Du censeur des mœurs dans la Rome républicaine à la théologie morale des jésuites au xviie siècle : vingt-deux siècles de développements du droit en sept contributions
p. 141-145
Texte intégral
1Cette section envisage certainement l’histoire du droit sous l’angle de la longue durée : la première contribution traite de développements qui commencent au ve siècle avant notre ère et la dernière se situe au xviie siècle. Cette constatation comporte sa part de réconfort, mais également d’inquiétude. On doit se féliciter qu’à travers les travaux d’une nouvelle génération de chercheurs, parmi lesquels, comme en témoigne ce recueil, l’époque contemporaine se taille la part du lion, la poursuite des recherches et d’expertises dans les domaines du droit romain de l’Antiquité, du droit byzantin, du droit médiéval occidental et de la pensée juridique moderne permet de croire que, fût-ce avec des effectifs nettement plus réduits qu’il y a encore une génération, la relève et la translatio studiorum paraissent assurées. Il y aurait un paradoxe inextricable si en tant que discipline, l’histoire du droit devait ignorer ce qui constitue encore de nos jours les fondements historiques reconnaissables du droit contemporain. D’autre part, et cette constatation ne fait, semble-t-il, que refléter les évolutions dans les orientations du plus grand nombre d’étudiants en histoire dans les facultés des lettres en Belgique et aux Pays-Bas, les choix de spécialisation pour les périodes de l’Antiquité jusqu’au début des Temps Modernes tendent à se réduire très fortement.
2Pourtant, le petit groupe de jeunes chercheurs figurant dans cette section ne doit pas évoquer le cliché des quelques rares écoles monastiques ou cathédrales du haut moyen âge, qui seraient tant bien que mal parvenues à transmettre des bribes de connaissances des anciens à la civilisation qui allait se développer en Europe après l’An Mil. Un bref coup d’œil sur les contributions de cette section permet de se rendre compte que ces travaux représentent eux aussi, au-delà d’une continuation de méthodes et d’expériences, une nouvelle génération de recherches. Il serait évidemment quelque peu artificiel de vouloir invoquer de manière trop appuyée un fil rouge ou un dénominateur commun suffisamment précis pour les différentes contributions qui ont ainsi été regroupées dans cette longue ère qui devient de plus en plus, et notamment chez nos étudiants, une « préhistoire » : si l’on aménage quelque peu la définition classique (et culturellement hautement biaisée !) de la préhistoire comme l’ère n’ayant pas laissé de traces écrites, on pourrait en effet affirmer que l’on doit y assimiler les périodes pour lesquelles les sources, même écrites, sont devenues illisibles ou inintelligibles ; or, c’est bien ce qui semble le cas pour la toute grande majorité de nos étudiants -belges ou néerlandais -, et certainement de nos étudiants en droit, lorsqu’on les confronte à un texte antérieur au milieu du xviiie siècle : même avec une transcription ou une traduction moderne des textes, ceux-ci semblent appartenir à un système de référentiels dont la formation de ces étudiants du début du xxie a fait tabula rasa.
3Comment, à différentes époques, les acteurs sociaux qui façonnent la vie du droit innovent-ils en réaménageant et en réagençant des éléments -idées et techniques du passé ? Certains historiens ont affirmé que même les « grandes révolutions » qui ont marqué l’histoire occidentale du xie au xxe siècle ont surtout été caractérisées par leur recours à un passé ou à une tradition plus ou moins idéalisée et censée légitimer le renversement des institutions et du droit imposés à leur époque. En fait, même si l’on adopte une approche considérant les transformations structurelles du droit comme des mutations se développant sur plusieurs générations, et touchant le droit quotidien aussi bien dans ses expressions institutionnelles que dans ses croyances profondes et parfois inconscientes, il est clair que l’histoire du droit a été à différentes époques dans une large mesure une progression par régénération de ses éléments pré-existants.
4Jacob Giltay envisage la protection de l’esclave, en particulier à partir de l’institution du censeur, à cheval sur le politique, le droit et l’opinion publique (de l’establishment romain, faut-il sans doute entendre), dans des cas particuliers où un esclave était victime d’un comportement abusif censé excessivement cruel ou immoral. La norme justifiant l’intervention semble relever davantage des mœurs romaines - ce qu’il faut sans doute également entendre comme un montage culturel et identitaire de la part des classes dirigeantes -que du droit positif. La contribution de Giltay fait apparaître d’une part une certaine continuité d’une normativité à travers les régimes politiques romains, mais, d’autre part, un glissement dans l’exercice du contrôle et de la sanction de cette normativité, d’un titulaire d’un office relativement indépendant à l’origine sous la République au princeps lui-même du temps de l’Empire autocratique. En ce sens, on peut reconnaître une certaine récupération des modes et justifications de l’intervention de l’ancien censeur par l’empereur. Au terme de cette évolution, la normativité dont se prévalait l’empereur assumant le rôle de censeur a pu se rapprocher de la législation.
5La casuistique romaine est abordée par Emanuel van Dongen à propos d’un passage bien connu du Digeste, évoquant le cas d’un aubergiste qui avait blessé au cours d’une altercation un passant qui avait emporté une petite lampe à l’entrée de l’auberge. Pour van Dongen, les explications proposées jusqu’à présent du texte rapportant la consultation d’Alphenus ne sont pas satisfaisantes. Il avance une nouvelle lecture du texte qui tient compte des principes de la rhétorique tels qu’ils prévalaient à l’époque : selon cette lecture, non seulement ces principes se retrouvent dans la structure même de la consultation, mais ils permettent également de saisir la qualification juridique matérielle du casus et son interprétation. Le juriste, dans ce cas, récupère et applique des modes d’argumentation qui constituent la grammaire de base des orateurs et, d’une manière générale, des canons du discours public à Rome.
6La thèse de doctorat défendue en 2008 par Hylkje de Jong était consacrée à l’enseignement de Stephanos sur le Digeste. Stephanos était professeur de droit, peut-être à la fameuse école de Beyrouth, et appartenait à la génération quasi-contemporaine de la législation de Justinien. Les fragments qui lui sont attribués peuvent donc nous éclairer de première main sur la manière dont un juriste de l’empire byzantin abordait le Digeste peu après sa promulgation. De sa thèse, de Jong a extrait à titre d’illustration son analyse de l’approche de Stephanos à propos de la condictio - un sujet qui lui permet de poursuivre les conclusions formulées jadis par Fernand de Visscher, ce qui méritait certainement d’être ainsi élégamment relevé à Louvain-la-Neuve. Si l’on résume la thèse de de Jong -un résumé qui ne peut que simplifier son argumentation fouillée -, on peut reconnaître un double recyclage de la condictio au vie siècle : d’un côté, celui, bien connu dans ses grandes lignes, du ‘classicisme’ de Justinien reprenant la notion de condictio du droit dit classique, mais refondu à présent comme une catégorie de droit matériel. Puis, dans le traitement doctrinal de Stephanos, la conceptualisation de cette catégorie accède à un niveau de notion générale susceptible d’applications très diverses, plus générale en tout cas que sous le régime de l’ancienne formula. Cette conceptualisation requiert toutefois parallèlement un ajustement sémantique des textes, le terme dare devant désormais être compris dans le sens général de transmission, et non plus uniquement dans le sens plus spécifique de transmission de la propriété.
7En recherchant les traces d’obligations contractuelles à travers des actes de la pratique des xie et xiie siècles dans les territoires du Nord de la France et de la Belgique, Thiebald Cremers entend reconstituer, en évitant l’écueil de l’anachronisme par projection rétrospective de notions doctrinales plus tardives, la réalité contractuelle antérieure à la diffusion plus intensive des droits savants dans les pays de coutumes. Cette étude empirique, essentiellement à partir de cartulaires et de chartes individuelles, est d’autant plus délicate que cet exercice doit pleinement prendre en considération un usage terminologique qui n’est pas encore soutenu par une théorie doctrinale, mais en même temps éviter de ‘trop’ lire dans les termes rencontrés. La notion même d’obligation contractuelle est ainsi parfois déjà difficile à reconnaître, enchevêtrée comme l’obligation peut l’être dans la création ou la transmission de droits réels et des formalités qui caractérisaient ces dernières. En outre, l’auteur remarque que les obligations devaient également leur force à des facteurs externes par rapport aux paroles ou formes observées par les parties elles-mêmes. Les supports documentaires sur lesquels une telle étude est inévitablement fondée montrent toutefois que l’écrit était pour ces actes un instrument essentiel pour attester que des pratiques, des conceptions et des formulations se cristallisaient progressivement.
8Dans sa thèse Profeet in eigen land… publiée en 2008, Rijk Timmer a entendu démontrer que si Philippe de Leyde a déjà fait l’objet, et notamment dans les études historiques d’une génération d'historiens qui l’ont immédiatement précédé, de travaux importants, l’œuvre de ce juriste au service du comte de Hollande au xive siècle est encore susceptible de se prêter à différentes autres approches. À travers une analyse des passages disparates dans l’œuvre de Philippe de Leyde où il est question des prérogatives du pouvoir princier, Timmer dresse un tableau de ces prérogatives dont émerge clairement un ensemble de tâches ayant pour objet d’assurer le bien public dans différents domaines : les secteurs économiques de l’énergie, de l’approvisionnement en eau, des communications et des finances publiques y apparaissent en bonne place, à côté des secteurs plus traditionnellement perçus en rapport avec l’intérêt public, comme l’administration (y compris la justice) et les grandes corporations qui s’étaient développées en dehors de l’Église et de la féodalité. L’œuvre de Philippe de Leyde offre un fondement doctrinal qui permettait de légitimer une prise en charge plus active de ces secteurs par le prince, fût-ce au détriment de privilèges acquis.
9La contribution de Jonas Braekevelt nous rappelle opportunément que ce qui était autrefois désigné dans les programmes d’études de sciences auxiliaires en histoire n’a heureusement pas été complètement éclipsé : son étude diplomatique et sigillographique minutieuse de la législation des ducs de Bourgogne en Flandre révèle, comme on pouvait sans doute s’y attendre, une pratique de chancellerie très développée, mais l’auteur ne se borne pas à un travail consistant à reconstituer dans ses détails les principes d’élaboration matérielle et intellectuelle des documents législatifs à partir de la typologie de formes extérieures et internes qu’il en déduit : cette typologie, selon son enquête, reflétait un arsenal complexe de modalités qu’entendait se réserver le pouvoir -ou sa chancellerie -pour ajuster l’octroi d’actes aux effets (quasi-)législatifs et réglementaires à sa politique à l’égard des intérêts en jeu. Les techniques diplomatiques étaient ainsi mises au service d’un agencement juridique qui anticipait lui-même son exploitation administrative et politique.
10Enfin, Wim Decock offre un 'miroir' du droit largement négligé dans l’historiographie du droit, et qui pourtant a été l’un des principaux chantiers aux Temps Modernes ayant visé à opérer une refondation du droit à partir de la tradition catholique. Trop souvent, l’histoire de la pensée politique ou juridique tend à minimiser l’impact de la théologie sur le droit public et privé dès la fin du Moyen Âge. La scolastique moderne, particulièrement des auteurs espagnols du xvie siècle, sera principalement, sinon exclusivement, évoquée dans le cadre quelque peu spécialisé du droit des gens. La sécularisation du droit aux Temps Modernes est toutefois peut-être davantage une réalité historiographique qu’historique. De plus, toute une tradition historiographique tend pour les Temps Modernes à privilégier plus ou moins explicitement et plus ou moins idéologiquement une dynamique d’inspiration protestante ayant pris dès le xvie siècle l’ascendant sur les développements dans les pays catholiques -l’œuvre récente de H. Berman illustrant le registre davantage explicite et idéologique de cette tendance. Parmi les auteurs qui ont néanmoins tenu à intégrer l’apport de la scolastique moderne dans les développements du droit, la contextualisation met davantage l’accent sur la dimension intellectuelle que proprement théologique ou religieuse -on citera ici à titre d’exemple l’œuvre de J. Gordley, qui constitue d’ailleurs une référence pour les travaux de Decock. Mais celui-ci s’engage plus profondément dans la contextualisation théologique que Gordley, pour lequel les scolastiques (médiévaux et modernes) qu’il a retenus s’inscrivent avant tout dans ce qu’il conçoit comme la tradition aristotélicienne de la pensée juridique. L’apport de Decock ouvre en comparaison une véritable historiographie du droit de la Contre-Réforme -une Contre-Réforme que l’on ne pourrait par ailleurs exclusivement concevoir en antagonisme par rapport au Protestantisme, mais qu’il faut envisager au moins tout autant contre le monopole de souveraineté que revendiquaient désormais les princes modernes dans les pays catholiques. Dans sa brève contribution, qui offre quelques perspectives prometteuses sur ses recherches de doctorat, Decock démontre les enjeux politiques de la théologie morale des scolastiques modernes et, dans ce cadre, d’une théorie générale du droit qui pouvait encore présumer gouverner le for de la conscience, un domaine plus difficilement accessible au souverain séculier. Ainsi, en amont du droit positif qui relevait de plus en plus exclusivement de l’autorité de celui-ci, des auteurs comme L. Lessius s.j. étaient en mesure de reprendre les éléments des droits savants médiévaux, et de la science romaniste et canonique moderne, dans un aggiornamento susceptible de fournir une nouvelle théorie du droit aux études juridiques dans les régions catholiques. Decock fait valoir par l’exemple-clé du droit des contrats que cette approche, en l’occurrence une théorie générale des contrats qui mettait en avant la liberté contractuelle, était susceptible d’armer les juristes (catholiques) face aux défis politiques et économiques de leur époque.
11Cette brève présentation des sept contributions de cette section incitera, je l’espère, le lecteur à s’approfondir dans les textes publiés ci-après par les auteurs représentant une nouvelle génération à la fois de chercheurs et de recherches, ainsi que, pour la plupart d’entre eux, dans leur thèse de doctorat -récemment publiée, sous presse ou en voie d’achèvement. Au fil de cette présentation et des contributions, le lecteur sera aussi conscient que même pour ces périodes apparemment plus « reculées », l’angle adopté par les auteurs reflète également quelques grands débats actuels du droit.
Auteur
Université catholique de Louvain -Universiteit Leiden
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