La danse dans un enseignement polyvalent
Contribution à l’analyse codisciplinairede la professionnalité enseignante d’un professeur des écoles
p. 337-347
Texte intégral
1. Introduction
1Cette étude me permet de croiser les deux pôles d’attraction scientifiques qui renvoient aux lignes de force de mes activités de recherche aujourd’hui : la didactique clinique de l’EPS convoquée par l’analyse du rapport au savoir de Benoît en danse et le poids sur son enseignement ainsi que la formation des enseignants interpellée à travers la recherche d’indices relatifs à la construction de la polyvalence dans le premier degré comme focale pour analyser la professionnalité enseignante. Ainsi, la danse, dans un enseignement polyvalent, apparaît comme une entrée pertinente pour interroger la professionnalité enseignante de Benoît que chaque membre de l’équipe codisciplinaire examine à l’aune de cadres théoriques différents.
2Constitutive de l’enseignement dans le premier degré, la polyvalence renvoie à « la prise en charge par chaque maître des différents domaines ou disciplines du cursus de l’école » (Deviterne, Prairat, Rétornaz & Schmitt, 1999, p. 87). Cette injonction institutionnelle différenciant l’enseignant du premier degré de celui du second degré est une compétence professionnelle1 rarement étudiée d’un point de vue didactique où elle renvoie à plusieurs acceptions : pluri, inter et transdisciplinarité. L’enseignement dans le premier degré s’organise autour d’une temporalité construite à partir de deux formes de polyvalence : une diachronique dans laquelle la succession des enseignements dans les différentes disciplines fait jouer à la mémoire de classe un rôle déterminant pour l’interconnexion des savoirs disciplinaires et une synchronique ou l’inter et la transdisciplinarité fournissent les occasions d’une mise en jeu simultanée de savoirs disciplinaires. La maîtrise des disciplines dans le cadre d’un enseignement polyvalent est une question cruciale qui interroge la formation des enseignants.
3Activité support à de nombreux apprentissages fondamentaux, la danse est souvent enseignée dans le cadre de l’EPS dans le premier degré. La mise en jeu du corps qu’elle occasionne engage fortement la dimension émotionnelle. Activité d’expression, elle sollicite un processus de création enraciné dans l’histoire et la singularité des sujets. Les enjeux de savoirs sont saturés par le regard d’autrui, auquel vient s’ajouter le contact à soi et/ou à l’autre. Ancré dans un vécu corporel, le rapport à la danse pèse sur l’enseignement et sur l’apprentissage.
2. Une étude didactique clinique
4Les recherches menées par l’EDiC2 soulignent les limites des cadres et théories didactiques classiques pour rendre compte de certains phénomènes relatifs à la transmission-appropriation de savoirs (Terrisse & Carnus, 2009). Aux influences extérieures agissant sur le système didactique, s’ajoutent des facteurs internes, inhérents aux logiques épistémiques propres des sujets engagés dans une relation asymétrique qui n’a de sens et de légitimité que par la médiation des savoirs qu’elle autorise et, parfois, qu’elle entrave3. Nous entrons alors dans un domaine d’investigation plus intime prenant en compte la singularité des sujets dans leurs rapports aux savoirs. Ce positionnement s’appuie sur une théorie du sujet didactique qui intègre explicitement la dimension de l’inconscient freudien à l’origine de nombreuses divisions (Carnus, 2009). Il est alors de nature à questionner les choix conceptuels et méthodologiques des recherches engagées.
3. Problématique
5Une première lecture flottante de différents éléments du corpus « Benoît »4 m’a orientée vers l’hypothèse d’une forme d’ambivalence du rapport à la danse de ce jeune professeur des écoles. En effet, cette activité, qu’il ne maîtrise ni théoriquement ni corporellement, semble lui faire peur tout en l’attirant. Ce constat m’amène à formuler une conjecture qu’il me reste à mettre à l’épreuve d’une analyse plus rigoureuse dans le cadre de cette contribution. Le rapport « ambivalent » de Benoît à la danse et son évolution permettent d’illustrer l’idée de la construction singulière d’une forme de polyvalence en lien avec un processus de sous-traitance ou de maltraitance de l’activité danse. Cette forme de polyvalence semble associer une multi-disciplinarité diachronique à une transdisciplinarité synchronique construite autour du désir de contrôler la classe.
4. Synthèse des options méthodologiques
6Cet important corpus longitudinal réalisé sur dix années offre des perspectives d’analyses dynamiques permettant de saisir le sens des évolutions dans la construction de la professionnalité enseignante de Benoît, et permet de construire un dispositif méthodologique intégrant la temporalité construite en didactique clinique : le déjà-là, l’épreuve et l’après-coup (Terrisse, 2009). La richesse et la variété des matériaux permettent de croiser les différentes analyses. En parallèle de la séance de danse, certains éléments relatifs à la séance de symétrie s’étant déroulée le même jour ont été également analysés. L’idée est d’extraire d’éventuels éléments génériques permettant de renseigner sur d’éventuels aspects interdisciplinaires diachroniques ou synchroniques et d’établir une comparaison dans la maîtrise d’une discipline que Benoît enseigne depuis huit ans (les mathématiques) et une discipline qu’il enseigne seul depuis peu (la danse)5.
5. Principaux résultats
Le rapport à la danse, à l’EPS et à la polyvalence de Benoît : un déjà-là décisionnel
7Ce qui intéresse Benoît dans son métier, c’est la relation de l’enseignant avec les enfants, et c’est autour de la construction de cette relation, particulièrement la relation verbale, plus que la pédagogie ou la didactique, que prennent sens les actions de l’enseignant. La maîtrise des contenus disciplinaires apparaît au second plan dans le discours de Benoît qui a conscience toutefois que l’apprentissage est au cœur du métier.
8À travers ce désir de construire une relation avec les enfants, Benoît hiérarchise les disciplines scolaires : d’abord le français et les mathématiques, puis l’EPS, ou, plus précisément, la danse, sont les seuls domaines disciplinaires évoqués. Il pense que la danse peut être un bon vecteur de communication non verbale et verbale. Cette liaison est d’ailleurs au cœur de la problématique de son premier mémoire intitulé La danse et la maîtrise de la langue : l’expression corporelle au service de la communication orale, présentée pour l’obtention du CAFIPEMF. Convaincu de la profonde transversalité de cette activité, la notion de « ponts » entre les disciplines semble être pour Benoît un des enjeux de la polyvalence qu’il évoque également par des aspects transversaux touchant au comportement face au travail et à la maîtrise de la langue.
9Benoît n’a pas fait de danse à l’école quand il était élève. C’est à l’IUFM qu’il a découvert cette activité à travers une pratique personnelle et qu’il en a éprouvé les enjeux et les obstacles. Son rapport à la danse semble marqué par une forme d’ambivalence que nous pouvons saisir lorsqu’il déclare :
Moi, personnellement, je ne danse pas car en fait j’ai arrêté parce qu’il y avait une partie de don de soi qui me gênait, quand on danse on s’expose et effectivement ça me gênait même si ça me faisait du bien à l’issue de chaque séance parce que c’est quelque chose que j’aime bien quand même et ça me gênait quelque part de partager de devoir toucher les mains de quelqu’un que je ne connaissais pas.
10Cette expérience corporelle de la danse lui a néanmoins permis de se lancer dans l’enseignement de cette activité. Son rapport à la danse est élaboré autour d’une conception expressive de l’activité qui fait dire à plusieurs reprises à Benoît que « c’est super l’expression corporelle de la danse ». Cette conception réductrice n’est pas erronée. Elle occulte le processus créatif qui fait de cette activité un véritable levier pour de nombreux apprentissages scolaires.
11Par ailleurs, cette partie de don de soi convoque le rapport intime au corps, à son propre corps, mais aussi à celui de l’autre, problème fondamental à résoudre pour l’enseignant comme pour l’apprenant, obstacle à l’enseignement et à l’apprentissage. On peut comprendre alors les difficultés pour un enseignant polyvalent à enseigner cette activité engageant plusieurs dimensions des sujets : motrice, affective et cognitive.
12Faire de la danse, ou plutôt de l’expression corporelle, un outil de communication orale peut a priori ressembler à un contre sens dans la mesure où la danse représente un mode de communication non verbale. Ces orientations corroborent nos hypothèses relatives à une méconnaissance de l’essence de l’activité qui conduit à un traitement en surface de l’activité. À la question posée : « dansez-vous avec les enfants ? », il répondra « ça m’arrive oui, mais en même temps j’essaie de pas trop faire parce que je peux pas… il faut venir me voir ». Dans la relation étroite qui le lie aux chercheurs, Benoît semble se lancer un nouveau défi : celui d’être observé dans l’enseignement de cette activité qu’il ne maîtrise pas encore suffisamment pour se sentir capable d’être seul. Le plaisir d’être observé semble l’emporter sur la difficulté de franchir le pas d’une polyvalence déléguée à une polyvalence assumée. Il est certain que le dispositif de recherche joue un rôle d’accélérateur du développement professionnel de Benoît.
6. L’analyse a priori des savoirs à enseigner
13D’un point de vue formel, les deux préparations de séance sont présentées de la même façon. Si la séance de danse a été préparée en amont de l’interaction, celle de mathématiques a été reconstruite a posteriori. Si Benoît, après huit ans d’enseignement, a acquis une certaine expérience, son expertise en danse reste à construire. Comme pour tout novice, la planification joue un rôle sécurisant. Même si ces préparations sortent d’une pratique « ordinaire », car provoquées par le dispositif de recherche, elles mettent en relief des problématiques propres aux sujets qui auraient pu passer inaperçues, et permettent d’accéder aux intentions didactiques.
14Quatre titres organisent chaque préparation : le domaine, les objectifs de séances, les objectifs transversaux et le déroulement. Les deux séances ont une durée prévisionnelle de quarante-cinq minutes. Elles doivent se dérouler le même jour avec une classe de grande section de maternelle. Aucun élément explicite ne relie ou n’articule leur contenu. Les deux enseignements semblent juxtaposés.
15Une lecture globale de la préparation de la séance symétrie renseigne sur la nature des savoirs visés. D’un point de vue disciplinaire, l’intention est d’aborder la symétrie de façon intuitive en mettant en évidence deux propriétés : de chaque côté de l’axe de symétrie, les couleurs sont les mêmes, et les mêmes formes sont équidistantes de l’axe de symétrie. Pour y donner du sens, la symétrie est introduite à partir d’éléments concrets (l’observation d’un papillon et de vers à soie élevés dans la classe). De manière synchronique, des objectifs transversaux sont visés. L’intention est d’amener l’élève à donner son point de vue, de s’expliquer. Ceci renvoie au souci permanent de parvenir à la maîtrise du langage en favorisant les échanges et la communication. Le lexique n’est pas évoqué. Les activités proposées sont ludiques et collectives. L’enseignant provoque les questionnements, anime et régule les débats, aide à la réalisation des travaux manuels afin de faire observer et verbaliser les deux propriétés.
16De la même façon, l’analyse de la préparation de la séance danse permet de dégager des régularités et des différences dans la démarche de planification. Il s’agit d’amener les élèves à réaliser des actions à visée artistique, esthétique ou expressive. Comme en mathématiques, des savoirs disciplinaires et transdisciplinaires sont visés. Les savoirs spécifiques à la danse renvoient à la création - à l’aide d’un inducteur (le foulard), d’un patrimoine de gestes chorégraphiques - ainsi qu’à la composition d’un moment chorégraphique à deux associant déplacements, arrêts et gestes. Ces savoirs sont relatifs à deux des trois grands rôles à investir dans l’activité danse : celui de danseur et celui de chorégraphe. Celui de spectateur n’est pas travaillé. Par ailleurs, les savoirs transdisciplinaires sont en lien avec la maîtrise du langage (être capable de se rappeler, en se faisant comprendre, un événement vécu collectivement). L’intention est aussi de viser l’élaboration d’un répertoire de gestes chorégraphiques par la réalisation de créations plastiques. Contrairement à la préparation précédente, ces savoirs transversaux sont visés dans le cadre de prolongements en classe.
17Contrairement à la séance de mathématique, la plupart des activités proposées, en dehors du rituel de transmission des clés, sont d’abord individuelles avant d’être reprises à deux. Elles engagent les élèves dans des situations de production, puis de reproduction de formes gestuelles par l’imitation ou la reprise d’un geste produit par un autre. Le regard est traité sous diverses formes : d’abord dans la danse des regards où l’élève choisit de croiser son regard avec qui il veut ; puis, de manière progressive, par deux où l’élève choisit avec qui il va travailler et échanger ; et, enfin, dans un dernier temps où une demi-classe se trouve en position de spectateur. Ce traitement progressif du regard marque une attention particulière apportée sur cette question sensible qui l’a marqué en tant qu’apprenti danseur. L’activité de supervision de l’enseignant s’attachera à introduire des variables pour faire évoluer cette danse en s’appuyant sur les élèves moteurs pour faire avancer le temps didactique.
18Cette analyse met en évidence une progression cohérente au regard des objectifs et de certains aspects de l’activité. Elle pointe aussi certaines absences, certainement liées à une méconnaissance de l’activité qui est traitée en surface. Cette séance n’est pas mise en relation avec celle qui se déroule le matin sur le thème de la symétrie. La polyvalence convoquée dans cette séance est de nature diachronique pour ce qui est de l’interdisciplinarité, les éléments émergents servant de support à de futures séances se déroulant dans d’autres lieux. Deux types de savoirs sont visés : disciplinaires, en lien avec la création et la production d’une gestuelle médiée par un foulard qui joue le rôle d’inducteur du mouvement, et transdisciplinaires relatifs à la communication orale, a posteriori, des événements vécus collectivement.
7. L’épreuve
19Nous sommes en fin d’année scolaire. La séance de mathématiques a lieu le matin et dure environ une heure quarante minutes, et la séance de danse en début d’après-midi. Elle dure quarante minutes.
L’épreuve en mathématiques
20La stratégie d’enseignement de Benoît dans cette séance symétrie consiste à créer un climat favorable à l’écoute et aux interactions pour faire émerger de manière intuitive une problématique autour de la symétrie à partir d’un vécu collectif, puis l’éprouver, par petits groupes, par le biais d’expériences variées. La gestion du groupe classe semble peu problématique malgré quelques imprévus dus à la complexité de l’organisation pédagogique. Le travail par ateliers nécessite un type de supervision particulier que l’enseignant semble maîtriser. Au regard des enjeux de savoir visés, la synthèse de la chronogenèse met en avant une répartition inégale entre les différents groupes d’élèves. Deux groupes sur quatre n’ont vécu que la phase initiale de la séance projetée. L’ensemble des savoirs visés dans la préparation a été abordé.
L’épreuve en danse
21Lors de cette séance, le climat est moins serein que celui que nous avions observé le matin. La stratégie de Benoît semble prioritairement organisée par le désir de contrôler sa classe au moyen de plusieurs procédés : faire asseoir les élèves, demander le calme et le silence6, rappeler à l’ordre les élèves « turbulents ». Les enjeux de savoirs sont introduits succinctement par l’enseignant qui gère la classe de manière directive. Après avoir réalisé une ronde sous fond musical, les minutes suivantes sont consacrées à un rituel de « transmission de clés » pendant lequel les enfants ont à se faire passer un trousseau de clés sans que cela fasse de bruit. Ce rituel se poursuit par une marche tranquille, sans sauter, sans courir. Il s’agit pour les élèves de croiser leur regard sans s’arrêter. Petit à petit, le contrôle de cette situation devient problématique, les élèves ayant du mal à canaliser leur énergie. Benoît fait alors asseoir tous les élèves et donne une première consigne :
J’ai des foulards que je vais donner/et il faut faire/danser son foulard/de plein de façons/ça peut être là/ça peut être partout/y a plein de façons de faire danser un foulard/on peut faire plein de choses.
22La petite démonstration qui accompagne l’explication sommaire de l’enseignant est rudimentaire. Elle laisse libre court à l’imaginaire des enfants. Cette situation durera huit minutes et sera interrompue à de nombreuses reprises par l’enseignant qui, profitant d’une production d’élève qu’il juge intéressante, demandera à l’ensemble de la classe de répéter le geste de l’élève en question. De fait, on assiste progressivement à un travail de reproduction de formes pour la plupart des élèves. Il n’y a aucune évocation à la symétrie des formes et des couleurs qui avait été travaillée le matin. Les savoirs disciplinaires sont à peine effleurés, les élèves n’ayant pas le temps suffisant pour répondre à la demande. La focalisation est essentiellement sur la recherche d’un contrôle que l’enseignant a du mal à contenir. À la fin de cette situation, les élèves auront à mémoriser deux gestes différents pour faire danser leur foulard.
23Puis les élèves se mettent par deux et échangent leurs gestes. L’idée est d’apprendre les gestes de l’autre et d’en retenir un ou deux pour les montrer aux autres. Cette situation écourtée au vu de la préparation se déroule dans une certaine confusion. Les élèves n’ont pas le temps matériel de réaliser à deux une chorégraphie mémorisée. La séance se termine malgré tout par une phase dansée et sur les commentaires du maître : « j’ai vu des très jolies choses on en reparlera/on essayera de retenir les gestes qu’on a vus ». Ainsi les écarts entre la planification et la réalisation effective semblent en partie dus à la difficulté de contrôler la classe. Les contenus d’enseignement sont abordés en surface faute d’une maîtrise suffisante de l’activité et, sans doute, d’une expérience plus conséquente dans l’enseignement de cette activité.
24Durant l’entretien qui a suivi cette séance, Benoît se dira assez satisfait, même s’il n’a pas atteint tous ses objectifs parce que c’est toujours difficile dans les séances de danse de ce type-là. Il a conscience de ne pas avoir mis en lien la danse avec d’au-tres apprentissages, notamment le langage et la communication. C’était pourtant son intention, mais il n’y est pas parvenu et souhaite utiliser cette expérience pour y réfléchir. De la même façon, il avoue que ça ne lui est pas venu à l’esprit de faire le lien avec la symétrie.
8. L’après-coup
25Dans l’après-coup7, Benoît semble globalement satisfait du déroulement de cette séance où les élèves étaient quand même très agités. Il revient sur son intention d’obtenir un retour au calme dès le rituel des clés qu’il a piqué sur internet. Il insiste aussi sur l’importance du regard qui le dérangeait lorsqu’il pratiquait la danse. Il n’avait pas anticipé la dispersion des élèves à ce moment-là et, en fait, il s’est senti dans une situation où il était évalué.
26Benoît est lucide au regard du temps de recherche concédé aux élèves : « c’est un de mes défauts ; en danse, je parle trop et parce qu’il y a du bruit et comme ça me dérange, j’écourte ». De la même façon, il reconnaît sa difficulté à supporter l’agitation des élèves.
27Il y avait beaucoup de gestes proposés par les enfants et Benoît avoue qu’il était un peu débordé par leur imagination ; alors, il a un peu improvisé. Cette manière intuitive de traiter l’activité corrobore l’idée d’une maîtrise insuffisante de l’activité qui a minima aurait permis d’explorer les différentes composantes du mouvement. Par ailleurs, Benoît n’évoque pas les questions d’interdisciplinarité au regard des ponts possibles avec la séance précédente. Enfin, le langage à travers la verbalisation des gestes élaborés a été volontairement travaillé après la séance, en fin d’après-midi, en dehors de l’énergie du moment.
9. Discussion
28Cette analyse permet de confirmer mon hypothèse8. En effet, influencé par une conception restrictive, le rapport à la danse de Benoît est marqué par une pratique personnelle qui lui a procuré plus de gêne que de plaisir. En même temps, Benoît reconnaît les vertus éducatives de cette activité. Il a d’ailleurs approfondi cette question dans ses deux mémoires de CAFIPEMF. Le premier portant exclusivement sur la danse et le second s’ouvrant sur l’éducation physique et sportive9. Ceci est certainement à mettre au compte d’un déficit de formation professionnelle où les disciplines qui composent la polyvalence de l’enseignant du premier degré ne peuvent être - pour des raisons de temps et de nécessité de concours - travaillées en profondeur. Ce déficit conduit alors les enseignants à traiter « en surface » les disciplines au regard de leurs propres expériences.
29D’une polyvalence déléguée à un intervenant extérieur, Benoît a franchi le cap d’une polyvalence assumée, seule devant sa classe ou la maîtrise des savoirs disciplinaires et didactiques lui font défaut. Ce manque à savoir est alors « compensé » par une supervision directive focalisée sur la gestion de la classe. Trait constitutif de l’enseignement de Benoît que nous avions repéré dès la première séance filmée en 1998, ce désir de contrôle que l’on retrouve également en mathématiques soutient son activité d’enseignant. Il est intéressant de voir que les techniques et les stratégies que Benoît met en place pour tenter de le satisfaire diffèrent d’une discipline à l’autre. En effet, en mathématiques, Benoît cherche à contrôler la classe par une forme d’activité ludique qui consiste à « taquiner » les élèves de manière très interactive ; il prend ainsi souvent le risque d’être dépassé par les débordements des élèves. Malgré tout, cette forme de contrôle lui permet de rester « maître » de la situation tout en maintenant la relation au cœur de sa motivation d’enseignant. En danse, il en est tout autrement. La recherche de contrôle est directive et contraint l’activité des élèves. Les interactions sont rares et l’enseignant a une attitude défensive du fait de l’agression que représentent pour lui l’agitation et l’excitation des élèves dans une activité qu’il maîtrise peu et qu’il a peu enseignée. Il en ressort une double frustration didactique et relationnelle. Je fais l’hypothèse que ces différentes façons de superviser la classer sont l’expression d’un même désir.
30Dans les deux disciplines, deux catégories de savoirs sont convoquées de manière synchronique. Au premier plan, des savoirs transdisciplinaires et, en arrière plan, des savoirs disciplinaires. Les ponts entre les disciplines ont du mal à se réaliser au sein d’un même enseignement. Nous en avons un exemple assez révélateur dans la mesure où la symétrie et la danse des foulards auraient pu fournir des occasions de mises en œuvre d’une interdisciplinarité qui apparaît ici comme une occasion manquée. Ce constat est de nature à questionner la formation des enseignants.
10. Conclusion : des indices de la professionnalité enseignante de Benoît
31Cette étude met en lumière des permanences et des changements dans l’évolution des pratiques enseignantes de Benoît.
32Du point de vue des permanences, le désir de contrôle, l’importance accordée à l’aspect relationnel et aux savoirs transdisciplinaires ainsi qu’une forme de frustration liée à un manque de savoirs - notamment de nature didactique - dans certaines disciplines liées à la formation initiale et non comblé par la formation continue, apparaissent ici comme des traits saillants de la signature de Benoît (Blanchard-Laville, 2001).
33Du point de vue des changements, le passage d’une polyvalence déléguée à une polyvalence assumée, des techniques de contrôle de classe plus interactives et laissant plus de liberté aux élèves, et un besoin naissant de s’intéresser davantage aux enjeux de savoirs pour rentrer maintenant dans une démarche plus didactique « car l’aspect relationnel me pose moins de questionnement ». Son rapport à l’EPS a également évolué. Il écrira progressivement que « l’éducation physique et sportive a pris une place significative dans ma pratique professionnelle »10.
34Cette étude longitudinale, élaborée sur une durée de dix années, depuis l’année de stage jusqu’à l’obtention du CAFIPEMF, au sein d’une équipe codisciplinaire, fournit de solides leviers pour la formation initiale et continue des enseignants aujourd’hui en pleine mutation institutionnelle et soumise à la mastérisation. Déjà pointée comme un des maillons faibles, alors qu’elle est incontournable, la polyvalence de l’enseignant de premier degré ne peut faire l’impasse d’une formation spécifique qui dépasse les clivages disciplinaires. Le déficit de formation professionnelle lié à l’absence où à l’insuffisance de savoirs didactiques maîtrisés ne peut se compenser par une expérience professionnelle, aussi riche soit-elle. Au-delà de l’expérience, l’expertise dans les domaines enseignés est un élément essentiel rendant compte de la professionnalité enseignante.
Notes de bas de page
1 La troisième compétence du cahier des charges de la formation des enseignants s’intitule : « maîtriser les disciplines et avoir une bonne culture générale ». C’est la seule qui est formulée différemment pour le professeur des écoles et pour celui du second degré : « Le professeur des écoles est capable : d’organiser les divers enseignements en les articulant entre eux dans le cadre de la polyvalence ; de profiter de la polyvalence pour construire les apprentissages fondamentaux » (Extrait du BO n° 1 du 4 janvier 2007).
2 Équipe de recherche en didactique clinique de l’EPS.
3 Au regard notamment de la maîtrise de l’activité par l’enseignant.
4 Entretiens, filmages de séquences de classe, mémoires de CAFIPEMF, planifications.
5 Extrait de l’entretien avec Benoît réalisé le 8 juillet 2006 : « Attention, je fais de la danse avec mes élèves, […] mais […] chaque année je demande quand même un intervenant ; on a la possibilité grâce à l’IUFM à la mairie de Montpellier d’avoir des intervenants […] chaque année, mon enseignement est orienté par ce que fait aussi l’intervenant […] j’ai besoin d’un guide, je me sens pas encore apte à faire seul de la danse avec les enfants. »
6 Pour cette séance d’une durée de quarante minutes, nous avons relevé une cinquantaine d’occurrences du mot chut, une douzaine du mot statue (rituel propre à la classe signifiant on ne bouge plus) ; et de nombreuses occurrences des termes doucement, calmement, pas de bruit, tranquillement, je veux des enfants calmes, j’ai pas envie d’entendre la bouche, en silence.
7 Entretien réalisé avec l’équipe de chercheurs un mois après les séances de mathématiques et de danse.
8 Se reporter à la page 338.
9 Le deuxième mémoire s’intitule Comment faire de l’éducation physique et sportive un moteur dans chacun des domaines d’activités de l’école maternelle ?
10 Extrait du deuxième mémoire pour l’obtention du CAFIPEMF, p. 3.
Auteur
GRIDIFE, ERT 64, IUFM Midi-Pyrénées, école interne de l’Université de Toulouse 2 Le Mirail. DiDiST - CREFI-T, EA 699, Université de Toulouse 3.
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