Introduction
p. 15-20
Texte intégral
Les parcours migratoires, une problématique langagière
1En émigrant, une personne emporte ses valeurs culturelles, ses pratiques sociales et sa langue (ou ses langues). C'est en arrivant à destination, dans la nouvelle ville, la nouvelle région ou le nouveau pays, que cette personne se trouve confrontée à la nécessité de faire le tri parmi les bagages culturels qu'elle a apportés. Certains jettent tout pour s'approprier la nouvelle culture, d'autres se réfugient dans ce qu'ils refusent de laisser derrière eux : leurs valeurs et leurs acquis, qu’ils soient culturels, sociaux, professionnels ou langagiers. Entre ces deux comportements qui peuvent s’entrevoir comme les deux extrémités d'un continuum de l'adaptation, de nombreux migrants ont des comportements sociaux évolutifs, qui oscillent entre l'ancienne et la nouvelle cultures, qui relèvent par conséquent de processus dynamiques.
2Parmi les changements principaux provoqués par la migration, la langue joue un rôle prépondérant, les trajectoires sociales et les pratiques langagières quotidiennes semblant s’influencer mutuellement. Nous sommes ici au cœur de ce que ce livre entend montrer. Affirmons tout d’abord que les déstabilisations et les reconfigurations des pratiques langagières en migration relèvent d’une étude pluridisciplinaire, qui nécessite d’un côté un regard sur les processus cognitifs régissant les phénomènes d'adaptation et la dynamique de l’insertion sociale à la société d’accueil et, d’un autre côté, une optique anthropologique qui examine la question du rapport entre ethnicité et intégration.
3À quelques uns, cet ouvrage paraîtra sûrement éloigné d’une étude de linguistique traditionnelle1. À dire vrai, il se veut être davantage une entrée langagière dans un problème social qu’une recherche de sociologie classique, car les hypothèses formulées ici mettront en relief le rôle de la langue dans les processus énumérés ci-dessus. Sur un plan scientifique, ce livre trouve ses sources dans des travaux universitaires réalisés entre 1994 et 2005. Si ces recherches, principalement à leurs débuts, ont aussi livré des analyses linguistiques et sociolinguistiques, j’ai choisi ici, plutôt que d’analyser les parlers eux-mêmes dans leurs formes et leurs évolutions, de découvrir en quoi les interactions complexes entre pratiques sociales et pratiques langagières peuvent produire le sens d’actes sociaux comme la migration et la mobilité. L’objectif de ce livre est donc en grande partie de mettre en relief la visée sociale des pratiques langagières en migration, ainsi que d’examiner comment l’expatriation et son pendant, l’adaptation, provoquent des conflits et des solidarités dans lesquels les langues ont un rôle essentiel à jouer.
Théorie de la migration et portraits de migrants
4Il s’agira, en premier lieu, de brosser le portrait d’un groupe de personnes originaires de France qui se sont installés au Canada, entre 1945 et 2000. Cependant, des raisons géographiques – le pays est immense ! – et scientifiques m’ont poussé à privilégier pour cette étude les rencontres avec des Français installés dans la province de l’Ontario, et particulièrement dans la région de Toronto, métropole économique et démographique du pays. La capitale ontarienne offre en effet un terrain fertile de recherche, car elle est à la fois anglophone, multi-ethnique, plurilingue et comporte une minorité de langue française souvent active et revendicatrice. Ainsi, le simple fait d’être francophone confère au groupe étudié ici un statut à part dans l’immigration torontoise, celui de minorité reconnue aux niveaux municipal (Toronto), provincial (l’Ontario) et fédéral (le Canada). L’acceptation de ce statut reste bien sûr une question de choix ou de négociation des locuteurs eux-mêmes, particulièrement lorsqu’ils sont migrants, transplantés dans une société par principe non assimilationiste2.
5Les analyses de cet ouvrage seront fondées sur la problématique suivante : les pratiques langagières – définies largement comme des outils servant à produire des actes de communication – et l’intégration ethno-sociale sont dans un rapport d’influence et de co-construction réciproques. À ce stade, les hypothèses sont d’abord que l’insertion du migrant dans la société d’accueil dépend de critères tant internes à l'expérience du migrant (son histoire, ses attentes, ses représentations, son expérience du bilinguisme, etc.) qu’externes aux choix conscients qu’il effectue (ségrégation ou hétéro-acceptation, prestige de la culture d’origine, rejet de la francophonie, tensions à l’intérieur de la « communauté » francophone, etc.).
6D’autre part, on soulignera que le sentiment d’appartenance aux sociétés dites d’accueil (ici, le Canada anglais) et de départ (la France) a un fonctionnement paradoxal, dans la mesure où il est à la fois intrinsèquement lié au contact et à la communauté, mais repose aussi sur une dynamique éminemment individuelle. Cela pose bien sûr le problème fondamental des notions de groupe ethnique et de communauté. Alors que certains chercheurs (cf. De Vries, 1984, ou Reitz, 1990) affirment que la rétention linguistique3 promeut la cohésion du groupe ethnique et en est même la condition sine qua non, j’avancerai sur ce terrain avec davantage de prudence, à la lumière de l’analyse qualitative du corpus de témoignages recueillis et des situations d’interactions observées pendant deux ans dans quatre lieux où évoluaient des Français émigrés.
7On devra certes poser le problème de la relation entre l’individu et le groupe, mais en adhérant à l’idée exprimée par Le Page et Tabouret-Keller (1985) d’actes identitaires4, ou même d’actes d’identification, dans lesquels se reconstruisent et se co-construisent l’identité et l’ethnicité dans le discours. On peut supposer que les définitions mettant en avant la nature « groupale » ou collective de l’ethnicité montrent leurs carences dans la mesure où elles partent de l’idée de la distinction nette entre deux groupes dans les sociétés d’accueil et d’origine, ou de déplacement de groupes unis.
8Or, on peut d’ores et déjà avancer qu’il n’y a pas à proprement parler de « communauté » française à Toronto au sens où l’entendent certains sociologues de la migration et de l’ethnicité. Si elle existe, cette communauté se caractérise en tout cas par la fragmentation et par des processus de regroupement aussi évolutifs que peut l’être l’identité en construction d’un migrant. Si ces expatriés français partagent une histoire nationale et culturelle ainsi qu’une langue communes, il convient de souligner que la migration est faite d’un avant, d’un pendant et d’un après temporels et spatiaux. Ce sont ces moments et ces espaces, précisément localisés ou non, qui lui donnent son dynamisme.
Du rapport entre parcours migratoires et pratiques langagières
9La situation canadienne anglophone, en particulier dans certains espaces urbains tels que Toronto, appelle bien entendu des commentaires particuliers. La migration de sujets de langue française en Ontario se distingue par leur passage d’une francophonie majoritaire à une anglophonie majoritaire, mais aussi à une francophonie minoritaire qui dispose d’un statut « protégé » par diverses lois fédérales et provinciales. Le processus d’adaptation d’un Français immigré dans cette grande métropole nord-américaine est donc non seulement lié à des questions économiques, sociales et culturelles, mais aussi linguistiques : Toronto lui offre en effet la possibilité de mettre à profit deux types de capital culturel et linguistique (au sens de Bourdieu, 1982) : sa langue française d’un côté, sa culture et son origine françaises de l’autre.
10Ainsi, en partant du principe que la migration doit être saisie de façon dynamique et évolutive, on considérera qu’elle se compose à la fois d’une expérience pré-migratoire et d’un parcours migratoire. J’avancerai aussi que l’identité et la langue sont d’une part liées par la combinaison de cette expérience et de ce parcours et d’autre part – de façon aussi importante – par le projet d’intégration auquel se rattache le migrant. Même lorsque ce projet est expressément formulé au moment de l'arrivée dans le pays d'accueil, il n'est jamais statique et immuable.
Pour une démarche anthropo-langagière de la migration
11Cameron (1990 ; voir aussi Le Page 1997) a rappelé la vision grossière et naïve de la sociolinguistique quantitative, qui malgré son nom ne savait pas relier le linguistique au social. Williams (1992) a lui aussi critiqué la tendance de la sociolinguistique à baser ses travaux sur des critères principalement linguistiques, alors que le lien qui unit langue et communauté est l’interaction. À notre époque, les cloisonnements disciplinaires sont sans doute moins forts et il convient donc d’œuvrer pour évacuer les concepts d’uniformité linguistique et d’uniformité sociale, ce pour laisser place à l’idée que l’hétérogénéité des pratiques est la règle (De Robillard, 2007) sur les plans social et langagier. De surcroît, ce mouvement doit participer de l’effort de la recherche pour mettre en pratique le principe bakhtinien de l’association, non de la disjonction, de l’étude des structures de la langue et de celle des interactions sociales et verbales (Boutet, 1994 : 3).
12Blanchet (2000 : 72) prône une approche ethno-sociolinguistique permettant de rendre compte à la fois du linguistique (les structures linguistiques), de l’interactionnel (le dialogue et la négociation énonciative), du socioculturel ainsi que de son volet ethno-identitaire et, pour finir, de la signification et de l’interprétation symboliques des usages de la langue. Il résume sa réflexion en soumettant à son lecteur la nécessité d’une « linguistique de la complexité » (ibid.), expression générique qui illustre bien que pratiquer une langue ne relève pas que de la linguistique, mais d’un réseau complexe et interactif entre les diverses disciplines parfois trop compartimentées des sciences de l’homme.
13Cet ouvrage cherche donc à faire de « la linguistique autrement », selon l’expression de Robillard (2007 : 81). Pour ce faire, il s’inscrit dans ce courant de recherche et procède d’une démarche quelque peu anthropologique, ou comme l’exprime Heller (1999 ; 2002), d’une ethnographie sociolinguistique et d’une sociolinguistique ethnographique. Les personnes qui se sont prêtées à l’enquête sont perçues dans leur individualité, mais leur discours permet de mettre au jour des profils de pratiques sociolangagières qu’ils partagent avec d’autres. Il ne s’agit pas ici de modéliser de façon illusoire et stérile des parcours, mais de déterminer comment les gens qui les accomplissent construisent en discours, grâce à leur histoire, leur vécu et leurs représentations, des appartenances – parfois fluctuantes et éphémères ! – à de nouveaus groupes sociaux, une nouvelle culture, un nouveau pays, etc.
14J’aspire aussi à découvrir quelle(s) identité(s) leur migration produit en termes de statut social. Ceci pousse aussi à analyser toutes les questions de domination, de reproduction et de transmission des normes sociales et du capital linguistico-culturel qui se rattachent à ces statuts en transformation.
Présentation de l’ouvrage
15Le premier chapitre comporte deux volets. On y trouvera d’abord, de façon synthétique5, une présentation des francophonies canadienne et ontarienne. Puis, je développerai plus en détails le contexte démographique et démolinguistique de la métropole torontoise, car l’intérêt que suscite Toronto pour cette étude tient de la nature diverse des populations francophones au Canada.
16En effet, la dynamique de l’opposition majorité/minorité ne joue pas dans toutes les provinces de la même façon. Le Québec a, par exemple, une distribution linguistique inverse à celle de l’Ontario. Historiquement et malgré les changements d’ordre politique intervenus dans les années soixante et soixante-dix (cf. Heller, 2002, entre autres), le Québec a toujours eu une population à large majorité francophone, dénombrant 5,7 millions de locuteurs de langue maternelle (unique) française sur les quelque 7 millions d’habitants que comptait la province au recensements de la population de 2001 et 2006. En Ontario, en revanche, les rapports entre communauté majoritaire et membres de la minorité francophone revêtent une dimension particulière, surtout lorsque l’on sait que cette minorité est pluri-ethnique, souvent fragmentée et parfois motivée par divers intérêts liés à – ou issus de – la migration intra-provinciale ou internationale.
17La seconde partie du chapitre permettra au lecteur de comprendre la démarche théorique et les principes méthodologiques qui ont présidé à la réalisation de cette recherche. Le travail de terrain, à mesure de son déroulement de 1994 à 2002, a adopté plusieurs formes classiques de la méthodologie des sciences sociales : il y a d’abord eu un repérage géographique, suivi de quelques entretiens exploratoires, puis de longs mois d’observation participante, pour finir avec une cinquantaine de témoignages sollicités dans des interviews approfondies. Le chapitre présentera succinctement les lieux, les personnes, les techniques associés au recueil de données, ainsi que la dimension éthique de ce travail ethnographique.
18Le deuxième chapitre permet d’entrer au cœur de la problématique développée dans le livre : le lien entre pratiques langagières et parcours de migration. Aussi, quelques mises au point et explicitation théoriques et terminologiques seront nécessaires, afin que l’on comprenne bien pourquoi et comment la migration commence avant la mobilité en elle-même. En effet, le chapitre illustrera les cultures pré-migratoires qui facilitent – voire déclenchent – l’émigration, par l’entremise de la constitution d’un projet, rationnel ou mythique, d’accès à l’altérité géographique, ethnoculturelle et linguistique. À l’autre extrême de la migration, la réversibilité de ce parcours sera aussi examinée, car rares sont les migrants qui n’envisagent jamais, d’une manière ou d’une autre, un retour aux sources (voir Brettell, 2003).
19Enfin, après l’examen des moments préparatoires à la migration, reconstruits dans le discours de gens ayant quitté la France pour s’installer en Ontario, le troisième et dernier chapitre sera consacré aux pratiques sociales « communautaires », sur le lieu de la migration. Ces pratiques, comme on le verra, sont fort hétérogènes selon la trajectoire de chacun et laisse planer le doute, comme je l’ai laissé entendre, sur la possibilité de parler de « communauté » française en Ontario.
20On comprendra en outre, à l’issue de ce chapitre et de ce livre, combien ces pratiques sociales sont influencées par les rapports que ces Français expatriés entretiennent avec les questions de langues et de pratiques langagières. Il s’agit, en clair, de mettre au grand jour les positionnements différents des uns et des autres vis-à-vis de l’hégémonie et de la domination de l’anglais, recherchée par les uns, contestée par les autres, ainsi que la question brûlante de la survie du français dans une grande ville nord-américaine, à la maison ou dans le quotidien, tout autant que dans la transmission à la descendance.
21La question linguistique dépasse donc celle de la langue, de ses formes, ou de sa qualité supposée : cet ouvrage pose qu’elle est au centre de la construction de parcours migratoires d’hommes et de femmes de France dont on a longtemps dit qu’ils n’émigraient guère. Parallèlement, cette question de la langue est aussi intrinsèquement liée à la destination qu’ils ont choisie, le Canada, terre perçue de l’extérieur comme un haut lieu du bilinguisme.
22Pour finir, les quelques mots qui suivent faciliteront peut-être la lecture de l’ouvrage. D’abord, il a été écrit en évitant, autant que faire se peut, le recours à un jargon opaque, mais aussi composé de sorte que chaque chapitre puisse être lu relativement indépendamment. Certes, une lecture complète permettra sans doute d’avoir un portrait plus complet et plus exact des questions soulevées ici, mais le lecteur trouvera, en fonction de ses intérêts, matière à alimenter sa curiosité dans chacune des trois parties de l’ouvrage :
- des éléments de démographie et de démolinguistique franco-canadiennes ainsi les principes méthodologiques de cette recherche dans le premier chapitre ;
- les questions liées aux projets et aux histoires pré-migratoires dans le deuxième chapitre ;
- les dimensions langagières des modes d’adaptation et d’affiliation socioculturelles lors de la migration dans le troisième chapitre.
Notes de bas de page
1 « Technolinguistique » ou « structurolinguistique », diraient respectivement Robillard (2007) et Blanchet (2007).
2 Les lecteurs intéressés par la situation des Français au Québec, en particulier à Montréal, pourront se tourner vers les travaux de Sylvie Fortin (2002a, 2002b) et de Meintel et Fortin (2002).
3 Appelée aussi la conservation linguistique. Cf. note n° 9, section 1.2.
4 Traduction de l’anglais « identity acts », à comprendre comme actes langagiers visant à la fois l’identification et l’affirmation de l’identité.
5 C’est un souci de concision qui motive cette présentation synthétique, limitée en grande partie à la métropole ontarienne. Les lecteurs trouveront ailleurs d’excellents exposés sur la démographie francophone au Canada dans son ensemble (cf. entre autres Corbett, 1990 ; Bernard, 1996 ; Martel, 1997 ; Allaire, 2005 ; Heller et Labrie, 2003a…)
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