La formation continue comme espace de développement professionnel…
Le pas de côté des enseignants d’éducation physique et sportive, formateurs et stagiaires
p. 91-110
Texte intégral
1. Introduction : professionnalité enseignante in progress en contexte de formation continue
1La formation continue des enseignants a donné lieu à des investigations dans la communauté francophone, en sciences sociales et de l’éducation par exemple. Parmi les questions et thématiques traitées : l’organisation de la formation et ses acteurs, la professionnalisation des enseignants et la construction de leur identité professionnelle en lien avec les logiques de formation, l’impact de la formation continue sur les pratiques professionnelles des stagiaires et des formateurs, la professionnalisation des formateurs, la rencontre entre l’offre et la demande de formation, le rapport à la formation des enseignants, la conception et la mise en œuvre des savoirs en formation. Si plusieurs travaux abordent la formation continue sous l’angle des savoirs qui y gravitent et s’y déploient, en rapport à la professionnalité enseignante, peu considèrent simultanément, et par une approche sociologique, le développement des formateurs et des stagiaires qui partagent pourtant, dans ce contexte, une même situation.
2Au travers d’une étude de cas centrée sur un système de formation professionnelle continue académique des enseignants d’éducation physique et sportive (EPS)1, j’analyse le rôle de la participation aux dispositifs de formation continue dans la construction de savoirs professionnels2. Au milieu des années 19803, un réseau de formation disciplinaire s’institutionnalise en EPS dans l’Académie de Lille, sous l’égide du Rectorat et de l’Inspection académique. Cette genèse s’ancre dans la politique menée par l’État depuis 1982 pour rénover l’École et la formation de ses personnels. Elle résulte aussi de l’action militante d’enseignants d’EPS (Groenen, 2010). En outre, elle prolonge les différentes voies de formation continue (syndicale, associations d’enseignants, etc.) nationales, voire régionales, qui ont été déployées en EPS dès les années 1950. Au-delà des évolutions qui marquent le réseau EPS jusqu’à nos jours, ses acteurs ont progressivement développé une conception et un modèle de formation académique singuliers.
3Je cherche à comprendre les contextes, mécaniques et leviers des transformations professionnelles, en me centrant sur les changements de rôle et de posture vécus par les enseignants en formation continue, qu’ils soient formateurs ou stagiaires. La formation continue des enseignants d’EPS dans l’Académie de Lille permet d’envisager la problématique du développement professionnel sous deux angles. D’une part, les formateurs participant à ce dispositif sont enseignants d’EPS en établissement scolaire. Aussi, je questionne, pour le formateur, les effets de la tenue de ce rôle sur son activité d’enseignant. D’autre part, les formations reposent sur la pratique par les enseignants stagiaires, de situations d’apprentissage, des formes de pratique destinées aux élèves. C’est alors le rôle de ce vécu dans la construction de savoirs professionnels par les enseignants qui est renseigné. L’apprentissage en situation de travail est donc discuté au travers de l’étude de décentrations : l’enseignant d’EPS devenant formateur, l’enseignant d’EPS devenant stagiaire élève pratiquant. Tous deux reprenant ensuite leur activité d’enseignant en classe.
4J’inscris cette étude dans la continuité de travaux en sociologie et sciences de l’éducation sur les modèles et dispositifs de formation continue, sur le profil des formateurs d’enseignants, les contours de leur activité et de leur professionnalité, sa construction, et sur la façon dont les formateurs participent à la professionnalisation des enseignants. Je m’appuie sur la programmatique d’« étude de la pratique » des métiers de formations de Demailly qui s’intéresse aux « personnages des formateurs », au « commanditaire et [au] mandat qu’il énonce », à « la mission », aux « stagiaires individuellement et comme groupes », aux « contenus de formation », aux « cadres symboliques de l’action de formation », aux « professions voisines qui interviennent sur la même situation », à « la situation elle-même », « aux représentations sociales concernant la situation », aux « imaginaires du changement social et de l’action transformatrice possible », aux « modes de régulation de l’action publique », à ce que « produit le travail des formateurs dans les différents mondes sociaux où il s’effectue » (Demailly, 2010, p. 228).
5Dans une étude sur la formation continue dans l’Académie de Nantes, Altet (2002) révèle ainsi des profils de formateurs d’enseignants, des modes de formation auxquels correspondent des modèles de professionnalité enseignante et des contenus de formation. L’analyse des discours des formateurs quant aux savoirs et compétences requis pour l’être, incite Altet à écrire que le métier de formateur s’apprend par l’expérience. Les savoirs et compétences se construisent ainsi majoritairement dans la pratique d’enseignement, puis au sein du réseau de formateurs, dans les échanges entre enseignants et par autoformation. La professionnalité des formateurs serait composée : de « connaissances mobilisables », d’une « posture de formateur d’enseignants », d’une « culture de formation partagée », de « compétences spécifiques pour gérer la complexité des situations rencontrées » (Altet, Paquay & Perrenoud, 2002, p. 269). L’enquête conclut également à la percolation, à « l’enrichissement mutuel » du métier de formateur et d’enseignant : « l’expérience d’enseignement nourrit la formation si elle est analysée, et l’analyse, la formalisation des pratiques d’enseignement expérimentées, menées avec des pairs en tant que formateur “a des retombées sur l’enseignement” » (Altet, 2002, p. 82).
6Je recours en outre aux travaux de Bourgeois, Albarello, Barbier & Durand (2013) pour leur approche du processus d’expérience qui permet de lier l’« action du sujet » (sur le monde : faire, agir), son « éprouvé » (ce que les choses font à l’individu, du point de vue corporel, émotionnel, cognitif, etc.), sa « pensée » (liant les deux précédentes dimensions de l’expérience, dans une perspective réflexive) et qui conduit à éclairer le rôle du système émotion-cognition-mouvement (ibid. ; Cerclet, 2008) dans les transformations professionnelles. En choisissant d’approcher les processus sociaux par les émotions, en privilégiant une entrée par le « corps vivant », Cerclet montre que celles-ci sont déterminantes dans la connaissance de soi, des autres, pour l’inscription dans le monde. Elles « accompagne[nt] l’individu dans l’effort qu’il fait pour aménager le mouvement que lui impose son déséquilibre en vue d’améliorer sans cesse son adaptation à l’environnement » (2008, p. 179). Pour lui, « l’expérience de soi-même » ne peut être détachée du rapport à l’autre : « Le processus social engage les émotions, la mémoire, la cognition et l’ensemble du corps de manière à les combiner en faveur de l’accomplissement d’une action » (ibid.). Ria et Chaliès (2003) s’intéressent également aux émotions, en contexte d’enseignement, cette fois-ci. Ils montrent et expliquent le lien de dépendance entre construction de connaissances et dynamique émotionnelle chez les enseignants. Le caractère (positif ou négatif) de la dynamique émotionnelle4 opère comme indicateur de « validité des connaissances mobilisées » et oriente les actions à venir. On retrouve dans cette approche le « principe de continuité » de Dewey : « chaque expérience, d’une part, emprunte quelque chose aux expériences antérieures et, d’autre part, modifie de quelque manière la qualité des expériences ultérieures » (1968, p. 80). L’expérience est de ce fait à considérer dans une perspective dynamique, comme reposant sur des composantes articulées : une « manière d’éprouver », la découverte d’une « subjectivité personnelle », une « activité cognitive », une interaction et inscription dans l’environnement (Dubet, 1994, pp. 92-93). L’individu y est alors engagé totalement, entièrement.
7Après avoir développé la méthodologie retenue, j’expose mes analyses en deux points. Le premier s’intéresse à l’activité de formateur, dans ses rapports à l’activité d’enseignement de l’EPS en milieu scolaire et présente des transferts de professionnalité (d’enseignant à formateur, de formateur à enseignant). Le second s’intéresse à l’activité de l’enseignant en formation, du point de vue des responsables et formateurs du réseau, et interroge ainsi le modèle de professionnalité enseignante visé et les moyens mis en œuvre à cet effet. Dans ces deux développements, la transformation professionnelle en jeu dans le réseau de formation continue est étudiée sous l’angle de sa nature et des processus sur lesquels elle repose. Elle sera l’objet de la discussion conclusive, abordant le développement professionnel des enseignants indépendamment du rôle que les professeurs d’EPS tiennent dans les dispositifs de formation continue étudiés.
2. Méthodologie
8Les résultats présentés sont issus d’une enquête qualitative portant sur le « cas » de la formation continue académique des professeurs d’EPS de l’Académie de Lille. Conduite en Région Nord-Pas de Calais de 2009 à 2011, elle visait l’analyse des dispositifs de formation (fonctionnement, acteurs, nature, modèles sous-jacents, ressources et supports, enjeux, etc.) ainsi qu’une sociologie des formateurs et de leur activité (qui sont les formateurs, quel est leur parcours, que font-ils, quels sont leurs outils, quels sont les principes et valeurs sous-tendant leurs actions, quels savoirs mobilisent et construisent-ils, par quels moyens, etc.). Ce réseau de formation continue est questionné au travers de trois angles d’approche : sa « structure », sa « dynamique » et sa « logique »5 (Dupuy & Offner, 2005).
9Dans une perspective compréhensive, des entretiens semi-directifs ont été menés auprès de dix-sept acteurs de ce réseau de formation continue : trois pionniers de la formation, deux responsables (enseignant depuis plus de vingt-cinq ans), dix formateurs (enseignant depuis plus de dix ans), un inspecteur académique-inspecteur pédagogique régional (IA-IPR) EPS et un responsable de formation académique. Ces entretiens permettaient d’interroger : les logiques, normes et valeurs tramant les actions de formation ; les parcours des formateurs ; leurs missions et tâches ; l’organisation du réseau et des actions de formation ; les contenus de formation et leurs enjeux ; les conceptions et représentations de la professionnalité enseignante associées au modèle de formation. Les matériaux recueillis par ce biais ont été traités par analyse de contenu thématique portant sur les thèmes et termes utilisés. La lecture approfondie de chaque entretien visait la compréhension de l’organisation spécifique de chaque expérience. Ensuite, ces analyses verticales ont été mises en relation par une analyse transversale, inter-entretiens, afin d’approfondir l’analyse de chaque thème. Des observations ont été réalisées lors de trois stages de formation (participantes) et de deux réunions du réseau de formation (non participantes). Ces temps ont permis de partager des échanges informels avec les acteurs de la formation continue. L’analyse de ce matériau s’est appuyée sur un processus de formalisation, questionnant les phénomènes observés, les aspects non observés et les imprévus. Enfin, ces données ont été complétées par l’étude de plusieurs supports écrits : documents officiels, publications des acteurs du réseau EPS, documents à usage interne au réseau de formation, archives personnelles. Cette analyse de documents a aidé à : donner du sens à la situation actuelle de la formation continue, reconstituer les événements liés à la problématique, dater les différents dispositifs rencontrés sur le terrain, accéder aux usages sociaux de certaines notions et aux discours légitimés des différents éléments du réseau, accéder aux systèmes de pensée et de valeur, aux cultures des acteurs et, des institutions dont ils dépendent.
3. Le formateur : un enseignant pas – tout à fait – comme les autres
10Dans cette partie, je montre la circulation de savoirs professionnels entre les espaces-temps de formation et d’enseignement. En effet, les formateurs du réseau EPS de formation continue de l’Académie de Lille sont des enseignants. Ils intègrent l’équipe de formateurs sur la base de cette professionnalité. Or, leurs savoirs professionnels (d’enseignants), de par la participation aux dispositifs et actions de formation de pairs, évoluent. Cela a des incidences sur leur approche de l’enseignement et de leurs pratiques (une fois les formateurs revenus en classe).
3.1. D’enseignant à formateur : la reconnaissance du travail
11Les formateurs du réseau ont en commun une expertise dans l’enseignement de l’EPS, voire d’une activité physique, acquise au fil de parcours personnels et professionnels caractéristiques. L’étude du parcours des formateurs révèle des engagements et la tenue de rôles, des positionnements, pluriels et hétérogènes : celui d’enseignant (en divers milieux et niveaux scolaires), celui de pratiquant d’une ou plusieurs activités physiques (en loisir ou en compétition), celui d’entraîneur d’une ou plusieurs activités physiques, celui de formateur (en formation initiale des enseignants à l’université ou en accueil de stagiaires en classe)6.
12L’entrée dans le réseau est déterminée par la reconnaissance de cette expertise, de cette compétence et singularité. Choisir de tels formateurs enseignant la discipline en établissement scolaire témoigne de l’intérêt accordé par les responsables du réseau à l’activité d’enseignant, en tant que ressource pour former d’autres enseignants ; un lien est établi entre le travail et l’apprentissage, le travail est reconnu formateur (de Terssac, 2000). Si bien que les deux acceptions de l’expertise valent pour le cas des enseignants formateurs de ce réseau : « On est donc tantôt dit “expert” en plein exercice professionnel (dans ce cas, la synonymie avec “compétent” et “véritable professionnel” est forte), tantôt dans des situations inhabituelles (que justement le “simple professionnel” serait incapable de traiter avec succès) » (Trépos, 1996, p. 3). Interrogés sur les critères de « recrutement » des formateurs, l’IA-IPR EPS en charge du dossier et le responsable du réseau répondent que le choix se fait :
à partir des compétences reconnues par l’inspection et constatées lors de ses visites, de l’implication dans les formations diplômantes, les commissions académiques d’examens, mais aussi d’une expertise dans un ou plusieurs domaines d’APSA [activités physiques sportives et artistiques] (source écrite « Questionnaire aux IA-IPR EPS – La formation continue en EPS », réponse de l’Académie de Lille, novembre 2009).
13La sollicitation pour intégrer l’équipe de formateurs constitue, pour l’enseignant, un gage de la qualité de son travail qui, concomitamment, légitime la posture de formateur ; ce que ce formateur explique :
On espère dans ce qu’on propose ou ce qu’on dit, d’être… plus pertinent que la moyenne. T’espères toujours. Quand je suis inspecté, mon repère c’est ça. La première chose que je dis à l’Inspection c’est : « Ne me demandez pas d’être formateur, d’intervenir auprès des collègues si moi-même c’est pas bon ! ». […] sinon ça n’a pas de sens ! (N., entretien, juin 2010).
14Non seulement le statut d’enseignant – reconnu comme compétent – légitime la posture de formateur, mais le fait d’être enseignant offre au formateur (et donc au réseau) un vivier d’inspiration, permet le transfert de savoirs et d’outils, accorde des espaces-temps d’expérimentation et d’évaluation de contenus de formation. Ces derniers portant principalement sur l’enseignement de l’EPS, ils ont un ancrage fort dans la classe. Ainsi, face aux stagiaires, le formateur fournit des contenus et dispositifs d’enseignement, des savoirs méthodologiques (des démarches, outils, règles de fonctionnement), des « ficelles ». Ces contenus peuvent avoir été directement prélevés des pratiques professionnelles d’enseignant. Ils peuvent aussi avoir inspiré une forme de pratique construite expressément pour la formation, individuellement ou, de façon collective. Le formateur puise aussi des ressources dans son expérience de l’enseignement pour intervenir auprès de groupes : métis, créativité, routines. Dans l’extrait qui suit, une formatrice explique être intervenue auprès des stagiaires (lors de son atelier de danse), sensiblement comme elle le fait avec ses élèves. Elle recourt à des « trucs » qu’elle souhaite transmettre aux enseignants en formation :
D’ailleurs, c’est ce que j’ai dû faire même dans la formation avec les stagiaires. […] à un moment donné, c’est ce qui s’est passé : ils [les enseignants stagiaires] se mettaient d’accord, ils papotaient et je leur ai dit : « Stop. On arrête tout, vous recommencez à zéro ! ». Ils ont recommencé encore à se lancer des petits regards, j’ai dit « Stop ! Recommencez ! ». […] c’est les petits « trucs » entre guillemets que j’ai… […] c’est des choses qu’on peut transmettre aux collègues ça en tout cas (S., entretien, mai 2010).
15Les ressources utilisées pour enseigner sont en partie remobilisées en tant que formateur. Les tâches qui incombent aux formateurs ne se superposent toutefois pas exactement à celles de l’enseignant, d’autant plus que le contexte (de formation) et le public auquel le formateur s’adresse demandent d’adapter les ressources disponibles.
3.2. Quelles ressources développées pour quelles tâches de formateur ?
16Les formateurs du réseau sont principalement sollicités pour : concevoir des contenus de formation (transversaux et/ou spécifiques à une activité physique) ; animer des actions de formation auprès d’enseignants d’EPS (en plénière et en ateliers de pratique d’une activité physique) ; participer à des temps de réflexion collectifs et à l’écriture de différents supports dans le cadre de l’application du modèle de formation poursuivi par le réseau (temps de rencontre entre les principaux acteurs du réseau et travail personnel).
17Ces tâches impliquent des savoirs liés à l’ingénierie de formation, à la conception de contenus et de dispositifs de transformation des stagiaires. Pour ce faire, les formateurs manipulent et travaillent : objectifs, moyens, outils, contenus, interactions, situations, temporalités, évaluations, etc. L’un d’entre eux évoque l’enjeu de cette mission :
Le problème pour nous [formateurs], c’est : comment on va réussir à transformer les collègues là-dessus ? C’est pas évident de trouver les contenus de formation, c’est ça le plus dur. C’est : quels sont les contenus à mettre ici entre ça, pour que le collègue arrive là ? Et alors c’est : quel contenu et comment on va les… mettre en scène. (N., entretien, juin 2010).
18En cela, il est possible de rapprocher – en partie – l’activité du formateur de celle qu’il a en tant qu’enseignant. Cette proximité est particulièrement pointée par un formateur, du point de vue de la posture d’accompagnant adoptée vis-à-vis de l’apprenant :
Comme avec nos élèves, on n’est pas là pour apporter des réponses, mais à les faire réfléchir sur des questionnements et c’est ça qui va les faire progresser. Et à nous de faire… Pareil en formation continue, faudrait qu’on arrive à ne surtout pas donner des modèles aux profs, mais de leur faire questionner (B., entretien, mars 2010).
19L’activité de formateur implique aussi des savoirs propres à l’intervention auprès d’adultes, de pairs, volontaires ou parfois désignés. Le formateur adapte alors à la situation et aux usagers, ajuste ses prises de parole, revoit ses procédés de gestion du groupe, travaille à la pertinence et à l’argumentation de ses propositions. Intervenir auprès de professeurs ayant déjà des pratiques et une expérience de l’enseignement-apprentissage pousse les formateurs à identifier et s’appuyer expressément sur les inducteurs – supposés – de changement professionnel. C’est pourquoi l’efficacité testée des contenus de formation proposés (des situations d’apprentissage que les élèves vivent en classe dans une activité physique donnée) est utilisée comme élément de justification :
Je voulais les convaincre [les stagiaires], je voulais quand même être convaincante et leur dire : « Écoutez, moi cette situation je peux vous assurer que je l’ai déjà travaillée avec des élèves de tel âge, des débutants, des confirmés et que ça marche ». […] Je voulais… être en confiance aussi et me dire : « Bon cette situation j’y crois, donc c’est comme ça, ça sera le meilleur argument pour convaincre les autres » (S., entretien, mai 2010).
20Parce que la transformation professionnelle dépendrait de l’intérêt que l’enseignant trouve à cette évolution, les formateurs cherchent à rendre ce « gain » visible, explicite, accessible :
Il faut que les transformations professionnelles amènent du confort professionnel, sinon ça n’a pas de sens pour les collègues, parce que si tout ce qu’on dit c’est pour les « emmerder », ça ne sert rien. (N., entretien, juin 2010).
21Enfin, les tâches de formateur impliquent l’appropriation du modèle de formation élaboré et promu par le réseau académique, l’appropriation des principes et savoirs associés. Dans l’Académie de Lille, ce modèle repose sur des contenus incluant et combinant des savoirs portant sur ce qu’il convient d’enseigner à l’école (les savoirs dits, par le réseau, « à enseigner ») et des savoirs permettant aux enseignants de transmettre les compétences fixées par les programmes scolaires (les savoirs dits, par le réseau, « pour enseigner »), des principes professionnels :
Un principe professionnel ? […] « Rendre visible… », c’est de trouver un système où je vais pouvoir associer l’intention du gamin et son résultat et ses modalités […]. Bon on a des principes comme ça qu’on essaie de généraliser. […] On a dû les écrire, formuler… […] Voilà le genre d’exercice qu’on a fait en étant ensemble [les responsables et formateurs], parce que c’est pas la peine de demander à basculer les collègues [enseignants en formation], si nous, on les a pas déjà […]. Le principe ça peut être un contenu de formation. On voudrait que le collègue construise ce principe-là, on doit construire une situation de formation qui permette de faire à la fois, d’identifier le principe et de le remobiliser ailleurs (N, entretien, juin 2010).
22Cependant, à partir de ce cadre commun, l’organisation du réseau laisse au formateur une liberté dans la construction de ses contenus :
On a des contenus de formation communs mais on, on va se les approprier de façon différente et peut-être que pour B. ce sera de cette façon-là et moi d’une autre, mais peu importe. […] Tu peux pas former les gens sur un contenu qui n’est pas le tien et que, et dont, et que tu t’es pas approprié (N. entretien, juin 2010).
23C’est pourquoi, en définitive, les contenus des stages de formation (leur catégorisation et leur organisation) dépendent à la fois du cadrage institutionnel et des programmes disciplinaires, de la conception de la formation promue par le réseau EPS, du formateur (de sa conception de l’activité, de l’EPS, de son enseignement et de la formation… liée notamment au parcours et au vécu du formateur dans l’activité, en tant que pratiquant, enseignant, spectateur, entraîneur, etc.), mais aussi des caractéristiques de l’activité physique sur laquelle porte l’atelier de formation :
T’as toujours des modèles de formation… Mais, voilà, tu te construis des, des… t’es obligé, t’es obligé de te construire des stratégies. Et cette stratégie, elle est liée à des connaissances qu’on a sur… former les personnes donc tu te dis : « Bon, une tâche de formation… », comme en scolaire ! Et après, t’as les convictions j’allais dire… philosophiques. Comme en scolaire, tu pourrais avoir une position, un point de vue sur l’élève : « Est-ce que c’est un élève dans sa totalité, est-ce que c’est un élève à double facette ? ». […] t’as, t’enseignes en fonction d’une image que t’as, d’une culture que t’as de l’élève (N., entretien, juin 2010).
24En devenant formateur, l’enseignant investit donc un espace d’expérimentation propice à l’innovation et à l’enrichissement de son répertoire d’actions. Suite à la parution de nouveaux programmes en EPS, le réseau de formation a intégré des enseignants spécialistes de la course d’orientation afin de construire et valider des progressions et dispositifs d’enseignement, supports de formation :
L’intervention en formation continue, ça s’est passé de la manière suivante : on a tous été convoqués l’année dernière au mois de juin, on était quinze au départ […]. Le mardi, nous étions plus que quatre et on est restés à quatre. Et, on a formulé le niveau 2 [de compétence, en référence aux programmes] au bout de quatre jours… Le niveau 2 qu’on a testé, que j’ai testé à partir de septembre avec tous mes élèves de troisième […]. Donc on a testé le niveau 2, on a fait évoluer pas mal de règles, on a défini tous ensemble, théoriquement le niveau 1, et j’ai mis en pratique le niveau 1 ici [l’établissement scolaire où ce formateur enseigne], et on en a discuté après, donc maintenant on est au niveau 1 […]. C’est hyper enrichissant, parce qu’on est à plusieurs, on réfléchit sur la même chose… voilà et puis on concrétise (G., entretien, juin 2010).
25Les innovations peuvent également avoir pour impulsion l’initiative du formateur souhaitant s’autoformer et ainsi étendre ses compétences à d’autres activités physiques, par exemple :
Au départ je suis sports co[llectifs] hein […]. Donc, je suis intervenu là-dessus […] donc là, tu prends ta spécialité, donc je suis parti des sports co… puis maintenant… pour te former toi c’est-à-dire que je me suis dit : « Ce que je dis en, […] ce que je dis en sport co, est-ce que je peux, ces principes-là, je peux les remobiliser en acro[sport] ? ». […] donc j’interviens en acro (N. entretien, juin 2010).
26Il existe une professionnalité de formateur d’enseignants d’EPS dans l’Académie de Lille. Elle est arrimée à celle d’enseignant, composée d’éléments pluriels, proches de ceux identifiés par Altet et al. (2002) : des connaissances de différents registres, une posture de formateur, une culture de formation partagée, des compétences d’adaptation.
3.3. La relation, distante, aux pratiques d’enseignant
27Le développement des savoirs exposés précédemment par le formateur est consubstantiel d’un processus de distanciation des savoirs et pratiques d’enseignant. En effet, dans le passage du rôle d’enseignant à celui de formateur, l’enseignant formateur formalise (codifie, évalue, argumente, contextualise, traduit, etc.) ses savoirs « de la pratique » (de l’enseignement), explicite des « savoirs sur enseigner » (Altet, 1996) et « inscrit son expérience personnelle […] dans une relation à autrui » (Bourgeois et al., 2013, p. 8). C’est ainsi que la validité des contenus de formation créés est évaluée à l’aune de son efficacité « objective » et « subjective »7 (Saujat, 2007). Ce processus d’évaluation (voire in fine d’adoption du contenu) dépend d’interactions (avec des pairs enseignants et/ou formateurs, avec les élèves), d’ajustements et de tâtonnements nourris des principes du réseau EPS. Il se joue dans différents espaces-temps : en classe, en formation, en réunion, dans des échanges formels et informels. Un procès que décrit un formateur, racontant la construction de la forme de pratique proposée en formation continue en lutte avec un collègue formateur, lui aussi spécialiste de l’activité :
On a commencé à […] extraire ce que voulait dire pour nous la compétence, dans notre activité […] lutte […]. Après […] : quelles étaient les étapes importantes dans la formation d’un lutteur […]. Et après ben, t’essayes avec tout ça, de commencer à créer des situations et puis t’expérimentes, tu changes tout parce que ça marche pas comme tu veux et puis […], t’avances au tâtonnement avec tes élèves à toi. Et après t’essayes de produire une forme un peu plus finie aux collègues et grâce à leur prestation, et je dirais même à leur intelligence pour foutre en l’air ta situation, faut dire, parce qu’on est tous chiants quoi, et tu refais évoluer ta situation et […], y’a des choses que tu changes (Ar., entretien, juin 2010).
28Le contenu de formation passe par la classe et l’activité d’enseignant, mais ne s’y réduit pas.
29Le formateur est amené à combiner, adapter, étirer, augmenter, mettre en évaluation ses savoirs d’enseignant et à les rendre communicables. En conséquence, l’enseignant devenant formateur s’inscrit, non seulement dans un nouveau rapport à ses façons de faire, d’être, de penser (l’EPS, en classe), mais aussi dans un autre rapport à soi et à son environnement. C’est ce qui peut s’observer au travers du cas de B., enseignant d’EPS, formateur investi depuis plusieurs années dans le réseau. La confrontation au modèle de formation (défendant une conception de l’enseignement de l’EPS qui n’était pas initialement la sienne), l’adoption et la transmission des principes d’enseignement retenus par le réseau, leur expérimentation, conduisent à la transformation de ses pratiques enseignantes. Une évolution qu’il constate par l’observation de ses élèves en activité :
On a, à mon avis, à la tête du réseau, deux personnes qui sont exceptionnelles […]. Et ça a un impact quand on rentre un peu dans ce groupe de réflexion. […] alors que ça se passait bien (j’étais reconnu « compétent », entre guillemets, par les chefs établissement et par l’Inspection), il n’empêche qu’en cinq ans, mes élèves, en escalade notamment, ne font plus rien de ce que je leur faisais faire. J’ai complètement modifié les formes de pratique que je propose et mes élèves vivent des choses 400 fois plus intéressantes, 400 fois plus motivantes avec du sens, de l’émotion, des transformations motrices qui sont à 100 000 lieues de ce que je leur faisais vivre avant, alors que je pensais être déjà… bien, quoi ! Et, du coup, quand ça transforme, on est obligé de transformer le reste. D’un seul coup, on devient… ridicule, on se sent mauvais […] en termes de compétence sur les autres activités qu’il faut qu’on arrive à acquérir […]. Donc ça oblige, quoi qu’il arrive, à modifier tout, tout le reste, tout ce qu’on fait à côté (B., entretien, mars 2010).
30La prise de distance de la part du formateur s’engage vis-à-vis de ses propres pratiques (comme l’expose l’extrait ci-dessus), mais aussi vis-à-vis des pratiques et postures des enseignants formés (même si la distance décrite dans l’extrait ci-dessous est mince) :
On veut former, on forme nos collègues [enseignants] dans des domaines et sur des options où nous-mêmes on est en train de se former. Alors c’est intéressant parce que c’est, dans les stages de formation c’est là que c’est intéressant, je suis sûr que je suis celui qui apprend le plus… Plus qu’eux. Mais… c’est… c’est chaud et c’est… il faut être prêt à le supporter psychologiquement, c’est-à-dire que là bon par exemple […] j’ai en gros deux nuits de réflexion d’avance sur eux, et encore et ben… alors « 1 » il faut être… lucide et puis honnête avec eux en disant : « Ben moi, j’en suis là et que c’est… Je détiens pas la vérité. J’en suis là de la réflexion… » (B., entretien, mars 2010).
31Aussi, les formateurs du réseau EPS s’apparentent à la figure identitaire de formateur « enseignant expert » repérée par Altet et al. (2002), c’est-à-dire à celle d’un « conseiller appartenant au même métier que ceux que l’on forme, avec un peu d’avance et une capacité de formaliser et de transmettre des savoirs et savoir-faire professionnels » (p. 268).
32Le développement professionnel de l’enseignant – parce qu’il est formateur – tient à la réflexion et à l’analyse sur ses pratiques (d’enseignant et, de formateur) ainsi qu’à l’exercice de sa créativité (mise en place d’innovations, en classe, en formation, en EPS, dans une activité physique, etc.).
4. L’enseignant stagiaire : un élève pratiquant réflexif
33Le dispositif de formation continue étudié met au centre de la construction de nouveaux savoirs professionnels par les enseignants en formation, la pratique d’une activité physique associée à un changement de rôle (d’enseignant à élève). Par le vécu et son analyse (effets et supports), les responsables et formateurs du réseau comptent contribuer à faire évoluer les représentations des enseignants et ainsi, à transformer leurs pratiques professionnelles.
4.1. La confrontation aux situations d’apprentissage destinées aux élèves
34En stage de formation continue, les enseignants passent au minimum la moitié de leur temps à pratiquer des situations d’apprentissage, des formes de pratique destinées aux élèves, construites par les formateurs. Ce dispositif agit alors sur deux dimensions conjointes. D’une part, l’enseignant développe un vécu en tant qu’élève (il vit une forme destinée à la classe) ; d’autre part, il développe un vécu de pratiquant (il s’engage dans une activité physique).
35Depuis la place de l’élève, l’enseignant est confronté à des formes de pratiques « réelles » et à des contenus d’enseignement. Marquées par la conception de l’enseignement de l’EPS du réseau et les principes de formation qui en découlent, ces formes de pratique sont inspirées de l’activité de l’expert (de la pratique de l’activité) et complexes (tout en étant immédiatement accessibles à tous). Elles sont riches en émotions. « Du dedans », l’enseignant accède alors à la connaissance d’une activité physique, dans ses dimensions culturelle, technologique, didactique :
Pour comprendre ce que vit un élève quand il est dans telle situation en escalade, si soi-même on s’est pas retrouvé dans cette situation-là au niveau de l’émotion, du sens… […] et sur comprendre le sens profond de ce que c’est que l’activité du joueur de bad[minton], l’émotion, le… il faut le pratiquer […], il faut voir le haut niveau, il faut si on veut pas être extérieur à la culture (B., entretien, mars 2010).
36Dans ce cadre, l’enseignant en formation participe à l’interaction pédagogique, éprouve le dispositif et ses effets. En changeant de rôle, il se met en empathie : active sa « capacité à ressentir les émotions pour soi et pour autrui, à se glisser à la place de l’autre pour en comprendre les intentions tout en faisant la distinction entre soi et autrui » (Leblanc & Sève, 2012, p. 56). Le ressenti est interface entre soi (sa propre activité) et l’autre (celle de l’autre) :
Ça [la formation] doit passer par du ressenti, et le ressenti permet de s’essayer, de s’exposer… de… de se confronter à, et puis en même temps de faire un retour sur soi et je pense que ça après c’est important déjà pour avoir une première démarche pour aller vers les élèves (A., entretien, mars 2010).
37Le principe d’isomorphisme enseignant-élève (Mialaret, 1977) fait donc partie des principes sous-tendant le modèle de formation. Dans leurs discours, les formateurs font fréquemment le parallèle entre l’activité des élèves en classe et celle des enseignants en formation :
Même avec les gamins, c’est pas parce que tu dis au gamin qu’il faut faire comme ça qu’il sait le faire ou qu’il va y arriver. Tu sais qu’il va devoir transformer quelque chose pour y arriver, […] donner le contenu verbalement, ça suffit pas. Il faut qu’il manipule, qu’il expérimente, qu’il essaie, qu’il joue avec des éléments du contenu pour le construire (N., entretien, juin 2010).
38En sollicitant corporellement les enseignants, les formateurs suscitent des sensations, des émotions, des plaisirs et déplaisirs associés… des outils et des ressources de développement (Cerclet, 2008 ; Ria & Chaliès, 2003) :
Certains stages, y en a [des enseignants] qui veulent pas pratiquer, qui veulent rester sur le côté. Donc je leur dis que… enfin j’essaie de leur faire comprendre et… […] Et après, je leur donne l’image du tigre […], c’est-à-dire que : « Vous voyez un tigre à la télé, vous voyez un tigre à côté de vous, vous avez pas la même sensation, pourtant, vous avez vu un tigre ! » (L., entretien, juin 2010).
39Le poids donné à la pratique physique de l’enseignant révèle les bénéfices attendus – par le réseau EPS – du vécu et de l’engagement « par corps » :
Vraiment pour moi, c’est important que ça passe par le corps, […] si les collègues veulent transmettre, veulent être crédibles auprès de leurs élèves, s’ils ne sont pas passés par des sensations corporelles, ça me semble vraiment très très difficile de mener un cycle de danse (S., entretien, mai 2010).
40Comme l’écrit Fleury, la relation entre émotion et connaissance découvre « l’épaisseur sociale derrière l’étymologie (motion) qui souligne “la mise en mouvement”, la transformation de l’identité, la resocialisation ou l’instauration d’un nouveau rapport à soi, au monde, à sa propre vie » (2006, p. 114).
41Sous certaines conditions, ce double vécu (d’élève et de pratiquant) est envisagé par le réseau (ses responsables et formateurs) comme un catalyseur de transformation des pratiques professionnelles.
4.2. Vers une expérience éducative
42À des fins « éducatives » (Dewey, 1968), les « activités » et « éprouvés » (Bourgeois et al., 2013) (de l’activité physique, de l’activité de l’élève) ne sont pas laissés bruts par les formateurs. En cours d’atelier ou par la suite, ils reviennent sur les fondements et la logique de leurs propositions et les mettent en perspective dans l’espace scolaire. Les effets de la formation (en termes de transformations pour l’enseignant stagiaire) dépendraient alors, et à la fois, de sa capacité : à (re)devenir élève et pratiquant, à analyser sa pratique de stagiaire, à remettre en question ses traditionnelles façons de faire, d’être et de penser. Des procédés qui reposent sur les liens démontrés entre ressentis et états de pensée, entre pratique, vécu et représentation du monde :
Le but du jeu pour nous [les formateurs] c’est […] les faire basculer [les enseignants en formation] sur une réflexion qui va les obliger à se transformer. Si tu prends par exemple comme principe professionnel « Rendre accessible la compétence à tous », si ça, t’arrive à les faire basculer là-dessus, le gars, le collègue [enseignant en formation], il peut plus faire la même forme de pratique qu’il faisait avant. C’est plus possible et ça veut dire que ce principe-là, à un moment, ça a eu du sens pour lui et ça le fait avancer (N., entretien, juin 2010).
43En proposant un tel dispositif, le réseau attend deux effets principaux, constituant deux étapes nécessaires à la transformation des pratiques professionnelles d’après Barbier (2000) : d’une part, la prise de conscience et la construction de sens ; l’acquisition et la construction de savoirs, d’autre part. La formation vise dans ce cas la transformation des systèmes de représentations et de valeurs, vers une transformation des identités professionnelles :
La façon d’amener l’acrobatie fait qu’on sort des schémas traditionnels qu’ils [les enseignants en formation] connaissent au niveau de la cascade à trois balles, tout ça… Oui ça, je sais que la petite forme de pratique qu’on a construite au niveau jonglage, elle permet vraiment de faire évoluer la vision des choses et, pareil au niveau acrobatique, on sort du schéma : acrosport, gymnastique (L., entretien, juin 2010).
44Le dispositif étudié, empreint des conceptions constructivistes de l’apprentissage et des savoirs, rejoint la perspective du modèle de formation « interactionniste »« humaniste » présenté par Bourdoncle : l’enseignant est « celui qui, parce qu’il en a fait personnellement l’expérience, est capable de créer les conditions favorables à la fois pour le développement personnel et l’apprentissage, l’expression de certaines forces personnelles latentes qui fournissent l’énergie nécessaire pour apprendre » (1994, p. 88).
45Le réseau fait dépendre la construction de savoirs par les enseignants stagiaires, de l’action et de l’expérience. Ce modèle de formation confirme ainsi la nature « pratique » du rapport que les enseignants d’EPS entretiennent aux propositions de formation continue, identifiée par Fleitz (2004, p. 91-92) : contenus de formation « rencontrés lors de pratiques au sens large », pratiques « articulées à un aspect réflexif », contenu « en phase avec le contexte d’activité de l’enseignant » (la classe) et ayant « une signification pratique ».
5. Conclusion : la formation continue comme espace de développement, possibles et limites
46Dans cette discussion conclusive, j’expose les contextes, leviers et mécanismes par lesquels le dispositif de formation étudié est susceptible de contribuer au développement professionnel des enseignants, formateurs comme stagiaires, ouvrant des espaces-temps, modifiant les rapports à soi et au monde. Bien que présentée séparément, l’analyse des résultats, concernant les uns et les autres, laisse transparaître une grande proximité des processus de développement professionnel en jeu, pour les uns et les autres. Décentration, alternance de points de vue, pluralité des interactions, nature et traitement particuliers de l’activité apparaissent comme des opérateurs de développement. Lorsque l’enseignant glisse de son activité d’enseignant à celle de formateur ou à celle d’élève pratiquant, il opère une décentration. Son activité et ses actions au sein du dispositif de formation continue ne l’éloignent pas entièrement de son activité quotidienne d’enseignant, mais l’incitent à un « pas de côté », soit à prendre de la distance et du temps pour considérer le processus d’enseignement-apprentissage sous un angle différent, complémentaire, supplémentaire, dont il sera riche lorsqu’il retournera en classe. Parmi les procédés utilisés pour « décentrer » : l’« alternance de points de vue » (Leblanc & Sève, 2012) sur un même objet, l’enseignement de l’EPS. Les enseignants de la formation continue sont effectivement tantôt enseignant, élève, formateur, tantôt observateur, pratiquant, concepteur, intervenant, etc. L’alternance s’éprouve notamment dans des situations qui peuvent être « fictionnelles » (ibid.) – telles que le vécu de l’activité de l’élève –, mais où l’enseignant s’engage toujours à la première personne et corporellement. La participation au réseau de formation implique en outre le partage d’une pluralité d’interactions. Pluralité du point de vue des acteurs du monde de l’EPS concernés par l’interaction (enseignants formateurs et en formation, élèves, inspecteurs, responsables de réseau et académiques, etc.), pluralité au regard de la nature des interactions engagées (visuelle, auditive, kinesthésique, tactile, verbale, etc.), de leur contexte (séances pratiques, plénières, de façon informelle, etc.), et de leurs effets (émotions, stimulation, émulation, motivation, etc.). Enfin, ce modèle de formation met en œuvre une expérience « au cube » intégrant : activité, vécu, pensée réflexive (Bourgeois et al., 2013). Un moyen, pour les enseignants, de « construire », « vérifier » et « expérimenter » le réel (Dubet, 1994, p. 92).
47Mon propos pourrait laisser croire que ces transformations et développements bénéfiques sont systématiques (pour tous et dans tous les cas). Il n’en va pourtant pas ainsi, pour les enseignants formateurs comme pour les enseignants en formation. Les formateurs témoignent de la rugosité de leur mission. En particulier, ils déplorent le manque de formation de formateurs, la difficulté à gérer les nécessaires adaptations, les fréquentes remises en question, les critiques des enseignants stagiaires, l’insuffisance de temps pour préparer, échanger et s’accorder, le peu de reconnaissance institutionnelle de cet engagement. L’enquête révèle plusieurs cas de formateurs qui, lorsque la situation devient trop difficile, se retirent du réseau, parfois en état de grande détresse, pouvant affecter leur activité d’enseignant. Les enseignants stagiaires ne s’inscrivent et ne s’engagent pas toujours, non plus, dans la démarche de transformation qu’impulse la formation continue. Parce que le dispositif de formation ne les convainc pas (conceptions, modalités de formation, etc.), qu’ils n’y trouvent pas « leur compte » (des recettes facilement transférables à leur réalité de classe, par exemple), certains enseignants ne s’inscrivent plus aux stages de formation, s’y inscrivent mais ne pratiquent pas les situations proposées ou s’opposent vivement aux formateurs. La formation professionnelle continue constitue un espace de dé-/re-/construction de professionnalités enseignantes. Selon la posture dans laquelle se trouvent les enseignants en formation face au changement, ils y résistent plus ou moins. En EPS, dans l’Académie de Lille, les contenus de formation sont d’autant plus innovants pour les stagiaires, et donc susceptibles de nécessiter des modifications coûteuses de leur part (en termes de conceptions, représentations, pratiques, d’identité) que le modèle de professionnalité affiché par le réseau (conception de la formation autour de deux catégories de savoirs, traduction des savoirs « pour » enseigner dans le registre de la didactique des activités physiques) diffère partiellement de celui valorisé au concours national de professeur d’EPS8, mais aussi que les systèmes académiques de formation initiale et de formation continue ne s’interpénètrent pas forcément.
Qu’apprennent les enseignants en situation de travail ? Où, quoi, quand, comment, quelles conditions ?
Cet article analyse l’apprentissage des enseignants dans un dispositif de formation continue, une situation de travail à deux faces : le cas des enseignants formant d’autres enseignants, et des enseignants se formant. Sous certaines conditions, les enseignants en formation acquièrent des savoirs de l’action et de l’éprouvé, des savoirs sur l’action et sur l’éprouvé. Les enseignants qui forment développent des savoirs pour et sur former, transférables, en partie, à leurs pratiques enseignantes.
Quels bénéfices (ou effets, limites, inconvénients…) en tirent-ils ? Pour eux-mêmes ou pour leurs élèves ?
Les bénéfices (attendus et déclarés) touchent à la rénovation des pratiques des enseignants, vers une plus grande efficacité « subjective » et « objective », à condition que les coûts de transformation soient considérés comme suffisamment raisonnables.
Bibliographie
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Cette contribution s’inscrit dans un programme de recherche plus large de laboratoire, pluridisciplinaire. De 2008 et 2012, l’Atelier SHERPAS (EA 4110) conduit en effet une Action de recherche concertée d’initiative régionale (Conseil régional du Nord-Pas de Calais) intitulée : « Rendre efficient l’agir éducatif dans les domaines du sport et de l’éducation physique et sportive : mécanismes de régulation des violences, des formations et des apprentissages ». C’est là que je me suis notamment intéressée à la transformation des pratiques professionnelles des enseignants d’EPS sous l’angle de la formation professionnelle continue, dans l’Académie de Lille. L’enquête portant sur l’EPS a également été soutenue par l’Institut universitaire de formation des maîtres du Nord-Pas de Calais.
2 Le terme « savoir » est entendu dans une acception large.
3 Je remercie mon collègue historien Haimo Groenen, avec qui cette étude a été menée. Sociologie et histoire ont interagi et se sont complétées afin de donner de la profondeur à l’analyse et d’appréhender la complexité de l’objet. L’approche historique a permis d’identifier la part qui revient aux conjonctures nationales et académiques, aux acteurs dans la genèse, l’institutionnalisation et l’évolution de la formation professionnelle continue rectorale en EPS. Les permanences observées historiquement ont offert la possibilité de comprendre la configuration actuelle du réseau EPS et posé des jalons utiles pour l’approche sociologique.
4 Pour ces auteurs, la dynamique émotionnelle émerge de l’activité physique, mentale et sociale des enseignants et est ancrée dans les émotions précédemment éprouvées.
5 La structure renvoie à l’architecture (la morphologie) du réseau, à la mise en interrelation, à l’imbrication des acteurs, à la distribution de l’offre de formation. La dynamique est renseignée par les cycles d’innovations-rénovations (en matière de formation et en lien avec les évolutions du système éducatif). La logique est abordée par l’identification des principes, des fondamentaux, des conventions liant et guidant les éléments du réseau (humains et non-humains).
6 Le parcours des formateurs ne se caractérise pas systématiquement par le vécu de l’ensemble de ces rôles et situations. Cependant, dans tous les cas, il est composite.
7 La première renvoie au « travail réalisé et à ses résultats sur l’apprentissage et plus largement la socialisation », la seconde « à la fonction de ce travail dans son propre développement personnel et professionnel » (Saujat, 2007, p. 82).
8 Or, l’Académie de Lille a longtemps accueilli des néo-titulaires d’autres académies.
Auteur
sophie.necker@espe-lnf.fr
Maître de conférence en STAPS Sociologue ESPE Lille Nord de France, France RECIFES, EA 4520
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