Conférence introductive. L’échec splendide des IUFM et l’interminable passion du pédant
Quel avenir pour le métier de professeur ?
p. 11-29
Texte intégral
1 Le texte ci-après est celui d’une conférence sur la situation des IUFM et de la formation des professeurs en octobre 2010. Il contient, avec le rappel du statut traditionnellement dominé du métier d’enseignant, un tableau des perspectives que la création des IUFM avait ouvertes et que des forces contraires, aujourd’hui victorieuses, ont tenté de refermer. Il peint du même mouvement l’horizon d’une action possible pour reprendre la marche en avant vers la professionnalisation du métier d’enseignant, telle que le développement des recherches - et en particulier des recherches en didactique - permet aujourd’hui de la penser.
1. Une péjoration immémoriale
2Le titre de ce texte paraîtra peut-être sibyllin ; la suite de mon propos le rendra vite clair, je crois. On voudra bien pardonner à l’auteur, je l’espère, d’avoir conservé certains traits d’une présentation parlée que ces notes écrites étaient destinées à soutenir.
1.1. Un petit métier
3La création des IUFM, à laquelle j’ai participé dès l’année préparatoire 1990- 1991, m’était apparue à l’époque comme de nature à rompre avec une tradition immémoriale de minoration du métier d’enseignant. On a beaucoup utilisé, au cours de ces dernières années, le slogan « Enseigner est un métier qui s’apprend ! ». Nous n’avons pas, en français, l’équivalent d’un mot précieux dont la langue anglaise dispose depuis toujours : le mot skill. C’est là, selon moi, une donnée qui change beaucoup de choses dans le rapport au didactique dans notre société. Mais je ne veux retenir ici qu’un point : lorsqu’on consulte un dictionnaire de la langue anglaise à l’entrée skill, on lit à peu près qu’un skill est an ability that has been acquired by training, c’est-à-dire un savoir-faire qui s’apprend. Cela ne signifie nullement qu’un skill soit à tout coup une grande chose, bien au contraire. De fait, voici une première assertion cruciale, qui restera peut-être en travers de la gorge à certains d’entre vous : le métier d’enseignant a toujours été et reste à ce jour, qu’on le veuille ou non, un petit métier, voire un tout petit métier, en tout cas un métier peu qualifié.
4Tous les discours sur la « vocation d’enseignant », toutes les poses, toutes les rodomontades ne sont qu’indices d’une tentation apologétique indéfiniment recommencée qui conduit une profession - je reviendrai sur ce mot - à se payer de mots. Dois-je rappeler - je ne le fais en vérité que pour la complétude de mon laïus - que le pédagogue fut d’abord un esclave chargé de conduire les enfants à l’école, avant parfois de s’élever, si l’on peut dire, en se faisant leur précepteur ? J’en demande pardon aux apologètes sincères : dans nos sociétés, l’enseignant participe, aux yeux des riches et des puissants - dont, je crois, nous ne sommes pas -, de la domesticité. J’appelle ici domestique, en une « maison » donnée (et j’entends par maison toute institution possible), quiconque s’y active spécifiquement pour que cette maison continue d’être le lieu des fortes activités auxquelles son existence est vouée. Le précepteur d’autrefois était ainsi, à strictement parler, un domestique de la maison bourgeoise ou aristocratique à laquelle il était attaché : de même que la lingère devait fournir des draps propres, de même le précepteur devait fournir des enfants éduqués. Bien entendu, cela n’empêchait nullement le précepteur de honnir la lingère (dont un édit d’avril 1597 cité par Littré range l’emploi parmi « les mestiers d’entre les mediocres et petits »).
5L’enseignant appartient en règle générale à la nombreuse et diverse domesticité de cette « maison » qu’est une communauté humaine : il est chargé avec ses semblables de faire que celle-ci continue de « fonctionner » selon les désirs de ceux qui la dirigent. Si l’on adopte un instant cette hypothèse, on ne s’étonnera pas de la longévité incroyable, aujourd’hui renaissante, du statut minoré, péjoré, de l’enseignant : domestique il était, domestique il reste. Raconter son histoire serait faire le récit d’une interminable souffrance sociale, la chronique de ce que j’ai appelé, dans mon titre, « l’interminable passion du pédant ».
1.2. Le pédant
6Je m’arrête un instant sur ce mot de pédant. Le Dictionnaire culturel en langue française dirigé par Alain Rey (2005) rappelle qu’il s’agit d’un emprunt ancien - la date de 1560 est ici avancée - à l’italien pedante, qui signifiait alors « précepteur » et encore, ajoute le dictionnaire consulté, « cuistre ». Sur l’origine du mot, deux hypothèses sont avancées : le mot pourrait découler par substantivation du participe présent d’un latin populaire *paedere, lui-même venant du grec paideuein « éduquer, enseigner » ; mais il pourrait aussi résulter d’un « jeu de mot sur pedagogo “pédagogue” et pedante “piéton”, dérivé de pede « pied », le pédagogue accompagnant ses élèves ». On le voit, l’origine serve du pédagogue, qui va à pied, n’est pas alors oubliée. Au demeurant, tel Dictionnaire étymologique et historique de la langue française (Baumgartner & Ménard, 1996, p. 577) précise que le mot pédant est déjà péjoratif en français au XVIe siècle. Dans son Dictionnaire universel (1690/1721), Antoine Furetière (1619-1688) définit le pédant (mot qu’il dit venir « de l’italien pedante ») en ces termes :
Regent ; Maitre d’Ecole ; homme de College qui a soin d’instruire, & de gouverner la jeunesse, d’enseigner les Humanités, & les Arts. On les appelle aussi Regens, & quelques-uns sont simples Repetiteurs.
7Mais Furetière ajoute encore :
Se dit aussi d’un sçavant mal poli, grossier, opiniâtre ; qui fait un mauvais usage des sciences, qui les tourne mal, qui fait de mechantes critiques, & observations, comme sont la plupart des gens de College.
8Et de conclure : « Un Pedant est un homme qui a plus de lecture que de bon sens ». Bref, le mot n’est pas flatteur. Pascal, cité par Littré, écrit d’ailleurs : « On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants ; c’étaient des gens honnêtes et, comme les autres, riant avec leurs amis. » C’est tout dire !
1.3. Variations contemporaines
9Sous le mot de pédant, je désignerai ici non seulement l’enseignant stricto sensu en tant qu’il est la cible d’une péjoration ordinaire tout au long des siècles, mais aussi cette espèce éphémère, cible d’une détestation furieuse, dont les promoteurs tiennent aujourd’hui leur revanche : le formateur d’IUFM. Des enseignants, de prétendus formateurs d’enseignants qui, effrontément, voudraient se hausser du col, voilà ce que nos maîtres et seigneurs ressentent comme insupportable de la part de simples gens de maison ! Un toulousain d’origine que d’aucuns situent volontiers à gauche, et qui tient le haut du pavé dans les médias, publie en janvier 2004, dans le numéro 350 de l’hebdomadaire Marianne, un papier qui nous est présenté comme le résultat d’une enquête, intitulé simplement « Profs » et sous-titré « Pourquoi ils sont devenus des boucs émissaires » (titre et sous-titre sont sans doute de la rédaction). Incompréhension, désinformation, exécration se conjoignent sous la plume de l’auteur ; je cite :
La clef de voûte de ce processus autogestionnaire tendance auberge espagnole sera cimentée par la loi d’orientation de 1989 mettant « l’élève au centre du dispositif éducatif ». Une loi qui crée les IUFM, hauts lieux du pédagogisme, cette doctrine consistant, en gros, à faire découvrir aux enfants, en les écoutant, tout le savoir qu’ils possèdent déjà en eux mais qu’ils ignorent encore. « L’élève est le but et le centre de l’enseignement », proclame aussi l’ex-ministre François Bayrou. Les méthodes pédagogiques ne sont plus déterminées par les savoirs et la nécessité de les acquérir, mais par les élèves eux-mêmes, avec leurs différences sociales et psychologiques, leurs parcours, leurs « vécus » comme on dit (p. 58-59).
10Ces analectes de la pensée conservatrice et réactionnaire en matière d’éducation sont de Bernard Maris : vous ne l’aviez peut-être pas reconnu. Vous direz peut-être : « Dans ce sac ridicule où Maris s’enveloppe, je ne reconnais plus l’auteur du Keynesianthrope ! » Mais c’est ainsi. La péjoration à l’endroit des serviteurs - enseignants, formateurs, chercheurs - de l’école de la République n’est apparemment guère discriminante. Sus au pédant ! Tel est le commun cri du cœur. Bien entendu, l’exemple donné pourrait être multiplié à satiété : qui, ainsi, n’a lu ou entendu les inépuisables vésanies d’un Alain Finkielkraut ?
2. Vers une profession ?
11Je voudrais maintenant exposer un point de vue radicalement opposé à cette pensée brune en matière d’éducation.
2.1. L’histoire se répète
12Un certain nombre de gens avaient accueilli favorablement la loi du 10 juillet 1989. J’en fus, tout en complétant la formule que Maris vilipende : si l’élève est au centre de l’école, disais-je alors, le savoir en occupe le cœur. L’article 17 de cette loi d’orientation, on le sait, annonçait la création des IUFM. Cette innovation pouvait être décisive, je veux dire historiquement décisive.
13Les connaisseurs savent que la tentative dite de l’École normale de l’an III, qui ne dura que quelques mois - du 20 janvier au 19 mai 1795 -, succomba sous une campagne de dénigrement haineux comparable, me semble-t-il, à la campagne menée contre les IUFM dès avant leur création (Chevallard, 1988). J’espérais que nous échapperions à une fin semblable.
14Nous savons désormais que l’histoire se répète. J’ajoute ici, pour évoquer d’un mot « l’échec splendide des IUFM » que mon titre mentionne, ce que le physicien, astronome et mathématicien Jean-Baptiste Biot (1774-1862) aurait dit de l’école de l’an III qu’elle fut « une vaste colonne de lumière qui, sortie tout à coup au milieu de ce pays désolé, s’éleva si haut, que son éclat immense put couvrir la France entière et éclairer l’avenir » (Wikipédia, « École normale [Révolution française] », 2010). On sait que cette école éphémère est regardée aujourd’hui comme l’ancêtre de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Puisse l’histoire de répéter !
2.2. Une semi-profession en attente d’histoire
15Je voudrais me reporter un instant à l’année 1990-1991, où quatre IUFM ouvrent la voie et où, avec d’autres, je prépare l’ouverture, à la rentrée 1991, de l’IUFM de l’académie d’Aix-Marseille. Pour moi et pour quelques compagnons - je personnalise, car je ne veux parler ici que pour moi : se reconnaîtra et se comptera qui veut -, pour moi, donc, le projet que nous poursuivons est clair et repose sur un petit nombre de propositions.
16Première proposition : l’histoire a maintenu le métier d’enseignant dans un état de sous-développement pratique, professionnel, scientifique et, si je puis dire, épistémologique ; car, dans le monde des puissants et des doctes, on ne saurait pas davantage concevoir une « science des enseignants » qu’on ne conçoit une « science des gens de maison ». L’idée seule d’une telle science les fait rire, quand elle ne les irrite pas jusqu’à les rendre furieux !
17Je dirai cela plus froidement ainsi : la profession de professeur, qui devrait avoir à sa charge d’impulser et de gérer le développement historique du métier d’enseignant, cette profession n’existe pas. Elle est au mieux ce qu’on a pu appeler une semi-profession.
18L’ouvrage qui popularise cette dernière expression - il paraît en 1969 sous la direction du sociologue américain Amitai Etzioni et s’intitule The Semi-Professions and Their Organization - a un sous-titre explicite : « Enseignants, infirmiers, travailleurs sociaux » (Teachers, Nurses, Social Workers). Plusieurs traits distinguent les semi-professions des professions. Je ne résiste pas, ici, à reproduire dans une traduction personnelle et libre la liste des douze critères qu’énumère l’article « Semiprofession » de l’encyclopédie Wikipedia (2010) - cette encyclopédie que, au demeurant, les doctes font profession d’écraser de leur superbe :
- un métier de statut inférieur ;
- des périodes de formation plus courtes ;
- une absence de reconnaissance par la société de ce que la nature du service rendu ou le niveau de compétence atteint justifie l’autonomie accordée usuellement aux professions ;
- un corpus de connaissances et de savoir-faire moins spécialisé et moins hautement développé ;
- une insistance nettement moindre sur les bases théoriques et conceptuelles de la pratique ;
- une tendance chez l’individu à s’identifier à l’institution qui l’emploie plutôt qu’à la profession elle-même ;
- une exposition plus grande à la surveillance et au contrôle de l’administration et des instances de tutelle ;
- une moindre autonomie dans la prise de décision professionnelle et une responsabilité devant les supérieurs plutôt que devant la profession ;
- une gestion par des personnes qui ont été elles-mêmes formées à cette semi-profession et l’ont pratiquée ;
- un poids prépondérant des femmes ;
- l’absence d’un droit de communication privilégiée entre le professionnel et l’usager ;
- un engagement faible ou nul dans les questions vitales.
19Par contraste, voici alors la liste des critères proposées pour une profession véritable (voir Sadker & Sadker, 2005) :
- les professions rendent à la personne et à la société des services essentiels ;
- chaque profession est attachée à un domaine de besoins bien identifié ;
- une profession possède un corpus propre de connaissances et de savoir-faire ;
- les décisions professionnelles se prennent en accord avec des connaissances, des principes, des théories validées et confirmées ;
- la profession repose sur des disciplines fondamentales dont elle tire son corpus de connaissances et de savoir-faire ;
- les associations professionnelles contrôlent les conditions du travail des professionnels (par exemple l’admission dans la profession, les normes professionnelles, l’autorisation d’exercer) ;
- il existe des normes pour être admis dans la profession et pour continuer de l’exercer ;
- la préparation et l’intégration à la profession suppose une formation de longue durée, généralement à l’université ou dans une école professionnelle universitaire ;
- le public a un haut niveau de confiance dans la profession et dans les compétences de ses membres ;
- le praticien se caractérise par une forte motivation sociale à exercer et par la volonté de maintenir à niveau, tout au long de sa carrière, ses compétences professionnelles ;
- la profession détermine elle-même les compétences attendues de ses membres ;
- le praticien est relativement libre vis-à-vis de tout contrôle direct ou public de son activité. Le professionnel accepte cette responsabilité en rendant compte à la société à travers la profession à laquelle il appartient.
20La deuxième proposition encadrant notre engagement dans la création d’un IUFM énonçait alors l’ardente obligation qui était la nôtre de travailler à faire évoluer le métier de professeur du statut de semi-profession au statut de profession.
21La création des IUFM pouvait à cet égard être regardée comme un premier pas possible dans un processus de longue durée de professionnalisation du métier de professeur. Bien entendu, ce premier pas était un tout petit pas.
22Si le destin imposé jusque-là au métier d’enseignant était on ne peut plus haïssable, la dignité nouvelle que les IUFM pouvaient lui octroyer restait tout de même très chichement mesurée. Pour la durée de la formation professionnelle par exemple, nous étions loin, très loin encore des normes les mieux établies dans les professions d’ingénieur, de médecin, d’avocat. Dans l’IUFM où, seize ans durant, j’ai contribué à former des professeurs de mathématiques, la durée de la formation professionnelle didactique (théorique et pratique) des professeurs stagiaires n’excédait pas cent cinquante heures dans l’année : une misère ! Mais c’était là, tout de même, un point de départ. Pour reprendre la formule fameuse de Péguy (1992, p. 1280) à propos de Descartes, nous voulions être, collectivement, « ce cavalier français qui partit d’un si bon pas ».
3. La recherche au service de la profession ?
23Les IUFM devaient selon moi être des lieux où, par la recherche et par la formation, se créeraient et diffuseraient, dans une semi-profession en espérance de qualification professionnelle, les connaissances et savoir-faire propres à une profession en gestation.
3.1. La recherche interdite
24Ceux qui ont connu ce temps auront sans doute rectifié - ou plutôt complété - mon propos sur un point : car la recherche était alors interdite aux IUFM ! Il ferait beau voir qu’un domestique ou un quasi-domestique s’avisât de se livrer à des recherches sur son métier de domestique ! Les IUFM, entités administratives, nous asséna-t-on, n’avaient pas qualité pour mener des recherches. La chose n’avait pas été prévue ; ou plutôt la chose avait été envisagée et soigneusement, délibérément, écartée. Ces « instituts universitaires » étaient très officiellement sous curatelle épistémologique.
3.2. Les problèmes de la profession
25J’en viens pourtant à une troisième proposition. Contre la pente d’un petit métier dont les praticiens sont abandonnés à eux-mêmes, qui regarde toute difficulté rencontrée dans l’exercice du métier comme un trouble personnel du praticien, trouble qu’il s’agirait d’éliminer par un « traitement » individuel approprié, nous posons que toute difficulté rencontrée, même par un novice, est une difficulté du métier, dont il faut étudier les conditions de survenue et qui constitue ainsi l’un des problèmes posés à une semi-profession en mutation, ce que j’appellerai en anticipant un problème de la profession de professeur. D’où la nécessité de développer des recherches sur les problèmes de la profession. De telles recherches devaient non seulement apporter des solutions théoriques et pratiques aux problèmes identifiés mais encore désigner, voire créer du même mouvement les savoirs utiles à l’exercice optimal, ou du moins optimisable, de la profession.
26Bien entendu, un tel projet nous projetait hors de l’univers mental et matériel du « petit métier d’enseignant ». Et l’on ne s’étonnera donc pas de l’opposition tapageuse de tous ceux qui, dans la profession ou hors d’elle, ont cru alors de leur intérêt que l’enseignement demeure à jamais un petit métier, comme s’il s’agissait là d’un arrêt éternel.
27Pourquoi, demandera-t-on peut-être ici, préférerait-on la profession de professeur au petit métier d’enseignant ? Pourquoi vouloir faire de l’enseignement une activité mue par les apports d’une recherche appropriée ? Le modèle, en cela, est évidemment celui de la médecine (l’exemple des sciences de l’ingénieur est sans doute à la fois trop proche et trop écrasant), qui montre que la recherche est première, la formation des praticiens, quoiqu’essentielle, seconde.
28Il y a déjà longtemps, j’ai proposé une petite fable pour faire entendre la chose. Prenez, vers 1870, un patient atteint d’appendicite ; et imaginez deux médecins dont l’un serait, par sa formation, supérieur à l’autre. Quel que soit celui des deux médecins qui accoure au chevet du patient, le résultat est alors presque toujours le même. Le risque est très grand que le patient décède ; et cela parce que la science médicale du temps est largement impuissante, alors, devant un cas d’appendicite. Reprenez un siècle plus tard et le patient et les deux médecins : à nouveau le résultat sera hautement indépendant de la formation médicale du praticien ; mais cette fois le patient guérira, parce que désormais la science médicale gagne là où elle perdait un siècle plus tôt. Le premier facteur de l’efficacité professionnelle est ainsi la recherche. Cela nous rappelle - je vais y revenir - que la sanctification ordinaire de la formation repose le plus souvent sur une imposture : car encore faut-il disposer, et donc avoir créé, des savoir-faire et des savoirs idoines !
3.3. Les évergètes et la profession
29La forme originaire du tout petit métier, où l’on entre par apprentissage sur le tas, n’est pas spontanément compatible avec l’idée − sur laquelle se sont bâtis les IUFM − d’une formation distincte de la pratique, quoique étroitement articulée à elle. Le succès de cette idée repose en vérité sur un innocent sophisme. Pour aider le praticien à surmonter telle difficulté du métier, on le « formera », dit-on. Mais on le formera à quoi, et avec quoi ? La réponse est souvent celle-ci : à la difficulté à « traiter », on apporte généralement une réponse « vue sur le terrain », et souvent celle-là même que le formateur se souvient d’avoir mise en œuvre lorsqu’il était lui-même un pur praticien, confronté à cette difficulté même !
30La formation donnée n’a ainsi pour contenus que ceux que l’on peut trouver tous faits dans le métier, à quelques variantes minimes près. On tient là une formation sur le tas des plus paradoxales : une formation sur le tas « déplacée », « différée », et privée des avantages des situations vécues en première personne. C’est là, bien évidemment, une aporie dans laquelle une école universitaire de formation professionnelle ne doit pas se laisser enfermer. Mais comment une telle école doit-elle, selon moi, concevoir et réaliser la formation de professionnels ?
31En guise de réponse, je voudrais d’abord insister sur deux obstacles - ou deux dévoiements - fondamentaux et, jusqu’à un certain point, solidaires. L’un et l’autre me semblent liés à deux facteurs historiques, qui conditionnent l’état du métier. Il y a d’abord un facteur « de classe », si je puis dire, ou du moins un facteur tenant à l’opposition des puissants et des exécutants − ou, pour être plus brutal tout en restant métaphorique, des princes et des gueux. Je range les gens de métier parmi les gueux ; et j’imagine alors des puissants qui « leur veulent du bien ». Rien de mal à cela a priori : ainsi font les dames patronnesses à l’endroit de leurs pauvres. Si cette dernière comparaison heurte, parlons de bienfaiteurs ou, avec les anciens Grecs, d’évergètes. Il est bien de vouloir aider ; mais, lorsqu’on regarde de haut ceux que sa bienveillance vise, il arrive qu’on tombe dans le travers de penser que, pour aider des démunis, n’importe quoi fera l’affaire ; par exemple que n’importe quelle nourriture conviendra à qui a faim, ou n’importe quel vêtement à qui a froid.
32Je traduis : à qui cherche à entrer dans un métier d’ignorants ou, disons, de demi-savants, les vrais savants proposeront volontiers n’importe quoi qui paraisse de loin pouvoir entretenir quelque rapport avec l’exercice dudit métier. Pour des professeurs, ainsi, l’évergète, le bienfaiteur d’occasion offrira complaisamment, me semble-t-il, « un peu de psychologie » ou « un peu de sociologie » ; pour les professeurs de mathématiques, on ajoutera « un peu d’histoire des mathématiques » et même « plus de mathématiques », s’ils le supportent ; pour tous « un peu d’épistémologie », etc. Comme le dit la sagesse populaire, tout cela « ne peut pas faire de mal » !
33Un critère de choix, à cet égard, tient à la nouveauté supposée du savoir dont on prétend régaler les gens de métier : s’ils sont démunis en général, ils le seront en particulier de ce qui « vient de sortir » et s’en montreront à coup sûr friands ! Le comble est atteint lorsque, en réalité, ce que l’évergète universitaire est tenté de proposer (et, parce qu’il détient une parcelle de pouvoir, d’imposer) a été « choisi » en fonction du stock des savoirs disponibles à l’université. Nous avons un bon spécialiste de ceci ou de cela et qui, au surplus, est quelque peu inemployé ; nous proposons donc qu’il s’emploie à offrir aux jeunes professionnels en formation, précisément, ceci ou cela. Le besoin, qui n’est souvent pas même reconnu par la profession, et ne se traduit donc pas en une demande claire et nette, est ainsi occulté par une offre largement opportuniste.
34La chose n’est certes pas neuve. S’agissant de l’instruction à proposer dans l’école des pauvres d’autrefois, je veux dire l’école primaire, on a longtemps répété la formule lancée au XIXe siècle par Octave Gréard (1828-1904), que l’on retrouve notamment dans les instructions officielles de 1887 et de 1923 pour l’école primaire :
L’objet de l’enseignement primaire n’est pas d’embrasser sur les diverses matières auxquelles il touche tout ce qu’il est possible de savoir, mais de bien apprendre, dans chacune d’elles, ce qu’il n’est pas permis d’ignorer.
35Or, qu’entend-on par « ce qu’il n’est pas permis d’ignorer » ? Dans son ultime ouvrage, La faillite de l’enseignement, publié en 1937 (chez Félix Alcan, à Paris), le recteur Jules Payot (1859-1940) donnera non sans amertume la clé de l’énigme :
Gréard, qui était un magnat dans l’Université, déclarait qu’il fallait enseigner aux primaires « ce qu’il n’est pas permis d’ignorer ». Un jour que je lui demandais de préciser sa pensée, il eut un geste vague : « une teinture de choses essentielles », me dit-il, c’est-à-dire une espèce d’enseignement secondaire au rabais, comme je le compris par la suite.
36On mesure à cet épisode la pérennité du vice que je dénonce ici !
4. Une épistémologie soumise ?
37Ce vice est le fruit d’une situation sociale où les rapports de domination prennent le pas sur des relations de coopération praxéologiquement fondées. Ainsi apporte-ton tout faits des savoirs dont on suppute bien légèrement qu’ils pourraient être de quelque utilité à la profession pour répondre aux questions qui se posent à elle (même quand elle ne se les pose pas).
4.1. La question des questions
38Pour avancer, j’introduis un couple de notions clés : dans un métier, des difficultés surgissent et, conséquemment, des questions se posent, auxquelles des réponses sont apportées − à moins que ces questions n’y restent durablement sans réponse. Tout, en un sens, est là. Une question du métier, c’est-à-dire une question qui se pose aux gens de métier, doit d’abord être identifiée. Elle doit ensuite être reconnue par la profession comme un problème de la profession.
39Je précise que la profession, telle qu’on l’entend ici, comprend non seulement les praticiens, mais encore les responsables de toutes sortes et de tous niveaux qui en gèrent le devenir, ainsi que les chercheurs qui se vouent à l’étude des problèmes de la profession, de façon permanente ou occasionnelle. Une réponse doit ainsi se construire, grâce aux chercheurs d’abord, qui la « produisent », à la profession stricto sensu ensuite, qui la diffuse et veille à son intégration dans l’équipement praxéologique des gens de métier, puis qui observe les difficultés éventuelles de sa mise en œuvre pour identifier les questions nouvelles qui se posent alors aux gens de métier, en sorte qu’un nouveau cycle difficulté-question-problème-réponse s’enclenche.
40Bien entendu, la première question qu’il faut poser à une formation professionnelle, c’est la question des questions, c’est-à-dire la question de l’identification des questions auxquelles cette formation professionnelle devrait apporter des réponses. Quel mécanisme avez-vous mis en place pour identifier les questions qui se posent aux gens de métier et ont vocation à être traitées comme des problèmes de la profession ? Si vous ne pouvez pas répondre à cette question, la formation professionnelle que vous proposez a toutes les chances d’être ce que j’appellerai sans façon une formation indigne.
41L’identification des difficultés du métier et la collecte des questions correspondantes soulève de multiples difficultés - lesquelles constituent, bien entendu, des problèmes de la profession lato sensu. Je signale ici, en passant, deux de ces difficultés seulement. La première se situe du côté des formateurs, qui croient souvent pertinent de distinguer des « difficultés de débutants », qui frapperaient spécifiquement les novices. Je crois qu’il faut adopter à cet égard un point de vue dual : ce sont, certes, souvent des débutants qui nous révèlent ces difficultés ; mais ces difficultés sont autant que les autres des difficultés du métier - et non pas des débutants - et doivent donc être traitées à l’égal des autres. La profession doit s’interdire de succomber à la tentation d’attendre que le temps règle l’affaire !
42La seconde difficulté se situe du côté des praticiens eux-mêmes. Quand on met en place un système de collecte de descriptions écrites par des praticiens des difficultés qu’ils rencontrent, on sent fréquemment que la question formulée - Comment parvenir à ceci ? Comment expliquer cela ? - est énoncée sur un mode dubitatif, comme si son auteur pensait au fond, ou bien qu’il détient déjà, à la question qu’il avance, une réponse satisfaisante, ou bien qu’une telle réponse, qu’il n’a jamais rencontrée dans la culture du métier qu’il exerce, est promise à ne pas exister.
4.2. L’obstacle du « rétro »
43Cette dernière observation me conduit à m’arrêter un instant sur un habitus mental invalidant, présent sans doute dans la culture de nombre de métiers : la propension à chercher dans le passé, dans « l’acquis », la solution à des problèmes nouvellement posés, comme si le passé était censé avoir forgé les armes permettant d’affronter les difficultés d’aujourd’hui, de demain, d’après-demain même !
44Je rangerai sous ce schéma rétroactif le cas, évoqué plus haut, de la réception faite, en une formation professionnelle, à un savoir « qui vient de sortir » : il suffit, pour le subsumer sous le schéma rétroactif, de le regarder comme anciennement disponible hors de la profession mais tout récemment découvert par la profession - situation qui, il est vrai, se produit assez souvent pour que sa généralisation abusive puisse faire illusion.
45Je me suis efforcé ailleurs de montrer que la culture commune engendrée par la culture scolaire et universitaire aujourd’hui encore dominante oriente très largement nos comportements face à une difficulté, une question, un problème en nous poussant à « fonctionner » en mode d’étude rétroactif, ce qui s’incarne institutionnellement, par exemple, dans l’exercice scolaire et universitaire de la dissertation, où l’on n’étudie une question qu’à la lumière d’acquis antérieurs, a priori hétérogènes à la question à étudier dès lors que celle-ci est véritablement neuve, et en tous les cas mal assortis aux besoins de l’étude à conduire. En bien des cas, au vrai, prévaut le postulat (plus ou moins vérifié) que l’étude utile a déjà été faite - par exemple en classe - et qu’il s’agit seulement d’en restituer les matériaux et les conclusions.
46Nous sommes là en un univers clos, bien peu propice à un abord adéquat de cette situation centrale dans les sciences : une question se pose, qu’il faut étudier, sans être jamais certains de disposer de l’outillage approprié, qu’il faut en règle générale découvrir et apprendre à maîtriser ou même construire ab ovo. Au lieu de regarder vers le passé, il faut ainsi aller de l’avant : de là que j’aie désigné la disposition intellectuelle idoine par l’expression de mode d’étude proactif.
5. Aller de l’avant, toujours
47Alors que le mode d’étude proactif - et le schéma proactif auquel il donne son efficace - sont le bien commun de tout scientifique, de tout chercheur agissant comme tel, ce mode et ce schéma sont aujourd’hui encore très fortement dominés partout ailleurs dans les institutions de la société.
5.1. La recherche en didactique et les disciplines
48Placé devant un problème que l’on n’a pas refoulé, ni occulté, que l’on reconnaît donc comme tel, la tentation est forte de chercher dans l’existant les matériaux qui devraient permettre, croit-on, de lui apporter solution. Or, pour passer d’un petit métier - pris en charge au mieux par une semi-profession - à un métier en développement progressif dynamisé par une profession consciente de ses devoirs comme de ses prérogatives, c’est évidemment le schéma proactif des sciences qu’il faut adopter : de là la place éminente que devra occuper la recherche dans le futur du métier de professeur.
49Je souligne encore la chose : ce n’est pas tant l’apport de tel ou tel savoir existant qui importe que l’apport de la recherche à venir sur les problèmes de la profession. Quelle recherche, demandera-t-on alors ? J’y viens. Ma réponse est la suivante : pour l’essentiel, la recherche pertinente est la recherche en didactique. Cette formulation lapidaire appelle au moins deux ordres de remarques.
50Tout d’abord, on l’aura noté, j’invoque ici la didactique, comme d’autres évoqueraient, à d’autres propos, la sociologie, la psychologie, la physique, l’histoire, etc. Je définirai la didactique comme la science des conditions et contraintes de la diffusion des systèmes de connaissances dans la société. Je ne peux éviter bien sûr de dire un mot à l’adresse de ceux qui croient qu’on ne saurait parler que de didactique des mathématiques, ou de didactique de l’EPS, ou de didactique du français, etc., en démarquant innocemment la cartographie changeante des disciplines que la transposition didactique a historiquement installées dans l’institution scolaire.
51Sur cette pente, notons-le, on peut aller très loin. Car qui par exemple fait de la didactique « des mathématiques » ou de la didactique « de l’EPS » ? Ne faut-il pas parler plus restrictivement de didactique « de l’algèbre » ou de didactique « de la gymnastique » par exemple ? Ou même, parce que tout cela est encore bien trop vague, de didactique « des équations du premier degré à une inconnue » ou de didactique « de l’appui tendu renversé » ? Je n’insiste pas : on voit, je pense, que le zoom avant pourrait ainsi continuer longtemps !
52Mais je voudrais surtout, ici, insister sur un autre argument employé par qui se refuse à assumer - et à participer à construire - cette science qu’est la didactique : pour faire utilement, efficacement de la didactique des mathématiques par exemple (l’argument s’étend, mutatis mutandis, à toutes les disciplines scolaires), il faudrait avoir étudié les mathématiques comme a pu le faire, disons, un professeur de mathématiques de l’enseignement secondaire ; et de même pour toute la gamme des « didactique des disciplines ». Notez que le schéma rétroactif qui hante notre culture montre ici un bout de l’oreille : tout se passe comme s’il fallait savoir avant. Or, contre cela, je voudrais suggérer que, là encore, c’est le schéma proactif qui est seul justifié.
5.2. Niveaux de conditions et de contraintes
53Soit en effet un certain système de connaissances dont on veut étudier les conditions de diffusion sous des contraintes données (dans tel type d’école, à tel type de public, etc.). Le cadre théorique que j’utilise et que je m’efforce d’illustrer est, vous le savez peut-être, celui de la théorie anthropologique du didactique, la TAD. Dans ce cadre, les conditions qui gouvernent la diffusion de connaissances données, outre celles créées ou portées par les acteurs de l’interaction didactique, sont les conditions et contraintes constitutives des différents échelons de l’échelle dite des niveaux de codétermination didactique, que l’on peut sommairement représenter comme on le voit ci-après :
Civilisation ↔ Société ↔ École ↔ Pédagogie ↔ Discipline.
54Plusieurs conséquences en résultent.
55Tout d’abord, ce que le chercheur en didactique doit examiner ne s’enferme nullement dans ce qui est nommé ici « discipline », qui est la discipline - c’est-à-dire le complexe de règles - gouvernant le système de connaissances qui est l’objet de la recherche. Je note qu’une telle discipline n’a pas de raison, en règle générale, de coïncider avec l’une des disciplines établies dans l’institution scolaire. Pour mener à bien la recherche qu’il a en vue, le chercheur en didactique doit alors se rendre disponibles des connaissances qu’il convient de déterminer - elles ne sont pas « données »- portant sur les contraintes imposées et les conditions offertes par la discipline, certes, mais aussi par la pédagogie, par l’école, par la société, connaissances qui n’ont aucune raison de coïncider avec les connaissances de tel ou tel acteur social regardé par telle institution comme spécialiste de la discipline, ou de la pédagogie, ou de l’école, ou de la société considérées.
56Le savoir que telle recherche en didactique relative à tel système de connaissances requiert du chercheur ne saurait être que par chance superposable à celui que l’on attribue à tel ou tel type d’expert. À cet égard, il y a, me semble-t-il, une confusion intéressée mais délétère entre l’appartenance au corps des gens de métier qui enseignent telle discipline et l’appartenance à la communauté des chercheurs en didactique des systèmes de connaissances relevant de ladite discipline. Lorsqu’une telle confusion se produit, le chercheur apparaît comme un frère aîné de l’enseignant, alors qu’il n’a aucune raison d’entretenir avec lui des liens de parentèle. L’équipement praxéologique utile au chercheur est en vérité chaque fois à définir, à construire, à maîtriser de façon autonome au sein de la communauté des chercheurs, sans rechercher le mimétisme avec les gens de métier et, ajoutons-le, sans tenter de leur extorquer quelque accréditation que ce soit.
57Le savoir nécessaire, le chercheur l’a devant lui plutôt que derrière lui. Mais là encore le poids du schéma rétroactif, le goût pour ce que je nommerai la rétrocognition se font sentir : le passé, nous fait-on accroire, devrait nous servir une rente perpétuelle ! Or, pour aider le métier de professeur à évoluer - à travers, notamment, la formation de ses membres -, les chercheurs en didactique doivent justement rompre clairement avec le schéma rétroactif qu’ils ont hérité de ceux qu’ils prétendent étudier − les professeurs eux-mêmes - afin, notamment, d’aider ces derniers à s’émanciper du schéma rétroactif pour aller vers les connaissances utiles ou nécessaires à chaque instant à l’exercice de leur métier, y compris en matière « disciplinaire ».
58Alors que le schéma rétroactif enferme dans un univers marqué par des contraintes que le chercheur doit étudier sans pour autant s’y soumettre, le schéma proactif engendre une exploration qui s’affranchit de limitations qui n’appartiennent qu’à l’objet étudié.
5.3. Oser chercher ce que personne ne cherche
59Une autre conséquence de ce qu’exprime l’échelle des niveaux de codétermination didactique doit être clarifiée.
60D’aucuns s’attendraient peut-être à ce que les conditions et contraintes des niveaux de la civilisation ou de la société, par exemple, soit regardées comme étant l’affaire seulement, disons, des historiens ou des sociologues ; ou que les conditions offertes et les contraintes imposées par la « discipline » soit l’apanage des producteurs des connaissances relevant de cette discipline, ou des épistémologues de cette discipline, etc. Et, en effet, le didacticien a besoin d’interroger les travaux d’une foule de spécialistes qui lui permettent de mieux « voir » les conditions et contraintes qui pourront se révéler pertinentes pour la recherche qu’il conduit.
61Je compte bien sûr parmi ces spécialistes les pédagogues eux-mêmes, si l’on désigne par ce mot les chercheurs dont l’ambition est de porter à la lumière et d’analyser les conditions et contraintes, existantes ou possibles, que l’on doit situer au niveau de la pédagogie dans l’échelle des niveaux de codétermination didactique. Cela noté, l’historien, le sociologue, l’épistémologue, le pédagogue, qui ne seraient pas historien didacticien, sociologue didacticien, épistémologue didacticien, pédagogue didacticien et, plus précisément, qui ne seraient pas didacticien de tel système de connaissances, ne peuvent se substituer au didacticien dans la mise en évidence des contraintes qui pèsent sur la diffusion de ces connaissances.
62Je donne ici un exemple qui a le mérite de la simplicité. Beaucoup de gens, je veux dire beaucoup d’élèves, qui rencontrent les x et les y de l’algèbre élémentaire - celle du collège - demande ce que ces lettres « représentent ». C’est là une question qui leur paraît toute naturelle et qui est pourtant une bien étrange question ; risquons le mot : c’est une question tordue. Si je vous montre une chaise, ou si je vous montre un marteau, vous ne me demanderez pas ce que ce marteau ou cette chaise « représentent ». Si je vous montre un bédane, et si vous ne connaissez pas cet objet, vous demanderez peut-être ce que c’est et surtout à quoi ça sert, non ce que ça « représente ».
63Or, c’est cela même qui devrait se produire à propos de x et de y : l’objet qu’est la lettre x ne représente rien ; cet objet est, à la manière d’une chaise, d’un marteau ou d’un bédane ; et il sert à diverses choses, exactement comme un bédane. Sans aller plus loin sur l’algèbre élémentaire, on doit s’interroger sur les raisons de cette propension à voir dans un objet donné une représentation d’un autre objet ; or cela nous fait remonter à une contrainte de civilisation qui porte l’individu ordinaire à voir dans un objet scriptural un représentant de quelque autre objet.
64Le travail didactique à réaliser, ici, revient en conséquence à créer des conditions permettant que s’établisse, à ce que Lacan nommait les « petites lettres de l’algèbre », un rapport affranchi de ce que j’appellerai sans davantage de commentaire le « représentationnalisme occidental » : l’élève doit apprendre à « faire des choses » avec les x et les y, et à oublier l’idéologie représentationnaliste.
6. Des horizons si proches et si lointains
65Qu’on me permette maintenant de résumer à grands traits mon propos avant de conclure.
6.1. Un schéma pour l’avenir
66Le métier de professeur, aujourd’hui organisé en simple semi-profession, doit se professionnaliser si l’on veut qu’il s’affronte avec succès aux difficultés renouvelées d’une diffusion idoine des connaissances dans un monde changeant.
67Pour cela, la recherche en didactique est le facteur clé, comme la recherche en médecine est le facteur clé des questions de santé.
68Cette recherche, et la formation des professionnels de l’enseignement qu’elle nourrit, doit s’attaquer aux problèmes de la profession, diagnostiqués au chevet de l’activité des professeurs.
69Aux questions que soulève cette activité, elle doit s’efforcer de construire des réponses recevables par la profession et par les gens de métier, et cela en recourant à une gamme étendue de connaissances, qu’un professeur seul, ni même un collectif large de professeurs, ne saurait exploiter adéquatement en ne comptant que sur ses propres forces.
6.2. Un nouveau monde ?
70Je voudrais pour terminer évoquer en quelques mots au moins un de ces grands problèmes qui se posent à la profession de professeur et qui attendent une solution.
71Il s’agit en vérité de tout un ensemble de questions que soulève un changement cardinal dans la société : la création et le développement de l’Internet et l’accès de chacun aux vastes gisements de ressources qu’il recèle. Les contraintes anciennes ont façonné ce que j’ai appelé une « pédagogie de l’enseignant » dont l’un des interdits fondateurs est le suivant : lorsqu’un élève se voit enjoint de répondre à une certaine question, sa réponse ne saurait légitimement reprendre sciemment les réponses existant dans la culture − réponses que l’on note en TAD, traditionnellement, R◊. Lorsqu’un élève doit résoudre un problème de mathématiques, ainsi, il est censé ne pas rechercher de solutions toutes faites, préexistantes, en vue d’en tirer quelque avantage, mais il doit forger sa solution entièrement par lui-même.
72Étonnement, il y a là un réquisit qui ne prévaut nulle part ailleurs. Le fait de s’y soumettre serait même vertement critiqué dans la recherche scientifique, où le chercheur est censé s’enquérir constamment de l’état de l’art. Surtout, ce réquisit n’est plus guère tenable aujourd’hui, ce qui conduit les gens de métier, faute d’un équipement praxéologique adéquat, à toutes sortes de contorsions fâcheuses dont je ne citerai ici qu’un exemple assez récemment observé. Une enseignante de physique donne à ses élèves de seconde un devoir à la maison. L’un des élèves a le sentiment que l’énoncé a été « pompé sur Internet » ; il s’en assure et découvre du même coup le corrigé qui l’accompagne, avant de révéler le tout à ses camarades. Interrogés en dehors du cadre scolaire, ces élèves diront que la naïve enseignante, pour qui ils avaient déjà assez peu d’estime, avait perdu, en cette occasion, tout crédit à leurs yeux − c’est cela aussi « l’interminable passion du pédant »…
73À l’opposé de la pédagogie de l’enseignant, la pédagogie de l’enquête, sur laquelle je travaille depuis quelque temps déjà avec d’autres, demande que, tout au contraire, l’enquête sur la question posée mette en évidence les principales réponses disponibles (R◊), les analyse, les évalue en vue de construire la réponse (notée, elle, R♥) qui sera celle de l’élève (ou de la classe). Cela, au demeurant, suppose d’accomplir un type de tâches dont je pourrais montrer qu’il est grandement absent de la culture scolaire et universitaire commune : rendre compte de façon précise et exacte de la réponse - éventuellement vide ou quasi vide - qu’apporte tel texte donné à telle question donnée - exercice qui suppose une technologie intellectuelle aux antipodes de l’égocentrisme du « commentaire » ou de la « dissertation » chers à l’institution scolaire.
74Mais je reviens au principe, partout appliqué hors de l’école, de s’enquérir, face à une question à résoudre, des réponses déjà existantes. On sait que nombre de professeurs récuseraient aujourd’hui ce principe, notamment parce que, dans une situation qui s’y conformerait, ils ne pourraient plus, affirment-ils, se convaincre que l’élève ait véritablement « compris » ce que l’on continuerait indûment - croient-ils - d’appeler sa solution.
75Comprendre ! On aura reconnu là un mot fétiche en une certaine pédagogie qui, naguère, s’efforça de rompre avec l’ancienne pédagogie du « par cœur ». Mais est-on sûr que l’on comprenne toujours son ouvrage parce qu’on croit en être l’unique auteur, parce qu’on l’aura fait par soi-même ? Mais le chercheur qui, avant de proposer sa solution, en aura étudié vingt autres, pourquoi ne doute-t-on pas qu’il comprenne ce qu’il avance ? Nous sommes là devant un maelström de problèmes au mieux à demi posés - quand ils sont posés -, un maelström qui est aussi - c’est du moins mon hypothèse de travail - l’ombilic d’un nouveau monde didactique. Mais c’est ici que je m’arrêterai, en vous remerciant de votre attention.
Auteur
EAM ADEF - Aix-Marseille université.
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