Les sensibilités à des enseignants en éducation physique
Le prisme du réinvestissement des acquis d’une formation continue en situation de travail
p. 111-141
Texte intégral
1. Introduction
« Incapables d’agir, ils enseignent ! Et ceux qui n’arrivent pas à enseigner enseignent la gym. »
(Woody Allen, dans le film Annie Hall)
1Comment ne pas s’indigner, en tant que professionnels, à la lecture de cette réplique apostrophe de Woody Allen, pour le moins provocante ! Enseigner est tout autant un art, une vocation…, mais surtout un métier… complexe… au profit des élèves ! À en croire Nicolas (2014), enseigner l’éducation physique serait même le plus beau des métiers selon les collègues passionnés qui s’expriment à ce sujet et qui ont comme projet d’éduquer et de socialiser les élèves en leur ouvrant les portes de multiples apprentissages. Pour cela, « l’enseignant doit pouvoir s’appuyer sur diverses connaissances professionnelles et être compétent dans l’accomplissement de tâches précises, réalisées en fonction de contraintes et des buts particuliers » (Tardif & Lessard, 1999, p. 10). Être capable de jongler avec les prescriptions, les émotions, l’apprentissage, l’éducation, le jeu, la discipline, l’environnement ou encore le public d’élèves n’est malheureusement pas à la portée de tous à tout moment. De plus, comme l’exprime Durand (2012, p. 24), enseigner est une « activité dynamique, c’est-à-dire qu’elle se forme et se transforme en fonction des événements dans les environnements où elle se déploie ». Dans cette étude, nous l’abordons par une approche sémiotique, c’est-à-dire « comme une continuité se transformant en permanence, sous l’effet de sa dynamique propre et des changements dans l’environnement de l’acteur – qui dépendent pour partie de ses actions » (Durand, 2012, p. 30).
2De même qu’Héraclite avançait que l’« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », Haskell (2001) insiste sur le fait qu’aucune situation ne se produit jamais deux fois de la même manière. Il semble logique d’en conclure que l’on n’enseignera jamais deux fois la même leçon, en raison d’un milieu riche, complexe, changeant et dépendant de nombreux facteurs externes à l’intervenant. La situation de travail de l’enseignant peut de ce fait être considérée comme un milieu organisationnel changeant. C’est le cas en éducation physique, où la notion de mouvement propre à la discipline suppose de s’adapter et d’être dans une posture dynamique de l’apprentissage.
3Pour l’enseignant, il est donc indispensable de continuer à apprendre en situation de travail afin de rejoindre le temps présent et de rester connecté à l’actualité des besoins des élèves et à l’évolution des disciplines. C’est même incontournable puisqu’il est baigné dans cet environnement changeant. Billett (2001), puis Eraut (2008) ont démontré qu’un sujet continue d’apprendre en situation de travail et que les apprentissages inhérents à la pratique la rendent plus efficace. Bourgeois et Durand (2012, p. 10) considèrent d’ailleurs qu’« acquérir des compétences sur “le tas” est la voie royale pour l’apprentissage d’un métier ». Selon eux :
La formation à elle seule ne peut et ne pourra jamais tout : bon nombre de compétences, par nature, ne peuvent efficacement s’acquérir que dans et par l’exercice de l’activité de travail et non avant et/ou à côté ; en outre, certaines compétences acquises en formation ont besoin d’être mises durablement en pratique pour être réellement maîtrisées (Bourgeois & Durand, 2012, p. 10).
4Cela n’enlève rien à l’intérêt de se former – également – en dehors de la situation de travail. En Belgique francophone, un dispositif de formation continue est mis en place pour les enseignants en éducation physique. Le stage du CUFOCEP (Centre universitaire pour la formation continue en éducation physique) a été organisé pour la trente-deuxième fois consécutive en juin 2014. Pendant trois jours, plus de huit cents enseignants s’y rassemblent pour pratiquer quinze heures d’activité physique dans deux disciplines choisies parmi une soixantaine. Cette formation a fait ses preuves en termes de transformation du métier. Lecomte, Carlier et Renard (2002) la positionnent d’ailleurs comme une ressource majeure dans la construction de la pratique enseignante.
5Se former est une chose, réinvestir les acquis de la formation en est une autre. Il va de soi que, dans l’idéal, l’enseignant ne se limite pas au seul objectif d’acquérir de nouveaux apprentissages, mais bien de les utiliser au profit de ses élèves et d’un enseignement de meilleure qualité. Lecomte et al. (2002, p. 80) mettent en avant un constat positif en éducation physique : « 89,6 % des enseignants disent avoir réinvesti en cours d’année l’un ou l’autre aspect de l’activité ». Est-ce encore le cas aujourd’hui ? Si oui, de quelle manière évaluer et confirmer les propos de ces collègues sur le terrain de l’école ? Que réinvestissent-ils et pour quelle(s) raison(s) ? Parmi ces nombreuses questions qu’entraîne le constat de Lecomte et al., nous gardons la suivante en ligne de mire : comment les enseignants ayant participé à une formation continue réinvestissent-ils les nouveaux acquis au sein de leurs classes ? La problématique du réinvestissement dans les cours est en effet l’alpha et l’oméga de la recherche en cours dont l’étape intermédiaire – en regard des sensibilités à – est présentée dans ce chapitre. C’est pourquoi, la signification que nous accordons à ce concept mérite d’être affinée. Pour Eraut (2008, p. 13-14), le réinvestissement est le
processus d’apprentissage impliqué quand une personne apprend à utiliser des connaissances/des compétences/une expertise acquises antérieurement dans une nouvelle situation. Il est suffisamment simple si la nouvelle situation ressemble à celles rencontrées au préalable. Il sera long et parsemé de nombreux défis à relever si la situation nouvelle est complexe et inconnue.
6Par conséquent, il est normal que l’enseignant y mette de sa personnalité, « remette à sa sauce », ajoute sa touche personnelle et fasse appel à sa créativité (Mc Keachie, Pintricj, Lin & Smith, 1986), grâce à une démarche réflexive. Enfin, il semble indispensable de préciser que tous ces apprentissages sont d’abord appropriés et assimilés, ensuite adaptés, retravaillés, améliorés et ajustés au contexte, en fonction des sensibilités de l’enseignant.
[On] déplace donc le curseur du pôle « reproduction » vers le pôle « transformation » et « invention ». En ce sens, l’entrée par l’apprentissage, privilégiée dans le workplace learning souligne que si transmission il y a, elle passe nécessairement par un travail actif de transformation de l’apprenant. Il ne s’agit pas d’un « simple » passage de flambeau unilatéral d’un émetteur à un récepteur. Si quelque chose du métier se transmet du maître à l’apprenti, ou de la communauté de pratique au novice, c’est dans la mesure où l’apprenant a opéré (au contact de ce que le maître lui a donné à voir, entendre et faire) un travail actif de transformation et de construction de ses connaissances « déjà-là » (Bourgeois & Mornata, 2012, p. 49).
7Les réinvestissements effectués peuvent influencer de manière non négligeable le contenu des cours et la manière de les aborder. Cela étant, le réinvestissement optimal n’existe pas. Il est lui-même influencé par plusieurs facteurs. Clerx (2012) les a étudiés à partir d’entretiens semi-directifs d’enseignants d’éducation physique, en s’inspirant de la revue de la littérature effectuée par Devos et Dumay (2006). La figure 1 synthétise à l’aide de mots-clefs les domaines pouvant jouer positivement ou négativement sur le réinvestissement, selon trois familles de facteur à savoir la formation, l’individu et l’environnement. En voici quelques exemples : concernant la formation, et plus particulièrement les dispositifs méthodologiques mis en place, l’accessibilité des tâches ou encore la multiplicité des exercices proposés sont des facteurs qui influencent le réinvestissement, aux dires des enseignants interrogés. En rapport avec l’environnement, les infrastructures disponibles dans l’établissement, le public d’élèves auquel on s’adresse, sans oublier le travail en équipe, sont des éléments qui ont, eux aussi, un impact sur le réinvestissement.
8Nous adoptons une posture qui considère l’enseignant en tant qu’acteur « pluriel », constitué de micro-identités (Lahire, 1998) qui se trouve au cœur du processus de réinvestissement. Il ne s’agit donc pas de s’intéresser uniquement au processus de réinvestissement en lui-même. Cet acteur, le stagiaire apprenant en formation continue, redevient enseignant dans sa classe (autrement dit, un individu en situation de travail). Il participe à la formation, acquiert de nouveaux savoirs puis effectue le transfert de la formation vers son école en réinvestissant ce qu’il a appris. De ce fait, dans ce chapitre, nous nous centrons explicitement sur la variable « individu » (en l’occurrence l’enseignant).
9De nombreuses recherches mettent en avant l’impact de la motivation, de l’engagement, des intentions ou encore du sentiment de compétence sur le réinvestissement. La figure 1 illustre d’ailleurs concrètement ces types de facteur, à travers l’évocation de la motivation personnelle à enseigner la discipline en question, le nombre de participations au même atelier en FC, la connaissance et la maîtrise de l’activité, etc. Au-delà de cela, que retient réellement l’enseignant du point de vue du contenu ? Que réinvestit-il concrètement ? De manière globale, qu’est-ce qui conditionne le réinvestissement ?
10Sur la base de ces questionnements, l’entrée originale du concept de sensibilité à de Récopé, Fache et Fiard (2011) apporte un regard neuf et une valeur ajoutée à la recherche.
2. Cadre théorique
11L’intégration du concept de sensibilité à (Récopé, Fache & Fiard, 2011) dans l’analyse du réinvestissement de l’enseignant nous intéresse pour deux raisons.
12Avant toute chose, une définition de la sensibilité s’impose :
La sensibilité est une caractéristique du vivant, conçue comme totalité et non autosuffisante dépendant de sa relation à l’extériorité. Elle est le fondement désirant, englobant les aspects cognitifs, affectifs et moteurs, qui fait de la vie une activité dynamique s’opposant à l’inertie et à l’indifférence. La sensibilité ouvre à l’appréciation, aux normes et valeurs, elle est ce pour quoi et par quoi il peut y avoir un monde indissociable d’un corps : elle est relation qualitative se déployant à la fois vers le monde et vers soi (Récopé et al., 2011, p. 21).
13Étudier les sensibilités d’enseignants en situation de travail suppose
l’appréhension du vécu d’un individu et exige qu’on spécifie sa sensibilité individuée, c’est-à-dire la relation préférentielle qui ressort de son couplage structurel et circonscrit le domaine d’interaction et la classe des bonnes actions selon des critères de nécessité et de satisfaction propres (Récopé, Rix-Lièvre, Fache & Boyer, 2013, p. 120).
14Cela est possible grâce aux schèmes qui « relèvent d’une connaissance pratique » (Récopé et al., 2011, p. 26). En effet, ces derniers « sont à l’œuvre en s’imposant “spontanément” au sujet, produisent la régularité, orientent l’action, médiatisent la perception, assurent les relations perception-action, sont des vecteurs de connaissance sensible et pratique, sont évolutifs… » (ibid., p. 27). Et pour conclure :
Ce sont les schèmes de l’expérience corporelle et les structures préconceptuelles de notre sensibilité (à savoir notre mode de perception, notre manière de nous orienter et d’interagir avec d’autres objets, événements ou personnes) qui nous permettent de posséder un monde (Varela et al., 1993). (Récopé et al., 2013, p. 113).
Une ontologie relationnelle est convoquée : l’être est relation, le sens n’est pas conçu d’abord comme signification exprimable, mais comme sensibilité, désir direction d’activité, intensité, qui nous anime et nous meut (Montbello, 2003). Ceci est conforme à l’étymologie : sensus désigne la « direction », sensibilis recouvre les qualificatifs « sensible, senti, perçu », et sensibilitas renvoie à « sentiment, ressenti », autant d’aspects qui ne peuvent être disjoints, divisés (Récopé, Rix-Liève, Kellin & Boyer, 2014, p. 10).
15La première raison qui justifie l’emprunt de ce concept s’explique par le fait que les sensibilités de l’enseignant jouent le rôle de filtre dans ce qu’il capte et retient de la formation continue, mais aussi, et surtout, le rôle de prisme dans la façon dont il réinvestit les acquis. Les sensibilités ont donc une fonction de sélection et de construction de l’information. En effet, tout ce que nous vivons et la façon dont nous le vivons dépend de notre sensibilité au monde qui nous entoure, dans lequel nous sommes culturellement investis. Madelrieux (2010, p. 119) l’exprime parfaitement :
Selon James1, sans les intérêts vitaux de l’organisme, l’expérience se présenterait comme un chaos complet de sensations indiscriminées assaillant toutes en même temps l’individu. Les intérêts pratiques font le tri parmi ces millions d’excitations physiques qui se présentent à nos sens à chaque instant : ne sont remarquées et donc retenues que celles qui intéressent l’organisme pour l’ajustement de sa conduite.
16La sensibilité à peut être considérée comme le prisme de l’expérience vécue, qui différera par conséquent d’une personne à une autre malgré un événement ou une stimulation identique. Cependant, comme l’expriment Récopé et Barbier dans cet ouvrage, en s’inspirant de la théorie de Lahire (1998), chaque homme ne peut être considéré comme un « soi unique » mais est à envisager comme un « être pluriel » :
Une constellation de micro-identités référant aux multiples domaines d’activités socioculturelles, d’intérêts intersubjectifs, de valeurs sociales/culturelles « interagit » au cours de son histoire personnelle […]. Chaque micro-identité établit ses propres intérêts pratiques (parfois conflictuels par rapport aux autres micro-identités simultanément à l’œuvre), et renvoie à un micro-monde historiquement constitué.
17La seconde raison est justifiée de la façon suivante : les sensibilités de l’enseignant pourraient être considérées comme fondatrices des pratiques. Elles orienteraient la construction de significations autour des acquis de la formation continue (voir Récopé et Barbier, dans cet ouvrage) et pourraient conditionner les pratiques de l’enseignant lors du réinvestissement. Selon cette hypothèse, la manière d’enseigner serait imprégnée des sensibilités qui habitent et singularisent le professionnel. Ceci s’expliquerait par le fait que :
La sensibilité se manifeste toujours en tant que sensibilité à, relation actualisant concrètement et pratiquement un ensemble complexe de normes, exprimant des orientations privilégiées portant l’individu vers certaines qualités d’objets, d’événements. Ces objets sont connus selon leur caractère de valeur et de pertinence pour la vie personnelle : ils sont plus ou moins importants pour/dans sa vie (certains pouvant apparaître comme vitaux pour la vie organique, ou « cruciaux » pour l’accomplissement personnel). Il s’agit de valeurs qualitatives, « sans dimensions », parce qu’elles n’ont aucune unité de mesure pour comparer leur grandeur ou leur degré d’intensité propre, et pour les comparer entre elles… Elles font signe vers des « biens » non mesurables, et sont tissées dans l’activité (Schwartz, 2009, P. 228). Toute norme humaine, qu’elle ait été implicitement ou explicitement instituée, est l’expression d’une préférence. […] Les valeurs qu’elle pose prédominent et organisent ainsi le cadre des relations pratiques de l’homme à son monde. C’est alors cette norme qui l’emporte, et assure l’individualisation de la sensibilité à telle(s) qualité(s) d’un objet, d’un événement, d’une circonstance, dans un milieu humain où prévalent des formes d’existence qui ne sont pas individuelles mais collectives (Macherey, 1998). (Récopé et al., 2011, p. 21-22).
18Il est dès lors intéressant de mettre en avant les réflexions de Barbaras à propos du désir, desquelles Récopé et al. (2014, p. 21) s’inspirent, pour comprendre la caractéristique « mouvante/en mouvement » de la sensibilité à :
Le propre du désir est qu’au lieu de se manifester à l’état pur, il s’exprime empiriquement comme tendance, aspiration, mouvement vers, se rapportant à des objets extérieurs comme lieu ou condition de sa satisfaction possible.
19Récopé et al. (2014, p. 11) éclaircissent cette orientation en reprenant un extrait de Straus (2000, p. 242) : « Le sentir est […] orienté vers les caractères de ce qui est attrayant ou effarouchant. Il se déploie dans le mouvement réciproque de “l’approche” et de “l’éloignement” ». Les auteurs concluent que :
Il y a donc une unité originaire du « sentir » et du « se mouvoir » : un être qui ne pourrait s’éloigner ou s’approcher de tel lieu du monde serait insensible, tout comme un être incapable de sentir ne serait pas en mesure de s’orienter dans ce monde (Barbaras, 1994). La sensibilité est donc au fondement d’« une activité qui est orientée sans être consciente » (Barbaras, 2008, p. 69).
20La sensibilité à est également le sens pratique structurant qui rend la situation pertinente aux yeux de l’enseignant (Récopé et al., 2011). En effet, les sensibilités façonnent notre environnement afin d’organiser les millions d’excitations qu’il nous envoie. Récopé et al. (2014, p. 13) reprennent l’hypothèse suivante :
La sensibilité à est le sens structurant de la pratique au sein d’un domaine particulier d’activité socioculturelle : une orientation d’ensemble dirigeant l’activité et le vécu et les organisant à partir de la valeur directrice instaurée par une norme prévalente. Elle est le sensus caractérisant une micro-identité et son micro-monde correspondant, et déterminant par là même les conditions de sa viabilité, de sa satisfaction […]. Elle assure, au moment considéré de l’histoire individuelle, un couplage structurant du pratiquant à son environnement et constitue la référence de la régulation normative des interactions environnementales.
21Pour synthétiser, l’activité de l’enseignant est structurée par ses sensibilités à partir d’orientations préférentielles (ou normes prévalentes) vers certaines qualités d’objet. Elles prennent le statut de valeurs directrices organisant l’activité. Lorsqu’il réinvestit de nouveaux apprentissages, l’enseignant intégrerait – même inconsciemment – ses sensibilités privilégiées. Chaque comportement est l’expression d’une préférence. La sensibilité à s’exprime à travers un désir inconscient, des affinités, des aspirations qui créent et alimentent le corps (sujet) et le monde (ou l’objet).
22Nicolas (2014, p. 23), en construit une définition spécifique aux enseignants : la sensibilité à
détermine les affects, l’émotion, l’ouverture d’une personne par rapport à des valeurs, des concepts, des méthodes. Autrement dit, la sensibilité à d’un enseignant se définit d’une manière simple par ce à quoi il fait attention lorsqu’il prépare un cours ou qu’il enseigne, ce qui lui tient à cœur, ce qu’il ne peut s’empêcher d’insérer dans son enseignement (attitudes, valeurs, …), la façon dont il perçoit les choses, les événements. L’antonyme serait l’indifférence.
23Cette définition se rapproche fortement de la forme de « déjà-là conceptuel » développée par Loizon dans ce même ouvrage, à savoir « l’ensemble des conceptions générales, des croyances et des valeurs de l’enseignant ».
24Récopé et Barbier (2014) et Récopé et al. (2011 ; 2013 ; 2014) étudient la sensibilité à au moyen d’expériences réalisées dans des contextes de volley-ball, d’escalade, de rugby, d’expéditions polaires et de formation continue. Ils font ressortir différents types d’attitude (ou norme) qu’adoptent les personnes observées en situation. Nous nous inspirons de leur méthodologie pour analyser les modes de fonctionnement des enseignants en termes de captation des apprentissages en formation continue et de leur utilisation dans les classes.
3. Question de recherche
25À partir des considérations étayées sur la base de l’introduction et du cadre théorique proposés, gardons à l’esprit la question de recherche suivante : Comment les enseignants réinvestissent-ils les acquis des formations continues en fonction de leurs sensibilités dans des situations de travail ? Cette question pourrait dans un premier temps paraître trop large. Cela étant, elle suppose de nombreux questionnements préliminaires indispensables pour pouvoir y donner une réponse précise et cohérente. Dans ce chapitre, nous nous focaliserons sur deux d’entre eux, à savoir : quelles sont les sensibilités des enseignants interrogés, permettant de distinguer leur sensibilité à ? Existe-t-il des sensibilités communes aux enseignants d’éducation physique ? Nous y répondrons en nous inspirant de l’étude menée par Nicolas (2014).
26Rappelons tout d’abord l’importance donnée à l’individu. L’enseignant constitue en quelque sorte le fil rouge de l’étude. L’analyse de ses sensibilités permet de dresser un premier bilan. De quels types sont-elles ? Malgré leur caractère premier singulier, est-il possible d’en ressortir des sensibilités communes d’un individu à l’autre ? Ces questions permettraient de faire le lien avec les écrits de Lahire (1998), qui affirme que l’être humain est pluriel puisqu’il s’inscrit dans, et est rattaché à, une même histoire socio-culturelle que les membres de son entourage. Clot et Faïta (2000, p. 11) précisent par ailleurs ce qu’est le genre enseignant :
C’est en quelque sorte la partie sous-entendue de l’activité, ce que les travailleurs d’un milieu donné connaissent et voient, attendent et reconnaissent, apprécient ou redoutent ; ce qui leur est commun et qui les réunit sous des conditions réelles de vie ; ce qu’ils savent devoir faire grâce à une communauté d’évaluations présupposées, sans qu’il soit nécessaire de respécifier la tâche chaque fois qu’elle se présente. C’est comme « un mot de passe » connu seulement de ceux qui appartiennent au même horizon social et professionnel.
27C’est en effet, selon le premier auteur, les multiples expériences micro-socialisatrices qui constituent la singularité de chacun d’entre nous et selon le deuxième, l’appartenance à un même monde socio-culturel qui produit des ressemblances. Clot et Faïta (2000, p. 16-17) insistent néanmoins sur le fait que :
L’affranchissement du sujet pour agir n’est pas uniquement tourné vers le collectif et ses obligations. Il est aussi tourné vers lui-même. Le style, c’est aussi la distance qu’un professionnel interpose entre son action et sa propre histoire quand il l’ajuste, la retouche en se plaçant en dehors d’elle par un mouvement, une oscillation – là aussi parfois rythmique – consistant à s’en éloigner, à s’en solidariser, à s’y confondre mais aussi à s’en défaire selon de continuelles modifications de perspective qu’on peut considérer aussi comme des créations stylistiques.
28C’est donc à partir de la carte d’identité professionnelle (voir point 4.5.) établie pour chaque enseignant, définissant son style et mettant en évidence sa valeur directrice – qui correspond, en toute rigueur, à sa sensibilité à – que nous serons en mesure de nous questionner sur la façon dont leurs sensibilités influencent leur intervention. En effet, comme l’indiquent Clot et Faïta (2000, p. 15) :
Les styles ne cessent de métamorphoser les genres professionnels qu’ils prennent comme objets de travail sitôt que ces derniers se « fatiguent » comme moyens d’action […]. Le style participe du genre auquel il fournit son allure.
29Quelles stratégies les enseignants mettent-ils en place pour satisfaire leurs sensibles, tout en amenant de la nouveauté ? Considérant le lieu de travail comme un environnement organisationnel changeant – nécessitant par là-même des compétences d’adaptabilité en plus des routinisations (Billett, 2001) –, une dernière question se posera : en quoi le fait de pouvoir mettre des mots sur leurs sensibilités a-t-il un impact sur leur capacité à s’adapter à leur environnement de travail ?
30N’oubliant pas l’intérêt central porté au processus de réinvestissement, des étapes futures permettront d’investiguer l’influence de la formation suivie. Comment celle-ci modifie-t-elle les manières de faire, de construire, de réagir des enseignants ? Les formateurs sont-ils à l’origine du changement ? Les disciplines suivies lors du stage sont-elles plus ou moins facilement propices au réinvestissement ?
31Il est temps, désormais, de nous attarder sur les multiples étapes méthodologiques qui ont façonné et nourri la réflexion.
4. Méthodologie
32La récolte des données s’est construite en trois étapes.
33La première étape s’est réalisée lors du stage CUFOCEP et consistait à filmer deux ateliers de la formation continue pour en faire un montage vidéo (dvd) récapitulatif.
34La deuxième étape a permis, sur la base d’interviews semi-directives, de recueillir une dizaine de verbatim d’enseignants à propos du processus de réinvestissement et de leurs sensibilités. C’est précisément sur ce point que nous nous concentrerons dans le présent exposé.
35La troisième étape a consisté à mettre en place un dispositif de capture, de traitement et d’analyse vidéo, en partenariat avec quatre enseignants. Les événements significatifs ont été repérés et discutés lors d’un entretien d’autoconfrontation.
4.1. Sélection des enseignants
36Treize enseignants ont été sollicités pour constituer le corpus de la recherche. Les volontaires, âgés entre 35 et 61 ans, ont tous participé au moins une fois au stage de formation continue du CUFOCEP. Quatre d’entre eux ont également participé à l’une des deux activités filmées lors de l’édition 2012 du stage, à savoir « Jeux traditionnels » et « Acrosport scolaire ». Ces quatre enseignants, dont le contexte professionnel était favorable, ont accepté de s’investir davantage dans l’étude, de manière à trouver des réponses approfondies à la question de recherche principale.
4.2. Confection d’un questionnaire visant à cerner les sensibilités à des interlocuteurs
37Le questionnaire a été confectionné sur la base de thématiques générales visant à donner des indications sur la personnalité de l’enseignant, son éducation (scolaire, parentale), ses habitudes et stratégies d’enseignement, ses rencontres dans le milieu de l’éducation physique, etc. Les questions ouvertes étaient formulées de manière à mettre l’enseignant en confiance, tout en tentant de ne pas influencer ses réponses et de lutter contre le biais de désirabilité sociale. Au total, une trentaine de questions réparties en six groupes distincts abordant successivement : l’image du métier d’enseignant, la motivation à enseigner, les éléments importants d’un cours, le mode de fonctionnement, les indicateurs d’une séance réussie et enfin, l’impact du CUFOCEP sur la manière d’enseigner.
4.3. Interviews sur la base du questionnaire
38Les interviews semi-directives ont été réalisées par la chercheure, l’enseignant découvrant les questions au fur et à mesure. En fonction de l’histoire personnelle et professionnelle de chacun, certaines questions étaient approfondies tandis que d’autres se révélaient moins pertinentes. L’échange durait entre 30 minutes et 1h30 et avait lieu dans des locaux divers tels qu’une classe de cours, le vestiaire des profs ou encore un bureau mis à disposition. Chaque entretien était enregistré à l’aide d’un dictaphone.
4.4. Transcription des verbatim et analyse à partir du logiciel Nvivo
39L’utilisation du dictaphone a permis de retranscrire chaque interview dans son intégralité à l’aide du programme Transana.
40Chaque verbatim était alors importé dans le logiciel Nvivo 9 pour en faire une analyse catégorielle de contenu. Les extraits se rapportant à une même thématique étaient regroupés dans le but d’en dégager les idées fortes et de les interpréter. Une quinzaine de nœuds principaux ont été répartis en trois catégories, à savoir « la passion », « les sensibilités en tant qu’enseignant » et « les sensibilités en tant que personne ». La composition détaillée de chacune d’entre elles se retrouve dans la figure ci-dessous (fig. 3).
4.5. Mise en relief des mots-clés et réalisation d’une vignette personnalisée
41En plus de l’analyse Nvivo, chaque verbatim était soumis à une relecture complète avec une mise en évidence de mots-clés dont les liens apparaissaient très clairement à travers le discours. Dès lors, une ébauche des sensibilités de l’enseignant se dessinait en laissant apparaître des dominances, mais aussi en faisant ressortir le caractère singulier et donc le style de l’enseignant. Cette étape était facilitée par ce que Tousignant (1989, p. 193) appelle « la présence prolongée du chercheur dans le milieu ». En effet, la réalisation de chaque entretien en tête à tête avec l’enseignant, le nombre d’heures passées à retranscrire les verbatim et puis à les traiter était un atout pour bien cerner la personnalité de chaque sujet et s’imprégner de ce qu’il ressentait. Enfin, pour « contrôler les effets du chercheur » tels qu’Huberman et Miles (1991, p. 421) les décrivent, chaque mise en relief des mots-clés était réalisée par la chercheure et un chercheur associé, suivie d’une mise en commun. De plus, le fait de relire la totalité des données permettait de prendre de la hauteur, tout en se replongeant dans l’ambiance de l’entretien. Il était alors possible de donner une connotation visuelle à la liste des mots-clés sous la forme d’une vignette, qui consistait, en quelque sorte, en une carte d’identité professionnelle de l’enseignant.
42Tous les termes repris dans les vignettes étaient issus des entretiens et étaient donc ceux employés par les enseignants eux-mêmes. C’était principalement à partir du ressenti et de la perception du chercheur, aussi bien pendant la réalisation de l’entretien que lors de l’analyse du verbatim, que la vignette s’est élaborée et que certains termes ont été privilégiés par rapport à d’autres. Une posture d’ouverture à l’autre pour capter autant que possible le ou les éléments significatifs de chaque enseignant était indispensable. Ensuite, la disposition, la forme et la taille de chaque « module » dépendait de son contenu. Chaque schéma tentait de rester le plus fidèle possible à la personnalité et à la singularité de l’enseignant. Serres (2014) argumente le fait de pouvoir s’offrir le luxe de la singularité. Selon lui, on peut penser de façon concrète, individuelle et singulière. Et c’est dans le singulier que se trouve l’universel. C’est à partir d’une singularité qu’on peut comprendre le monde. Dans le cas de cette recherche, le concept de « sensibilité à » qui est, lui, tout à fait général, prend une dimension universelle par l’accumulation des exemples singuliers d’enseignants.
43Cela étant, il était possible de distinguer des « familles » de sensibilité ou sensibilités de genre (Clot & Faïta, 2000) qui se retrouvaient dans toutes les vignettes. Un code de couleurs a été défini :
- vert : sensibilités de l’enseignant envers lui-même ;
- orange : sensibilités de l’enseignant envers ses élèves ;
- bleu clair : sensibilités touchant au relationnel ;
- rouge : sensibilités dominantes au service de son enseignement ;
- bleu foncé : sensibilité à structurant le mode de fonctionnement général d’une séance de cours de l’enseignant.
44Ci-dessous, un exemple de carte d’identité professionnelle des sensibilités d’un enseignant (fig. 4).
4.6. Validation par l’enseignant
45La vignette terminée était offerte à chaque intervenant en guise de remerciements pour sa participation à la recherche, mais surtout en vue de vérifier son degré d’approbation quant à la validité de l’interprétation faite du contenu de l’entretien et des mots-clés représentatifs choisis pour illustrer le profil de l’enseignant. Tous ont validé positivement leur vignette en soulignant la richesse de leur prise de conscience et la satisfaction de parvenir, enfin, à mettre des mots sur ce qu’ils vivent et ressentent au quotidien.
5. Ébauche des résultats
46La présentation des résultats se divise en deux parties principales. La première partie dresse le profil singulier de chaque enseignant interrogé (sensibilités de style) et détermine la valeur directrice de ses sensibilités, autrement dit sa sensibilité à. La seconde propose une synthèse des sensibilités dominantes (ou sensibilités de genre) de tous les enseignants ayant participé à la recherche.
47Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il est inconcevable de passer à côté d’une thématique incontournable et même omniprésente chez les treize intervenants. Il s’agit de la passion. Pas étonnant, car la sensibilité à est de l’ordre du passionnel, du désir, de l’engagement, de la mobilisation intense (comme expliqué dans la partie théorique). En effet, tous se sentent et se disent passionnés par leur métier et sont reconnus comme tels par leurs élèves, collègues et membres de leur entourage ! Allant d’une passion du mouvement, de l’éducation physique même, du contact et du partage avec les jeunes, en passant par une passion de transmettre aux élèves tout simplement, leur discours est unanime à ce sujet : il leur serait impossible d’exercer s’ils perdaient cet amour de la profession – le plus beau métier du monde, selon certains – qui les maintient en haleine depuis le début de leur carrière. Les propos de Brunelle et Brunelle (2012, p. 39) en attestent :
Nombre de gens remarquables en activités physiques et sportives expliquent leur réussite par un facteur qui, d’après eux, certifie les causes de leur succès : la passion […] et ils estiment que leur vie perdrait beaucoup de sens s’ils devaient cesser de pratiquer cette activité. Cette passion est un feu sacré qui ne cesse de croître. Pour ces gens, leur passion les pousse à l’action et les y maintient.
48En plus de l’aspect motivant, dynamisant et innovant, « la passion est aussi inhérente à un enseignement de qualité […]. Elle influence l’apprentissage des élèves, notamment par la mise en place d’un climat positif » (Nicolas, 2014, p. 33). Le désir de la communiquer et de la partager avec le public auquel l’enseignant s’adresse est un gage de réussite pour transmettre les bienfaits de l’activité physique. Il ne faut de ce fait pas s’étonner de la coloration positive qui transparaît dans les résultats qui suivent…
5.1. Styles de chaque enseignant et sensibilité à
49La première question de recherche visait à déterminer les sensibilités de style de chaque enseignant. La réflexion sur ce sujet a abouti à la création d’une « carte d’identité professionnelle » propre à chacun. Cette étape est indispensable pour pouvoir analyser comment les sensibilités impactent sur la manière d’enseigner et de réinvestir les acquis de la formation continue. La mise en évidence de la sensibilité à de l’enseignant, à partir de la vignette, servira de lunette pour observer et comprendre sa façon de fonctionner. La figure ci-dessous (fig. 5) reprend les treize schémas réalisés et donne un aperçu rapide de la diversité des sensibilités en termes de contenu, d’importance, de gradation et d’agencement. Le style de l’enseignant est donc clairement représenté et tient compte de sa personnalité. Deux schémas seront expliqués dans le détail, à titre d’exemples, pour justifier l’intérêt de la démarche, mais également pour montrer la richesse et les nuances qui cohabitent au sein de chaque représentation.
50Le premier schéma analysé est celui de Mia (fig. 6). Cette enseignante, âgée de 53 ans, accorde énormément d’importance à tout ce qui touche au relationnel. Pour elle, le contact créé avec les élèves est primordial. Elle est très sensible à ce que chacun trouve sa place en tant que personne, mais aussi au sein du groupe. Elle insiste sur des termes tels que s’investir avec, se connaître soi, connaître les autres, vivre avec, se respecter soi-même et les autres. En tant qu’enseignante, elle se veut motivante, à l’écoute, encourageante, maternelle et sincère. Elle joue le rôle de confidente lorsqu’elle estime que cela est nécessaire. Chez ses élèves, elle cherche à ce qu’ils soient en situation de réussite, qu’ils se sentent bien et soient satisfaits de leurs prestations et, pourquoi pas, qu’ils se dépassent personnellement. Elle fait en sorte qu’il y ait un apprentissage et que chacun puisse « bouger intelligemment ». Le choix du symbole yin et yang met en évidence cette recherche d’équilibre entre elle et ses élèves, mais aussi le souhait de se situer d’égal à égal avec eux. Cela est possible grâce au climat de confiance et d’honnêteté qu’elle met en place dès le premier cours et qu’elle maintient tout au long de l’année. C’est ce que nous définirons comme étant sa sensibilité à, la valeur directrice qui oriente et construit son enseignement. Sa pédagogie est organisée de manière à ce que les élèves puissent être en mouvement tout en prenant du plaisir. Elle laisse beaucoup de place aux émotions et fait du terme « valeur » un maître mot de son enseignement. À travers cette description, nous nommons son style : la confidente authentique.
51Le deuxième schéma analysé est celui d’Antoine. Âgé de 52 ans. Il a la caractéristique d’être toujours de bonne humeur et de mettre les élèves au centre de son attention. Ce qui l’anime, c’est de pouvoir partager avec eux, mais aussi et surtout de leur transmettre son amour du métier. Les élèves constituent en effet pour lui la base à partir de laquelle gravite et s’organise tout le reste. Il veille à ce qu’ils se donnent à fond, mais surtout qu’ils apprennent à chaque occasion. Le côté relationnel s’organise autour des termes tels que le respect, la confiance, la complicité, la manière d’aborder et de communiquer sans oublier la mise en place d’une ambiance qui favorise un climat favorable à une proximité vraie entre lui et le groupe. Autant que possible, il souhaite faire passer une image de lui comme quelqu’un de passionné, de positif, motivé et encourageant. Sa compétence et sa longue expérience lui permettent d’être imprévisible, improvisateur et de fonctionner à l’intuition ou encore à l’instinct. Il a la qualité d’être naturellement proche des jeunes, d’être à leur écoute et cela lui ouvre les portes à davantage de tolérance et de compréhension. La taquinerie est une autre de ses spécificités. Tout son enseignement est un échange permanent en vue de susciter le plaisir de pratiquer. On apprend tout en riant et en s’amusant. Pour cela, il n’hésite pas à titiller l’un ou l’autre, à se moquer gentiment, à blaguer ou à exagérer certaines mises en scène pour interpeller. Son objectif est de leur donner le goût, de les motiver, les captiver, les intéresser, les accrocher pour leur donner envie de revenir la semaine suivante. Adapter et favoriser la réussite sont aussi des stratégies d’action qui alimentent son enseignement, de qualité, au service des élèves. C’est d’ailleurs une de ses forces de pouvoir improviser et de retomber sur ses pattes quelle que soit la situation qui se présente à lui. Son style se résume par le qualificatif d’« improvisateur blagueur ».
52D’autres profils, tous aussi singuliers les uns que les autres, sont repérés. En voici quelques qualificatifs : l’investi compétent, l’instigatrice complaisante, le passionné expert, l’initiateur du mouvement heureux, l’exigeant souple, le messager soucieux de l’autre. Rappelons bien l’intérêt de faire émerger la sensibilité à pour analyser avec justesse l’activité d’enseignement. Elle reflète, autant que possible, l’expression d’une préférence vers une qualité d’objet. Inconsciemment, l’enseignant est attiré vers un comportement, une attitude. Cette notion de mouvement, de polarité ou encore d’orientation privilégiée prend alors tout son sens et marque l’intérêt des sensibilités pour comprendre les modes de fonctionnement relatifs au réinvestissement de nouveaux acquis dans les cours.
53Il ne faut cependant pas oublier la dimension collective des sensibilités. Ces dernières se construisent en effet au gré des expériences sociales et culturelles (Récopé et al., 2014). Il apparaît donc légitime qu’une population exerçant dans un contexte socio-culturel identique soit sensible aux mêmes valeurs et aspects du métier. C’est ce que nous abordons dans le point suivant.
5.2. Synthèse des sensibilités dominantes des enseignants interrogés
54L’analyse des données, à partir du logiciel Nvivo, a fait émerger de nombreuses similitudes dans les sensibilités des enseignants interrogés, au-delà de leur caractère premier singulier. Une multitude de points de vue devrait être envisagée pour aborder la question de manière exhaustive. Nous nous limitons à présenter uniquement la synthèse des sensibilités des enseignants envers leur métier et plus précisément envers leurs élèves. Sept grands « traits communs de sensibilité » se discernent et constituent le noyau du « genre » (Clot & Faïta, 2000) des enseignants. Ils sont présentés dans un ordre qui semble « couler de source », bien qu’aucune hiérarchie n’existe entre eux : l’enseignant sensible à la personne de l’élève, à l’apprentissage, à former un citoyen responsable, au plaisir dans le mouvement, à susciter l’intérêt, au cadre de travail et enfin au « climat-classe ».
55L’aperçu qu’en donne Nicolas (2014, p. 36) démontre qu’aucune ne prend plus d’importance qu’une autre mais qu’elles sont, au contraire, inextricablement liées les unes aux autres :
Les enseignants sont unanimes pour avancer qu’ils sont sensibles en premier lieu à ce qu’il y ait un apprentissage, dans l’optique d’atteindre un objectif final : former un citoyen adulte et responsable pourvu de compétences. Ceci n’est pas étonnant en regard des quatre objectifs généraux de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire que l’on retrouve dans le décret « Missions » de 1997. Par définition, le cours d’éducation physique couvre toute la dimension du mouvement. Les enseignants sont donc sensibles à ce que leurs élèves bougent ! Selon eux, il n’y a d’ailleurs apprentissage que lorsqu’il y a mouvement. Cela concerne tout autant les enseignants qui déclarent que, pour une intégration optimale de la matière lors de leurs formations en cours de carrière, ils doivent l’expérimenter, la vivre en bougeant. Afin que leurs élèves soient en mouvement, les enseignants disent devoir rivaliser d’astuces et d’ingéniosité pour susciter l’intérêt et ainsi donner du sens à leurs exercices. Ils sont unanimes sur ce point : ils ne peuvent plus contraindre, simplement au nom de leur autorité. Ils doivent donner l’envie à leurs élèves, afin qu’ils soient acteurs de leur mouvement et donc de leur apprentissage. Afin d’optimaliser ce mouvement et d’en retrouver chaque semaine, à tous les cours, les enseignants doivent fidéliser leurs élèves, l’objectif étant « qu’ils aient envie de revenir la semaine prochaine ». Pour cela, ils mettent en place un cadre de travail nécessaire à un « climat de classe positif » où l’on retrouve facilement le plaisir !
5.2.1. L’enseignant sensible à la personne de l’élève
56Le cours d’éducation physique permet à l’enseignant de créer ou d’entretenir un rapport privilégié avec les élèves. Une relation plus complice, à vif, puisqu’il n’est plus possible pour l’élève de se cacher derrière son banc. Le mouvement aidant, ainsi que l’aspect collectif, offre l’opportunité à l’enseignant de considérer l’élève comme une personne, avec ses difficultés, son mal-être, ses problèmes, ses émotions et ressentis et ses appréhensions. C’est l’occasion rêvée pour prendre le temps d’échanger, de partager, d’écouter, de donner la parole et de laisser s’exprimer le jeune qui en ressent le besoin. Nicolas (2014) met en évidence le fait que ce type de sensibilité apparaît plutôt avec l’âge et l’expérience, plus encore lorsque l’enseignant devient lui-même parent. Dès le moment où il en a pris conscience, la personne de l’élève est naturellement au cœur des sensibilités. Il s’éloigne alors le côté conventionnel et s’ouvre à la dimension de toute la personne. C’est d’ailleurs un atout pour faciliter la création d’un climat de classe favorable à l’apprentissage, convivial et respectueux.
5.2.2. L’enseignant sensible à l’apprentissage
57La totalité des enseignants proclament le même rôle pédagogique en tant qu’éducateurs physiques : l’apprentissage ! Ils sont là pour que leurs élèves apprennent et progressent.
Ils évoquent tout autant l’apprentissage d’une praxie pure, avec ses aspects physiques et techniques que l’aspect bénéfique de l’activité physique, notamment à travers l’axe de la santé (Nicolas, 2014, p. 39).
58Le témoignage de cet enseignant montre que cette notion se trouve en toile de fond :
Mon rôle d’enseignant, c’est d’apprendre des choses aux élèves. Moi, je suis très attaché à l’idée d’apprentissage. Pour moi, c’est essentiel. […]. Donc, chaque fois que j’enseigne une discipline, eh bien je prends le temps de rentrer dans l’apprentissage. Ils apprennent des choses. Et l’apprentissage, à ce moment-là, on doit faire en sorte qu’il devienne passionnant pour qu’ils aient envie d’apprendre.
59Ces apprentissages, à savoir l’acquisition des compétences par les élèves, ont donc lieu à travers ou à partir du mouvement. Il est, de ce fait, recommandé d’atteindre un taux d’activité motrice optimal. Et c’est là tout l’art de l’enseignant de trouver des astuces, des stratégies qui motivent les élèves à apprendre dans le mouvement.
5.2.3. L’enseignant sensible à former un citoyen responsable… et autonome
60L’apprentissage dont parlent les enseignants ne se limite pas à posséder des acquis de base, atteindre certains objectifs fixés ou performer dans tel ou tel domaine. Il se veut bel et bien multidimensionnel. Comme le résume Nicolas (2014, p. 39) :
Outre ces paramètres spécifiques à l’éducation physique, toute une dimension de « formation à la citoyenneté » est prise en compte en y abordant, à travers le sport, des valeurs de vie (respect, entraide, savoir être, abnégation) transférables à la « vie de tous les jours » des élèves.
61Cette famille des sensibilités renvoie d’ailleurs à l’un des quatre objectifs généraux de l’enseignement fondamental secondaire, à savoir : « Préparer tous les élèves à être des citoyens responsables ». Instaurer et prôner des valeurs à l’intérieur du cours, mais encore en faire comprendre le sens aux élèves, est une des manières de les sensibiliser à la vie en société tout en les responsabilisant. L’entraide, la coopération, le fair-play, le sens de l’effort, le savoir être, l’honnêteté, la confiance sont autant de valeurs mises en avant. La plus présente et la plus importante aux yeux des enseignants n’est autre que le respect. Qu’il s’agisse de se respecter soi, de respecter ses compagnons de classe, ses enseignants, les consignes ou même le matériel, toute occasion est bonne pour faire passer un message.
62C’est également la responsabilité de se prendre en charge. L’autonomie passe par la sensibilisation au maintien de l’activité physique en dehors de l’école :
Voilà, c’est la dernière séance où quelqu’un vous obligera à faire du sport […]. J’espère que vous aurez envie de continuer à en faire par vous-même. Un des objectifs, c’était de vous donner le goût d’un sport au moins mais du sport en général.
63On perçoit bien à travers ce message, le souhait profond de l’enseignant d’avoir transmis sa passion pour l’APS et ses valeurs.
5.2.4. L’enseignant sensible au plaisir dans le mouvement
64Le mouvement ! Voilà LA dimension du cours d’éducation physique qui la distingue de toutes les autres branches scolaires. L’engagement corporel duquel elle se porte garante fait d’elle « une discipline à part entière, mais complètement à part » (Hébrard, 1986). Dès lors, il n’est pas étonnant que le mouvement soit au centre des préoccupations des enseignants. Il n’en reste pas moins qu’une mise en action non réfléchie n’a pas sa place dans l’enseignement. Le mouvement doit être construit, réfléchi et surtout inhérent à un apprentissage prédéfini. Constituant en premier lieu un moyen au service de l’apprentissage, il représente également une fin en soi. En effet, les enseignants sont sensibles à fidéliser leurs élèves au mouvement sur le long terme. Tout est occasion pour donner le goût de l’activité physique. La première n’est autre que le plaisir ! Comme l’exprime Nicolas (2014, p. 66) :
Le plaisir incarne le ciment de toutes les composantes de l’enseignement. Il est aussi important pour les élèves que pour les enseignants, sans quoi ces derniers seraient sans doute moins passionnés.
65Prendre du plaisir dans l’effort est donc une source de motivation pour maintenir le désir de pratiquer et y trouver un intérêt. Les situations jouées y sont très favorables :
C’est prendre du plaisir à jouer et avoir envie de le refaire. […] C’est prendre du plaisir avec tout le monde. Jouer, s’amuser à travers le sport.
66Une dernière notion relative au plaisir dans le mouvement est celle de « plaisirs concaves » (Brunelle & Brunelle, 2012). Ce sont ceux qui laissent des traces dans le cœur, le corps et l’esprit des élèves parce qu’ils y ont mis de leur sueur, se sont investis personnellement ou collectivement et en gardent des souvenirs positifs.
67De nombreuses autres stratégies sont à prendre en considération pour favoriser le mouvement. Il est un art dont disposent les enseignants (et pas seulement les plus chevronnés) : celui de susciter l’intérêt !
5.2.5. L’enseignant sensible à susciter l’intérêt
68« Rien ne s’enseigne que l’élève ne désire apprendre, rien ne s’apprend qui ne requiert son engagement » (Meirieu, 2014, p. 8). On en revient à nouveau au même objectif majeur : celui d’apprendre de nouvelles choses aux élèves. Cet apprentissage passe par le mouvement. La tâche des enseignants en éducation physique n’est pas des plus simples puisque, en plus de construire un cours qui a du sens, ils doivent regorger d’idées, de trucs, d’astuces, de ficelles, de méthodes qui donnent aux élèves l’envie de se mouvoir, de s’exercer, de pratiquer. Pour cet enseignant, l’idéal est d’
arriver à trouver ce qu’il faut pour les accrocher et puis alors donner l’envie d’apprendre plus.
69Tous ne fonctionnent pas de la même manière pour réussir à captiver ou susciter l’envie d’apprendre dans et par le mouvement. Six pistes sont repérées dans le discours des treize enseignants en regard de leurs « arts de faire » (de Certeau, 1990) : donner du sens, mettre au défi, s’investir avec, être compétent, adapter et développer les qualités personnelles de chacun.
70Donner du sens. Cela paraît évident. Et pourtant, les élèves ne perçoivent pas toujours la raison qui pousse l’enseignant à réaliser tel ou tel exercice, à passer par telle étape avant d’en atteindre une autre. Il est essentiel, pour que les élèves comprennent l’intérêt des tâches, de bien leur faire comprendre le sens qu’elles prennent dans l’acquisition des compétences. Il s’agit d’un fil rouge auquel tous peuvent se raccrocher pour justifier les raisons d’agir, mais aussi et surtout pour construire intelligemment une séance ou un cycle.
La deuxième chose c’est donner du sens. Dès le début de l’année : « Pourquoi est-ce que je me réjouis de vous donner cours d’éducation physique ? ». Et j’explique ce en quoi je crois et ce que je veux leur faire passer comme message. De manière globale. Puis à chaque fois que je rentre dans un bloc, par exemple je commence de l’acrosport ou des jeux nouveaux : « Pourquoi est-ce qu’on fait ça ? ». Donc donner du sens.
71Vient ensuite la mise au défi. Cette stratégie organisationnelle est très convoitée par les enseignants :
Les mettre tout le temps au défi. Tout le temps objectiver les réussites, etc. […] Tu les mets au défi, hop, ils essayent, et ça marche.
72Elle est abordée de différentes manières. L’un va plutôt titiller ses élèves sur leur niveau en leur disant :
Oh, je pense que vous n’y arriverez pas…,
73un autre va, quant à lui, jouer avec l’envie d’aller un peu plus loin, de faire un peu mieux :
Même à la piscine, tu leur dis : « Il reste trois minutes les gars avant d’aller prendre votre douche. Est-ce que ça vous intéresse encore d’apprendre juste une initiation papillon ? C’est pour la cinquième mais... »« Papillon ? C’est quoi ça ? »« Allez, il reste trois minutes, on essaye ? »« Ouais ! Ouais ! »,
74tandis qu’un dernier emploie la carte de la comparaison, de l’ego :
Je leur dis « Oh, il y a un tel qui a réussi ça… Tiens, qui est capable de le battre ? », ou encore je leur dis « Waouh, ça a super marché cet exercice-là avec les groupes précédents ! ». « Ça a bien marché cet exercice-là ? ». « Oui, oui ! Oh, eux, ils étaient bons ! ». Et ils y vont à fond pour essayer de faire mieux que l’autre classe.
75Il arrive même à l’un d’entre eux d’inventer une situation qui n’a jamais existé juste pour que les élèves puissent s’y référer. L’important dans cette démarche est alors de s’assurer d’une réussite quasi certaine pour ne pas décourager les élèves. On se situe donc dans le registre de la comédie ou de la théâtralisation. Cette situation de mise au défi est envisagée en sens inverse par plusieurs enseignants qui jouent la carte de l’honnêteté, qui parlent « vrai » et demandent simplement aux élèves de leur faire confiance et surtout de leur donner leur chance en avançant qu’ils ne seront pas déçus !
76L’implication et l’investissement de l’enseignant dans le cours sont des paramètres qui influencent de manière sérieuse la motivation des élèves. Ce qui est révélateur dans les entretiens, c’est que les enseignants sont réellement au moins aussi sensibles à leur dépense d’énergie dans le cours qu’à celle de leurs élèves. Et cela s’étend à différents niveaux, comme le résume Nicolas (2014, p. 56) :
Ils s’investissent de façon assidue dans tout ce qui touche, de près ou de loin à leurs cours. Cet engagement s’étend parfois d’une simple participation à un exercice du cours à l’organisation d’un projet s’étalant sur plusieurs mois. Pour reprendre les situations décrites par les enseignants, il s’agit tout autant d’aller courir avec ses élèves lors d’une séance d’endurance que de construire un mur d’escalade ou d’emmener ses élèves au sommet du Mont-Blanc.
77On repère donc des stratégies – qui ne sont en fait que le simple plaisir d’exercer leur métier – à l’intérieur du cours (démonstration-participation), au sein de l’établissement (pédagogie par projets) ou dans le parascolaire (accompagnement à des compétitions ou manifestations inter-écoles, voyage scolaire, etc.). Les bénéfices retirés en sont multiples puisque cette manière de susciter l’intérêt pour le mouvement, en plus d’être accrocheuse pour les élèves et de favoriser un meilleur climat dans la classe, permet à l’enseignant d’y trouver son compte et de se faire plaisir, tout en s’obligeant à ne pas tomber dans des habitudes. Il se maintient « en éveil » quant au souhait de rester un modèle pour ses élèves et est récompensé en augmentant la qualité de la relation avec eux.
78Tout comme l’investissement personnel dans le cours, la compétence, l’expertise de l’enseignant dans la discipline enseignée constitue un atout pour susciter l’intérêt des élèves. Ces derniers peuvent alors se fier à 100 % à leur maître. L’apprentissage est optimalisé, car le contenu enseigné est de qualité. L’extrait suivant montre que les enseignants en sont conscients :
L’enseignant idéal, il faut évidemment qu’il soit compétent dans les différents domaines d’éducation physique. Il faut qu’il connaisse bien ses matières et, en tout cas, qu’il se limite à donner ce qu’il est vraiment capable de bien gérer. Si c’est aller donner des trucs un peu n’importe comment, automatiquement ça ne marche pas. Ou si tu ne leur apportes pas grand-chose, il n’y a pas d’apprentissage. À ce moment-là, c’est un petit peu dommage.
79Et pour cause, ils n’hésitent pas à se remettre en question et participent aux formations continues avec beaucoup d’attentes personnelles et professionnelles.
80La cinquième recette dont disposent les enseignants pour susciter l’envie de se mouvoir n’est autre que l’adaptation. Non seulement, la discipline l’impose, mais aussi le public d’élèves. Cet « outil » indispensable a permis à plus d’un de rattraper un cours qui ne prenait pas, de tenir compte de l’état émotionnel des élèves ou de leurs réactions, de retomber sur ses pattes après un imprévu organisationnel (ex. : restriction de l’espace initialement prévu, changement de gymnase, double utilisation du matériel, dispenses élevées d’élèves). Le but est de garder les élèves en action, de ne pas briser l’élan du groupe. L’extrait qui suit met en avant l’ajustement de la préparation initiale afin de mieux répondre aux besoins des élèves :
Il est important d’avoir une capacité à sentir le groupe et se dire : « Ah, ils sont en attente un peu autrement ». Et de là, on se réadapte. On s’adapte, mais on adapte notre cours. On l’adapte pour que la population réagisse.
81L’enseignant se doit d’être réactif par rapport à l’évolution du cours et doit tenir compte du niveau de chaque élève :
Chaque élève a un profil, est typique. Malgré cela, je peux avoir des comportements différents par rapport au même élève en fonction de disciplines différentes. Dans l’une, il est brillant et donc je n’ai qu’à le féliciter, et au contraire, dans l’autre, il est tellement fort qu’il va s’asseoir en disant « Mais les autres ne sont pas de mon niveau » et, donc, je lui dis que j’ai besoin d’un assistant pour m’aider. Il faut essayer de s’adapter effectivement à la situation de l’élève à ce moment-là.
82Le dernier point consiste à développer les qualités personnelles de l’élève. Cela passe notamment par une prise de confiance en soi de l’élève. L’enseignant doit promouvoir le potentiel du jeune, en le plaçant dans des situations de réussite ou en mettant en avant ses talents et/ou ses forces. Voilà un extrait qui en atteste :
Il y a une maxime qui dit : « Plus est en toi ». Ça résonne continuellement. Il faut montrer aux élèves qu’ils ont des potentialités et montrer qu’ils doivent pouvoir les utiliser, qu’ils sont capables de les utiliser.
83L’idéal reste malgré tout de pouvoir jongler entre toutes ces pistes pour répondre au mieux aux besoins de chaque élève.
5.2.6. L’enseignant sensible à respecter le cadre de travail
84Comme dans n’importe quel contexte, il est indispensable de fixer des règles pour construire et entretenir des relations optimales. Ces règles ou prescriptions sont définies en premier lieu par l’établissement scolaire. Elles servent à construire une base solide sur laquelle l’enseignant pourra s’appuyer afin de stabiliser le cadre de travail en compagnie de ses élèves. Le fait de passer chaque semaine au moins deux heures avec le même groupe nécessite d’imposer une sorte de contrat commun que chacun respectera. L’accent est d’ailleurs mis dès le début d’année et l’enseignant n’hésite pas à faire des rappels à l’ordre pour recadrer l’un ou l’autre qui s’évaderait… Selon eux, c’est la condition sine qua non pour instaurer, par la suite, un climat propice à l’apprentissage, dans lequel l’élève pourra s’épanouir. L’exigence par rapport à ce cadre de travail permet d’être plus souple par rapport aux autres aspects du métier. L’expression utilisée par un enseignant résume parfaitement le juste milieu à trouver : « une main de fer dans un gant de velours ».
5.2.7. L’enseignant sensible à instaurer un climat positif
85Nous en terminons avec le climat de classe. Il s’agit de l’atmosphère dans laquelle les élèves travaillent. Contrairement au cadre de travail qui est bien cadenassé, le climat est susceptible de fluctuer en fonction des événements, des activités, des cours, des semaines, même s’il se construit sur le long terme. Les enseignants sont sensibles à ce que ce climat soit positif. C’est évidemment dans de bonnes conditions que l’on bénéficiera d’un enseignement de meilleure qualité. Cependant, comme l’indique Nicolas (2014, p. 49),
Cela ne se produit pas tout seul, et créer ce climat idéal se révèle être digne des recettes les plus compliquées. Le nombre d’ingrédients rentrant en compte y est élevé et leur dosage subtil.
86L’enseignant joue donc le rôle de régulateur du climat de classe qui dépend pour partie de sa propre personnalité, mais aussi des moyens qu’il met en œuvre. Ces moyens sont, une fois encore, diversifiés et concernent la relation à l’élève. En premier lieu, il est important de créer une réelle communication en prenant le temps d’écouter l’élève. La relation particulière « de proximité » favorise le dialogue et contribue à mettre l’élève en confiance. En deuxième lieu, être attentif à valoriser l’élève, l’encourager ou lui permettre d’atteindre des situations de réussite constitue également un ingrédient « magique » qui entraîne le groupe dans une spirale positive. Enfin, l’utilisation de l’humour amène à un climat de convivialité, dans lequel les élèves peuvent apprendre tout en prenant du plaisir.
6. Conclusions
87Au terme de ce travail, et au vu des nombreux résultats qui en émergent, il est temps de faire le point sur les raisons qui nous ont poussés à attacher autant d’importance au concept de sensibilité à (Récopé et al., 2011). Tout d’abord, il semble cohérent de se remémorer le souhait d’apporter un regard innovant pour comprendre la corporation des enseignants d’éducation physique. Avec du recul, nous nous rendons compte de l’impact positif qu’a eu cette recherche sur les enseignants concernés. En effet, la réalisation de leur carte d’identité professionnelle a permis de mettre des mots sur des façons d’agir, et le fait d’en avoir conscience pourrait être mis à profit pour que les intéressés s’ajustent de manière appropriée aux situations d’enseignement rencontrées. De plus, la richesse, en termes de contenu, est telle qu’elle donne l’occasion de valoriser leur expertise. Bien qu’un nombre important de sensibilités ressorte chez tous les enseignants, il a été possible, à travers cette démarche, de définir la valeur directrice organisant la pratique de chacun et, par-là, de comprendre les orientations vers certaines qualités d’objet. Cette étape intermédiaire est fondamentale pour analyser les modes de fonctionnement en termes de réinvestissement et les choix pédagogiques dans lesquels se reflètent les sensibilités. La mise en commun et l’analyse des entretiens ont fait ressortir des sensibilités de genre, c’est-à-dire, des sensibilités communes aux enseignants d’éducation physique. Rappelons qu’une sensibilité à, bien qu’individuée, et in fine singulière peut, de manière non paradoxale, être pour partie partagée, du fait qu’elle trouve son origine dans des domaines de pratique qui relèvent d’une construction collective, sociale et culturelle. Il est d’ailleurs interpellant de constater à quel point la maxime d’Edward T. Hall offre la possibilité à quiconque s’en donne les moyens de s’ouvrir à un monde dans lequel l’individu et le collectif se complètent et s’élèvent :
Plus les hommes connaissent leur extraordinaire sensibilité, leurs talents illimités et leur grande diversité, plus ils sont capables d’estimer leur propre valeur, comme celle des autres.
88Un message digne des plus belles leçons de vie, qui laissera des traces chez toutes les personnes désireuses d’une remise en question. Un univers insoupçonné au départ pour beaucoup, qui paraît tellement prégnant et omniprésent lorsqu’on en a pris conscience.
Qu’apprennent les formateurs en situation de travail ? Où, quoi, quand, comment, à quelle condition ? Quels bénéfices en tirent-ils ? Pour eux-mêmes ou pour leurs étudiants ?
L’approche des sensibilités à peut être considérée comme une lunette d’observation, par l’intermédiaire de la « vignette des sensibilités ».
Elle permettrait à l’enseignant, ayant pris conscience de ses propres sensibilités et de sa sensibilité à, de mieux comprendre et de mettre des mots sur ses modes de fonctionnement en situation de travail ou de réinvestissement. Il apprendrait sur lui-même. Il pourrait alors s’ajuster, s’adapter plus efficacement en fonction de son public d’élèves et des conditions extérieures et aussi réagir personnellement de la manière la plus appropriée par rapport à son ressenti ou à son état émotionnel. Dès lors, tout porte à croire que ses élèves en ressortiront gagnants aussi, car ils auront affaire à un enseignant plus conscient de lui-même et plus ouvert.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 William James (1848-1910) : psychologue et philosophe américain qui défend les principes du pragmatisme.
Auteur
Faculté des sciences de la motricité, UCL, Belgique
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