Aider les élèves à donner du sens à l’école et aux savoirs…
Tout un programme
p. 11-24
Note de l’éditeur
Ce texte a été rédigé par Jean-Louis Dufays sur la base du diaporama de la conférence que Michel Develay a donnée à Louvain-la-Neuve le 12 novembre 2014, complété par les notes qu’il a prises.
Texte intégral
1Que signifie pour un enseignant « donner du sens » aux apprentissages ? Le point de départ de cette réflexion est que cela suppose de porter une grande attention à la fois aux représentations des élèves et à l’épistémologie de la discipline qu’on leur enseigne. En effet, plus on s’intéresse aux élèves, plus il importe de s’intéresser aux contenus qu’ils ont à apprendre, c’est-à-dire au corps des savoirs liés aux différentes disciplines scolaires.
2Pour essayer d’éclairer cette idée, l’exposé qui suit se propose d’emprunter cinq voies complémentaires : on se demandera successivement pourquoi il est opportun de prioriser la question du sens, comment cette notion peut être caractérisée, quelles théories peuvent être mobilisées à son propos, puis quelles pratiques et, enfin, quelle place il convient de donner, au-delà du sens, au rapport au savoir et au rapport à la loi.
1. Pourquoi prioriser la question du sens ?
3Tous les acteurs de l’école posent la question du sens de cette institution. En effet, quand la société est enrhumée, l’école tousse ; or, la question du temps met l’école en tension et en décalage permanents par rapport à la société. Quel sens cela a-t-il de passer tant de temps à enseigner et apprendre ce qui est désormais accessible à tout le monde en quelques clics ? Les élèves et les parents eux-mêmes se posent la question du sens, et les enseignants aussi, même si on les écoute trop peu. Il faut dire que la question du sens est éminemment transversale et qu’elle intéresse tous les publics.
4Si l’on en croit François de Singly1, tout se joue au moment de l’« adonaissance », c’est-à-dire à 12 ans, l’âge du collège. À ce moment, on n’est pas encore en rupture, mais on cherche à se différencier. La question des « décrocheurs » interpelle aussi le sens de l’école : en France, l’ex-ministre Vincent Peillon en a identifié 28 000.
5L’élément clé dont il convient peut-être de partir est que le sens ne git nulle part. Rien n’a de sens, mais le sens se trouve dans l’interaction entre un sujet et un objet : c’est donc quelque chose d’éphémère et de personnel, qui se construit.
2. Le sens, quelles caractéristiques ?
6Si l’on veut ensuite tenter de caractériser le sens, il s’agit de comprendre qu’il est toujours quelque chose qui nous dépasse, qui est plus que ce que nous en percevons. Il relève à cet égard de la transcendance, et donc des théodicées, ces récits fondateurs de sens, mais il dépend aussi de l’interprétation que l’on veut ou que l’on peut en faire : il a donc partie liée avec l’histoire des idées.
7Du reste, si l’on en croit le Dictionnaire Lalande, le mot sens vient du latin signum, qui désigne le signe, ce qui est chargé de significations. Or, insistons-y, aucun sens n’est donné d’avance : comme le notait Fernando Pessoa, « les choses n’ont pas de signification : elles ont une existence »2.
8Qui plus est, le seul fait de rechercher du sens revient toujours, peu ou prou, à questionner les abimes de l’existence, à se demander dans quelle mesure la vie vaut la peine d’être vécue. Cela conduit aussi à se dynamiser en s’engageant, pour affronter ce que l’on dénonce. Et cela peut enfin permettre de trouver la sérénité du premier matin « dans l’amour et dans la paix » dont parle Albert Camus dans Noces. Par exemple, on peut profiter d’une initiation au système décimal pour éveiller les élèves au sens de la notion d’infini.
9On remarquera aussi, à la suite de Gilles Deleuze3, que le sens tire ses origines d’un triple rapport : à soi, aux autres et au monde. Il importe en effet de voir que ce qui est visé, au-delà de la maitrise des disciplines, c’est l’appartenance à une culture commune, à une réalité qui est partageable parce qu’elle est perçue comme universelle.
3. En théorie, comment aider un élève à trouver du sens dans les apprentissages ?
10Pour les élèves, le sens découle nécessairement d’une découverte. Celle-ci peut être de quatre types.
3.1. La dimension d’usage du savoir
11Le sens peut d’abord découler de la découverte d’un usage possible des savoirs hors école : on est alors dans l’idée d’apprendre pour faire, et non pour seulement penser. C’est là que se fonde l’idée de compétence si on la définit comme un « savoir agir réfléchi », c’est-à-dire que l’élève sait pourquoi il fait comme il fait. On est aussi dans l’idée que l’on apprend en vue de quelque chose de futur, que le présent prend sens par rapport à l’avenir. Mais lorsqu’on ne cherche à savoir que pour faire, faire a toujours des conséquences qu’il n’est pas possible d’occulter.
12La notion de compétence devient gênante lorsqu’elle se focalise seulement sur le faire au détriment de la pensée. En effet, le savoir-agir de l’infirmière n’a de sens que si elle maitrise les connaissances sous-jacentes à ce faire. Une connaissance n’a de sens que par rapport à l’usage social qu’on peut en faire. Cette question est plus difficile à régler dans certaines disciplines, comme l’histoire.
13Cela étant, la question des savoirs disciplinaires a d’emblée été abordée dans deux sens opposés : d’un côté, pour Chevallard, la source du savoir enseigné réside dans le savoir savant, académique ; de l’autre, pour Martinand, le savoir enseigné est lié aux pratiques sociales. La notion d’usage des savoirs ne fait donc pas l’unanimité. Qui plus est, l’école fonctionne très largement sur le rapport entre le présent et le futur : « apprends quand tu seras grand ! ».
3.2. La dimension historico-sociale du savoir
14Une autre manière d’aider les élèves à trouver du sens à leurs apprentissages est de les faire réfléchir à l’origine des savoirs : il s’agit de leur faire saisir que le savoir est toujours une aventure, mais aussi la réponse qui est donnée à une question à un moment donné, et qu’il est, de ce fait, toujours révisable dans le temps. Le rapport au savoir nous engage ainsi inévitablement dans un certain rapport à l’histoire et à la société.
15Il est utile, par exemple, de savoir qui était Pythagore, l’auteur du fameux théorème : c’était un sportif, spécialisé dans le pugilat, et il a voyagé ; il s’est rendu chez Thalès, puis à Cretone, dans le Sud de l’Italie, où il a fondé une école très spéciale, où les élèves devaient d’abord se taire longtemps. Raconter cela permet d’incarner le savoir ; or, tout savoir a une histoire, et un des rôles de l’école est de transmettre ce que des hommes et des femmes nous ont légué. Il en résulte que, parfois, une même discipline est partagée entre différents savoirs ou paradigmes. Par exemple, en éducation physique et sportive, est-ce que je suis mon corps ou est-ce que j’habite mon corps ? Pourquoi est-ce que je pratique ou j’enseigne l’éducation physique et sportive ?
3.3. Le lien entre un savoir et une discipline de référence
16Le sens peut encore provenir de la structure explicitée des disciplines et, dans ce cas, l’apprentissage se fait au départ de l’épistémologie.
17D’une part, il importe pour les élèves de saisir que le sens des disciplines évolue au fil des générations. En effet, chaque discipline est un ensemble de connaissances structurées par un paradigme, qui constitue sa condition d’intelligibilité. Par exemple, en français, on a connu le paradigme de la linguistique structurale, puis celui de la typologie des textes… Or, un paradigme est quelque chose qui nait et qui peut évoluer, varier et mourir : la discipline qui en dépend n’est donc pas un invariant, mais un système de savoirs contextualisés.
18D’autre part, aux yeux des élèves, une discipline scolaire est aussi un ensemble qui est construit pendant une année donnée autour de quelques idées forces, qui peuvent toucher aussi bien au sens qu’à l’anthropologie, au rapport à soi, aux autres et au monde, ou encore à la relation qui unit le singulier à l’universel.
3.4. Le lien entre un savoir et des questions ontologiques
19Le sens peut enfin découler de la résonance culturelle des savoirs : il s’agit alors d’apprendre de l’anthropologie et de l’ontologie.
20En France, sous le ministère de l’Éducation de François Fillon, l’école était fondée sur un « socle de connaissances et de compétences ». Sous le ministère de Vincent Peillon, cette notion s’est élargie à celle de « socle de connaissances, de compétences et de culture » : on peut voir là le signe d’une meilleure reconnaissance du rôle clé de la culture dans l’éducation. De même, l’anthropologie s’intéresse à la fécondité de l’expérience humaine, et ce qui est le plus important à cet égard est la culture.
21Cela étant, comme on le sait, la culture présente deux dimensions : l’une quantitative, bancaire : la culture comme patrimoine ; l’autre symbolique, qualitative : la culture comme expérience anthropologique. Cette seconde conception, qui rejoint la dimension ontologique du sens, se manifeste dans toutes les disciplines :
en géographie, à travers les notions de géographicité et d’interdépendance ;
en mathématiques, à travers les notions d’infini et d’idéalité ;
en physique, à travers les notions d’origine, d’interdépendance et d’attraction à distance ;
en biologie, à travers les notions d’identité et de micro et de macro ;
en histoire, à travers les notions de déterminisme et de pouvoir ;
en littérature, à travers les notions d’universalité des sentiments et de rapport aux autres…
22Il existe par ailleurs de grandes idées qui à la fois traversent les disciplines et les dépassent4 : pensons par exemple au « sentiment océanique » qu’évoquait Freud, à la notion d’« immanensité » chère à Jules Laforgue, ou encore à l’opposition entre le diurne et le nocturne dont parlait Bachelard…
4. En pratique, comment aider un élève à trouver du sens dans les apprentissages scolaires ?
4.1. Objectifs
23Deux questions devraient tarauder tous les enseignants : 1) comment aider les élèves à trouver du sens aux activités proposées ? 2) comment les aider à transférer dans d’autres situations ce qu’on leur a appris ?
24La réponse aux deux questions se trouve en grande partie du côté de la réflexivité. Développer la réflexivité, c’est aider chaque élève à comprendre à la fois comment il fonctionne, quelles choses nouvelles émanent de ce qu’il a compris et quelle est la structure de la discipline qu’on lui enseigne.
25Pour ce faire, ce qui importe peut-être le plus, c’est d’abord de se donner du temps : les nouveaux programmes scolaires à promouvoir devraient être des programmes de vacuité, qui laissent assez de temps aux enseignants pour faire acquérir le sens de chaque contenu.
26Un objectif clé à cet égard est de faire saisir aux élèves que tout savoir est le lieu d’un héritage. Au-delà d’un certain « rapport aux savoirs », il est essentiel de leur transmettre une histoire des savoirs, car c’est à cette condition qu’ils éviteront de les naturaliser.
27Plus précisément, aider les élèves à trouver du sens à leurs apprentissages requiert non pas une démarche unique, mais une diversité de pistes d’action qu’on pourrait détailler comme suit :
faire exister des situations problèmes proches de leurs tranches de vie ;
prendre en compte leurs représentations ;
considérer les erreurs comme autant d’obstacles à comprendre et non comme des fautes ;
installer des temps métacognitifs ;
développer des activités de transfert et non le seul redire ou refaire ;
aider à penser les connaissances en termes de réseaux pour mettre à jour les structures des disciplines ;
éclairer l’histoire des savoirs.
4.2. Un premier exemple : en grammaire
28Intéressons-nous de plus près aux troisième et quatrième principes, « considérer les erreurs comme autant d’obstacles à comprendre et non comme des fautes » et « installer des temps métacognitifs ». Dans le domaine de la grammaire, cela invite les enseignants à faire expliciter par les élèves la règle implicite qui a déterminé chaque erreur. On découvrira ainsi que :
l’élève qui a écrit « Les hommes épuisés, marcher » s’est référé à la règle selon laquelle « après le sujet vient le verbe, et quand deux verbes se suivent, le second est à l’infinitif » ;
celui qui a écrit « Les hommes allaient marché » s’est fondé sur la règle selon laquelle « après un auxiliaire, il y a le participe passé » ;
celui qui a écrit « Les hommes allaient marchaient », s’est appuyé sur la règle voulant que « le participe passé, comme un verbe, se conjugue » ;
celui qui a écrit « de l’horizon accourt de gros nuages » s’est basé sur l’idée que « le sujet est avant le verbe » ;
celui qui a écrit « Tu chante » s’est fié à la règle qui veut que « si t’es tout seul qui chante, c’est singulier, y a pas de s ».
4.3. Un deuxième exemple : en histoire
29Illustrons à présent les deuxième et sixième pistes d’action, « prendre en compte les représentations des élèves » et « les aider à penser les connaissances en termes de réseaux pour mettre à jour les structures des disciplines ».
30Dans le domaine de l’histoire, il est par exemple intéressant d’aborder la notion de démocratie en cherchant à reconstruire la trame conceptuelle qui lui est liée. Cela implique d’abord d’inventorier avec les élèves les différents principes qui définissent le champ notionnel de « démocratie », lesquels pourraient être résumés comme suit :
les citoyens votent pour élire leurs représentants ;
les représentants élus par les citoyens forment des assemblées qui organisent trois types de pouvoirs distincts : le législatif, l’exécutif, le judiciaire ;
les assemblées discutent et votent des décisions qui deviennent ensuite des lois pour tous les citoyens ;
tous les citoyens sont égaux parce qu’ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs ;
les lois garantissent aux citoyens un ensemble de libertés (de déplacement, d’expression, de propriété) qui constituent leurs droits ;
les démocraties se différencient par :
l’importance du nombre de citoyens par rapport à la population ;
la part de libertés laissée aux individus.
31Sur cette base, les élèves pourraient être invités à structurer eux-mêmes la trame conceptuelle de la notion de « démocratie », qui pourrait prendre la forme suivante :
32L’étape suivante pourrait consister à inviter les élèves à exprimer leurs représentations, par exemple au départ des consignes suivantes :
Coche la réponse qui te parait juste
1. Démocratie, c’est le nom :
d’une forme de gouvernement ❒ d’une ville ❒ d’une personnalité ❒
2. Dans une démocratie, le pouvoir appartient :
au peuple ❒ aux riches ❒ à l’armée ❒ à un parti ❒ au roi ❒ aux prêtres ❒
3. Dans une démocratie, le pouvoir est donné :
par l’argent ❒ par la force ❒ par les élections ❒ par Dieu ❒
4. Dans une démocratie, le pouvoir est :
héréditaire ❒ à vie ❒ pour une durée déterminée ❒
5. En 1994, en France, pour être citoyen, on peut être (plusieurs possibilités) :
un homme ❒ une femme ❒ un étranger ❒ un noir ❒ un criminel
Complète cette phrase en citant trois droits propres à une démocratie
Dans une démocratie, les habitants ont le droit de :
Penses-tu que ces affirmations soient justes ou fausses et dis pourquoi
Dans une démocratie, c’est le président qui décide des lois V F
Dans une démocratie, les droits des habitants dépendent de leur richesse V F
Dans cet ensemble, élimine les quatre mots intrus par rapport à l’idée de démocratie
Roi Égalité Élections Pharaon Liberté Citoyens Sujets Député
Président Dictature Justice Lois République Empereur Monarchie
33Pour faire acquérir la rigueur de la notion, il est intéressant ensuite de travailler avec les élèves sur les « formulations obstacles », c’est-à-dire les propos qui convoquent la notion, mais en réduisent ou en déforment la portée. Voici quelques exemples de ces formulations relatives à la notion de démocratie :
c’est le président qui a le pouvoir, qui décide des lois ;
quand il y a des élections, on est en démocratie ;
quand il y a un président, on est en démocratie ;
dans une démocratie, le pouvoir appartient à un parti ;
il n’y avait pas de démocratie à Athènes au Ve siècle av. J.-C. parce qu’il y avait des esclaves ;
l’Iran n’est pas une démocratie parce qu’il y a la guerre ;
en France, en 1994, un étranger est un citoyen ;
la démocratie est une forme de gouvernement trop récente pour que les peuples de l’Antiquité aient pu la connaitre.
34Chacune de ces formulations peut être décryptée par un schéma à six cases, où sont distingués : 1° la formulation elle-même (au centre), 2° le contexte historique où elle s’enracine (en haut), 3° le contexte quotidien de l’élève auquel elle pourrait être appliquée (à gauche), 4° la ou les autre(s) notion(s) clé(s) qui est (sont) en jeu dans cette formulation (à droite), 5° l’explicitation de la vision du monde sous-jacente (au centre, en dessous de la formulation) et 6° les obstacles que le champ notionnel de la démocratie, tel qu’on l’a défini plus haut, oppose à cette formulation.
35Voici cinq exemples de schémas, qui concernent les formulations 1, 2, 4, 5 et 8 énoncées ci-dessus :
36L’étape suivante consisterait à transformer chaque formulation-obstacle en objectif-obstacle, c’est-à-dire en objectif d’apprentissage au sein de la classe, lequel objectif gagnerait à s’articuler à une situation-problème concrète et à déboucher sur une consigne de travail précise. Voici ce que donnerait une telle déclinaison à propos des formulations 1 et 2 :
Obstacle | Objectif-obstacle | Situation-problème | Consignes de travail |
C’est le président qui a le pouvoir qui décide des lois. | Comprendre que la séparation des pouvoirs est un des fondements de la démocratie. | Repérer comment un arrêté municipal est voté. | Reconstituer le puzzle d’une décision de conseil municipal. |
Obstacle | Objectif-obstacle | Situation-problème | Consignes de travail |
Quand il y a des élections, on est en démocratie. | Repérer les différentes modalités d’élection possibles. | Simuler des élections avec des consignes différentes (un seul candidat, bulletins reconnaissables, exclus du vote, etc.) pour établir ce qu’est un vote libre. | Vous votez librement dans un isoloir, selon des élections ainsi conçues. |
37Enfin, l’activité autour du champ notionnel de la démocratie s’achèverait par une évaluation qui inviterait les élèves à transférer les savoirs acquis en répondant à des questions comme celles-ci :
381. Parmi ces pays, en t’aidant des documents joints, indique lesquels te paraissent avoir ou non un gouvernement démocratique
Oui | Non | Pourquoi ? | |
Pologne | |||
Algérie | |||
Chili | |||
Brésil | |||
Chine |
392. Sous chacun de ces mots, note d’autres mots que tu associes
LIBERTÉS | INSTITUTIONS | CITOYENS | PEUPLE |
403. Associe tous ces mots les uns aux autres par un schéma :
41droits devoirs assemblées démocratie pouvoir législatif
4.4. L’évolution historique des disciplines : des exemples en arts et en sciences
42Une autre piste d’action essentielle pour aider les élèves à donner du sens aux savoirs scolaires est celle qui consiste à rendre claire l’histoire des savoirs, à montrer que les visions du monde qu’ils véhiculent n’ont cessé d’évoluer au fil des siècles.
43Cette démarche est particulièrement pertinente dans le domaine du dessin et des arts plastiques, où il parait essentiel de faire comprendre aux élèves les trois grandes conceptions de l’enseignement artistique qui se sont succédé depuis le début du XXe siècle :
l’art comme reproduction du réel (1909-1968), où l’idéal est de développer le faire par l’imitation grâce à des techniques (dessin, aquarelle, fusain, peinture à l’huile, etc.) ;
l’art comme activité de créativité (1968-1980), qui entend développer la création par le voir et le connaitre à partir d’une conception naturaliste de l’éducation ;
l’art comme pratique réfléchie (après 1980), où il s’agit davantage de développer une pratique réflexive pour faire comprendre l’écart entre intention et action.
44De même, dans le domaine des sciences, il est précieux que les élèves soient informés de l’évolution qui, en un siècle, a fait passer l’école de la leçon de choses à cette nouvelle discipline qu’en France on appelle les Sciences de la vie et de la terre (SVT). Ils apprendront ainsi que :
les leçons de choses, qui prévalaient à la fin du XIXe siècle, étaient ancrées dans le positivisme cher à Auguste Comte ;
l’histoire naturelle, qui s’est développée par la suite, était en prise sur la théorie de l’évolution de Charles Darwin ;
les sciences naturelles, qui ont connu également leur heure de gloire au début du XXe siècle, étaient arrimées à l’idéal de la scientificité tel que l’avait formulé Claude Bernard ;
la biologie s’est orientée vers la biologie moléculaire au départ des travaux de Jacques Monod ;
le développement récent des SVT repose sur l’idée que la science et la technique sont inséparables.
5. Au-delà du sens, deux concepts centraux : le rapport au savoir et le rapport à la loi5
45Un dernier éclairage qui s’avère précieux pour travailler avec les élèves le sens de l’école et des apprentissages consiste à relier cette question à celles, fondamentales, de rapport au savoir et de rapport à la loi.
5.1. L’origine de l’idée de rapport au savoir
46À la base de l’idée de rapport au savoir, il y a l’idée que le réel n’existe pas comme un en soi, mais dans la relation que chacun vit avec lui. Or, notre relation au réel s’exerce toujours à trois niveaux : elle est tour à tour épistémique (c’est le rapport aux savoirs proprement dit), identitaire (tout rapport au monde nous met en rapport avec nous-mêmes en tant qu’êtres bio-psychologiques) et sociale (car être dans le monde, c’est toujours être pris dans un rapport aux autres et au monde en tant qu’être social).
5.2. L’origine de l’idée de rapport à la loi
47Parallèlement au savoir, il y a la loi, car « l’homme est par nature un animal politique »6, qui est passé progressivement de la phonè (les pouvoirs de la parole orale) au logos (la force de la raison écrite) et de la nature à la culture, évolution qui va de pair avec une prégnance croissante de la loi. L’idéal de la polis, la cité-État qui rassemble une communauté de citoyens libres et autonomes, apparait aujourd’hui à beaucoup comme une nécessité pour faire exister de l’humain. Selon cet idéal, la classe, à défaut d’être une authentique communauté, est du moins une société où des humains (se) construisent ensemble.
48La culture, de son côté, apparait à la fois comme la cause et la conséquence de l’humanitude, ce nouveau nom qui est parfois donné à la nature humaine. Mais la culture, ce ne sont pas seulement des savoirs ; ce sont aussi, voire d’abord, des représentations, des techniques, des institutions, qui distinguent l’homme civilisé du sauvage et du barbare. La classe occupe à cet égard un rôle stratégique, car c’est là qu’on peut découvrir qu’une société sert à construire de l’éducation et non simplement à en fabriquer : l’école, la classe sont aussi des lieux de praxis et de poïesis.
49Lieu de socialité, la classe est donc un espace privilégié pour apprendre la force des règles et des lois. On y découvre que la loi a partie liée avec la sécurité, en tant que limite à la toute-puissance où tend à nous entrainer le désir mimétique ; mais aussi qu’elle est une condition de l’accès à la liberté ou, plus exactement, à l’autonomie, dans la mesure où elle nous permet d’échapper à l’emprise totalitaire de l’autre ; et, enfin, qu’elle est la source de tous les combats pour l’égalité, qui visent à donner plus de place au bien, au vrai et au juste. Conçue dans cet esprit, la loi à l’école n’interdit qu’en vue de mieux autoriser, et si l’enseignant y occupe nécessairement une position de surplomb, celle-ci ne se confond pas avec sa posture, qui gagne, au contraire, à se faire horizontale à l’égard des élèves.
50On le voit, aider les élèves à donner du sens à l’École semble difficilement dissociable d’un certain rapport tant au savoir qu’à la loi. C’est en leur donnant accès à un regard neuf sur les savoirs en même temps qu’au bon usage de la loi qu’on leur permettra d’accéder peu à peu à une parole personnelle et, au-delà de celle-ci, à une parole institutionnelle, voire à une parole universelle.
6. En conclusion, comment aider un élève à trouver du sens à l’école ?
51Une manière de conclure cet exposé serait de souligner l’étroite corrélation qui apparait entre la question du sens de l’école et sept notions fondamentales : Désir, Identité, Fondations, Fondements, Réflexivité, Reliance, Historicité.
52En effet, aider les élèves à interroger leur rapport au Savoir et leur rapport à la Loi constitue le début de cette prise de conscience du « fantôme d’autrui » que chacun porte en lui et qui détermine ou non, face à l’inconnu de l’apprendre et à la puissance symbolique du savoir, une relation de sens et fait de l’école le lieu d’un apprendre ensemble aujourd’hui pour vivre ensemble demain, ce qui constitue le défi de la démocratie. Dans une telle perspective, le sens advient de la confrontation de chacun à ses désirs (de comprendre, de savoir, de pouvoir, etc.). Alors jaillit l’intentionnalité qui suggère une direction. Le sens émerge du dialogue que l’école institue avec les mots, avec les morts… en deux mots avec notre mémoire et avec la pluralité des cultures.
53La question du sens ainsi comprise, faut-il le redire, situe clairement l’école au cœur du monde, car, en s’inscrivant dans le projet qui a été esquissé, l’enseignement perpétue la mémoire du monde et lui redonne quotidiennement une parcelle de sens.
54Le mot de la fin sera une question adressée aux enseignants : et vous, dans votre institution et en fonction de vos intérêts, quelles sont les actions que vous considérez comme les plus fondamentales à développer pour aider les élèves à trouver du sens dans votre enseignement ?
Notes de bas de page
1 F. de Singly, Les ados naissants, Paris, Armand Colin, 2006.
2 F. Pessoa, Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro, trad. A. Guibert, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1987, p. 91.
3 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969.
4 Il faut lire à ce propos le livre de S. Boimare, L’enfant et la peur d’apprendre, Paris, Dunod, 2014 (1re éd. 2000).
5 Pour approfondir, voir M. Develay, Donner du sens à l’école, Paris, ESF, 1996, p. 39-81 ; voir aussi M. Develay et J. Lévine, Pour une anthropologie des savoirs scolaires, Paris, ESF, 2003.
6 Aristote, La Politique, I, 2, trad. de J. Tricot.
Auteurs
Professeur en sciences de l’éducation à l’Université Lumière Lyon 2 et directeur de l’Institut des sciences et pratiques d’éducation et de formation.
Professeur de littérature et de didactique du français à l’UCL.
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