Chapitre 1 - Visée utopique et contraintes pratiques
p. 13-34
Texte intégral
Enjeu culturel et visée utopique
1L’enjeu culturel de promouvoir une ville conviviale et ouverte à l’innovation était fondateur de la vision utopique. Il fut à l’origine de multiples explorations en vue d’inventer des formes urbanistiques appropriées. La manière d’assumer le travail ne s’imposait pas de soi. Après bien des péripéties, le groupe Urbanisme-Architecture (UA), groupe interne à l’université, fut chargé des tâches de conception. L’histoire de la formation de ce groupe sera évoquée ultérieurement. Elle influencera la manière dont les diverses questions seront abordées.
Visée utopique et indétermination sur les formes
2Le flou sur les formes valait pour la dimension urbanistique, comme pour la dimension architecturale. Ce flou n’était pas un objectif en soi. Il exprimait une ouverture et une recherche de solutions. Comme le répète Marc Gossé, un des premiers architectes associés à l’équipe de conception : « On savait ce qu’on ne voulait pas, on ne savait pas ce qu’on voulait ». La créativité collective dans le milieu des urbanistes reposait sur une visée culturelle, soucieuse de rompre avec l’individualisme isolationniste pour promouvoir une sociabilité ouverte. Celle-ci était donnée comme typique de la vie urbaine. Cette visée culturelle était partagée par les équipes qui assuraient les divers aspects du transfert de l’université. Cette visée commune fut un atout qui contribua à rapprocher des gens qui, dans d’autres services, auraient été incapables de s’exalter pour défendre des formes urbanistiques. Au fur et à mesure des collaborations, les urbanistes s’efforcèrent de renforcer la connivence avec une conception de la ville en développant un consensus sur des images exprimant une ambiance de rues et de places. Proposer des esquisses évoquant le milieu urbain fut une manière de faire caractéristique du groupe UA, surtout pendant la période de mise en train. Cette concrétisation d’une ambiance à promouvoir n’était pas seulement un mode de communication, elle était aussi un outil de travail qui aida le groupe UA à expliciter ce qu’il cherchait. Il servit de médiation stimulant les discussions sur la manière de relier architecture et urbanisme.
3Pour la réussite du déménagement, il était nécessaire que les divers services traduisent leurs préoccupations en les faisant entrer dans le projet commun. À titre d’exemple, on peut citer comment les services chargés de la programmation académique entrèrent dans le jeu. A. Ransart, responsable du service, s’attacha d’abord à établir une programmation quantitative qui fut aussi l’objet de soins particuliers. Fidèle à l’esprit du moment, il avait pris des contacts à l’étranger pour établir ses normes, permettant de quantifier les espaces nécessaires à diverses fonctions. Une fois cela fait, il eut le souci de spatialiser la programmation en proposant des regroupements et des dispersions.
4Pour ce faire, il se livra à toute une recherche par interviews qui lui permit de dégager les schémas d’interaction souhaités par les divers départements. Il s’inspira de la méthode des sociogrammes. Ceci lui permit de préciser les proximités à favoriser entre départements appelés à travailler ensemble. Il en résultait plusieurs groupes plus ou moins autonomes les uns par rapport aux autres … Tout cela aidera à discuter des implantations sur le site. Cette question sera reprise ultérieurement.
5Le même enthousiasme guidait l’implication des équipes chargées de trouver des financements ou de résoudre des problèmes techniques. Ces équipes avaient divers échanges avec le groupe UA (Urbanisme et Architecture) responsable de la conception urbanistique. Ces échanges étaient des lieux de transaction qui permettait à chacun de faire valoir des contraintes qui leur étaient propres. Le jeu de contraintes multiples aboutit à proposer certains types de bâtiments universitaires auxquels personne n’avait pensé au départ. Ainsi naquit la notion de pool d’auditoires qui donnait de la souplesse tout en réalisant des économies. On s’éloignait de la notion d’auditoire à destination spécifique en proposant des bâtiments autonomes regroupant des usagers de divers départements, voire de diverses facultés.
6Cette impulsion, résultant de l’aspiration commune, assurait la convergence entre les divers services. Elle reposait sur des préoccupations à caractère culturel. L’esprit d’entreprise qui en résultait aboutissait à une mobilisation autour d’une visée utopique, au sens où Karl Mannheim utilise ce terme. Dans ce sens, l’utopie est une rupture par rapport à ce qu’il est convenu de faire à un moment donné. Cette rupture est fondée sur une volonté de promouvoir une autre manière de vivre. Dans le cas présent, la rupture est associée à une dimension pratique avec le désir de mettre à l’épreuve les propositions faites et d’en tester les modalités de mise en œuvre. Comme il a déjà été dit, l’utopie, dans ce sens, n’équivaut pas à une rêverie irréalisable parce que déconnectée de la vie quotidienne.
7K. Mannheim envisage même le cas de l’utopie „conservatrice“, où le regard sur le passé livre une expérience qui permet d’inventer du nouveau. Le regard sur le passé permet de prendre distance par rapport au présent que l’on veut critiquer. Nous préférons parler d’utopie rétrospective, en nous inspirant de l’expression anglaise looking back to the future. Cette expression évoque bien la sensibilité qui régnait à l’origine de Louvain-la-Neuve : prendre les leçons du passé pour préparer l’avenir. Rappelons qu’on se trouvait à un moment où l’on commençait à ressentir les conséquences négatives sur la vie sociale d’une utilisation radicale des principes de l’urbanisme moderne qui prônait une rupture avec le passé, en vue de construire l’habitat pour l’homme nouveau. La déception vis-à-vis des courants modernistes suscitait un enthousiasme critique : on va enfin pouvoir faire les choses correctement en comparant le présent et le passé. Cette attitude vis-à-vis de l’urbanisme n’impliquait pas nécessairement un rejet de l’architecture moderne. L’autonomie ainsi que l’interdépendance entre les deux marqua les premières recherches de l’équipe de conception.
Urbanisme et architecture : interdépendance et autonomie
8Louvain-la-Neuve pose un problème intéressant sur les liens entre urbanisme et architecture. Aurait-on pu avoir un urbanisme assez semblable avec des formes architecturales différentes ? À Louvain-la-Neuve, la forme architecturale n’a pas dicté les options urbanistiques, au contraire de ce qui s’est passé au campus de la Plaine à l’ULB où les formes architecturales ont induit une composition urbanistique. Ici l’option, en termes d’urbanisme, était première. Pourtant, elle n’était pas dissociée de la recherche d’expressions architecturales adéquates.
9Le refus d’une induction unilatérale où un point de vue dominerait l’autre suppose un mode de travail qui n’est pas fréquemment mis en œuvre. Souvent, l’urbanisme est dissocié de l’architecture. Ainsi, un urbanisme peut reposer sur l’art de faire un lotissement où l’on s’occupe du parcellaire, du réseau viaire, de la densité et du gabarit des bâtiments. Dans une telle manière de procéder, les règles d’urbanisme sont compatibles avec divers types d’architecture. Un même lotissement peut regrouper des bâtiments d’inspirations architecturales différentes. L’urbanisme est en quelque sorte indifférent à l’architecture. La mise à distance entre architecture et urbanisme se renforce encore si l’on passe du lotissement à une échelle spatiale, plus large. L’aménagement du territoire s’occupe des grandes infrastructures et désigne des modes d’occupation des sols. Dans une position extrême inverse, les options architecturales sont un déterminant de base. Elles sont un préalable qui commande les mises en relation possibles auxquelles un urbanisme peut aboutir. Dans certains cas, un même lieu urbain peut être confié à plusieurs architectes. De là naît l’idée d’un laboratoire d’architecture contemporaine dans un périmètre d’expérimentation urbanistique. Ainsi, le quartier des Deux Lions à Tours est-il présenté par la municipalité comme l’image de Tours, lieu créatif … où les architectes peuvent déployer leurs talents et leur imagination et exprimer leur vision de la vie urbaine. L’autonomie de l’architecture est donnée comme un critère d’excellence et les contraintes urbanistiques préalables sont réduites au minimum.
10Dans les deux cas, la division des tâches entre architectes et urbanistes ne favorise pas les interactions réciproques entre les deux points de vue et ne leur permet donc pas de s’interféconder. Comme le dit B. Terlinden, architecte urbaniste à La Cambre, cette méconnaissance d’une double exigence dilue les responsabilités : « Ni les urbanistes, ni les architectes ne se sentent responsables de la forme des dispositifs territoriaux ». Louvain-la-Neuve ne correspond à aucun des deux cas de figure. La dénomination-même du groupe UA (urbanisme-architecture) indique le souhait d’affirmer la distinction entre les deux points de vue, en même temps que la nécessaire mise en relation et en tension.
11La notion d’échelle humaine servit de concept médiateur pour relier une composition spatiale à un contexte favorisant la rencontre, la convivialité. L’échelle humaine était une référence d’autant plus féconde qu’il s’agissait d’un concept polysémique susceptible de faire consensus malgré des approches différentes. La notion d’échelle humaine est en relation directe avec les préoccupations des architectes, mais elle a des consonances au niveau de la ville et donc de la composition urbanistique. L’ambiguïté même de la notion permet de faire mieux ressortir à la fois l’interdépendance et l’autonomie entre les deux points de vue. Ce concept fut mobilisateur. Il permit de guider les explorations et de critiquer certaines propositions. Mais la diversité des significations que chacun pouvait lui attribuer fut aussi à l’origine de tensions.
12L’échelle humaine amène à s’interroger sur le statut des formes et leur incidence sur la vie quotidienne. Ceci élargit le débat surtout si l’on met en question le lien automatique entre formes spatiales et vie sociale…La tendance à établir une relation mécanique entre les deux aspects fut remplacée par une conception probabiliste. « Comment accroître la chance de survenance d’une réaction ? » devint ainsi une question stimulante. Elle permit d’introduire des considérations démographiques et sociales et d’examiner comment elles interviennent pour déterminer l’usage qui est fait d’un espace architecturé. Cette façon de procéder permet de distinguer et de relier divers problèmes à résoudre : Dans quelle mesure peut-on dissocier formes urbanistiques et formes architecturales ? Comment les relier les unes et les autres à des « formes de sociabilité », pour reprendre les termes de G. Simmel ? Cette manière d’associer échelle humaine et forme dans leurs diverses dimensions ouvre à une transversalité disciplinaire où l’architecte doit intervenir sans avoir ni le monopole, ni une nécessaire coordination. Celle-ci revient à quiconque est apte à jouer chef d’orchestre, c'est-à-dire capable d’apprécier l’apport de chacun en le transposant dans une musique commune. Malgré l’esprit d’ouverture qui régnait, cette conception heurtait des habitudes de travail. Il en résulta des tensions et des conflits internes à l’équipe qui furent stimulants ou stériles d’après les cas.
13Les idées directrices qui viennent d’être évoquées donnèrent lieu à une manière de faire caractéristique de l’équipe UA. Si l’invention des configurations urbanistiques était prioritaire, elle résultait en partie d’une recherche portant sur les mises au point de formes architecturales appropriées. N’oublions pas que l’équipe est composée majoritairement d’architectes. Les deux exigences se renvoyaient l’une à l’autre. De toute manière, il s’agissait de traduire la vision culturelle mobilisatrice : une manière neuve de vivre la ville pour une nouvelle société, comme disait M. Woitrin. Cette référence servait d’horizon à la critique des travaux de chacun en mettant en avant les objectifs communs auxquels la réalisation des divers bâtiments devait contribuer. Tout cela aboutit à préciser les options d’urbanisme relativement à l’échelle humaine et aux formes urbaines. L’indétermination restait plus grande relativement à l’architecture des bâtiments : s’inspirer ou non de l’architecture moderne, prendre d’autres références.
14Le problème d’un choix en architecture se posera plus concrètement lorsque des architectes seront désignés pour construire certains bâtiments académiques. À ce moment, les transactions sont directes entre l’architecte qui veut garder un maximum d’autonomie et les urbanistes soucieux de voir le bâtiment contribuer à créer un espace public à partager avec d’autres constructions. La mise en correspondance est facilitée lorsqu’il y a acceptation d’une référence commune relative à la création de lieux urbains appropriables par les habitants et par les usagers. Cette référence permet à chacun d’expliciter son point de vue et de trouver des modalités auxquelles ni l’un ni l’autre n’avaient pensé au départ.
À la recherche d’une transposition adéquate
15Dans ce processus d’invention, la référence à une utopie pratique amène à composer idéalisation de la vie urbaine avec diverses exigences de la vie quotidienne. Diverses propositions furent testées à la manière d’une expérimentation. Certains choix furent abandonnés ou modifiés, alors que d’autres furent confirmés. Cela aboutit à une méthode particulière de mise au point du projet territorial qui repose sur une création collective et progressive. La spécificité de ce qui s’est passé apparaîtrait mieux si on la comparait à la manière dont divers lieux d’utopie ont été mis en œuvre à diverses époques et en divers endroits.
16Pour expliciter cette manière de procéder, il serait très éclairant de comprendre comment s’est régulé ce jeu d’essais et d’erreurs. Un travail minutieux de recherche des « traces » que contiennent les diverses archives devrait permettre de déceler comment s’est construit un langage commun apte à orienter l’exploration des possibles. Les outils de description mis en œuvre : mode de représentation, terminologie, … ont été des instruments d’explicitation qui ont marqué les diverses étapes.
17Pour comprendre ce qui a été retenu, il conviendrait d’avoir à l’esprit les échecs, les hésitations, les bifurcations,… Pour ce faire, les choix faits à un moment donné devraient être resitués par rapport à une chronologie bien charpentée et mettant en correspondance temporelle diverses séquences d’événements. Le dernier ouvrage de J.M. Lechat (2006) offre à cet égard un éclairage précieux pour les années de démarrage.
18Ce qui est réalisé n’était ex ante qu’un des possibles. D’autres modalités auraient pu être en consonance avec le projet. Au fur et à mesure de la mise en œuvre, le champ se balisait davantage, ce qui restreignait les possibilités pour les étapes ultérieures. En contrepartie, le projet se donnait un visage propre.
19Si l’on voulait reconstruire les diverses facettes du travail d’invention, il ne faudrait pas négliger les outils de communication mis au point par le groupe UA. Nous en avons déjà parlé. Ces graphismes cherchaient à créer une image ou à donner des modes d’emploi pour les futurs habitants. Ils ont permis de faire percevoir à un public plus large la spécificité du projet. Une convergence sur une idée de ville prit progressivement consistance. Petit à petit un consensus apparut. Un éventail de destinataires de plus en plus large se rallia à cette idée directrice. Une certaine confiance était née qui n’empêchait pas une adhésion critique. Le plan directeur fut reçu comme une traduction valable. Avec le temps, le plan directeur a fonctionné un peu comme une charte. De ce fait, il est devenu une référence, y compris pour l’Association des habitants. Au moment de certains conflits, les protagonistes s’opposent quelquefois au nom du respect du plan directeur, même si les manières de l’interpréter peuvent varier.
20Les modalités de travail qui viennent d’être décrites constituent la toile de fond sur laquelle se profilera la suite du chapitre. On abordera d’abord l’opérationnalisation progressive du concept de ville et de vie urbaine, ensuite, la projection à caractère utopique sera confrontée à des rationalités concurrentes. Celles-ci sont portées notamment par ceux qui ont la charge d’assurer de façon adéquate le transfert de l’université, en tenant compte de divers aspects techniques.
Visée utopique et opérationnalisation progressive du concept urbanistique
21Vu la visée utopique, la priorité a été donnée à la mise en forme d’un urbanisme relationnel par rapport à un urbanisme fonctionnel. Cela n’a pas abouti à l’exclusion de l’un par l’autre, mais à des modalités de transaction entre les deux points de vue variant d’après les problèmes à résoudre. Les pondérations évoluèrent cadrée par le pragmatisme dont il a été question. Pour bien comprendre la genèse du projet, il est important de savoir quels problèmes se sont posés, quand et dans quelle séquence ? L’ordonnancement chronologique aura une incidence sur les solutions proposées. Ceci nous oblige à jeter un regard bref sur les antécédents.
À la recherche d’un urbaniste en connivence avec la visée utopique
22Y. du Monceau fait état de l’étude réalisée par le groupe Alpha à la demande de la Commune. Ceci indique la préoccupation qu’avait le Bourgmestre d’assurer une cohérence dans le développement du territoire municipal. Cette étude ne servira guère de référence, probablement parce qu’elle donnait des indications trop générales. Dès 1966 M. Woitrin était à la recherche d’un urbaniste qui serait en connivence avec son rêve de ville . La tâche était d’autant plus délicate que la mise au point d’un plan d’urbanisme ne pouvait pas s’appuyer sur des expériences qui auraient été réalisées en Belgique. Même si la sensibilité à l’urbanisme n’était pas inexistante, elle n’avait guère donné lieu à des réalisations sur place. Tout au plus pouvait-on faire état d’expériences en termes de lotissements, plus ou moins complexes. L’urbanisme faisait partie des préoccupations de la Cambre à la manière d’une culture de milieu. Une tradition avait été léguée par divers architectes, tel Eggerickx. Gaston Bardet joua un rôle dans l’immédiat après-guerre dans l’école supérieure d’architecture appliquée de Saint Luc, qui deviendra plus tard l’ISURU (Institut supérieur d’urbanisme et de rénovation urbaine). À l’époque qui nous occupe, G. Bardet était déjà parti à l’Institut d’Urbanisme de Paris. Cet urbaniste proposait un mode d’articulation entre les bâtiments et les espaces collectifs qui inspirèrent divers projets qu’il réalisa en France. Le noyau urbain à Le Rheu, à proximité de Rennes, garde encore aujourd’hui un caractère exemplaire. Ces expériences n’eurent guère de lendemains car elles manifestent des préoccupations qui seront balayées par la prédominance d’une doctrine prônée par l’urbanisme moderne. Celle-ci donnait priorité à une mécanique fonctionnelle qui ne reposait guère sur une expérience du vécu urbain en termes relationnels. Pourtant, G. Bardet exprime probablement une sensibilité qui continuait à exister de manière latente en Belgique.
23Vu ce constat, divers contacts furent pris par Michel Woitrin avec des urbanistes à l’étranger. Certains s’étaient révélés non concluants. Ce fut le cas pour Candilis, auteur de projet de Toulouse-le-Mirail. Il fut reçu à Leuven. Son option attirait car elle se présentait comme une alternative à la mono-fonctionnalité et à la monotonie des grands ensembles. Au lieu de disperser des bâtiments sur un fond d’espaces verts, Candilis proposait une architecture articulée qu’il disait favorable à la vie sociale. La présentation qu’en fit Candilis à Leuven, ainsi que les diverses rencontres complémentaires, n’arrivèrent pas à convaincre Michel Woitrin.
24En 1967, Pierre Laconte, un adjoint de M. Woitrin, attira son attention sur Victor Gruen qu’il avait entendu à Stockholm à un congrès d’urbanisme commercial (Urbanicom) et qui avait écrit un livre Heart of our cities. V. Gruen était un urbaniste d’origine autrichienne et de culture européenne qui travaillait aux USA. Il avait émis l’idée d’associer un groupement de commerces à la promenade avec ses aspects ludiques. La mixité même des activités permettait des usages conjoints et devenait un attrait renforçant la performance de chacune d’elles. Il cherchait donc à créer des lieux où l’architecture de l’espace favorise la proximité entre des populations attirées à cet endroit à cause des activités qui s’y déroulent. Le point de départ n’est donc pas dans la fonction résidentielle. Cette manière d’aborder les problèmes apparaît à M. Woitrin une opportunité à explorer.
25A Louvain-la-Neuve non plus ce ne serait pas le résidentiel qui induirait le reste, mais une séquence inverse. Une activité motrice comme l’université devrait se composer avec d’autres activités en vue de créer un milieu de travail à caractère urbain. La dimension résidentielle devrait prendre tout son sens par rapport à cette dynamique de base. Vu cette connivence, M. Woitrin prit l’initiative d’organiser un voyage qui va permettre de visiter quelques-unes des réalisations de cet urbaniste. Un rendez-vous est pris à Los Angeles en juillet 1967. Le contact est bon, l’aventure est tentée, un contrat est signé en janvier 1968. Une maquette et une étude de planification sont remis en septembre 1968. La maquette fut envoyée par avion. Elle créa un effet de surprise pour l’opinion extérieure étonnée par la rapidité de la mise en œuvre après la décision du déménagement de l’université, décidée par la déclaration gouvernementale du 24 juin. La maquette fut même présentée en décembre au Roi à Laeken. Elle reprenait les courbes de niveau, les chemins creux ; elle présentait une ville se développant à partir de la vallée de la Malaise et où l’université était l’activité inductrice de la dynamique de l’ensemble. L’essentiel du travail de V. Gruen portait sur l’élaboration d’un programme urbain, ainsi qu’une manière de le distribuer dans un espace accessible par des déplacements piétons. Il s’agissait d’un « planning exploratoire qui ne peut être regardé comme un master plan », selon le commentaire de V. Gruen. La maquette était une simple illustration proposant une distribution des volumes à construire.
City planning versus town design
26M. Woitrin demande à diverses personnes d’analyser le projet et de réagir de façon critique en ayant en ligne de mire la visée utopique. La maquette sera l’élément matériel qui donne une représentation concrète de ce qui pourrait se réaliser. Elle va devenir le point sur lequel les diverses réactions vont se focaliser, au grand étonnement de V. Gruen. Il déplore le peu d’attention donnée à l’essentiel du travail : un modèle mathématique avec des propositions de spatialisation et des données de programmation quantitatives. Il avait concrétisé ses idées dans une maquette. La maquette fait oublier la programmation. Néanmoins, la maquette n’est pas qu’une simple transposition mécanique des données de programmation. Elle révèle quelques présupposés urbanistiques. L’annexe 9 présente une photo de la maquette. Cette photo est extraite du rapport général présenté par l’auteur de projet.
27De divers côtés, on condamne l’image que la maquette présente. Les propos qui résultèrent de cette consultation expriment une certaine déception et aboutissent quelques fois à formuler d’autres propositions. La maquette va servir d’analyseur, en permettant à diverses personnes interrogées d’expliciter des souhaits qui seraient restés implicites autrement. Pour notre part, avec F. Houtart, nous avions envoyé une note à M. Woitrin en critiquant entre autres la discontinuité bâtie entre les quartiers et le centre urbain, lui préférant une continuité assurant un passage progressif de l’un à l’autre. D’où les premières réactions ont porté sur du town design plutôt que sur du city planning, malgré le souhait contraire de V. Gruen. Ces réactions sont révélatrices de la sensibilité qui régnait dans le milieu universitaire. Le cadre bâti n’était pas une simple transposition de données quantitatives. Il avait une signification en lui-même si l’on voulait aboutir à ce que nous avons appelé un urbanisme relationnel.
28Cette différence de priorité crée une situation d’incertitude pour M. Woitrin. Il veut se donner une possibilité de tester une alternative. Ce fut l’origine du groupe Urbanisme– Architecture (UA) animé par R. Lemaire, J.P. Blondel et P. Laconte. Ce groupe, qui n’a pas de personnalité juridique, reste un service de l’administrateur général. Les trois responsables sont solidaires, même s’ils ont des tâches différentes. Ils choisissent de commun accord leurs collaborateurs et signent conjointement tous les plans à soumettre aux autorités. Ce groupe est mis en place rapidement, c'est-à-dire dès octobre 1968.
29Le groupe UA se focalisa sur le town design. Il était en connivence avec ce que Françoise Choay a appelé un urbanisme culturaliste, dont un des porte-paroles fut l’urbaniste viennois Camillo Sitte. Rappelons l’ouvrage qu’il a écrit à fin du 19ème siècle, L’art de bâtir des villes. Dans cet ouvrage, celui-ci donnait tout un lexique pour composer les bâtiments autour de rues et de places conçues à l’échelle humaine. Il servit d’inspiration à divers moments.
30Les modes de travail qui se mirent en place s’expliquent en bonne partie par la personnalité des membres directeurs du groupe qui avaient des qualités bien différentes. R. Lemaire était un historien de l’art, impliqué dans la restauration de divers hauts lieux historiques. À Leuven, il avait été chargé de la requalification du Grand Béguinage. Il partageait avec M. Woitrin un grand amour pour les ambiances urbaines. Il était fortement aidé par sa facilité à transposer la lecture d’un plan dans un espace en trois dimensions. Face à un plan, il avait une capacité de se promener virtuellement dans l’espace du bâtiment et voir comment il s’articulait avec les bâtiments voisins pour former un tout cohérent. Cette ressource fut bien utile pour relier des propos architecturaux à des exigences urbanistiques. Néanmoins, il était conscient de manquer d’une compétence en architecture urbaine. Il demanda à être secondé. J.P. Blondel, architecte professeur à la Cambre, fut choisi par M. Woitrin. Celui-ci compléta les compétences de l’équipe en y intégrant P. Laconte, à qui il confia des missions complémentaires. Celui-ci, économiste et juriste, était chargé des tâches plus spécifiques relevant des aspects politiques et administratifs de l’urbanisme : subvention des infrastructures, statut du parc scientifique, liaison avec les juristes, relations avec la SNCB pour l’obtention de la gare, liaison avec V. Gruen,…
31R. Lemaire joua dès le départ un rôle de coordination de fait. Pourtant, il se qualifiait lui-même de primus inter pares, affirmant ainsi la collégialité des personnes en charge de donner l’impulsion au groupe. En outre, il avait une visibilité particulière, vu qu’il était le prote-parole du groupe auprès des autorités universitaires et dans diverses manifestations extérieures. R. Lemaire, pris par diverses occupations, était souvent absent, au contraire de J.P. Blondel, qui était d’ailleurs le seul architecte du groupe de direction. Présent de façon quasi permanente au bureau, il assurait une continuité dans l’exploration d’un terrain aux contours incertains. Il veillait à la mise au point des dessins, esquisses et projets d’urbanisme.
32Les tâches étaient multiples. Elles ne pouvaient être menées à bien que si l’équipe d’urbanisme était confrontée aux contraintes découlant de l’élaboration générale du projet. Ces contraintes étaient de divers ordres, technique, économique, sans oublier l’adaptation de ce qui était proposé aux usages quotidiens qui en seraient fait. Cette prise de conscience supposait une information réciproque en vue d’aboutir à une convergence. Celle-ci fut assurée par des réunions hebdomadaires de coordination où se rencontraient les responsables des différents services chargés d’assurer le transfert de l’Université. À ces réunions, les trois membres responsables du groupe étaient généralement présents. Les propositions relatives à l’urbanisme y étaient présentées par les collaborateurs qui en avaient assumé la responsabilité. Plus tard, s’y ajoutaient occasionnellement les architectes désignés pour la construction d’un bâtiment qui venaient présenter leur projet. Les urbanistes étaient les premiers à réagir. Mais, lorsqu’il s’agissait de bâtiments universitaires, les destinataires qui allaient les occuper réagissaient à leur tour.
33M. Woitrin voulut s’assurer que le point de vue de la composition urbanistique gardait son autonomie par rapport à tout architecte appelé à construire. Il souhaite séparer la mission d’urbanisme de celle d’architecte d’un bâtiment. Le contrat de J.P. Blondel stipulait que sa mission d’urbanisme était incompatible avec les missions d’architecte de bâtiments. J.P. Blondel n’a donc réalisé aucun bâtiment, sauf celui qui lui fut confié au moment où sa mission d’urbaniste a pris fin. Le groupe UA était supposé donner cette garantie d’autonomie. Cette séparation ne devait pas devenir une coupure, surtout si l’on gardait la prétention d’un urbanisme orienté vers l’architecture urbaine. Cela nous amène à réinsister sur l’importance de mettre au point des modalités de rencontre et de transaction entre les urbanistes et les architectes. Ceci se fera avec le temps.
34Le groupe UA se met au travail, mais la mission de V. Gruen continue néanmoins. Une certaine indécision reste dans la tête de M. Woitrin sur qui va l’emporter et à propos de quoi. L’histoire du site n’était pas écrite à l’avance. Entre les deux groupes, les formes de transaction et de collaboration espérées n’eurent pas lieu. La présence permanente de deux représentants de V. Gruen dans les bâtiments où travaillait l’équipe UA donna lieu à plus de méfiance que de confiance réciproque.
35Malgré les relations distantes et indirectes entre UA et l’équipe de V. Gruen, M. Woitrin trouvait que les urbanistes américains avaient bien posé certains problèmes et que UA se devait d’y répondre.
Contraintes urbaines et qualité du logement
36Les questions posées par V. Gruen pèsent sur les solutions à trouver. Celui-ci a fait ressortir l’enjeu que constituait la réalisation des infrastructures, condition sine qua non pour la réussite du projet. Leur coût devait être réduit au maximum dans un contexte où l’on ne disposait pas d’un financement assuré. L’engagement à propos des infrastructures s’imposa comme une priorité pour M. Woitrin. Cela confirma une option pour la densité en vue d’en limiter le coût. En outre, la prise de conscience du rôle décisif des infrastructures pour assurer la réussite du projet suscita une volonté de multiplier les démarches pour trouver des financements dans les ministères compétents. Ce fut aussi le cas pour le subventionnement de la nouvelle gare, du parc scientifique d’intérêt national. Cette tâche décisive fut une des missions de P. Laconte, au sein de l’équipe de direction du groupe UA. Elle ne fut pas sans retombées sur la configuration spatiale du cadre bâti, ainsi qu’il apparaîtra à propos des réseaux d’égouttage.
37La préoccupation relative à la densité fut un thème permanent. Elle était voulue non seulement pour le moindre coût des infrastructures, mais aussi parce qu’elle était supposée faciliter la rencontre entre les gens, en favorisant des flux piétonniers diversifiés. Cette idée était chère à M. Woitrin qui évoquait la rencontre entre enseignants et étudiants, entre jeunes et vieux, entre des cultures différentes. Ce fut un défi pour UA qui souhaitait que la densité ne se réalise pas au détriment de la qualité de la vie. Il en résulta un souci constant de diminuer la densité perçue par rapport à la densité réelle. Ceci ramenait à l’exigence de préserver l’échelle humaine. Il fallait donc éviter la prégnance visuelle de bâtiments écrasants. Si certains d’entre eux devaient atteindre une hauteur plus importante, il fallait les implanter à une distance suffisante des cheminements piétons principaux en les transformant si possible en points de repère à la manière des landmarks évoqués par K. Lynch.
38La densité optimale fut un des problèmes pris en considération. Comment trouver la bonne norme, ni trop, ni trop peu ? Comment la traduire dans le type de bâtiment ? V. Gruen proposait que 90 % des logements soient en collectif. Cela heurtait les représentants de l’Université, soucieux d’attirer des populations et surtout les membres du personnel. Il fallut trouver une manière de composer les logements individuels et collectifs qui permettrait d’éviter la dispersion, tout en répondant aux besoins des maisons. À nouveau revenait la préoccupation : densité ne devait pas signifier surpeuplement et dégradation des conditions de vie.
39M. Woitrin souhaitait que les logements soient attractifs pour les diverses catégories de la communauté universitaire, y compris les professeurs. Une enquête avait montré que ces derniers tenaient beaucoup à la maison individuelle, voire à la villa quatre façades entourées d’un jardin, même s’il appréciait le fait d’être en ville. L’opposition était nette avec le projet de V. Gruen qui ne prévoyait que des appartements. Les transactions furent multiples pour inventer des compromis, notamment pour préserver une manière de penser maison tout en concevant une ville dense.
40UA devait relever le défi, montrer que l’option de logements individuels dans les quartiers était compatible avec le respect des normes de densité. Pour ce faire, J.P. Blondel avait fait divers calculs de compatibilité (cfr visite à Hambourg où il découvre l’importance du P/S, peu connu en Belgique). Le travail sur les surfaces de plancher par rapport à l’occupation du sol se révélait être un outil très précieux. Il en résulta une proposition qui démontrait que l’on pouvait maintenir une densité raisonnable avec un quota important de maisons individuelles. Cela permit de déconstruire l’option de Gruen pour qui des logements collectifs étaient une nécessité, jusque et y compris dans les quartiers, si l’on voulait respecter les normes. Ces diverses recherches permirent de vérifier que l’économie globale d’occupation du sol ne dépendait pas uniquement de la hauteur des bâtiments.
41Un débat s’entama où il apparut que V. Gruen lui-même n’associait pas de façon stricte la réalisation d’une densité adéquate à la réalisation d’immeubles en hauteur. Des solutions moins mécaniques devaient être trouvées qui respecteraient davantage l’échelle humaine. V. Gruen fut un des pionniers de l’idée des logements individuels attachés, ce qui permettait de garder une bonne densité si l’on contrôlait la dimension des jardins (parcelles de 2 à 4 ares). Cette formule inspirée des Hollandais (low level, high den-sity) permettait en plus un alignement recomposant le tissu urbain autour de rues et places. D’étape en étape, une double exigence s’imposa : d’une part, on voulait préserver l’exigence de densité tout en faisant en sorte que la densité perçue soit inférieure à la densité réelle. D’autre part, il fallait respecter certaines préférences relatives aux modes d’habitation. Cette double exigence stimule l’invention de solutions ingénieuses. Finalement, le plan directeur proposa de créer une mixité d’habitat dans chacun des quartiers en prévoyant, à côté des bâtiments à logements multiples, des logements individuels. Les appartements représenteraient les trois quarts des logements. Les maisons individuelles occuperaient la moitié des terrains constructibles pour fournir un quart des logements. Cette modalité d’occupation des terrains devrait avoir une incidence sur l’image de la ville. Nous verrons ultérieurement que cette option ne put être tenue et s’est modifiée en faveur des logements individuels.
42Cette volonté d’établir une proportion entre les deux catégories d’habitations se complétait par l’idée de renforcer la mixité en diversifiant les types de logement. Cette diversité s’appliquait autant aux bâtiments collectifs qu’aux constructions individuelles. Une des tâches fut alors d’explorer une pluralité de types, puis de les présenter en publiant différentes brochures sur les manières de se loger à Louvain-la-Neuve. Outre la hauteur des bâtiments, on chercha à multiplier les espaces extérieurs à caractère privatif. J.P. Blondel proposa des logements collectifs à terrasses décalées tel qu’on en réalisait à l’époque dans différents pays tels la Suisse.
43Retrouver une série de traces sur les recherches relatives à la diversification des logements, ainsi que les brochures qui ont été diffusées, serait très indicatif des préoccupations prédominantes à cette époque. Cela révélerait en outre comment s’est réalisée concrètement une imbrication entre architecture et urbanisme, telle qu’elle caractérise le projet de Louvain-la-Neuve à ses débuts.
44A Louvain-la-Neuve, particulièrement dans la période initiale, l’objectif n’était pas d’aboutir à un urbanisme réglementaire où la conformité à la norme est première. L’effort portait davantage sur un urbanisme de projet supposant une attitude plus instrumentale vis-à-vis des normes.
Ambiguïté de la situation
45Le groupe UA n’est pas dans une situation où l’on a le temps de réfléchir avant de commencer certaines réalisations. Dès le début, des questions demandent une réponse immédiate, alors que le plan est encore inchoatif (ce fut le cas pour l’implantation du cyclotron ou des bâtiments des sciences appliquées, …).
46Vu l’urgence, on travaille à diverses échelles à la fois qui s’éclairent l’une l’autre. On n’a pas de plan d’ensemble au moment où l’on doit déjà proposer des mises en œuvre partielles. Ces dernières aident à affiner le plan d’ensemble. Cette démarche itérative est possible parce que l’on est mu par une idée directrice sur laquelle il y a un relatif consensus. Cette imprécision donne de la souplesse, mais n’exclut pas quelques errements.
47C’est dans un tel contexte de contraintes que se trouva une réponse hésitante à la question : Comment l’architecture d’un bâtiment se distingue-t-elle de l’architecture urbaine ? Quel statut donner à la composition urbanistique ? Le lien entre le travail des architectes et les autres contributions s’imposa dans le déroulement pratique des opérations. La question de l’articulation entre l’architecture d’un bâtiment et son environnement urbain est centrale, mais est-elle vraiment débattue dans les Écoles d’architecture ?
48Ce télescopage entre nécessité de construire et plan global non achevé eut aussi comme conséquence que les urbanistes furent confrontés dès le départ avec les maîtres d’ouvrage destinataires des bâtiments. Les réactions de ceux-ci eurent d’autant plus de poids qu’il s’agissait principalement de bâtiments destinés à l’Université. Cette confrontation des points de vue renforcera la dimension pratique que la visée utopique devait satisfaire.
La visée utopique confrontée à des rationalités concurrentes
49L’utopie risque toujours d’être une idéalisation réductrice. Elle gagne à être confrontée à diverses contraintes découlant de la complexité de la mise en œuvre. La transposition de l’une à l’autre est d’ailleurs reliée aux exigences de la vie quotidienne. L’essentiel est de garder une connivence dans les préoccupations, sans quoi on risque une dégradation vers un dénominateur commun minimal. Dans cette situation d’urgence, il fallait savoir où l’on allait même sans trop connaître la manière.
50Si une utopie à caractère culturel était largement partagée et inspirait des efforts convergents, elle alimentait également des réactions critiques des autres services impliqués dans le déménagement de l’Université. Certaines propositions faites par les urbanistes étaient passées au crible. Les autres partenaires avaient d’autant plus de poids que les bâtiments académiques et les logements étudiants étaient importants dans l’ensemble des constructions. Chacun voulait réussir le déménagement tout en souhaitant disposer de bâtiments dont la maintenance serait assurée facilement. En outre, si l’utopie à caractère culturel aidait à garder le cap, la limitation des moyens propres forçait à un urbanisme stratégique profitant des opportunités et capable de sélectionner et d’orienter des initiatives imprévues. C’était surtout le cas pour les investissements complémentaires aux bâtiments universitaires : infrastructures, commerces, équipements culturels. Une utopie pratique, si l’on reprend l’expression d’Henri Desroches, propose, au-delà du projet, un trajet réalisable. C’est dans ce cadre qu’interviennent des rationalités concurrentes. Sans casser le dynamisme du projet, il faut le rendre plausible dans le contexte où il doit prendre place.
51L’enjeu du déménagement de l’Université créait une obligation de résultat qui obligeait à maintenir un certain rythme, assurant ce qui était nécessaire à une vie sociale normale. Pendant les dix premières années, il fallait être prêt pour réaliser le transfert étape par étape. Tout ce qui pouvait retarder le projet était rejeté. Le réalisme financier finissait toujours par l’emporter en dernier ressort. Si le coût d’investissement n’est pas toujours synonyme de rentabilité à moyen terme, il permet au moins l’équilibre budgétaire. Tout ce qui se mettait en place devait être approuvé par les autorités supérieures, c’est-à-dire le conseil d’administration. Celui-ci y porta une attention particulière pendant les années où le déménagement était intensif.
52Le pragmatisme s’imposait en outre car l’opération était sous surveillance d’autorités publiques qui sont parfois dubitatives sur la partie non universitaire des investissements. Ceux-ci sont évalués dans leurs incidences directes et indirectes, notamment sur les budgets destinés à assurer le fonctionnement de l’université. Pour certaines dépenses, l’approbation du commissaire du gouvernement est nécessaire.
53Outre ces évaluations, à caractère financier, il fallait aussi tenir compte des réactions des premiers résidents. Dès les premières installations, un conseil des habitants se mit en place, il veillait à ce que les divers problèmes qui se posaient au quotidien soient pris en compte.
Le comité de coordination
54Les rationalités concurrentes interviennent toujours à propos d’un objet à réaliser autour duquel les transactions se nouent. Nous avons déjà évoqué les réunions hebdomadaires de coordination où l’équipe chargée de la conception et de la guidance urbanistique est confrontée aux équipes chargées de mettre en œuvre les autres dimensions du projet. Cette coordination joua un rôle primordial vu l’autonomie laissée à chaque service et la complexité des problèmes à résoudre. Cette tâche fut assurée assez rapidement par Philippe Gillon qui avait acquis une expérience dans des opérations immobilières privées. Comme l’a répété M. Woitrin, cette mise en correspondance de divers points de vue lui permettait de prendre des décisions de façon souple et rapide en vue de répondre aux problèmes et aux opportunités du moment.
55Le rôle de M. Woitrin ne doit pas être minimisé. Même s’il favorisait les initiatives de chacun, il avait ses vues personnelles. N’oublions pas ses rêves de ville qui ont inspiré son implication dans le projet dès le départ. Indirectement, il pesait sur la manière de poser les questions et leur ordre de priorité.
La conception des bâtiments destinés à l’Université
56Les bâtiments à construire et à gérer par l’Université furent un premier objet de transaction. Cela portait notamment sur la réduction des coûts de construction. C’est dans cette perspective que fut analysé l’intérêt de la préfabrication. Opter pour celle-ci demandait d’ailleurs un arbitrage entre plusieurs objectifs. On ne pouvait considérer la réduction du coût des bâtiments sans prendre en compte les rigidités qui résulteraient pour leur forme et leur intégration dans le tissu urbain. J.P. Blondel consulta Sarger, ingénieur français, pionnier en la matière. Il entreprit des recherches aux Pays-Bas. Après un moment d’exploration, l’université décide de construire certains bâtiments académiques en préfabriqué, à titre expérimental. Jean Englebert de l’Université de Liège est contacté, mais les échanges n’aboutissent pas. On fait alors appel à Fettweiss de St-Luc pour Sciences 13 - 14 - 15 (agronomie – biologie). L’expérience ne fut guère concluante et nécessita la création ultérieure d’un espace de rencontre comme la place Croix du Sud. Des difficultés surgissent dans la mesure où ceux qui sont préoccupés de la préfabrication ne s’intéressent guère à un urbanisme de rues et de places.
57D’autres expériences furent faites dans les premières constructions de logements citadins au Biéreau par des sociétés de promotion comme Belcoha et Wérister, mais ces expériences de préfabrication n’eurent pas de lendemains. Confrontées au town design souhaité, la préfabrication telle qu’existante à l’époque est apparue comme inadéquate. Il était inconcevable que les exigences de la préfabrication dictent le mode d’emprise au sol, comme ce fut le cas dans la mise en œuvre de grands ensembles français où la priorité donnée à la réduction des coûts de construction a souvent abouti à un espace socialement dysfonctionnel.
58Le double vitrage généralisé est proposé, mais n’a pas été décidé vu le coût pour les bâtiments académiques. Là, un raisonnement à court terme a probablement prévalu sur une gestion à long terme. À l’intérieur des constructions universitaires, la préférence fut aussi donnée à la brique nue ou au bloc peint plutôt qu’au plafonnage des murs pour des raisons d’économie. Certaines demandes étaient d’autant plus acceptables qu’elles étaient en connivence avec une réaction globale contre une période antérieure où le décoratif venait surcharger les formes.
59La manière de raccorder le bâtiment aux liaisons piétonnes tout en permettant une accessibilité automobile fut aussi l’objet de discussions. Sont exemplaires à cet égard les solutions proposées par l’architecte G. Epstein pour l’accès au bâtiment Vinci les espaces destinés aux usagers (amphithéâtres, salles de séminaires et bureaux) sont disposés autour d’un patio arboré relié à l’axe piéton principal. Par contre, les espaces destinés à des équipements lourds (salles d’exposition, laboratoires, espaces de stockage, etc.) sont reliés directement à l’accès automobile et à l’aire de stationnement.
60Un autre objet de confrontation fut la préoccupation d’assurer à coût réduit une maintenance valable des bâtiments. Le souci de garder dans le bâtiment une alimentation apparentes de différents fluides : électricité, eau, chauffage se heurtait à un souhait d’encastrement de ceux-ci qui était souvent proposé par les architectes. Il y eut ensuite un souhait d’utiliser des matériaux qui vieillissent bien, notamment pour les murs extérieurs. Ceci fut décisif pour la préférence donnée à la brique qui vieillissait mieux que le béton. Il en alla de même du choix qui s’imposa avec le temps concernant la toiture inclinée, moins soumise à l’infiltration des eaux que les toits plats. Les options qui en résultèrent eurent une incidence certaine sur les formes extérieures des bâtiments.
61Une décision s’imposa aussi relativement au chauffage urbain. Par contrecoup, elle contribua à réorienter certains choix urbanistiques. Le chauffage urbain fut utilisé pour les premiers bâtiments académiques qui étaient regroupés de façon dense. Il était prévu de l’étendre à des particuliers. Ceci fut stoppé par pragmatisme : l’investissement de départ était plus lourd (coût des échangeurs) que celui d’une chaudière traditionnelle. En outre, on redoutait la gestion de la distribution pour laquelle on n’était pas préparé (relevé des compteurs, comptabilité,…). La calorie était moins chère, le reste des coûts était plus élevé… sans compter les conflits probables avec les usagers. Responsable de la maintenance, Louis Laloyaux, après étude, s’opposa à une extension générale du système qu’il considérait comme une mode dont le bien fondé n’était pas prouvé. Le principe d’une chaudière commune à un groupe de bâtiments académiques fut toutefois maintenu. Dans les chauffages particuliers, on aboutit à interdire le mazout. Ceci était possible vu qu’une desserte au gaz naturel avait été obtenue.
62Les propos urbanistiques se heurtèrent à des exigences de mise en œuvre dans d’autres domaines que la conception des bâtiments. Ce fut le cas à propos des infrastructures assurant les connexions internes ou externes. Le problème se posa particulièrement pour l’égouttage, pour le croisement des routes avec les voies piétonnes et pour les transports en commun.
L’égouttage
63L’adoption d’un système d’égouttage est un exemple où apparut la complémentarité entre les trois membres de l’équipe de direction UA. Suite à la décision du CMCES (Comité ministériel de coordination économique et sociale), l’État autorisait la création d’un parc scientifique de 50 hectares attaché aux universités, tout en prenant en charge leur infrastructure. La subvention incluait le raccord au réseau d’égout existant qui écoulait les eaux usées vers la Dyle. Ceci ne posait pas de problème vu que la plus grande partie du parc scientifique était située au point le plus haut du site. Toutefois, deux pompages complémentaires furent nécessaires pour amener les eaux au point le plus haut, là où la zone concernée se situait en contrebas. Les eaux furent alors canalisées dans la vallée située du côté de la propriété Malevez.
64À ce moment, il fallut résoudre un autre problème lié à l’égouttage de la zone à urbaniser. Ici intervient la commission hydrogéologique : son objectif était d’aboutir à une gestion intégrée du cycle de l’eau. Cette commission était composée de scientifiques aux vues fréquemment opposées. Le rapport du professeur Passelecq sur l’égouttage de la zone prévoyait un tout à l’égout classique d’un diamètre de 2 m 50, devant se raccorder directement à la Dyle. P. Laconte était arrivé à la conclusion que cet égout général vers la Dyle était impayable. Il restait donc à envisager une utilisation de l’égout du parc scientifique. Ceci était possible vu que le raccordement traversait le site à urbaniser. Se posa alors un problème relatif à la capacité d’écoulement. La capacité à prévoir était trop importante, si l’on voulait se raccorder sur le système du parc scientifique. Pour surmonter cet obstacle, les services imaginèrent d’imposer la séparation des eaux usées et des eaux de pluie. Le diamètre du réseau du parc scientifique était suffisant pour assurer l’égouttage des eaux usées. Les eaux de pluies, notamment d’orage, sujettes à fortes variations, seraient quant à elles amenées par un égouttage séparé vers ce qui deviendra plus tard le lac. Ceci permit la réalisation de ce plan d’eau qui avait une fonction de bassin régulateur tout en étant un élément d’animation urbaine proposé par le plan directeur d’urbanisme.
65Lorsqu’il s’est agi de prendre une décision relative au remplissage du lac, les experts de la commission hydrogéologique furent aussi en désaccord : les uns estimaient que le fond du lac se colmaterait spontanément ; d’autres, qu’il fallait un colmatage artificiel. Sur proposition de Pierre Laconte, secrétaire de la commission, le professeur Woitrin opta pour un colmatage par une feuille de polyéthylène.
Le croisement des routes et des voies piétonnes
66Sortir d’une logique monofonctionnelle axée sur un seul mode de déplacement était prioritaire. Ce fut un autre enjeu qui demanda diverses négociations avec les institutions publiques chargées de la réalisation des routes. Il fallait obtenir une autonomie suffisante des liaisons piétonnes. Ceci demandait une réflexion sur les croisements des piétonniers avec la voirie automobile. Pour éviter les conflits d’usages, divers modes d’entrecroisement ont été envisagés. D’après les endroits, on est passé du pertuis sous la route à la passerelle, voire même à l’immeuble-pont. Puis on a introduit le casse-vitesse en le combinant à un passage-piéton protégé. Cette formule, à l’époque, n’était pas légale.
Les transports en commun
67La liaison avec la gare d’Ottignies située au croisement des lignes Bruxelles – Luxembourg et Louvain – Charleroi était nécessaire pour valoriser l’accessibilité extérieure du site autrement qu’en automobile. Plusieurs formules avaient été étudiées dont une liaison par un métro en bonne partie aérien. Cette dernière formule avait la préférence des urbanistes. Non seulement elle était moins coûteuse que le train, mais elle permettait de desservir divers lieux à l’intérieur de Louvain-la-Neuve ainsi que plusieurs quartiers à l’extérieur. Un couloir de métro avait même été imposé et réalisé en sous-sol d’un des premiers bâtiments.
68Pourtant la liaison par train a été choisie et réalisée. Le métro supposait la mise en place d’un acteur approprié, alors que pour le train, un interlocuteur et une capacité de financement existaient. Le pragmatisme suppose que l’on distingue la rhétorique du projet par rapport aux exigences qui pèsent sur les tactiques et les stratégies. Il vaut mieux un train que pas de liaison. Ceci eut évidemment diverses conséquences sur la composition urbanistique.
Vers une culture d’entreprise
69Dans la réalisation du projet, ces diverses exigences représentaient des croisements de rationalités. Comment a-ton procédé à des choix ? Avec la prédominance de quel point de vue ? Opérés par qui ? Quel fut le rôle de l’administrateur général ? Discernement, gestion des conflits, arbitrage, décision finale,… La réponse demanderait une étude circonstanciée des transactions telles qu’elles se sont déroulées.
70La prise en compte de la complémentarité peut quelquefois affadir le projet. D’autres fois, elle permet une explicitation progressive de l’intention fondatrice. Si une visée utopique suppose une rupture, il convient de se rendre compte jusqu’où ne pas aller trop loin pour recevoir un appui des destinataires.
71Trouver la juste mesure suppose une attention particulière incitant à observer la manière dont se fait l’appropriation de ce qui a été construit. Accumuler des expériences permet de réfléchir aux adaptations. Certaines utopies peuvent se résumer à une simple projection issue de la raison déductive. Une utopie pratique n’a pas comme ambition d’être une théorie. Elle est en conformité avec les propos de H. Raymond. Ce sociologue français ayant travaillé sur les liens entre urbanisme et vie sociale, aime à répéter : « les habitants ne vivent pas dans la théorie ».
72Une culture d’entreprise s’est forgée avec le temps, favorisant l’expression de divergences, voire de tensions. Le conflit est accepté d’autant plus volontiers que chacun est mu par une volonté d’assurer la réussite du projet et sait qu’il va falloir inventer une solution.
73Les circonstances dans lesquelles est né le groupe Urbanisme-Architecture, la mise en comparaison avec l’équipe de V. Gruen, la nécessaire transaction avec les architectes des bâtiments, la prise en compte des préoccupations des maîtres d’ouvrage vont permettre de comprendre comment est née une manière spécifique d’aborder l’urbanisme.
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