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Chapitre 1. Cadrage

p. 7-29


Texte intégral

Le curriculum, un enjeu au cœur des recherches actuelles

(Jean-Louis Dufays)

1Le livre qui s’ouvre ici rassemble les Actes de la deuxième journée d’études que le CRIPEDIS – le Centre de recherche interdisciplinaire sur les pratiques enseignantes et les disciplines scolaires – a organisée le 28 avril 2011.

2Ce centre, qui a été fondé en 2008, à la suite du GRIFED, en vue de fédérer les didacticiens disciplinaires et les pédagogues de l’Université catholique de Louvain, réunit actuellement 21 académiques et 24 doctorants issus de 15 disciplines. Outre sa journée d’études annuelle, il anime un séminaire de recherche mensuel, assure la responsabilité d’une collection aux Presses universitaires de Louvain, a bénéficié de trois recherches subventionnées récemment par le FSR et FRFC et a vu s’achever en son sein sept thèses de doctorat depuis 2008. Lieu de fédération interne à l’UCL, mais aussi de rayonnement externe, le CRIPEDIS entretient des collaborations actives avec les didacticiens des Hautes Écoles et ceux des autres universités, notamment via l’école doctorale en didactique des disciplines.

3Depuis sa fondation, le centre poursuit deux projets de longue haleine complémentaires, l’un qui consiste dans l’analyse des pratiques enseignantes et de leurs effets, l’autre qui concerne la progression curriculaire au sein des différentes disciplines scolaires. Le thème de la première journée d’études organisée par le centre en 20101 se situait à l’intersection de ces deux projets, puisqu’il concernait la transition secondaire-université, question curriculaire s’il en est, mais qui était abordée du point de vue des pratiques enseignantes. La deuxième journée qui nous occupe ici concerne plus strictement le deuxième thème de recherche du centre : le curriculum des différentes disciplines scolaires, les mécanismes de sa progression et les ruptures dont il est le lieu depuis la maternelle jusqu’à l’université.

4Le curriculum, sans nul doute, est une question d’actualité dans les recherches en éducation. Si on ne considère que les publications en langue française, en effet, au cours des cinq dernières, pas moins de trois ouvrages lui ont été consacrés : deux ouvrages collectifs aux éditions De Boeck2 et le livre majeur – mais testamentaire, hélas – de Jean-Claude Forquin, Sociologie du curriculum3. Qui plus est, ce thème était l’objet du XIe Colloque de l’Association internationale pour la recherche en didactique du français (AIRDF), Quelles progressions curriculaires en français ?, qui s’est tenu à Liège en aout 20104.

5Qu’est-ce qu’un curriculum ? Stricto sensu, ce terme désigne l’organisation des contenus dans des cursus, mais plus largement il signale un point de vue global qui est posé à la fois sur le choix des contenus de l’apprentissage et sur la manière de les planifier dans le temps. Les chercheurs distinguent quatre types de curriculums ou de parcours éducationnel : celui qui est prescrit par les instructions officielles, celui qui est effectivement enseigné dans les classes, celui qui est effectivement appris par les élèves et celui qui est « caché », c’est-à-dire véhiculé en dehors – voire en dépit – des projets explicites du système éducatif et de la volonté de ses acteurs.

6Le curriculum, dans ses différentes facettes, fait l’objet aujourd’hui de trois axes de recherche, qui chacun mobilisent, à des titres divers et avec des intensités variables selon les disciplines, les membres du CRIPEDIS.

7Le premier concerne la construction du curriculum, qui est le lieu d’une tension permanente entre l’approche « pédagogique » – à orientation prescriptive, centrée sur l’ingénierie, c’est-à-dire sur les propositions de choix curriculaires – et l’approche « sociologique », à orientation descriptive, centrée sur l’étude des négociations et des enjeux sociaux liés aux changements curriculaires.

8Le second axe s’intéresse à la mise en œuvre du curriculum. Les études portent alors sur les tensions entre le curriculum prescrit, qui relève du monde de la noosphère et des décideurs, le curriculum enseigné, qui touche au monde de la pratique et des enseignants, et le curriculum appris, qui participe du monde des effets produits et des élèves.

9Quant au troisième axe, celui du pilotage des curriculums et du système éducatif, il peut être abordé soit du point de vue des inputs, en s’interrogeant sur les contenus qu’il s’agit d’intégrer dans les plans d’étude (c’est la conception traditionnelle), soit du point de vue des outputs, c’est-à-dire de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler les « profils de sortie » ou les learning outcomes.

10Au travers de ces différents axes, le souci des chercheurs du centre est commun : il s’agit pour eux de mieux comprendre non seulement les tensions repérables entre les différents types de parcours curriculaires, mais aussi les logiques de progression propres aux différentes disciplines scolaires et également les ruptures inévitables qui se produisent entre les différents niveaux scolaires et les difficultés qu’éprouvent les enseignants et les élèves pour y faire face. Sur la base de ces recherches, le défi est double : il s’agit à la fois de mieux conseiller les décideurs et de mieux outiller les formateurs et les enseignants.

11Pour atteindre cet objectif, la journée d’étude du 27 avril 2011 s’est attachée à placer les curriculums disciplinaires au cœur de la réflexion de trois manières.

12Il a paru opportun d’abord d’écouter un expert en sciences de l’éducation faire le point sur des résultats de recherches récentes relatives au curriculum auxquels il a pris part. Cette mission a été confiée à Marcel Crahay, professeur aux universités de Liège et de Genève, coauteur d’un récent ouvrage sur la question et bien connu en Communauté française de Belgique pour sa contribution à la fin des années 1990 à la réforme curriculaire centrée sur les compétences.

13En second lieu, les chercheurs ont souhaité entendre les analyses et les interpellations de différents décideurs disposant d’une certaine autorité dans les choix curriculaires du système éducatif belge francophone. La parole a ainsi été donnée tour à tour à Roger Godet, inspecteur général de la Communauté française de Belgique, puis à Godefroid Cartuyvels, à Éric Daubie et à André Coudyzer, secrétaires généraux respectivement de la Fédération de l’enseignement fondamental catholique (FédEFoC), de la Fédération de l’enseignement secondaire catholique (FESeC) et de la de la Fédération de l’enseignement supérieur catholique (FédESuC), et enfin à Philippe Parmentier, directeur de l’Administration de l’enseignement à l’UCL.

14En troisième lieu, la journée a visé à susciter au sein de chaque discipline un partage de recherches et d’expériences entre didacticiens des universités et des Hautes Écoles, en synergie avec des responsables institutionnels. Huit ateliers disciplinaires ont ainsi été mis en place. Chacun a rassemblé dix à vingt personnes qui ont cherché, en partant d’un partage de leurs expériences et de leurs questions, à se fédérer autour de projets de recherche communs.

15C’est que l’occasion était belle, autour d’un objet aussi fondamental que la progression curriculaire, de mettre en place un espace de collaboration et d’échange entre les différents acteurs de la recherche en didactiques et de la formation des enseignants, par-delà les frontières traditionnelles entre les réseaux institutionnels et les niveaux du système éducatif belge. Au moment où nous mettons ce volume d’Actes sous presse, cette structure de travail commun était d’ores et déjà opérationnelle dans la majorité des disciplines. L’objectif de la prochaine journée d’études, prévue pour le printemps 2012, sera de lui donner corps et pérennité en en faisant un véritable lieu de recherche collective et de construction de savoirs utiles, non seulement pour les enseignants et les formateurs, mais aussi pour l’ensemble du système éducatif.

Curriculum et théories de l’apprentissage. Dans quelle mesure les curriculums prennent-ils en compte ce que l’on sait des apprentissages scolaires ?5

(Marcel Crahay)

Qu’est-ce qu’un curriculum ?6

16De nombreuses définitions du curriculum existent. Sans prétendre à l’exhaustivité, il est possible, en en examinant quelques-unes, de mettre à jour un noyau définitoire et de faire émerger les questions essentielles que pose l’élaboration d’un curriculum.

17Pour Iwanska (1979), un curriculum est un outil permettant « la transmission plus ou moins systématique d’une certaine portion d’un patrimoine culturel d’une population à une autre » (p. 243). Pour Glatthorn (1987, p. 6), la notion de curriculum renvoie aux plans construits au niveau des systèmes éducatifs pour orienter l’enseignement des maitres et définir les apprentissages que l’on souhaite que les élèves réalisent ; ces plans sont transcrits dans des documents plus ou moins officiels, ceux-ci sont écrits avec l’intention que ces plans soient implantés dans les classes. Pour Pratt et Short (1993, cité par Lewy, 1977), « un curriculum peut être défini comme un plan pour un processus d’enseignement et d’apprentissage de qualité » (p. 1320). Les mêmes auteurs ajoutent qu’un curriculum est un artefact culturel (ibid.). Pour Hansen, Schubert, Wulf, Connell, Zhang Lizhong, Lawton et Kliebard (1994) « un curriculum national peut être compris de manière large comme un assemblage systématique de programmes et de pratiques pour éduquer la population d’un pays » (p. 1288). Dans un ouvrage intitulé Why School Matter, Schmidt, Mc Knight, Hoang, Wang, Willy, Cogna et Wolfe (2001) mettent l’accent sur la séquentialité des opportunités d’apprentissage. Pour eux, un curriculum définit un enchainement d’étapes dans le processus d’enseignement et d’apprentissage d’un contenu spécifique. En définitive, ces auteurs écrivent : « une bonne définition de curriculum est la suivante : séquence d’opportunités d’apprentissage offertes aux étudiants afin de promouvoir l’apprentissage d’un contenu spécifique » (p. 2). Cette idée, on la retrouve amendée et nuancée chez Marton et Tsui (2004) qui proposent la notion de space of learning. Pour ces auteurs, dès lors que l’on projette de faire apprendre quelque chose à un individu, il y a des conditions nécessaires pour y parvenir. Certes, ces conditions ne peuvent garantir qu’à coup sûr, il y aura apprentissage, mais leur absence rend quasi certain qu’il n’y aura pas apprentissage. Un curriculum aurait pour fonction de circonscrire ces conditions.

18Dans le Dictionnaire de psychologie coordonné par Dorot et Parot, de Landsheere (1991) écrit :

Tel qu’il entre dans l’usage français, l’emploi du terme curriculum marque la volonté de lier fonctionnellement les composantes de l’enseignement : intentions, contenus, organisation, méthodes, environnements humain et matériel (y compris les manuels scolaires), évaluation et dispositions relatives à la formation des enseignants. La liaison voulue vise à respecter la loi de la triple homogénéité formulée par Scriven en 1967 : entre les objectifs du curriculum et les contenus et les processus de l’enseignement, entre les contenus et les modalités d’évaluation, et entre les objectifs et ces modalités.

19En définitive, toutes les définitions renvoient à l’idée de plan et d’organisation. Lorsqu’on parle d’un curriculum, on parle d’une construction intellectuelle ou d’un artefact culturel qui a le projet d’influer sur les processus d’enseignement apprentissage qui se déroulent concrètement dans les classes. Ce projet d’influence débouche nécessairement sur une série de questions : que faut-il enseigner ? Comment faut-il enseigner et évaluer ce qui est recommandé d’enseigner ?

20La première question est cruciale. Elle suppose que l’on établisse la liste des objets d’enseignement ; ce qui suppose que l’on soit en mesure de justifier pourquoi il est souhaitable de privilégier tels objets d’enseignement apprentissage plutôt que tels autres.

La construction de curriculum : entre ingénierie et négociation7

21Dans son fameux Handbook of Curriculum Evaluation, Lewy (1977) détaille une démarche rationnelle et strictement linéaire, présentée comme « la » technologie scientifique en la matière. En bref, les planificateurs de l’éducation, composant les Curriculum Development Centers dont tous les pays étaient supposés se doter, devaient procéder en six étapes :

  1. décisions à propos des buts généraux à viser ;

  2. développement du matériel pédagogique (incluant la définition opérationnelle des objectifs, la sélection des topics ou objets d’apprentissage, la conception des situations d’apprentissage, la rédaction des manuels, la conception des matériels didactiques, etc.) ;

  3. premiers essais sur le terrain (tryout-monitoring) ;

  4. l’expérimentation sur le terrain (field trial) ;

  5. dissémination ou implémentation comprenant la formation des enseignants et des superviseurs (inservice training for teachers and surpervisor) ;

  6. contrôle de qualité (quality control).

22Il serait intéressant de savoir combien de curriculums ont été élaborés en respectant strictement cette démarche. Nous parions pour un très petit nombre et sommes même tenté par l’hypothèse nulle. Comme nous l’avons écrit ailleurs (Crahay & Forget, 2006 ; Crahay, Audigier & Dolz, 2006), les décisions curriculaires ne sont pas prises dans une noosphère à l’intérieur de laquelle les pédagogues et didacticiens argueraient en toute rationalité des meilleurs choix à opérer. Pourtant, ils sont encore nombreux, ceux qui, aujourd’hui encore, font comme si les questions pédagogiques et/ou didactiques pouvaient se traiter à l’intérieur d’un champ disciplinaire autonome et, partant, en dehors des enjeux sociétaux ; bref, dans une sorte de « solipsisme » pédagogique8.

23L’approche par objectifs qui a marqué les années 1950 est caractéristique de cette façon de penser le rapport du pédagogique au sociétal ; on fera référence, à cet égard, aux ouvrages de de Landsheere et de Landsheere (1984), D’Hainaut (1980), Vandevelde et Vanderelst (1975) et, plus récemment, Strauven (1992). Selon nous, on retrouve ce solipsisme pédagogique chez certains auteurs contemporains. Ainsi, dans son ouvrage Compétences et socioconstructivisme, Jonnaert (2002) soutient la thèse selon laquelle la logique par compétences s’inscrit dans une perspective socioconstructiviste9. La transformation des programmes au Québec et en Communauté française de Belgique (CFWB) y est décrite comme le fruit d’une « révolution paradigmatique » (p. 7) interne à la pensée pédagogique, résultant en quelque sorte d’un déterminisme propre aux sciences de l’éducation. Ce serait, selon cet auteur, de l’intérieur du monde de l’éducation que viendrait la rupture opérée avec la logique comportementaliste qui gouvernait les constructions curriculaires passées. Selon nous, cette thèse n’est défendable qu’au prix d’un déni de la réalité. Certes, le concept de compétence est l’objet d’une transposition en pédagogie, mais celle-ci ne procède pas d’un cheminement autonome de la pensée pédagogique. Au contraire, ce processus transpositionnel est au centre d’enjeux sociétaux dont nous avons indiqué ailleurs l’importance (Crahay & Forget, 2006).

24Selon nous (Crahay & Forget, 2006), on retrouve une illusion analogue dans les premiers écrits de Chevallard (1985/1991). Pour cet auteur, les objets d’enseignement résulteraient d’un processus de transposition didactique qui prend pour point de départ les savoirs savants. De façon explicite, il écrit :

Un contenu de savoir ayant été désigné comme savoir à enseigner subit dès lors un ensemble de transformations adaptatives qui vont le rendre apte à prendre place parmi les objets d’enseignement. Le « travail » qui d’un objet de savoir à enseigner fait un objet d’enseignement est appelé la transposition didactique (p. 39).

25Cet axiome repose lui-même sur un postulat plus général formulé à la même page : « Tout projet social d’enseignement et d’apprentissage se constitue dialectiquement avec l’identification et la désignation de contenus de savoirs comme contenus à enseigner » (p. 39). Mais, chez Chevallard, point d’angélisme, ni de dérive volontariste. En préambule, cet auteur définit sa position épistémologique – colorée, selon nous, de positivisme – en opposition avec celle de la recherche-action. Il pose comme condition première de toute entreprise scientifique « de se vouloir science d’un objet, d’un objet réel, existant d’une existence indépendante du regard qui le transformera en un objet de connaissance » (p. 12). Ceci le conduit logiquement, s’agissant de la didactique des mathématiques, à affirmer que « son acte de foi, à partir de quoi la perspective de ses efforts vient s’ordonner, c’est qu’il existe un objet préexistant à notre visée, et doté d’une nécessité, d’un déterminisme propre… » (p. 14)10.

26À nos yeux, le parallélisme entre la position adoptée, d’une part, par Lewy (1977) et, à sa suite, par de Landsheere et de Landsheere (1984), D’Hainaut (1980), Vandevelde et Vanderelst (1975), Strauven (1992), mais aussi par Jonnaert (2002) et, d’autre part, par Chevallard (1985/1991) est évident. La pression des déterminants et des enjeux sociaux opèrerait – selon ces auteurs – en amont du processus d’élaboration curriculaire ou de transposition didactique qui, une fois mobilisé, se déroulerait selon un déterminisme propre. Implicitement, cette position postule que certains segments de la réalité sociale peuvent rester indépendants des demandes sociétales.

27La sociologie britannique du curriculum a, quant à elle, adopté une posture radicalement différente. Elle pose qu’aucune science ne peut rester complètement indépendante des demandes et enjeux sociétaux. Conséquents avec ce postulat, Eggleston et Gleeson (1977) considèrent le curriculum development comme une technologie de l’innovation qui a pour but d’adapter les institutions, les programmes et les pratiques d’enseignement aux besoins d’une société en constante mutation. On retrouve cette même thématisation de l’adaptation dans un article de Musgrave (1970-1971) consacré aux changements éducatifs en Europe. L’auteur attribue cette évolution aux changements scientifiques et techniques rapides qui, infiltrant l’industrie, débouchent sur une exigence poussée de la main-d’œuvre qualifiée. Eggleston (1970-1971) soutient la même idée, à savoir que des changements dans le curriculum sont rendus nécessaires par les mutations technologiques du monde moderne et que, pour remplir sa fonction de préparation des jeunes aux rôles qu’ils auront à tenir une fois adultes, l’éducation doit évoluer en même temps que les emplois, la vie familiale et les loisirs.

28La sociologie britannique du curriculum a, selon nous, le mérite d’esquisser un dépassement des explications mécanistes du modèle fonctionnaliste. Certes, l’éducation est déterminée par les changements économiques qui touchent l’organisation du travail, mais cette influence s’opère, pour partie au moins, par la production d’un espace idéologique nouveau qui opère comme variable médiatrice. C’est la même ambition épistémologique de dépassement du modèle fonctionnaliste qui pousse Eggleston (1970-1971) à refuser les modèles explicatifs qui ignorent toute marge d’initiative ou de contrôle aux acteurs sociaux. Selon lui, la question du contrôle et de la lutte pour le contrôle de l’innovation doit être au cœur de toute analyse des processus réels de transformation des curriculums.

29C’est donc avec Eggleston (1970-1971), mais aussi avec Hamilton (1973, 1975, 1976), Shipman (1968, 1974) et surtout avec l’article de Hoyle (1969) intitulé How Does a Curriculum Change ainsi qu’avec une communication de Musgrave (1968) intitulée The Contribution of Sociology to the Study of Curriculum, que nait en Grande-Bretagne un courant de recherche centré sur les interrogations suivantes : par quels processus, sous l’effet de quelles pressions, au prix de quels conflits et en fonction de quels enjeux les curriculums se transforment-ils ? Ce champ de recherche prend son essor en dehors des cadres de la sociologie fonctionnaliste pour s’inscrire dans une perspective interactionniste : tout acte d’enseigner ne peut se justifier à partir de considérations uniquement utilitaires ; l’acte d’enseigner est inséparable d’une foi en la valeur intellectuelle ou culturelle intrinsèque de la chose enseignée (Forquin, 1989, 1995). Cette vision conduit à appréhender la société comme une scène (ou une arène) où les acteurs sociaux entrent en communication autour d’enjeux divers, l’éducation étant l’un d’eux11.

30Avec la sociologie britannique du curriculum, on est loin de l’acte de foi imposé par Chevallard (1985/1991) à la didactique des mathématiques et, plus généralement, à toutes les didactiques, postulant un savoir préexistant aux transactions humaines et doté d’un déterminisme propre. Dans la perspective interactionniste adoptée par les sociologues britanniques, les savoirs scolaires sont, ainsi que toute manifestation culturelle, des constructions sociales, conventionnelles par essence. Ce point est particulièrement développé par Musgrave (1968) qui souligne la nature fondamentalement construite de tout curriculum. S’interrogeant sur la nature des transactions sociales sous-jacentes à l’élaboration d’un curriculum, il conçoit les matières scolaires qui y sont insérées comme des produits culturels, résultants de négociations entre des groupes professionnels divers. Autrement dit, les contenus curriculaires émergeraient d’accords ou de compromis obtenus au terme d’un processus communicationnel ou transactionnel entre divers acteurs : experts ou spécialistes de la discipline, experts en psychopédagogie ou didactique, responsables politiques, fonctionnaires de l’éducation, et éventuellement parents. En définitive, dans la perspective de Musgrove, la définition des matières scolaires à enseigner est objet des rapports de compétition intergroupe et de coopération intra-groupe ainsi que d’exigence de fidélité et d’orthodoxie. Des leaders se manifestent et, de façon complémentaire, des hiérarchies. Dans certains cas, les groupes d’opinion peuvent s’institutionnaliser, « fixant des conditions d’ancienneté, des critères de recrutement à différents niveaux, imposant à leurs adhérents une discipline au moyen de marques de reconnaissance telles que le titre de membre d’honneur ou l’admission à des conseils fermés » (p. 101, cité par Forquin, 1989, pp. 84-85).

Que faut-il enseigner ? Des savoirs ou des compétences ?

31Plusieurs sociologues soulignent combien l’école s’est transformée en profondeur au cours des quatre dernières décennies. Pour Bourque & Laurin-Frénette (1970), Dandurand (1990), Mellouki (1989) et, plus récemment, Lenoir (2005), les curriculums scolaires s’orientent de plus en plus dans une direction polarisée par la productivité et le développement économique. Ce mouvement culmine dans l’émergence de l’approche par compétences. Au Québec, pour lequel de nombreuses analyses ont été publiées, ce processus débute avec le Rapport Parent (du nom du responsable principal). Ainsi, pour Lenoir (2005), il convient d’appréhender le Rapport Parent comme le point de départ de l’ancrage de l’école québécoise dans la logique anglophone nord-américaine. D’abord, il importe la notion d’humanisme renouvelé, inspirée du rapport produit en 1945 par le Harvard Committee. Ensuite, il imprime aux programmes québécois une logique pragmatique et instrumentale, typique de la culture anglophone nord-américaine. De fait, dans cette sphère culturelle, l’homme conquiert sa liberté en développant des savoir-faire : « ce qui rend libre n’est pas directement lié aux connaissances, mais à la capacité d’agir dans et sur le monde. Éduquer revient alors à instrumenter dans un double sens, celui de la pratique et celui des relations humaines et sociales » (Lenoir, 2005, p. 101). Alors que le modèle d’enseignement républicain, propre à la France, est centré sur la transmission d’un savoir reconnu comme patrimoine culturel, aux États-Unis il s’agit de faire adhérer les élèves aux valeurs de la société américaine, au savoir-être et au savoir-faire axé sur la résolution de problèmes (Lenoir, 1999). Plus précisément, cet auteur formule l’hypothèse selon laquelle :

La différence de centration, sur le savoir – le « pole objet » – en France républicaine et sur la personne en situation d’apprentissage – le « pole sujet » – aux États-Unis s’expliquerait dans la reconnaissance en France d’un construit social constitutif de l’être éduqué (le patrimoine culturel), construit à enseigner aux futurs citoyens, alors qu’aux États-Unis, on fait face à un construit social à constituer pour éduquer le futur citoyen, ce qui explique la centration sur le « pole sujet » (Lenoir, 1999, p. 310).

32C’est pourquoi, dans l’enseignement et dans la formation à l’enseignement,

la priorité serait donnée en France à la transmission valorisée du savoir entendu comme patrimoine culturel, tandis qu’aux États-Unis, elle serait accordée à l’adhésion aux « vertus » et aux valeurs de la société américaine, au savoir-être, ainsi qu’au savoir-faire axé sur la résolution de problèmes (ibid.).

33En fait, il s’agit d’une controverse plus ancienne, que nous serions même tentés de qualifier d’ancestrale. Déjà Rousseau, dans l’Émile, plaidait pour une éducation en situation « réelle », ayant pour principe de faire vivre des expériences formatrices à l’enfant, puis à l’adolescent. Cette idée d’une pédagogie ayant pour visée l’émergence de savoirs d’expérience se retrouve chez Dewey, Claparède ou encore Decroly (cf. Crahay, 2010). À l’opposé, des auteurs comme Comenius, Herbart, Vygotsky et Bruner considèrent que l’éducation est avant tout une entrée dans une culture.

34Pour illustrer la teneur du débat, il est intéressant de considérer deux auteurs prototypiques : John Dewey, d’une part, Lev Vygotsky, d’autre part.

35Dans The Child and the Curriculum. Contributions to Education, Dewey (1902) considère que l’éducation est un processus de reconstruction de l’expérience12. Chaque fois qu’un enfant est confronté à une nouvelle situation, il engage tout le répertoire de ses expériences passées. Afin de faire face à la nouvelle situation et de résoudre adéquatement les problèmes qui y sont incorporés, il doit réorganiser des expériences passées et les ajuster en fonction des nouvelles circonstances. Ce schéma, qui préfigure la conceptualisation du processus de déséquilibration équilibration de Piaget, pose que l’interaction de l’enfant avec son environnement tel qu’il le vit quotidiennement est la meilleure préparation à la vie future. Autrement dit, pour Dewey, la préparation à la vie future peut seulement être réalisée en se confrontant à des problèmes de vie aussi authentiques que possible, et en les résolvant. Dans la foulée, il critique l’approche disciplinaire qui ne peut préparer à la vie réelle qu’au prix d’une hypothèse forte en matière de transfert, consistant à passer de l’apprentissage structuré des matières aux situations problèmes de la vie, dans lesquelles les contenus matières, comme tels, perdent leur identité (cf. sur ce point, Beauchamp, 1957, p. 21).

36Selon le compte rendu qu’en font Hofstetter et Schneuwly (2009), Vygotsky s’est, de son vivant, opposé au « système d’enseignement scolaire par complexes » organisés autour de problèmes pratiques dont la résolution implique l’utilisation de savoirs divers comme ressources (Vygotsky, 1934/1985b). Contre la tendance prônée par le parti communiste soviétique, il va prendre la défense des disciplines comme fondement de l’enseignement scolaire. Pour lui, comme pour Herbart auquel il fait référence, les disciplines scolaires résultent de la généralisation des savoirs déjà là ; ce sont des contenus formant système et abordés comme parties du système. Bref, Vygotsky préconise une construction des savoirs, non pas du bas vers le haut, du vécu et spontané ou empirique vers le systématique, mais du haut vers le bas, du général et systématique vers l’empirique et spontané, selon des lois complexes inter-reliant profondément les deux. Pour lui, l’enseignement implique nécessairement l’organisation des savoirs en discipline ainsi que la systématicité et la progressivité dans leur enseignement. Ailleurs, Vygotsky (1932/1996, cité par Schneuwly, 2011), explique que l’enseignement systématique du savoir est une condition nécessaire de « l’intellectualisation » des fonctions psychiques. Or, selon lui, c’est là la fonction essentielle de l’école. Ce faisant, l’école contribue à la transformation par le sujet du rapport à son propre pouvoir créatif et intellectuel par le savoir et les techniques. Il écrit :

Une fois que nous avons saisi l’immensité du chemin à parcourir, il devient compréhensible que l’élève doit entrer dans une lutte brutale avec le monde, et que dans cette lutte l’enseignant doit avoir le dernier mot ; et nous comprenons l’idée qu’enseigner c’est comme mener une guerre (Vygotsky, 1921-23/2006, p. 348, cité par Schneuwly, 2011).

37Bien entendu, ces deux grands penseurs que sont Dewey et Vygotsky n’ignorent pas le point de vue opposé, qu’ils ont tenté d’intégrer, chacun à leur manière, dans leur système de pensée : Dewey part du concept d’expérience pour aller vers ceux de culture et de discipline alors que Vygotsky esquisse ce qui nous semble être le chemin inverse.

38Ainsi, dans son fameux Credo pédagogique13, concernant l’objet de l’éducation, Dewey écrit :

Je crois que la vie sociale de l’enfant est la base de concentration ou de corrélation de toute sa formation ou croissance. (...)
Je crois par conséquent que le vrai centre de corrélation des matières scolaires n’est pas la science, ni la littérature, ni l’histoire, ni la géographie, mais les propres activités sociales de l’enfant. (...)
Je crois que la littérature est (…) l’interprétation de l’expérience sociale ; et que partant elle doit suivre et non précéder cette expérience. (...)
Je crois aussi que l’histoire n’a une valeur éducative que dans la mesure où elle présente les phases de la vie et du développement de la société. (...)
Je crois que l’étude des sciences est éducative dans la mesure où elle montre quels sont les matériaux et les procédés qui font de la vie sociale ce qu’elle est. (...)

39Dit autrement, concevant l’éducation comme une expérience transactionnelle, Dewey considère que le contact avec les productions scientifiques et culturelles des générations précédentes doit être compris comme une expérience : c’est le sujet qui structure sa confrontation à ce qui lui vient du passé.

40Quant à Vygotsky, il écrit :

Le trait fondamental de l’enseignement consiste en la formation d’une zone proximale de développement. L’enseignement donne donc naissance, réveille et anime chez l’élève toute une série de processus de développement interne, qui, à un moment donné, ne lui sont accessibles que dans le cadre de la communication avec l’adulte et de la collaboration avec les camarades, mais qui, une fois intériorisés, deviendront la conquête propre de l’élève (Vygotsky, 1934/1985a, p. 112, cité par Schneuwly, 2011).

41Selon nous, c’est le même débat qui se reproduit sous des habits lexicaux différents lorsque certains auteurs opposent aux savoirs morts de l’enseignement dit « traditionnel » le caractère vivant des compétences. De notre point de vue, cette opposition manichéenne est réductrice de ce que sont, en définitive, les missions de l’école. Et bien que l’esprit du temps pousse à privilégier les compétences, nous proposons ci-dessous une approche qui, prenant pour départ les savoirs disciplinaires, se soucient de leur mobilisation en situation réelle, mais aussi de l’épanouissement d’un rapport critique au savoir. Autrement dit, nous récusons l’opposition savoirs versus compétences, considérant qu’en réalité, les savoirs peuvent prendre des formes différentes et entrer en connexion avec d’autres dans des formes d’assemblages complexes. L’idée que nous défendons est que les unités cognitives, aussi spécifiques soient-elles, peuvent s’interconnecter avec d’autres dans des assemblages momentanés et ceci en fonction des exigences de la situation dans laquelle le sujet est amené à fonctionner. Autrement dit, les connaissances, quels que soient leurs types, doivent se concevoir comme des « électrons » relativement libres, susceptibles de se combiner à d’autres en fonction des nécessités et/ou des contraintes des situations ou problèmes qu’il importe d’affronter. Les assemblages cognitifs seraient fluctuants, regroupant selon des organisations plus ou moins momentanées des connaissances de nature diverse, grâce aux capacités de traitement en parallèle de notre cerveau.

Les trois missions de l’école, comment les réaliser ?14

42En définitive, eu égard aux savoirs, l’école se doit désormais d’assumer une triple mission. Elle a pour devoir de promouvoir la construction de savoirs (désignées par les psychologues comme des connaissances déclaratives) et savoir-faire (ou connaissances procédurales) jugés souhaitables, voire indispensables pour se développer personnellement et s’insérer dans la société d’aujourd’hui. L’école reste le seul lieu où l’apprentissage de certains savoirs (la lecture, l’arithmétique et, plus globalement, les mathématiques, etc.) peut être assuré au profit de la majorité des individus. Mais une mission supplémentaire est donnée à l’école : ces savoirs scolaires doivent devenir des savoirs vivants, utilisés par les individus pour penser leur devenir, s’intégrer dans la société en tant que citoyens responsables et pour fonctionner efficacement sur le plan professionnel. Enfin, l’école doit prendre en considération le fait que les élèves et les étudiants s’approprient des savoirs en dehors de l’école par le biais de sources différentes. Elle a le devoir de prendre ces savoirs en considération, d’autant plus que leur émergence lui échappe, et d’aider les élèves et les étudiants à les analyser de façon critique. Elle est, autrement dit, responsable du développement de la part des élèves et des étudiants d’une réflexion de type épistémologique sur ceux-ci : que faut-il croire ou ne pas croire et pourquoi ? Bref, l’école a pour mission d’amener les élèves et étudiants à un rapport critique aux savoirs.

Les apprentissages scolaires : un problème de montage cognitif

43De manière générale, les apprentissages visés par l’école relèvent de ce qu’on nomme des montages cognitifs : selon M. Crahay, M. Dutrévis & G. Marcoux (2010), tous les apprentissages scolaires impliquent le traitement en parallèle de plusieurs informations et, plus largement, de plusieurs types de connaissances.

44La lecture en est un bon exemple. Savoir lire implique la coordination, c’est-à-dire le traitement en parallèle, de différents types de connaissances : correspondances graphophonologiques, orthographe, morphologie, syntaxe, etc. (Martinet & Rieben, 2010). Pour comprendre un texte, il faut non seulement identifier les mots successifs, mais aussi saisir leurs organisations en phrases, puis en paragraphes, ce qui implique notamment la maitrise morphosyntaxique et la manipulation d’anaphores sans oublier la mobilisation de capacités textuelles et d’inférences. Il faut également mobiliser des connaissances lexicales (le vocabulaire) ainsi que des connaissances sur le contenu du texte et, tout particulièrement dans le cas de récits, des connaissances autobiographiques, du moins si l’on souhaite que l’élève mette en relation le texte avec son expérience propre (Bianco, 2010). L’apprentissage de l’orthographe (Fayol, 2010) et celui de la rédaction de textes (Allal, 2010) ne sont pas en reste. Là aussi, il faut gérer la mobilisation concomitante de connaissances et habiletés complémentaires.

45Poser le problème de l’apprentissage en termes de montage cognitif signifie qu’il faut s’occuper conjointement de la construction des connaissances, de leur coordination, mais aussi de leur accessibilité en mémoire de travail (ce qui implique que chaque unité cognitive ait été suffisamment exercée).

Nécessité d’automatismes subordonnés à un contrôle métacognitif

46La plupart des habiletés cognitives un peu sophistiquées impliquent le recours à des automatismes. Le bon lecteur procède de façon automatique à l’identification des mots du texte qu’il s’attache à comprendre. Les recherches ont montré que nous recourions tous à deux voies de traitement des mots : la récupération directe de mots stockés en mémoire à long terme et le déchiffrage, notamment lorsque nous rencontrons des mots inconnus. L’usage de l’une et l’autre voie se réalise sans que nous en ayons conscience, preuve de ce que l’une et l’autre procédure sont – chez le lecteur expert – automatisées. Plus généralement, tout fonctionnement expert suppose la mobilisation de procédures automatisées. Ce type de traitements cognitifs, outre la vitesse d’exécution, présente comme principal avantage de mobiliser peu de ressources attentionnelles, ce qui a une valeur adaptative indiscutable. Sans procédures automatisées de récupération et de déchiffrage, la lecture se déroulerait de façon excessivement lente et il est probable que, confronté à une surcharge cognitive, le lecteur n’arriverait pas à fixer son attention sur la signification. Bref, les automatismes sont nécessaires à toute activité complexe. Il appartient donc à l’école de construire des automatismes. Mais ceci ne peut se faire sans une importante activité de répétition et même par un processus de sur-apprentissage aboutissant à un maximum de fluidité (fluency) dans le maniement de ces habiletés de base auxquelles nous recourons dans de multiples situations.

47Malheureusement, les bénéfices indéniables de l’automatisation sont compensés par une quasi absence de contrôle intentionnel, ce qui peut conduire à des réponses aberrantes résultant de l’application aveugle des procédures apprises. L’enjeu sur le plan éducatif consiste alors à construire un minimum de contrôle attentionnel pour permettre d’interrompre les automatismes lorsqu’ils débouchent sur une impasse ; cette possibilité dépendra de la maturité développementale des capacités d’inhibition chez l’enfant.

48La contribution de la métacognition au fonctionnement du sujet implique essentiellement des jugements métacognitifs au début, en cours et en fin de tâche. Ceux-ci assument une fonction de monitoring dont dépend le contrôle cognitif que le sujet peut exercer sur ses stratégies. Plusieurs types de jugements métacognitifs paraissent intervenir dans le monitoring efficace : évaluer la facilité relative d’un apprentissage, estimer si l’apprentissage requis est effectivement réalisé, prédire si la performance attendue pourra être réalisée et estimer la pertinence des réponses données ou des données effectivement remémorées. De l’examen des recherches dans le domaine, Fayol (2008) conclut que l’apprentissage du contrôle et des stratégies métacognitifs ne s’effectue pas spontanément, sauf chez une minorité d’individus. Une instruction explicite et la mise en œuvre de dispositifs pour assurer leur acquisition, leur transfert et leur maintien dans le temps s’avère donc nécessaire pour la plupart, sinon pour tous.

Comment promouvoir un rapport critique aux savoirs ?

49L’accent mis sur la construction de savoirs mobilisables en situation, avec pour corolaire le modelage d’automatismes, peut faire craindre un basculement de l’éducation dans une perspective utilitariste, pourtant dénoncée en début de texte. Plus fondamentalement, on peut craindre que l’école se donne pour unique mission la formation d’individus « fonctionnels », aptes à résoudre des problèmes de tout ordre. Or, depuis Condorcet, et même avant, l’école moderne est confrontée à la question du formatage d’individus performants, prêts à l’emploi, mais disposant de peu de distance critique par rapport à ce qui leur est enseigné ainsi que par rapport à la société. Depuis les philosophes des lumières, la réponse à ce risque de dérive est l’éducation de la raison et, plus précisément, une éducation susceptible de permettre à l’individu de juger du vrai et du faux.

50La recherche psychologique contemporaine a repris vigueur à ce sujet au cours des dernières décennies avec l’émergence d’un courant portant sur le développement des croyances épistémiques ou sur ce qu’il est convenu d’appeler l’épistémologie personnelle (Crahay & Fagnant, 2008). Dans leurs travaux portant sur le développement du jugement réflexif, King et Kitchener (2002, in Crahay & Fagnant, 2008) prennent pour objet des problèmes mal structurés ou controversés : par exemple, l’objectivité des informations transmises à la télévision. Les élèves d’âges différents sont invités à donner leur point de vue à ce sujet, puis sont interrogés sur la façon dont ils conçoivent les connaissances et la manière dont l’homme les élabore. De leurs études s’étalant sur plus de vingt ans, King et Kitchener décrivent une progression de la pensée épistémologique en trois stades : préréflexif, quasi réflexif et réflexif. Résumé brièvement, ce processus développemental conduit les enfants d’un niveau de réflexion où le sujet considère les connaissances comme certaines, une seule bonne réponse existant à chaque problème, à un niveau de pensée où celles-ci sont reconnues comme des abstractions résultant de constructions intellectuelles. L’individu finit par saisir que les croyances sont des constructions personnelles et ne doivent pas simplement être acceptées des autres. Dès lors, les preuves jouent un rôle important dans la construction des connaissances. À cet égard, la notion de « preuves » et la réflexion en classe à ce propos sont cruciales. Dans la foulée de ce mouvement de recherches ciblées sur la réflexion épistémique, nous rêvons d’une école qui incitent les élèves et étudiants à s’interroger sur la validité des savoirs qu’on leur enseigne et, partant, sur ce qu’est une preuve et quelles sont les connaissances et informations étayées par des faits ou reposant sur une argumentation « en béton ». Bref, selon nous, l’école a un rôle à jouer dans le développement de la réflexion épistémologique des élèves et des étudiants. Des recherches sont à mener pour en préciser le comment. Mais, dans tous les cas, la capacité de pensée réflexive devra reposer à la fois sur des automatismes nombreux et solides, sur lesquels un contrôle métacognitif adapté et pertinent doit rester possible, afin de garantir la flexibilité mentale nécessaire à toute pensée réflexive.

Conclusion

51La tâche de l’école est plus que jamais complexe, tant les attentes à son égard sont importantes. Sans doute, la société n’a-t-elle jamais eu autant d’exigences adressées à l’école ? Celle-ci doit aider les élèves à construire des savoirs vivants, c’est-à-dire des savoirs dont l’enfant se sert dans la vie quotidienne, mais aussi à son égard pour s’autoanalyser et, le cas échéant, s’autoformer. L’école doit également aider les élèves à coordonner les savoirs entre eux selon les besoins des situations. Elle doit encore l’aider à élaborer des automatismes, ceux-ci étant nécessaires à tout bon fonctionnement cognitif. L’élève doit utiliser ces automatismes avec intelligence, ce qui requiert un contrôle métacognitif. Ces automatismes représentent donc un véritable objet d’apprentissage. Enfin, nous pensons que l’école doit inciter les élèves à des retours critiques sur leurs convictions, leurs croyances et connaissances, ce qui suppose le développement d’une réflexion de nature épistémique. Bien plus, l’école doit prendre en compte la diversité des élèves, ce qui complexifie encore le problème.

52Pour nous, un bon curriculum doit prendre en considération toutes ces dimensions, sans oublier que chaque sujet a ses spécificités, son histoire personnelle, sa façon d’aborder les problèmes et, plus généralement, les apprentissages. Cette dernière dimension est difficile à mettre en œuvre dans un curriculum, mais celui-ci peut contenir des éléments qui attirent l’attention des enseignants sur cette problématique cruciale.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 Dufays, J.-L., De Keersmaecker, M.-L. & Meurant, A. (dir.) (2010). Quelles pratiques didactiques pour favoriser la transition secondaire-université ? Gros plan sur les programmes du 3e degré de l’enseignement secondaire de transition, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, coll. Recherches en formation des enseignants et en didactique.

2 Audigier, F., Crahay, M. & Dolz, J. (dir.) (2006). Curriculum, enseignement et pilotage, Bruxelles, De Boeck, coll. Raisons éducatives ; Audigier, F. & Tutiaux-Guillon, N. (dir.) (2008). Compétences et contenus. Les curriculums en questions, Bruxelles, De Boeck, coll. Perspectives en éducation et formation.

3 Forquin, J.-Cl. (2008). Sociologie du curriculum, Presses universitaires de Rennes.

4 Dumortier, J.-L. & Van Beveren, J. (dir.) (à paraitre). Quelles progression curriculaires en français ? Actes du XIe Colloque de l’AIRDF, Liège, 26-28 aout 2010.

5 Pour cette conférence donnée à Louvain, le 27 avril 2011, j’ai combiné des réflexions et écrits provenant de plusieurs de mes textes précédents. En tête de chaque section, j’ai indiqué à quel texte précédent j’ai emprunté.

6 Dans cette section, je reprends pour l’essentiel le début du texte : Crahay, M., Audigier, F. & Dolz, J. (2006). « En quoi les curriculums peuvent-ils être objet d’investigation scientifique ? », in F. Audigier, M. Crahay, & J. Dolz (dir.), Curriculum, Enseignement et pilotage, Bruxelles, De Boeck, coll. Raisons éducatives, pp. 7-37.

7 Cette section reprend plusieurs passages de l’article : Crahay, M. & Forget, A. (2006). « Changements curriculaires : quelle est l’influence de l’économique et du politique ? », in F. Audigier, M. Crahay, & J. Dolz, Curriculum, Enseignement et pilotage, Bruxelles, De Boeck, coll. Raisons éducatives, pp. 63-84.

8 Selon Lalande (1926/2002), le solipsisme est une « doctrine présentée comme une conséquence logique résultant du caractère idéal (idéel) de la connaissance » (p. 1008). Elle procède d’une conception épistémologique selon laquelle il n’y aurait pour le sujet pensant d’autre cogito que lui-même.

9 Il suffit de lire le quatrième de couverture pour s’en convaincre ainsi que l’introduction où l’auteur, enthousiaste, affirme qu’entre compétences et socioconstructivisme, « il s’agit là plus que d’un mariage de raison » (p. 8).

10 Dans la théorie de Chevallard (1985/1991), point d’acteurs sociaux, ni d’enjeux ou de rapports de pouvoir. Ainsi, concernant l’obsolescence des savoirs, il en traite en termes d’usure, de vieillissement biologique (cf. Joshua & Dupin, 1993, p. 200).

11 Dans une perspective fonctionnaliste, la société est conçue comme un système d’éléments fonctionnellement articulés ; l’individu est, par conséquent, le produit social de ce système et l’éducation constitue le rouage par lequel s’opère la socialisation de ses membres.

12 Pour une présentation plus détaillée de la pensée de Dewey, nous renvoyons le lecteur à notre ouvrage intitulé Psychologie de l’éducation, Paris, Presses universitaires de France, 2010.

13 Nous renvoyons le lecteur à la traduction qu’a faite Deledalle (1995) du Credo pédagogique de Dewey.

14 Les idées présentées ici sont davantage développées dans un texte rédigé avec G. Marcoux et intitulé « Construire et mobiliser des connaissances dans un rapport critique aux savoirs », in G. Chapelle & E. Bourgeois (2012, à paraitre), Apprendre et faire apprendre, Paris : Presses universitaires de France.

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