu : 281-284]
120On constate néanmoins la lucidité des deux interviewés. Même si rien ne garantit le succès lors de la « vente » de ces biens, Paul (cf. le verbe « (se) vendre » dans son témoignage) considère être beaucoup plus en mesure de « se vendre sur le marché » qu’avant sa migration du fait de l’« expérience américaine » dont il a bénéficié. En réalité, on sait que cette expérience est canadienne anglaise et non américaine, mais on voit ici de façon explicite l’amalgame entretenu par certains et le flou des représentations sur la distinction entre Canada anglais et États-Unis lorsqu’il s’agit de négocier les compétences professionnelles.
121Il est intéressant aussi de constater que ce qui relève du professionnel est associé à la culture américaine, mais ce qui est du ressort du linguistique émane de l’expérience canadienne. En d’autres termes, Paul avancerait des compétences de travail américaines et des compétences langagières bilingues canadiennes. Mathieu, lui aussi, parle à la fois d’expérience nord-américaine et d’accès accru à des répertoires linguistiques à faire valoir, à « ramener » dit-il, en France (ex. 45).
5.2.3. La réversibilité et la question des enfants
122On comprend qu’outre les doutes qu’émet le migrant quant à ses chances de succès à l’aller (émigration) comme au retour au pays, l’un des « obstacles » au retour est la naissance des enfants (Varro, 1984 ; 1995 ; Lindenfeld, 2002). Paul et Mathieu sont désormais pères d’enfants en bas âge. À partir de leur naissance dans le pays d’accueil, les enfants constituent un des critères essentiels de l’avenir du parcours migratoire. Il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter les témoignages de François, d’Isabelle, de Jacqueline ou de Paul, parmi d’autres, pour voir que l’avenir change lorsqu’une descendance arrive dans la famille. La réversibilité du parcours perd de son évidence, du moins pendant les quinze ou vingt premières années de vie des enfants. Cela renvoie bien sûr à des questions de socialisation, d’éducation, de pratiques culturelles et linguistiques. Lorsqu’ils sont nés dans la société d’accueil ou quand ils y sont arrivés très jeunes, ces enfants ne vivent pas leur vie comme une trajectoire migratoire, contrairement à leurs parents.
123Dans la famille de Maya, le retour est justifié par un mal-être des parents, alors que les enfants semblent avoir trouvé leurs marques, comme l’indiquent les tours de parole 2 et 4 de l’exemple suivant. Dans ce cas-là, sans que les parents ne renient les difficultés à venir, le parcours du retour trouve une partie de sa légitimation dans le fait avantageux que les enfants possèdent désormais des ressources linguistiques plus grandes que leurs futurs camarades français :
Extrait 46 : Maya (et son époux, à ses côtés)
1 Int. y a jamais eu d’incursions de l’anglais lors de repas familiaux ou:
2 M. pas entre nous entre les enfants oui / les enfants oui |-oui-| ils ont tendance à / à se parler en anglais / ben au début je /
3 le mari c’est un jeu ça leur plaît
4 M. au début je me battais un peu je voulais qu’ils parlent en français tout ça / puis bon maintenant du fait qu’on repart en France ils m’ont demandé l’autorisation de se parler en anglais parce qu’en France ils ont peur de l’oublier / |-mm-| alors donc maintenant c’est accordé hein |-d’accord-| mais bon la langue parlée de toute façon c’est le français ça vient / c’est automatique hein mais ils aiment bien (…)
5 Int. (…) donc vous me dites là à votre retour en France que vous tenez à ce qu’ils gardent leur anglais finalement
6 M. ben oui c’est pas après neuf années passées ici ce serait dommage qu’ils perdent leur anglais quoi hein / |-oui oui-| / vous voulez garder les avantages
7 le mari c’est un plus
8 M. c’est un plus |-oui-| hein [Maya : 272-281 / 294-299]
124À la fois forme d’interaction naturelle de jeunes locuteurs bilingues (Maya, tour de parole 2) et « jeu » (son mari, tour de parole 3), le recours à l’anglais par les enfants de Maya a été légitimé par le fait que la famille rentrait en France. Ceci se fait d’un côté à la demande des enfants et de l’autre côté par la prise de conscience des parents de l’importance de mettre en valeur les biens linguistiques à la disposition de chacun. Par conséquent, les langues jouent bel et bien ce double rôle de ressources linguistiques dans le cadre de la quête d’une réussite globale47 et de ressources symboliques en lien avec la construction identitaire.
125Maya montre bien aussi que ce revirement de politique linguistique familiale, à savoir l’évolution de la politique du français unique à la maison vers une tolérance de la conversation bilingue ou unilingue anglaise au foyer, tient dans la rupture de l’équilibre entre les deux rôles indiqués ci-dessus. Le souci, désormais, n’est plus de transmettre une « francité » aux enfants, car le retour en France est annoncé. Il s’agit plutôt de garantir le succès de ce retour. La langue anglaise, en tant que bien acquis en migration, doit être capitalisée : comme l’a déjà dit l’époux de Maya à leur propre sujet dans l’extrait 43, ils répètent tous les deux que « c’est un plus » (tour de parole 7 et 8) et il s’agit de « garder les avantages » (tour de parole 6). Les enfants, outre des compétences bilingues, ont aussi grandi au Canada et acquis une forme de « canadianité » et cette appartenance double ne peut – selon les parents – que jouer en leur faveur.
6. Pour conclure
126Les questions migratoires, particulièrement celles ayant trait aux sociétés nord-américaines, intéressent depuis longtemps les sociologues et anthropologues, comme en témoigne la prolifique recherche de l’école de Chicago et des études qui en ont tiré leur inspiration. Toutefois, certaines carences analytiques ont réduit la portée des conclusions de cette sociologie, notamment du fait d’une prise en compte insuffisante des questions de marchés et des conditions économiques, ainsi que d’une insistance – compréhensible dans les années d’avant-guerre – sur l’inscription territoriale résidentielle et communautaire des groupes de migrants. Ce qui ressort de la plupart des études sociologiques de la migration, malgré l’exception balbutiante de certaines analyses de l’école de Chicago, dont celles de Thomas et Znanecki (1918) et Wirth (1928), c’est la focalisation de la recherche sur les questions d’adaptation et d’ethnicité dans le pays d’accueil du migrant, qui est de ce fait avant tout un immigrant / immigré.
127Il est important, dans la lignée des travaux de Sayad, que cette dynamique qui associe émigration et immigration soit restituée dans les analyses, c'est-à-dire que la période qui précède l’expatriation soit prise en compte dans l’examen des phénomènes migratoires. Pour s’affranchir de la dichotomie classique entre facteurs de poussée (push factors) et facteurs d’attraction (pull factors), il serait préférable de postuler que la migration est un processus dynamique (un parcours) et émettre des hypothèses sur l’existence de cultures pré-migratoires qui ont des effets sur les choix des acteurs sociaux quant à leur immobilisme ou à leur mobilité migratoire. Parmi ces facteurs facilitateurs, on a identifié ici l’existence chez certains d’une culture de la mobilité, chez d’autres (parfois les mêmes), d’une culture de la diversité, du métissage et du plurilinguisme.
128Bien sûr, le déplacement dans un autre pays tient parfois de l’illusion et du rêve, notamment celui du Nouveau Monde. Toutefois, ceci malgré les apparences qu’offrent a priori certains discours, on a pu découvrir que les projets de migration sont très rarement irrationnels. Au contraire, ils sont souvent construit sur une quête de l’ailleurs (les espaces, les lieux), de l’altérité (les gens, les objets, les actes) et de l’apprentissage de la nouveauté (les savoirs, les compétences, etc.). Parmi les éléments de cette altérité et de cette nouveauté, la langue joue un rôle non négligeable.
129Ainsi, on a vu dans ce chapitre que les pratiques langagières subissaient les conséquences de la migration. Mais il fallait, pour aller plus loin que ce constat déjà maintes fois démontré et illustré dans la littérature sociolinguistique, répondre à la thèse centrale du rapport entre pratiques langagières et parcours migratoires en insistant sur le rôle fondateur de ces pratiques sur les décisions de partir et sur les orientations stratégiques liées à la migration. On s’aperçoit que dans le cas des Français émigrés au Canada anglophone, la langue ne fait pas que subir l’influence de l’expérience migratoire, mais en devient un des outils de production. Elle est notamment un instrument de gestion du risque, agissant comme minimisateur de ce dernier et maximisateur de capital dans la nouvelle société.
130En effet, au Canada de langue anglaise, notamment à Toronto, un acteur social francophone peut miser sur le français et sur le bilinguisme pour se construire, de façon prévisionnelle puis de façon effective, un parcours familial et professionnel autour de la possession, de la maîtrise et de la négociation d’un capital culturel et linguistique bilingue. Ainsi, il s’assurera une réussite non seulement dans la société d’accueil mais aussi dans son pays d’origine, en cas de réversibilité du parcours.
131La spécificité de cette expatriation française – et plus généralement francophone au Canada anglais, probablement – réside dans le maintien d’un équilibre entre la capitalisation des ressources linguistiques acquises avant et durant la migration, les pratiques langagières quotidiennes mettant celles-ci en action et la diversité des positionnements identitaires en contexte migratoire. Cette question constitue l’axe majeur du chapitre suivant, où nous entrons dans la trajectoire expatriée proprement dite, c’est-à-dire la mise en œuvre du projet pré-migratoire examiné jusqu’à présent.
Notes de bas de page
1 “It is by slow, incessant attrition that each foreigner has been turned into an American, idea by idea, and word by word” (ma traduction).
2 Je ne donne ici que quelques références d’une documentation désormais volumineuse. Citons aussi la revue Migrants-Formations, devenue Ville-École-Intégration, qui a consacré une place au rapport migration / langue(s). Cf. notamment Boutet (2002 : 163-177) et Bouziri (2002 : 104-116).
3 Ces travaux analysent notamment les mélanges de langues en termes de marques transcodiques constituant un parler bilingue propre aux migrants (Lüdi, 1987b).
4 En tous cas en comparaison de la quantité de travaux produits en Amérique du Nord.
5 Le terrain de recherche de Sayad fut essentiellement celui des Algériens en France, mais son reproche s’applique assez bien à l’ensemble de la sociologie de la migration.
6 Sayad reproduit ici, dans la Misère du monde, dirigé par Bourdieu (1993), les paroles d’un de ses interviewés, Abbas, ouvrier algérien en France.
7 Pour ce qui est des pratiques langagières en migration, on se reportera aussi aux propositions faites par Christine Deprez (2006) pour que la sociolinguistique adopte de nouvelles approches.
8 Hannerz (1992) donne à cette théorie le nom de « global ecumene ». Voir aussi Berger (2004).
9 Certains sociologues prônent ainsi une analyse de nos sociétés en termes ethniques. Voir par exemple Bastenier (2004).
10 Cf. les cas de Clément, de François et d’Yvonne, venus du Maroc, ou de Patrice, venu d’Asie.
11 On recense les cas de Denis, de François, d’Yvonne et de Marcel pour le Québec. C’est aussi le cas de Patrice pour l’Asie, ou encore de Marcel pour l’Australie avant le Québec.
12 56 Ce n’est pas toujours le cas : un interviewé de 1994 (non conservé dans le corpus) est revenu passer sa retraite à Toronto au début des années quatre-vingt-dix, après y avoir vécu six ans en tant qu’« expatrié administratif » dans les années 1970. Il avait dû repartir en mission au service de la France durant douze ans, jusqu’à sa retraite où il a demandé un visa d’immigrant au Canada.
13 On retrouve ici les cas de Laurent, Luc, Marc et Pascal. L’une des causes de cette représentation exclusivement masculine réside dans le fonctionnement de la coopération française, qui n’a longtemps envoyé que des hommes à l’étranger, dans le cadre d’une substitution du service national militaire d’un an pour un séjour de coopération civile de 18 à 24 mois. Ce point mériterait cependant d’être creusé à l’aune de la suspension effective de la conscription militaire française le 1er janvier 2003.
14 C’est le cas d’Yvonne. Marie, quant à elle, a renoncé à devenir canadienne de peur de perdre sa nationalité française. Cette loi française empêchant la double nationalité, désormais abolie, ne s’appliquait pas aux hommes du fait de leur éventuelle mobilisation en cas de guerre.
15 François fuit la guerre (en France) et les tensions de diverses natures (Maroc et Québec). Sabine, Dimitri et Donatien veulent échapper au chômage ou aux manques de perspectives économiques et professionnelles. Marie évoque la crise du logement à Paris dans les années d’après-guerre.
16 Ces événements sont de nature sociale et familiale (rencontre, mariage, naissance, divorce, décès…), professionnelle (promotion, chômage, retraite…) ou encore liés à la santé – physique ou mentale – des migrants.
17 J’analyse cet événement dans l’exemple 27, situé dans la partie 4.3 de ce chapitre..
18 En effet, le fait d’être français et de parler français comme un « hexagonal » ne suffit pas – et peut même être un obstacle – à l’adaptation à la francophonie canadienne ; c’est ce qui explique les différentes formes d’investissements, pas toujours francophones, des Français dans la vie sociale torontoise (cf. Forlot, 2005 ; 2006).
19 Ils soulignent que cette étude des migrations internationales relève de la géographie, de l’économie, de la sociologie, de l’anthropologie culturelle et sociale ainsi que des sciences politiques. Sans aucun doute convient-il d’ajouter à leur liste la sociolinguistique.
20 Lorsque les transcriptions de témoignages prennent la forme d’un dialogue, les répliques sont numérotées en tours de parole (à gauche). Elles commencent par l’initiale du prénom de l’interviewé(e) (par exemple, dans cet extrait, « N » fait référence à Nabila) et l’abréviation « Int. » indique que c’est l’intervieweur qui parle.
21 Dans l’expérience migratoire, l’attribut culturel culinaire, apparemment anodin au regard des changements fondamentaux qu’impose la migration, est pourtant souvent évoqué comme une des carences culturelles que ressentent les Français au Canada. Ainsi, mêmes ceux qui sont le plus ou le mieux intégrés à la vie ontarienne disent regretter d’avoir eu à abandonner cet attribut (Luc), ou du moins affirment avoir essayé de le maintenir (Élise). D’autres soulignent en revanche la variété et le métissage culturels qu’offrent les grandes villes canadiennes, comme Toronto, notamment en termes gastronomiques (Firmin, Aurélie).
22 Elle avait obtenu un poste au Massachusetts, mais celui-ci fut supprimé et on lui proposa un emploi de lectrice dans une université torontoise.
23 Odette parle de sa migration comme « un saut dans l’inconnu », Céline ne s’attendait à « rien » de spécial, admettant, comme Amandine ou Félicien, qu’elle avait les représentations générales que les Français ont du Canada (bilinguisme, grands espaces, etc. Cf. section 4 plus loin).
24 Par exemple, Madeleine tient les propos suivants : « déjà même avant de partir je sentais déjà que le Canada parce que quand j'étais petite c'était un de mes rêves / de vivre au Canada tout ça / ça c'était mon rêve quand j'étais gamine ».
25 D’où cette idée de partir en « Amérique », sous-continent indifféremment marqué par l’anglophonie, comme l’expriment Mathieu ou Jacqueline, parmi beaucoup d’autres.
26 Si ce n’est par les images d’Épinal que l’on véhicule sur lui : les peuples autochtones, la police montée, les iglous, etc.
27 On notera que certains travaux sur l’immigration ont montré que ce ne sont pas les populations les plus indigentes qui migrent et que lorsque la mobilité a lieu, elle n’est pas exclusivement motivée par des calculs individualistes de gains d’avantages, notamment financiers (Portes et Böröcz, 1989). Si ces études portent principalement sur la migration actuelle sud-nord, on retrouve des caractéristiques migratoires identiques dans les types de mobilité nord-nord comme celle étudiée ici (cf. aussi Dumont, 2005).
28 Les expatriés les plus notoires furent d’abord les Huguenots, ces Protestants calvinistes poursuivis à partir du xvie siècle. Puis, vint le tour des « émigrés » chassés par la Révolution française et celui des colons des Amériques, d’Asie et d’Afrique.
29 Il s’agit pour Lionel certes d’abord d’une expatriation administrative momentanée, mais le mécanisme de la quête fonctionne ici aussi.
30 Les nouveaux arrivants francophones peuvent être des Canadiens d’autres provinces : souvent, dans le cas de francophones, il s’agit de Québécois et d’Acadiens.
31 Des biens linguistiques, éducatifs, professionnels, financiers, etc.
32 Isabelle, à qui je demande si elle a des regrets d’avoir émigré, dit (l.391-397) : « parfois / ça m'arrive // oui // ça m'arrive / de le regretter (…) bah c’est difficile à imaginer parce que j'étais quand même jeune quand je suis partie / alors j'aurais pu me marier avec un Français / ce qui m'aurait peut-être que ça aurait beaucoup été mieux pour moi / d'avoir une vie là-bas // j'aurais pas quitté ma famille j'aurais pas quitté mon père qui est mort // des choses comme ça vous voyez ».
33 Notamment sur l’association entre le sentiment de bien-être personnel (la volonté de vivre à deux, avec la personne que l’on a choisie) et le souci d’enrichissement culturel et linguistique.
34 Cf. ex. 26 : « j’ai dit à mon mari "je vais être cinq ans" (…) j’ai dit "okay c’est à peu près temps là qu’on bouge qu’on fasse autre chose" ».
35 Le corpus montre que cette « double absence » se fait d’autant plus sentir que la durée du séjour dans le pays d’accueil et l’âge des migrants sont élevés. Par exemple, Charlotte, qui n’a que 36 ans, exprime sa peur de vieillir au Canada.
36 Le Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement secondaire (CAPES) ou l’agrégation. Elle y fait référence à trois reprises dans son interview.
37 Sur la francophonie et les pratiques langagières d’immigrants de langue française en Australie, on pourra lire Baggioni (1987).
38 Une enquête longitudinale récente concernant l’établissement des immigrants au Canada montre que bon nombre d’entre eux, quel que soit leur niveau de maîtrise de la langue officielle (l’anglais ou le français), considèrent que des aptitudes à converser dans la langue du lieu d’accueil participent d’une bonne intégration aux premiers stades de leur installation et de leur futur succès socio-économique. Ainsi, la plupart des immigrants interrogés estiment l’apprentissage de la langue du lieu de nouvelle résidence comme essentiel (Statistique Canada, 2005 : 5-6 et 30-37).
39 Une théorisation et une définition complète des pratiques langagières se trouvent dans le chapitre suivant, à la section 4-2.
40 Eurasien, Félicien a un nom de famille vietnamien. Il considère qu’à l’époque de sa tentative d’expatriation en Australie, les autorités de ce pays ne « voulaient pas d’Asiatiques ».
41 Voir aussi ce qu’en dit Denis, dans l’extrait 31.
42 Voir les témoignages de Luc (extrait 69) et de Mathieu (extrait 70), section 5.1.1 du chapitre 3.
43 Autrement dit, des études situées au-delà du premier cycle universitaire de 3 ou 4 ans.
44 Ou celle de l’espagnol, dans le cas du projet uruguayen de Marie.
45 Elles partageaient ce projet avec leur époux. Ceci mériterait sans doute une objectivation sociologique plus approfondie, car il y a dans le corpus de cette recherche une tendance nettement plus masculine à partir seul « à l’aventure ».
46 Je ne mentionne pas l’objectif d’accroissement des biens financiers, car peu de participants à l’enquête associent la migration au Canada à une sorte de « ruée vers l’or » moderne, où Toronto serait cette mine providentielle qui fournirait l’occasion de s’enrichir de façon significative.
47 Il s’agit d’un objectif qui, de façon classique, touche tous les membres de la famille : le fils cadet au niveau scolaire, le fils aîné au niveau universitaire et les parents au niveau professionnel.
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