Jeunes, ville et violence
Grande-Bretagne xixe-xxe siècles
p. 75-92
Texte intégral
1Le 1er janvier 2008, au petit matin, Henry Bolombi, âgé de 18 ans, immigré d’origine congolaise, rentrait chez lui avec un groupe d’amis à Edmonton, dans la banlieue nord de Londres, après les festivités du Nouvel An. Alors qu’ils venaient de descendre de leur bus et cheminaient dans Fore Street, ils se trouvèrent engagés dans une altercation avec un autre groupe de jeunes gens, qui dégénéra rapidement en affrontement à l’arme blanche. Henry Bolombi fut séparé de ses amis, acculé par ses agresseurs dans une rue latérale et frappé de plusieurs coups de couteau ; conduit dans un hôpital, il décéda de ses blessures peu après. Ce sauvage homicide suscita une vague d’indignation relayée (complaisamment, diront certains) par la presse populaire quant aux « gangs d’adolescents rivaux », auteurs d’« actes de violence mortelle ». De fait, Henry Bolombi devint la première victime de 2008 d’une « guerre » entre gangs qui avait fait 27 morts en 2007, certaines des victimes ayant à peine 15 ans. Dans la perspective d’élections législatives plus ou moins proches (Gordon Brown, nouveau Premier ministre, allait-il garder jusqu’à son terme le Parlement élu en 2005 ?), le sujet revêtait, comme toutes les questions sécuritaires (law and order issues) depuis les années 1970, un impact politique potentiel non négligeable. Dès septembre 2007, le ministère de l’Intérieur avait mis en place un « programme d’action pour résoudre le problème des gangs » (Tackling Gangs Action Programme), doté d’un million de livres sterling, qui ciblait les actions à mener dans quatre conurbations (Londres, Manchester, Birmingham, Liverpool). L’épisode, pourtant, n’avait rien de bien neuf pour l’historien : mutatis mutandis (par exemple, l’appartenance de nombre d’agresseurs comme d’agressés aux « minorités ethniques » qui se sont multipliées depuis les années 1950), on rencontre des scénarios similaires dans la Grande-Bretagne victorienne. De même, les villes retenues au titre du Tackling Gangs Action Programme passaient alors pour des foyers de délinquance juvénile. Plus globalement, toutefois, l’opinion pouvait s’inquiéter d’autres affaires, comme le hooliganisme footballistique ou les « émeutes urbaines », qui montraient clairement que la violence constituait un problème social réel1. La lutte contre la « criminalité des jeunes » (youth crime), en bande organisée ou non, fut une des priorités du gouvernement de Tony Blair, entre 1997 et 2007. Nous nous proposons dans ce chapitre de présenter une chronologie d’ensemble de ces phénomènes couvrant les deux siècles écoulés, et d’en apprécier les fondements, à la fois factuels et dans le domaine, capital comme on le sait, des représentations. Nous verrons aussi les différentes façons dont les individus perçus comme relevant de cette catégorie de la « jeunesse criminelle » se sont eux-mêmes, ou ont été, identifiés – voire labellisés, sinon stigmatisés – au cours de la période. Dans un pays qui s’est urbanisé très tôt (1851) et très massivement (75 % d’urbains en 1901), la question de la violence juvénile, ou de la juvénilisation de la violence, n’a pu être envisagée en dehors de ce contexte, conduisant à se focaliser sur les agissements délictueux de jeunes gens en bandes, avec un fort enracinement urbain (rue, quartier) consubstantiel à leur identité.
1. Des inquiétudes récurrentes
2Les deux derniers siècles ont vu, en Grande-Bretagne, la thématique de la violence juvénile venir au premier plan des préoccupations en plusieurs occasions. Peter King a montré comment, entre 1780 et 1820, la répartition par âge des accusés devant la Cour centrale criminelle de Londres, ainsi que devant d’autres juridictions provinciales, manifesta un net rajeunissement2. Il s’agit certes des inculpations pour atteintes à la propriété, et non pour actes de violence, mais cette évolution judiciaire coïncide avec l’expression de plus en plus fréquente de préoccupations envers la criminalité des jeunes gens dans son ensemble, et envers leurs actes de violence en particulier. Encore ces expressions faisaient-elles un écho à celles du début du xviiie siècle sur les bandes de jeunes apprentis en rupture de ban, Mohocks, Roaring Boys ou autres, qui rôdaient nuitamment dans les quartiers centraux de la capitale, tel Covent Garden ou le Strand.
3Ces craintes refirent surface à intervalles réguliers. Dans la décennie 1840, un flot de publications vint dénoncer la « dépravation des jeunes […] les nombreux délinquants juvéniles, dont la précocité dans le vice suscite peine et inquiétude pour tout esprit normalement constitué », pour citer le révérend Henry Worsley, auteur, en 1849, de La Dépravation des jeunes3. Mais, avant lui (1840), W. B. Neale, affirmait :
La délinquance juvénile est la caractéristique première de Manchester et de toute la région manufacturière [...] certaines classes de la société et certains quartiers (en particulier dans les grandes villes) se révèlent un terreau favorable à la criminalité ; […] si vous dites, dans n’importe quel autre endroit d’Angleterre, que vous venez de Manchester, vous passez aussitôt pour un voleur4.
4Il est vrai que le contexte politique chargé (chartisme) pouvait amener certains à penser que tout l’édifice social menaçait de s’effondrer, et lier la délinquance juvénile à la subversion politique. Les garotters constituèrent l’objet de préoccupation d’une large décennie suivante (1851-1865) : il s’agissait de groupes de deux ou trois individus qui agressaient des passants dans les rues à la nuit tombée en les « garottant » (c’est-à-dire, en les saisissant au col, ou « garrot »), et les détroussaient pendant qu’ils suffoquaient5. Tout au long de l’époque victorienne finissante (en gros, entre 1875 et 1900, avec des prolongements jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale), on assiste à une succession de paniques sécuritaires urbaines liées aux agissements de bandes d’adolescents6. On peut retenir comme point de départ les incidents de juin 1867 à Londres, où certains badauds qui assistaient à un défilé d’un régiment de la milice de la City entre Finsbury et Regent’s Park furent agressés par des « brutes » (roughs), qui paraissaient davantage intéressés par la violence pure que par le crime crapuleux. À Birmingham, l’été 1874 vit se multiplier les rixes entre bandes rivales et un article du Birmingham Daily Mail, en date du 14 juillet, expliquait que « deux mille à trois mille brutes » armées de pierre sévissaient dans le quartier de Bordeley Street. Liverpool connaissait alors les exactions des Cornermen, petits voyous traînant à chaque coin de rue (corner), « prêts à commettre n’importe quel acte de méchanceté ou de violence », gagnant leur vie du « vol, du pillage et de la prostitution »7 ; ils étaient aussi à l’origine du « meurtre de Tithebarn Street » (11 août 1874), où un jeune boutiquier de 26 ans fut battu à mort pour avoir refusé de se faire racketter de six pence. Une dizaine d’années plus tard (1885), l’attention se porta sur les scuttlers de Manchester, autres bandes de jeunes, issues des bas quartiers de la ville, et dont les affrontements pouvaient prendre la forme de véritables batailles rangées8 : « Se battre est son plaisir et sa vocation, et il faut qu’il se batte avec ses voisins de la rue d’à côté. Sa bande doit montrer sa force en écrasant toutes les autres bandes » écrivait alors C. E. B. Russell, tandis que la description d’Alexander Divine pour les scuttlers peut s’appliquer aux autres : « Un scuttler est un jeune homme, généralement entre 14 et 18 ans, voire 19, et le scuttling consiste en un affrontement entre deux bandes de jeunes, armées de diverses armes »9. On est dans un cas de figure en tout point comparable aux Apaches du Paris de la Belle Epoque, abordés dans la contribution de Jean-Claude Farcy (cf. infra).
5En 1886, le High Rip Gang, à Liverpool de nouveau, était à l’origine des quelque neuf mille cas de violence enregistrés dans les quartiers nord-est de la ville10 ; la condamnation à mort et l’exécution de leur chef en 1887 entraîna la disparition de la bande. Les événements d’août 1898 à Londres constituent une sorte de point culminant dans cette chronologie, puisque c’est à cette occasion que le terme de « hooligan » fut utilisé pour la première fois dans ce qui allait en devenir l’acception classique : le Bank Holiday11 du 17 août avait vu une centaine de jeunes gens comparaître devant les différents tribunaux de police de la ville pour ivresse, troubles sur la voie publique et agressions de policiers et, au cours des semaines suivantes, échauffourées entre bandes rivales, rixes entre individus éméchés, agressions de passants ou de policiers se multiplièrent. De Londres, le phénomène gagnait d’autres villes puisque l’on en rencontre des mentions à Leicester et à Birmingham dans ces mêmes années 190012. Au cours de la décennie suivante, le terme en vint à éclipser les autres dénominations jusqu’alors employées pour qualifier les individus responsables de divers troubles sur la voie publique (street Arabs, roughs, ruffians, rowdies, etc.), indicateur incontestable d’un passage à la postérité couronné de succès.
6Au cours de l’Entre-deux-guerres, dans un pays traumatisé par la violence extrême des combats du premier conflit mondial et mettant la pacification des comportements au-dessus de tout13, les informations concernant les gangs de la pègre contrôlant les jeux clandestins à Sheffield, les courses de chevaux dans les stations balnéaires du sud de l’Angleterre, le trafic des stupéfiants à Londres, ou encore les agissements des razor gangs (« gangs au rasoir ») à Glasgow suscitaient de nouvelles inquiétudes, donnant par exemple à cette dernière le surnom de « Chicago écossais », où les bandes instauraient un « règne de la terreur »14.
7La Grande-Bretagne de la prospérité et de l’État providence triomphant (1955-1964) connut les agissements des Teddy Boys, des Mods et des Rockers. Les premiers, qui dominent les années 1950, devaient leur surnom à leurs tenues vestimentaires inspirées de la mode de l’époque édouardienne (Edward – Ted – Teddy) du début du xxe siècle. Ces Teds se firent remarquer notamment en 1958, lorsque plusieurs groupes effectuèrent une opération coup-de-poing contre le carnaval antillais de Notting Hill, un quartier de l’ouest londonien où se concentraient les premiers immigrants Noirs fraîchement arrivés (1957) des Antilles. Par opposition à ce passéisme (encore qu’ils étaient aussi amateurs de voitures, de cinéma et de musique populaire venus des États-Unis ; les projections du film Blackboard Jungle [Graine de violence] se terminaient généralement d’ailleurs par le saccage de la salle de cinéma), les Mods se voulaient « modernes » et attentifs aux modes, vestimentaires, musicales, cinématographiques, venues de la France de la Nouvelle Vague ou de l’Italie de la Dolce Vita. Leurs affrontements avec leurs ennemis jurés, les Rockers, qu’ils tenaient pour dépassés dans leur attachement aux codes culturels américains des années 1950 attirèrent l’attention des media. Ce fut le cas des événements qui émaillèrent le week-end de la Pentecôte de 1964, lorsque plus d’un millier de membres des bandes rivales paradèrent et s’affrontèrent dans les stations balnéaires de Brighton, Clacton-on-Sea, Bournemouth, ou encore Margate (où il y eut deux blessés à l’arme blanche et cinquante et une arrestations). Au mois d’août suivant, c’est à Hastings que la police dut intervenir pour mettre un terme à des rixes15.
8La relève fut ensuite prise par les skinheads – eux-mêmes issus des « hard mods », une fraction prolétarienne des Mods – vers 1969-1975, puis les punks à la fin des années 1970. Il s’agissait moins là d’altercations entre bandes que de groupes traînant sur la voie publique, consommant alcool ou drogues, pouvant agresser des passants (mugging) pour les détrousser – en ce cens, on n’était guère loin des garotters. À l’été 1981, les émeutes urbaines de Brixton (Londres), Chapeltown (Leeds) ou Toxteth (Liverpool) attirèrent l’attention sur les jeunes éléments (mais pas exclusivement « juvéniles ») issus des populations, immigrées ou non, de ces quartiers touchés de plein fouet par la crise. Il s’agissait des premières émeutes de cette ampleur depuis les Gordon Riots en 1780. Combats de rue avec la police, incendies de voitures, pillages, on retrouva ces comportements dans les émeutes des années suivantes : Broadwater Farm ou Peckham à Londres en 1985, Meadow Well à Newcastle en 1991, Brixton, de nouveau, en 1995, Oldham (près de Manchester) en 2001, Birmingham en 2005. Enfin, on l’a vu plus haut, les premières années du xxie siècle sont marquées par une nouvelle focalisation sur le gang problem, dont les membres, alternativement baptisés Rude boys (« méchants garçons »), badfellas (« mauvais garçons »), ou hoodies (littéralement : « les encapuchonnés », voir infra) constituent les dernières incarnations en date de cette jeunesse délinquante et plus que potentiellement violente.
2. Quantifier
9Il faut autant que possible mettre en relation ces focalisations avec les indications quantitatives disponibles. On le sait, l’appareil statistique s’est développé au cours des deux derniers siècles ; ainsi, les statistiques criminelles et judiciaires sont publiées annuellement par le Home Office depuis 1857 sous une forme à peu près actuelle. Toutefois, l’élaboration de séries cohérentes sur le long terme s’avère un exercice difficile, sans compter que l’utilisation positiviste de ce type de sources recèle d’inévitables chausse-trapes : impossibilité de déterminer le « chiffre obscur » qui sépare cette criminalité apparente de la criminalité réelle, existence de multiples biais entre l’acte criminel et son inscription dans une série statistique (hésitations des victimes à signaler l’affaire, efficacité de la police ou son pouvoir discrétionnaire qui choisit littéralement d’enregistrer une plainte et d’en refuser une autre, changements législatifs qui, criminalisant un jour un comportement jusqu’alors tout à fait légal, entraînent des variations statistiques brutales). Tous ces éléments concourent à rendre très aléatoire l’exploitation sans réserve de ces données16. D’où l’utilisation d’études de victimation, tel le British Crime Survey, qui repose sur des enquêtes auprès des individus quant à leur expérience et leur perception du fait criminel, ou encore des enquêtes plus spécifiques, tels les Youth Lifestyle Surveys annuels, sur le « mode de vie » des « jeunes », qui aborde sans détour les propensions à la délictuosité. En croisant ces données, il est quand même possible de procéder à quelques remarques ayant une valeur au moins indicative.
10De façon paradoxale, au xixe siècle, les jeunes ne sont pas systématiquement surreprésentés au sein des inculpés traduits en justice. Les archives judiciaires font ressortir une forte proportion d’accusés appartenant à des tranches d’âge au moins relativement élevées. Ainsi, en 1835, alors même que le spectre de la délinquance juvénile hantait nombre d’observateurs, les moins de seize ans ne représentaient que 11,4 % des personnes traduites en justice17. En outre, à compter de la fin des années 1840, on observe une réticence de plus en plus marquée à traduire les « juveniles » devant les assises ; ils sont redirigés vers les instances inférieures, Summary Jurisdictions (tribunaux composés de magistrats, d’où leur nom officiel de Magistrates Courts) qui se prononcent sur les affaires de moindre gravité ou tribunaux de police, pour toutes les infractions autres que les crimes de sang. En 1910, il n’y avait ainsi en Angleterre aucun inculpé masculin (la proportion pour les femmes étant négligeable) pour crime de violence qui fût d’un âge inférieur à 14 ans, et les 14-21 1 ans ne représentaient que 7,8 % des inculpés pour homicide, 9,4% des inculpés po our agression et 0,9 % des inculpés pour crimes sexuels18.
11Un siècle plus tard d (2008), le nombre d’individus âgés de dix à dix-sept ans contre lesquels des poursuit tes judiciaires ont été engagées s’élevait à 58 800, soit t 1,1 % des 5,2 millions de jeun nes gens que cette tranche d’âge représentait dans la population britannique ; ce nom mbre, faible, était à la baisse depuis le début de la décennnie, après avoir culminé à 84 0000 en 2001, chiffre le plus élevé de la décennie 19 998-200819. Toutefois, d’autres indicateurs montrent que la focalisation sur la ccriminalité juvénile ne peut se e ramener à une psychose infondée : comme le montre le graphique 1 (infra),, les jeunes gens de 15 à 20 ans sont surreprésenté és dans les inculpés reconnus c coupables ; les jeunes hommes âgés de 17 ans con nstituent le groupe le plus imporrtant (7 % de la tranche d’âge)20. Ces éléments repos sent sur les actes délictueux connnus de la police, avec l’inévitable problème de l’apprééciation du « chiffre obscur », le e nombre des infractions qui ne sont pas constatées.
12Les enquêtes, de victimation ou autres, permettent de pallier en partie ce problème ; le Youth Lifestyle Survey (Enquête sur le mode de vie des jeunes) de 1998-1999 a ainsi interrogé un échantillon représentatif de 4000 personnes âgées de 12 à 30 ans vivant en Angleterre-Pays de Galles. 57 % des hommes et 37 % des femmes ont reconnu avoir déjà commis au moins un acte délictueux ; au cours des 12 mois précédant l’enquête, c’étaient 15 % des garçons de 12-13 ans, 33 % des 14-15 ans, 26 % des 16-17 ans et 35 % des 18-21 ans qui avaient commis une infraction à la loi21 ; pour les filles, les proportions étaient respectivement de 12, 18, 16 et 15 %. L’âge où les garçons commettent le plus de crimes est quinze ans et quatorze ans pour les filles, mais, après dix-sept ans, le nombre des délinquants masculins est le triple de celui des délinquantes, ce qui laisse supposer que les jeunes femmes se défont des comportements « anti-sociaux » plus rapidement, et de façon plus importante, que les jeunes hommes.
13Ceci nous amène à traiter de la différenciation sexuée dans ce type d’affaires. Si l’élément masculin domine, la participation des femmes ne peut être cependant considérée comme négligeable et balayée d’un revers de la main. À Londres, entre 1840 et 1910, la criminalité féminine jugée par la Central Criminal Court diminue globalement, mais elle est incontestablement plus violente, le pourcentage de femmes jugées pour atteintes aux personnes passant de moins de 3 % en 1840 à 20 % en 1910. En termes d’âge, on voit, toujours pour Londres, que la proportion des 16-20 ans jugées pour actes de violence est globalement la même en 1910-1911 (15 %) qu’un demi-siècle plus tôt (16 %) ; si l’on restreint l’analyse à l’échelon des seuls homicides, les comparutions de femmes de moins de 20 ans représentent 7,5 % du total en 1861-70, et respectivement 11,7 %, 19,3 % et 7,5 % pour les trois décennies suivantes. En Ecosse, les inculpations de femmes (tous âges confondus) pour atteintes aux personnes représentent 13 % du total desdites inculpations en 1870, 14 % en 1880, 11 % en 1890 et encore 10 % en 1900 ; en comparaison, les proportions respectives pour l’Angleterre-Pays de Galles étaient de 16,5 %, 16 %, 12,5 % et10 %, proportion à peu près équivalentes, ce qui atténue au passage le cliché d’une rudesse des mœurs plus grande au-delà de la Tweed22. Il apparaît donc que « ces viragos ne sont pas moins cruelles que les garçons », pour reprendre l’expression imagée qui a fourni le titre d’un article d’Andrew Davies sur les gangs féminins dans le Manchester/Salford victorien23.
14Un autre élément porte sur les types de crimes commis, démarche retenue par le Youth Lifestyle Survey. Il y apparaît que, entre 12 et 21 ans, la violence physique sous forme de bagarres prend une place de plus en plus grande : 10 % des 12-13 ans reconnaissent y avoir participé, 18 % des 14-15 ans, 19 % des 16-17 ans et 24 % des 18-21 ans (mais 8 % seulement des 22-25 ans). Pour les filles, les proportions sont respectivement de 2 %, 7 %, 8 % et moins de 3 %24. Les violences sexuelles sont loin derrière (autour de 3 %) : peut-être y a-t-il ici un sous-enregistrement, les personnes interrogées préférant passer sous silence ce type de comportement ? Toutefois, cela recoupe les indications des statistiques judiciaires, où il apparaît que les auteurs de crimes d’ordre sexuel sont très minoritaires dans l’ensemble des délinquants juvéniles condamnés par les tribunaux (1,1 % sur la période 1981-1999). En réalité, les atteintes aux biens (cambriolages, vols, recels, escroqueries…) font jeu égal avec, voire dépassent, les crimes de violence. Reste enfin la question du trafic de drogue, fréquemment posé comme une activité consubstantielle à l’activité des bandes délinquantes, et autour de laquelle, on le conçoit aisément, peuvent prendre place des comportements violents ; toutefois, elle n’apparaît pas en tant que telle dans les enquêtes du Youth Lifestyle Survey, qui n’a interrogé les membres du panel que sur leur consommation de psychotropes.
3. Violence et culture juvénile
15Les villes britanniques ont donc, à des degrés sans doute divers selon les époques mais de façon récurrente, une tradition de délinquance juvénile organisée en bandes. Au-delà de son importance strictement quantitative, la violence tient une place réelle dans les comportements et le mode de vie des groupes qui nous intéressent ici. Il est évident que nos sources nous orientent vers des milieux bien précis, situés vers le bas de l’échelle sociale : le groupe d’adolescents, « bande » ou « gang », en est un des éléments clefs. Dès le xixe siècle victorien, être membre d’un tel groupe revêtait plusieurs significations : la première correspondait à une fonction d’intégration dans une communauté de jeunes de la même tranche d’âge, basée, on le verra plus loin, sur l’appartenance à un quartier spécifique, ou à un sous-groupe organisé autour d’un élément structurant, comme l’appartenance confessionnelle. Cela constituait aussi, dans nombre de quartiers populaires, le seul moyen de se construire une identité : la bande procurait le statut social qui aurait autrement fait défaut, favorisait les succès auprès de la gent féminine, et, par un subtil jeu de passage d’un gang à un autre, ouvrait la voie à tout un processus de promotion sociale. On renverra, à titre d’exemple, au roman d’Arthur Morrison, A Child of the Jago25, qui décrit, dans le Jago (en fait, le quartier londonien d’Old Nichol, peuplé de quelque six mille habitants, situé à cheval sur Shoreditch et Bethnal Green), la hiérarchie des bandes de rues rivales, avec, à la base, les Rann et les Leary, « les deux grandes familles rivales d’Old Jago, ses Montagu et ses Capulet », puis toute une hiérarchie : « sous la bannière des Rann, qu’ils leur soient attachés par les liens du sang ou de l’amitié, on trouvait les Gullen, les Fisher, les Spicer et les Walsh ; tandis que dans le sillage des Leary venaient les Dawson, les Green et les Harnwell »26.
16Morrison restitue tout un univers nébuleux où des bandes plus informelles gravitent autour d’un gang solidement structuré, le High Mob, qui constitue le sommet d’un ensemble pyramidal ; la bande constitue, tel un véritable « capital culturel », la seule forme de qualification susceptible de permettre ensuite une insertion dans les circuits de la contre-économie, qui constitue le débouché naturel pour un jeune homme du Jago ; on y voit aussi la gratification sociale liée à la bande, par la comparaison aux Montagu et aux Capulet, ou encore le penchant pour les dépenses somptuaires – les membres desdites bandes arborent manteau de fourrure, cigare et panama – qui, dans un quartier comme le Jago, sont autant de marqueurs de la réussite et de l’exception.
17Ces comportements se rattachaient-ils à une tradition de valorisation de la force et de l’agressivité qui faisait partie intégrante de la culture ouvrière27 ? Parmi les historiens qui ont abordé cette question, Stephen Humphries a laissé cette dimension de côté28, mais Andrew Davies lui a, inversement, donné une valeur paradigmatique, jugeant que la culture des gangs et les affrontements entre groupes rivaux reposaient fondamentalement sur une association entre brutalité et masculinité plongeant au cœur de la culture ouvrière29. Toutefois, nous avons pu montrer ailleurs que le recours à la violence comme moyen d’expression politique était justement en déclin dans les milieux ouvriers30. En conséquence, la valorisation de la brutalité – dont les manifestations sont indéniables – peut être lue comme une autre façon encore d’affirmer à la fois une appartenance identitaire et une différenciation sociale : appartenance identitaire, en perpétuant une tradition de violence longtemps associée aux classes ouvrières ; mais aussi différence, voire peut-être même défiance, en adoptant des comportements justement en déclin parmi leurs aînés, pareille conduite n’étant pas sans traduire une position en porte-à-faux au sein de la classe ouvrière, de la même façon que ce groupe d’âge était en porte-à-faux au sein du corps social, privé de perspectives et en panne de socialisation. On est à l’époque du grand débat sur l’« efficacité nationale » (national efficiency), et des inquiétudes sur les jeunes ouvriers n’exerçant que des « petits boulots » (blind-alley jobs) et vivant en hooligans.
18Le xixe siècle a vu aussi apparaître une autre nouveauté : l’adolescent délinquant se reconnaissait à ses vêtements. Scuttlers, peaky blinders ou hooligans arboraient un certain nombre de signes distinctifs que le Daily Graphic résumait de la façon suivante en novembre 1900 :
Pas de chapeau, de col, ni de cravate. Tous [les hooligans] portent un drôle de cache-col autour du cou, une casquette ramenée de façon désinvolte sur le devant de la tête, couvrant bien le regard, et des pantalons très étroits au genou et très évasés sur les pieds. L’élément le plus caractéristique de leur uniforme est la large ceinture de cuir avec une boucle de métal. Ce n’est pas très décoratif, mais il est vrai que ce n’est pas fait pour cela.31
19Dans Criminal Life, James Bent mentionne également la « forte ceinture de cuir, avec une lourde boucle de laiton »32 comme typique du scuttler manchestérien, tandis que d’autres observateurs y ajoutent des galoches (clogs), à l’extrémité renforcée d’une coque de métal, ou une coupe de cheveux caractéristique, dite « à la frange d’âne » (donkey fringe), c’est-à-dire les cheveux ramenés en une frange plaquée sur le front, jusque à la hauteur des yeux33. Quant aux peaky blinders, leur surnom dérivait de l’habitude de porter une casquette dont la visière, longue et pointue (peaky), retombait sur les yeux comme pour rendre aveugle (blind) son propriétaire. Ces comportements étaient en outre intéressants par plus d’un aspect, dont le moindre n’est pas d’annoncer bon nombre de modes populaires de la seconde moitié du xxe siècle (les Doc Martens, par exemple). Si on observait dès les années 1850 des codes vestimentaires porteurs d’identité au sein des milieux populaires (pensons à Henry Mayhew et sa description des marchands des quatre saisons, costermongers34), la nouveauté résidait dans le passage d’un groupe social à un groupe d’âge. L’« uniforme » du hooligan empruntait en outre des éléments à plusieurs groupes sociaux : habit ouvrier, avec la casquette ou le velours, mais aussi tenue des marins, avec le pantalon « en cloche » (bell bottom, annonciateur des « pattes d’éléphant »...) ; le cache-col est une nouveauté, ainsi que la cigarette – au lieu des traditionnelles chique et pipe – accessoire désormais nécessaire.
20Ces caractéristiques qui se mettent en place dans les années 1880 se retrouvent globalement inchangées au cours du siècle suivant. Ainsi les membres des gangs du Glasgow des années 1920 et 1930 se caractérisent-ils par une élégance vestimentaire qui dénote dans leur milieu, mais est une garantie de succès auprès de la gent féminine. Pour les membres des bandes années 1950 et 1960, on a vu que leur dénomination (Teds, Rockers, Mods) reposait d’abord sur leurs pratiques vestimentaires, passéistes pour les premiers, « américanisantes » pour les deuxièmes, « modernes » et donc européennes (au sens désormais établi d’Europe « continentale ») pour les derniers. Les skinheads renvoient à une coupe capillaire particulière (la tête rasée), et, même si le terme de punk paraît plus générique, on pourra gager sans grand risque de se tromper que latex, épingles à nourrice plantées à divers endroits du visage, cheveux rasés et décolorés constituaient un ensemble esthétique jugé « débile » (punk) par les contemporains. Quant aux pratiques violentes entre gangs rivaux, elles apparaissent comme consubstantielles tout au long de la période qui nous intéresse ; on renverra à ce que nous avons évoqué plus haut des affrontements entre Teds, Mods et Rockers dans l’Angleterre des Swinging Sixties. Les sociologues qui, dans les années 1950 et 1960, commencent à s’intéresser aux gangs, tels A. Cohen ou L. Yablonsky35, en font l’élément central de leur fonctionnement, traduisant une affirmation exacerbée de virilité.
21On peut identifier une nouvelle évolution dans vers les années 1970-1980, à placer en relation avec les évolutions socio-économiques en cours – non pas « la crise » dans son acception tautologique, mais plus précisément le passage à une économie post-fordiste, le déclin des industries de la deuxième révolution industrielle, le recul de l’emploi manufacturier et l’apparition d’un chômage de masse, le délabrement des inner cities (villes centrales des grandes conurbations) le tout survenant dans une société britannique profondément transformée par une immigration de masse en provenance des pays du « Nouveau Commonwealth », consécutive à l’achèvement de la décolonisation. À l’évidence, on retrouve un certain nombre d’éléments de continuité, notamment autour des tenues vestimentaires identitaires, avec la généralisation des hoodies, ou sweatshirts à capuche, cette dernière assurant à celui qui la porte l’anonymat (notamment avec le développement des circuits de surveillance vidéo). Par métonymie, le nom du vêtement s’est appliqué à ceux qui le portent, et « hoodie » désigne maintenant un jeune au moins potentiellement délinquant. Il faut y ajouter la casquette, les pantalons baggy (très larges et à taille basse), de grosses chaussures de sport et, souvent, des bijoux clinquants (grosses chaînes, etc.). Depuis le début des années 2000, d’autres noms à l’étymologie incertaine sont venus caractériser ces groupes : chav en Angleterre du Sud, charver au Nord, ou encore ned en Ecosse36. Le fait que chav ait été interprété a posteriori comme l’acronyme de « Council House and Violent » (habitant dans un logement social et violent) suffit à montrer que le chav est spontanément associé aux « comportements anti-sociaux », pour reprendre l’euphémisme politiquement correct, sinon à la criminalité organisée.
22Toutefois, l’élément nouveau principal réside dans la dimension économique de l’activité de ces groupes, désormais étroitement liés à une économie souterraine reposant principalement sur le trafic des stupéfiants, mais également diverses activités de vol et de recel37. Recrutant dans les quartiers les plus touchés par la transition post-fordiste, les gangs des rues ont évolué vers des formes plus affirmées d’entreprises criminelles s’inscrivant dans une économie parallèle destinée à pallier les impasses de l’économie ouverte. Il a pu être question, de ce point de vue, d’une « américanisation » des gangs britanniques, d’autant que les groupes ainsi pris en compte se développaient surtout dans des quartiers à forte population immigrée, tel le Peel Dem Crew, de Brixton (quartier de Londres déjà connu, on le sait, pour les violentes émeutes de 1981, d’ailleurs elles-mêmes en réaction contre une opération coup de poing de la police contre les trafiquants de drogue qui y opéraient), supposément fort de 2500 membres38. À Manchester, en 2000-2001, 79 % des membres des gangs connus étaient issus des populations afro-caribéennes39. Une hiérarchie existe bien évidemment entre la délictuosité au quotidien des chav et la criminalité organisée, sans que l’on puisse réellement juger de la porosité, ou non, des frontières. De même, on passerait d’une violence ritualisée et théâtralisée, interprétée comme une preuve de masculinité, à une violence destinée avant tout à assurer à une bande la prédominance sur une zone d’opérations. Un élément dérivé de cette évolution est l’utilisation plus répandue d’armes à feu, en sus des traditionnels couteaux et rasoirs des générations précédentes ; les gun crimes (crimes à l’arme à feu) constituent depuis 2000 un point de focalisation des autorités politiques, policières et de la presse britannique.
4. Le rapport à la ville
23Le fait que le Tackling Gangs Action Programme mis en place en septembre 2007 ait ciblé Londres, Manchester, Birmingham et Liverpool attestait d’une belle permanence dans la délimitation des villes perçues comme les principaux foyers de la violence juvénile depuis l’époque victorienne (voir la chronologie, supra), même si bien d’autres pouvaient alors, et peuvent maintenant, figurer dans la liste. De fait, c’est dans le cas de la violence des bandes que le rapport à la ville est le plus explicite, avec de réelles permanences d’une période à l’autre.
24Dans la Grande-Bretagne victorienne, la plupart des gangs se définissaient par le nom du quartier ou de la rue, dont les membres étaient originaires. À Londres, une affaire de meurtre jugée en 1888 met en scène huit jeunes gens, âgés de 15 à 18 ans, appartenant aux Marylebone Lads, dont le rayon d’action se situe effectivement dans ce quartier du centre ouest de la capitale, qui sont traduits en justice après qu’une échauffourée coûta la vie à un membre des Fitzroy Place Lads, dont l’un des représentants venait d’être agressé par lesdits Marylebone Lads, alors qu’il déambulait à proximité du célèbre musée « Madame Tussaud’s ». Fitzroy Square, point d’attache des premiers, se situait à proximité immédiate d’Euston Road, soit à peine à un kilomètre du lieu de l’agression qui a mis le feu aux poudres, dans l’exact prolongement de Marylebone Road, territoire des Lads. La zone contestée correspond approximativement à une partie méridionale de Marylebone, délimitée par Tottenham Court Road à l’est, Oxford Street au sud, Edgware Road à l’ouest et Regent’s Park au nord. D’ailleurs, l’expédition punitive des Marylebone Lads s’effectue d’abord en direction de Tottenham Street, immédiatement contiguë à Fitzroy Street, puis de Regent’s Park – et c’est à York Gate, l’ouverture la plus au sud du parc, que se produit l’affrontement fatal40. Lors des événements de l’été 1898, à l’origine de la « moral panic » concernant les hooligans, l’énumération des noms des gangs impliqués constitue un véritable florilège des quartiers « sensibles » : Waterloo Road Gang (Southwark), Somers Town Gang (Euston Road), ou encore Drury Lane Boys, de Covent Garden41, etc. Même situation à Birmingham au milieu des années 187042, ou à Manchester, avec les Bengal Tigers, de Bengal Street, dans Ancoats, ou encore les Alum Street, de Salford43. La mission dont les bandes se sentaient investies était de « tenir » leur quartier, le défendre contre les incursions des intrus venus de l’extérieur, membres des bandes rivales voisines et police. Sur ce dernier point, il faut toutefois distinguer trois cas de figure distincts, pour ne pas commettre d’anachronisme. Les agressions contre les policiers furent monnaie courante tout au long du siècle, et viennent contredire l’affirmation un peu trop irénique d’une police britannique unanimement révérée (« the best police in the world », pour reprendre l’expression consacrée). Mais il faut distinguer entre les agissements plus ou moins isolés des jeunes contre un policeman qui, patrouillant le quartier, tentait de les empêcher de traîner dans la rue : le jeu du kick-can policeman qui consistait à frapper (to kick) un policier (policeman) pour le faire tomber comme une boîte en fer blanc (can)44. Ensuite, une arrestation mouvementée, où des policiers tentant de disperser un attroupement, qui pouvait dégénérer en bagarre. Enfin, il y avait des affrontements plus sérieux visant à décourager les forces de l’ordre de patrouiller dans tel ou tel quartier, à l’image de ce qui se produisit à Birmingham, dans Coventry Street, lorsque plusieurs dizaines de jeunes gens parvinrent à tenir en échec un groupe de policiers qui cherchaient à mettre un terme aux déprédations (jets de pierre, bris de fenêtres…) qu’ils commettaient dans le quartier45.
25De quels quartiers, justement, s’agissait-il ? L’adéquation n’était pas systématique entre quartiers criminels, ou quartiers pauvres, et quartiers « à bandes » : à Birmingham, il n’y avait, semble-t-il, pas de bandes dans le quartier des voleurs de Thomas Street46 ; à Manchester, on rencontrait des gangs à Ancoats ou à Deansgate, mais aussi dans les quartiers certes ouvriers mais « respectables » de Gorton ou Openshaw47 ; à Londres, les Fitzroy Place Lads de 1888, tout comme leurs homologues des Fulham ou Chelsea Boys, sévissaient dans des quartiers peuplés principalement par des classes moyennes. Mais, à Glasgow, les premières bandes apparurent dans les années 1880, avec les San Toy Boys dans le quartier de Calton, les Mealy Boys ou les MacGlynn Push à Gorbals, et, dans les années 1910, les Redskins, dans l’East End48 : autant de quartiers pauvres et criminels, Gorbals en tête. L’étude très poussée d’Andrew Davies sur le Glasgow des années d’Entre-deux-guerres49, ou encore celle, traitant une période plus large, de George Forbes et Patrick Meehan50, montrent l’étroitesse du lien entre gangs criminels et quartiers déshérités, dans une ville ayant une tradition de violence véritablement proverbiale, attestée depuis le milieu du xixe siècle.
26Le contexte de la forte croissance économique et de l’élévation globale du niveau de vie dans les deux décennies d’après-guerre n’a que partiellement modifié cet état des choses : si les Mods se rencontraient dans les quartiers petits-bourgeois, Teds et Rockers étaient plus prolétaires par leur origine sociale et leur localisation géographique. En revanche, le tournant que nous avons identifié dans les années 1970-1980 a fermement réinstallé la délinquance de bandes dans les quartiers, économiquement et socialement à problèmes, des inner cities, caractérisés par le délabrement du tissu urbain, une population à forte proportion d’immigrés et un taux de chômage très supérieur à la moyenne nationale51. Comme on l’a rappelé plus haut, l’élément déclencheur des émeutes de Brixton en juillet 1981 fut l’opération de police Swamp 81 dirigée contre le trafic de drogue dans ce borough du sud de Londres à forte population afro-antillaise. Pour revenir sur le tragique fait divers évoqué en ouverture de ce chapitre, le décès de Henry Bolombi dans un affrontement entre bandes rivales (on est, sur le fond, très près du scénario de l’affaire londonienne de 1888 mettant en scène les Fitzroy Place et les Marylebone Lads) fut rapidement attribué aux postcode wars opposant des gangs de districts aux « codes postaux » différents. Ainsi, à Londres, la frontière entre les zones N1 (Islington, Camden), E5 (Clapton, Waltham Forrest) et E8 (Hackney) est l’une des plus sensibles actuellement, avec Finsbury Park comme zone contestée. Jennifer Davis a montré la permanence sur le fond des focalisations sur les quartiers ouvriers/à population immigrée, des « rookeries » victoriennes (où les immigrés étaient souvent des Irlandais) aux « communities » peuplées d’immigrants du New Commonwealth and Pakistan52.
5. Conclusion
27Les interprétations de l’évolution de la violence juvénile (et, plus généralement, de la criminalité juvénile) se rangent le plus souvent dans l’une des deux catégories suivantes : soit mettre en avant les « invariants », au-delà de la superficialité des traitements médiatiques, et souligner le caractère récurrent, répétitif et mécanique des « psychoses sécuritaires » (les travaux de Geoffrey Pearson en sont une illustration emblématique) ; soit, au contraire, insister sur la dégradation de la situation, en se basant sur les statistiques criminelles, ainsi que sur un certain nombre d’affaires marquantes – on aurait pu aussi, pour débuter ce chapitre, évoquer le cas de l’assassinat de Jamie Bulger en 1993 – qui suggèrent une diffusion de comportements pouvant atteindre une violence extrême dans des fractions de plus en plus jeunes de la population. Comme à l’accoutumée, la réalité est quelque part entre ces deux positions : les exemples abondent, qui démontrent que les pratiques violentes ont toujours été présentes dans la jeunesse britannique (et ailleurs), et que chaque génération a « redécouvert » ces questions et idéalisé – par compensation ? – les générations précédentes. Pensons, pour la France, à la séquence « blousons noirs »-« loubards »-« lascars » entre les années 1950 et 2000. La bande délinquante (« gang ») n’est donc pas une nouveauté dans le paysage social. De même, ne peut-on réellement pas écarter l’argument selon lequel les coloured youth sont stigmatisés de façon à peu près équivalente aux Irlandais, ou aux jeunes prolétaires, de l’époque victorienne ? Oublions aussi l’idée que les statistiques criminelles puissent être d’une réelle utilité pour avoir une vue d’ensemble du phénomène. En revanche, les enquêtes, de victimation ou autres, offrent des indications sans doute bien plus fiables. Or, là, se trouvent des indications d’une percolation de comportements illégaux et violents (les deux n’étant pas forcément coïncidents) dans des couches plus jeunes ; bien sûr, l’affaire Bulger demeure une exception, mais des comportements moins paroxystiques, plus fréquents, sont potentiellement plus dangereux pour le lien social. Aux enquêtes que nous avons évoquées plus haut, il conviendrait d’ajouter celles qui portent sur le binge drinking (absorption massive d’alcool pour arriver le plus rapidement possible à l’ivresse), lequel entraîne très souvent des comportements agressifs (bagarres et agressions sexuelles). Nouveauté également, sinon les violences liées aux trafics de substances illicites (on a vu leur apparition dans l’Entre-deux-guerres), à tout le moins leur ampleur dans le cadre d’une économie parallèle de plus en plus enracinée dans les zones en difficulté économique. Enfin, on songera que, la technologie aidant, les moyens mis à la disposition de la partie organisée de la criminalité sont beaucoup plus destructeurs.
Notes de bas de page
1 Voir, par exemple, Jacques Leruez, Le Phénomène Thatcher, Bruxelles, Complexe, 1991, et le chapitre « Une société gangrenée par la violence ».
2 Peter King, Joan Noel, « Les origines du problème de la ‘‘délinquance juvénile" : la multiplication des poursuites contre les mineurs à Londres à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle », in Déviance et société, n° 18, 1994, p. 3-29 ; Peter King, « The Rise of Juvenile Delinquency in England 1780-1840 : Changing Patterns of Perception and Prosecution », in Past and Present, n° 160, 1998, p.°116-166.
3 Henry Worsley, Juvenile Depravity, Londres, 1849, p. 93.
4 William Beaver Neale, Juvenile Delinquency in Manchester. Its Causes and History, its Consequences and the Suggestions Concerning its Cure, Manchester, 1840, p. 8 et 58.
5 Voir, par exemple, Rob Sindall, Street Violence in the Nineteenth Century : Media Panic or Real Danger ?, Leicester, Leicester University Press, 1990.
6 Soit la période 13/14-19 ans. L’usage du terme avait déjà pénétré le domaine des sciences sociales au début du xxe siècle ; la publication de l’ouvrage de G. Stanley Hall, Adolescence (Londres, 1904), constitue à cet égard une étape significative. Sur la genèse du concept, voir John R. Gillis, Youth and History. Tradition and Change in European Age Relations, 1770-Present, Londres, Academic Publ., 1974 ; Jean-Claude Schmitt, Dominique Julia (ed.), Histoire des jeunes en Occident, Paris, Seuil, 1997. Plus spécifiquement pour la Grande-Bretagne, John Springhall, Coming of Age. Adolescence in Britain, 1860-1960, Londres, Gill, 1986 ; John Springhall, Youth, Popular Culture and Moral Panics : Penny Gaffs to Gangsta Rap, 1830-1996, Londres, Palgrave, 1999.
7 The Porcupine, 19 décembre 1874 et 9 janvier 1875.
8 Leurs « exploits » sont rapportés dans Alexander Devine, Scuttlers and Scuttling : Their prevention and Cure, Manchester, 1890 ; James Bent, Criminal Life, Manchester, John Heywood, 1891 ; Jerome Caminada, Twenty Five Years of Detective Life, Londres, 1895 ; Charles Edward Bellyse Russell, Manchester Boys, Manchester, Manchester University Press, 1905 (notamment p. 50-52 pour les affrontements entre bandes rivales).
9 « A scuttler is a lad, usually between the ages of 14 and 18, or even 19, and scuttling consists of the fighting of two opposed bands of youths, who are armed with various weapons » Devine, Scuttlers and... Voir aussi Philippe Chassaigne, Ville et violence. Tensions et conflits dans la Grande-Bretagne victorienne, Paris, PUPS, 2005.
10 Philip J. Waller, Democracy and Sectarianism. A Political and Social History of Liverpool 1868-1939, Liverpool, Liverpool University Press, 1981, p. 108. Les agissements des bandes de Liverpool, ainsi que l’inefficacité de la police et l’apathie des habitants, font également l’objet d’une vigoureuse dénonciation dans Richard Armstrong, The Deadly Shame of Liverpool, Liverpool, 1890.
11 Jour férié marqué par la fermeture des banques, d’où son nom.
12 Joseph Macguire, « Images of Manliness and Competing Ways of Living in Late-Victorian and Edwardian England », in British Journal of Sport History, n° 3, 1986, p. 265-287.
13 John Lawrence, « Forging a Peaceable Kingdom. War, Violence, and Fear of Brutalization in Post-First World War Britain », in Journal of Modern History, vol. 75, n° 3, 2003, p 557-589.
14 L’expression est utilisée par le Sunday Mail, 10 juillet 1932. Voir Andrew Davies, « Glasgow’s ‘‘Reign of Terror’’. Street gangs, Racketeering and Intimidation in the 1920s and 1930s », in Contemporary British History, n° 21/4, 2007.
15 Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panics : The Creation of Mods and Rockers, Oxford, Martin Robertson, 1972.
16 John J. Tobias, Crime and Industrial Society in the 19th Century, Harmondsworth, 1972 ; V. A. C. Gatrell, T. B. Hadden, « Criminal Statistics and their interpretation », in Edward Anthony Wrigley, Nineteenth-century society : essays in the use of quantitative methods for the study of social data, Cambridge, Cambridge University Press, 1972 ; V. A. C. Gatrell, « Decline of Theft and Violence in Victorian and Edwardian England », in V.A.C Gatrell, Bruce Lenman, Crime and the law : the social history of crime in Western Europe since 1500, Europa Publications, 1980 ; une synthèse complète du débat dans Clive Emsley, Crime and Society in England, 1987., chapitre 2. Plus récemment, Howard Taylor « Rationing Crime : the Political Economy of Criminal Statistics since the 1850s », in Economic History Review, n° 51, 1998, a avancé l’idée que le déclin des chiffres de la criminalité enregistré au xixe siècle aurait été la conséquence d’un véritable « rationnement » de la justice : la volonté de réduire les dépenses gouvernementales aurait nécessité de limiter arbitrairement le nombre de crimes enregistrés par la police et débouchant sur une enquête. La difficulté n’est pas seulement britannique : l’utilisation du Compte général de l’administration de la justice criminelle, publié annuellement en France à partir de 1825, a fait l’objet de similaires mises en garde ; on se reportera à Jean-Claude Farcy, « L’historiographie de la criminalité en histoire contemporaine », in Benoît Garnot (ed.), Histoire et criminalité de l’Antiquité au xxe siècle. Nouvelles approaches, Dijon, EUD, 1992.
17 Luke Owen Pike, A History of Crime in England : Illustrating the Changes of the law in the Progress of Civilisation (volume 2), London, 1874, p. 514. Soulignons cependant que ces données, qui reprennent celles des statistiques officielles, s’appliquent à l’ensemble des comparutions, sans distinguer entre atteintes aux personnes et crimes contre les biens.
18 Judicial Statistics, 1912.
19 Criminal Statistics, 2009.
20 Social Trends, 2005--2008.
21 Kate East, Siobhan Campbell, Aspects of Crime : Young Offenders 1999, Londres, Home Office Publications, 2000, p. 10.
22 Nous nous permettons de renvoyer à Chassaigne, Ville…, chapitre 6.
23 Andrew Davies, « ‘‘These Viragoes are no less Cruel than the Lads’’ : Young Women, Gangs and Violence in late-Victorian Manchester and Salford », in British Journal of Criminology, n° 39, 1999.
24 Youth Crime. Findings from the 1998-1999 Youth Lifestyle Survey, Londres, Home Office Research Study 209, 2000, p. 28.
25 Arthur Morrison, A child of the Jago, New York, 1896, p. 28.
26 Ibidem.
27 Andrew Davies, « Youth Gangs, Masculinity and Violence in Late-Victorian Manchester and Salford », in Journal of Social History, n° 32/2, 1998, p. 350.
28 Stephen Humphries, Hooligans or Rebels ?, Oxford, Clarendon, 1981.
29 Voir notamment Davies, « Youth Gangs... ».
30 Sur cette « désaffection » des milieux ouvriers pour la violence comme moyen de revendication, voir Chassaigne, Ville…
31 « The Hooligan at Home (A Study from Life) », in Daily Graphic, 19 novembre 1900.
32 Bent, Criminal…, p. 224.
33 Divine, Scuttlers..., p. 7.
34 Henry Mayhew, « Of the Dress of the Costermongers », in London Labour and the London. Poor, vol. 1, 1851 p. 51.
35 Albert Kircidel Cohen, Delinquent Boys. The Culture of the Gang, Glencoe, Free Press, 1955 ; Lewis Yablonsky, The Violent Gang, New York, Macmilllan, 1962.
36 Chav proviendrait de charva (garçon) en dialecte de la région de Newcastle-upon-Tyne, mais il est parfois aussi rattaché au roumain chavo (garçon), terme qui aurait été introduit en Grande-Bretagne par des migrants de ce pays.
37 Voir Philippe Bourgois, In Search of Respect, Cambridge, CUP, 1996 ; ou Sudhir Vankatesh, Gang Leader for a Day, Londres, Allen Lane, 2008. Sur l’importance de l’économie parallèle, pour la région de Sunderland, mais dans une perspective qui ne traite pas que des populations juvéniles, voir Simon Winlow, Badfellas. Crime, Tradition and New Masculinities, Oxford, Berg, 2001.
38 Cité in Claire Alexander, Rethinking Gangs, Londres, Runnymède Trust, 2009.
39 Karen Bullock, Nick Tilley, Shootings, Gangs and Violent Incidents in Manchestyer, Londres, Home Office, 2002.
40 PRO, Criminal Records, Depositions, Crim. 1/29/9.
41 D’après les relevés de la presse contemporaine, cités par Geoffrey Pearson, Hooligan. A History of Respectable Fears, Londres, 1983, p. 83.
42 Barbara Weinberger, « L’anatomie de l’antagonisme racial et de la violence urbaine. Les bandes à Birmingham dans les années 1870 », in Déviance et Société, n° 15, 1991, p. 407-418.
43 Davies, « Youth Gangs... ».
44 Rapporté par Geoffrey Pearson, « A Jekyll in the Class-Room, a Hyde in the Street : Queen Victoria’s Hooligans », in David Downes (ed.), Crime and the City, Londres, 1989.
45 « Mob Violence and the Police », in Birmingham Daily Mail, 31 juillet 1874, p. 2.
46 Weinberger, « L’anatomie… », p. 410.
47 Davies, « Youth Gangs... », p. 351.
48 George Forbes, Paddy Meehan, Such Bad Company. The Story of Glasgow Criminality, Edimbourg, 1982.
49 Andrew Davies, « Street Gangs, Crime and Policing in Glasgow during the 1930s : the case of the Beehive Boys », in Social History, n° 23/3, 1998 ; Andrew Davies « The Scottish Chicago ? From Hooligans to Gangsters in Inter-War Chicago », in Cultural and Social History, n° 4/4, 2007 ; Andrew Davies, « Glasgow’s “Reign of Terror”. Street Gangs, Racketeering and Intimidation in the 1920s and 1930s », in Contemporary British History, n° 21/4, 2007.
50 Forbes, Meehan, Such Bad...
51 Pour une analyse relativement précoce de la situation, voir Patrick Harrison, Inside the Inner City. Life under the Cutting Edge, Harmondsworth, Penguin, 1983.
52 Jennifer Davis, « From “Rookeries” to “Communities”. Race, Poverty and Policing in London, 1850-1895 », in History Workshop Journal, n° 27, 1989.
Auteur
(Université de Tours)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Violences juvéniles sous expertise(s) / Expertise and Juvenile Violence
XIXe-XXIe siècles / 19th-21st Century
Aurore François, Veerle Massin et David Niget (dir.)
2011
Violence, conciliation et répression
Recherches sur l’histoire du crime, de l’Antiquité au XXIe siècle
Aude Musin, Xavier Rousseaux et Frédéric Vesentini (dir.)
2008
Du sordide au mythe
L’affaire de la traite des blanches (Bruxelles, 1880)
Jean-Michel Chaumont et Christine Machiels (dir.)
2009
L’avortement et la justice, une répression illusoire ?
Discours normatifs et pratiques judiciaires en Belgique (1918-1940)
Stéphanie Villers
2009
Histoire du droit et de la justice / Justitie - en rechts - geschiedenis
Une nouvelle génération de recherches / Een nieuwe onderzoeksgeneratie
Dirk Heirbaut, Xavier Rousseaux et Alain Wijffels (dir.)
2010
Des polices si tranquilles
Une histoire de l’appareil policier belge au XIXe siècle
Luc Keunings
2009
Amender, sanctionner et punir
Histoire de la peine du Moyen Âge au XXe siècle
Marie-Amélie Bourguignon, Bernard Dauven et Xavier Rousseaux (dir.)
2012
La justice militaire en Belgique de 1830 à 1850
L'auditeur militaire, « valet » ou « cheville ouvrière » des conseils de guerre ?
Éric Bastin
2012
Un commissaire de police à Namur sous Napoléon
Le registre de Mathieu de Nantes (10 vendémiaire an XII - 28 août 1807)
Antoine Renglet et Axel Tixhon (dir.)
2013
La Bande noire (1855-1862)
Le banditisme dans l'Entre-Sambre-et-Meuse et ses liens avec l'affaire Coucke et Goethals
Laure Didier
2013
« Pour nous servir en l'armée »
Le gouvernement et le pardon des gens de guerre sous Charles le Téméraire, duc de Bourgogne (1467-1477)
Quentin Verreycken
2014