Statistiques judiciaires
p. 195-197
Texte intégral
1La statistique judiciaire est une source administrative éditée formant une base de données. Cette base de données traduit en chiffres le fonctionnement de la justice et fournit, de la sorte, des renseignements sur le fonctionnement du contrôle social. Elle mesure la trace d’une des criminalités : la criminalité légale1. En ce sens, elle doit être considérée avant tout comme une statistique de la répression puisqu’elle ne comptabilise que les crimes jugés, laissant de côté les abandons de poursuites, tant les sans suites que les non-lieux. D’où la nécessité de la compléter au moyen des registres aux notices et des registres d’audiences des tribunaux afin d’obtenir une idée plus large de la quantité d’affaires d’avortement non poursuivies. Les statistiques judiciaires ont ainsi pris le parti de se placer du côté de la « vérité judiciaire » en ne traduisant que des avortements ayant reçu l’autorité de la chose jugée. Or, cette » vérité judiciaire » correspond-t-elle pour autant à la vérité objective ? Les quelques 1886 personnes condamnées pour avortement durant l’entre-deux-guerres et reprises dans la statistique sont-elles toutes véritablement coupables2 ? Entrer dans ce genre de débat, c’est risquer de s’y perdre, mais l’interrogation vaut la peine d’être posée. Elle constitue peut-être la première remarque critique à formuler à l’encontre du relevé de la statistique : il ne prend en compte qu’une vérité judiciaire, une vérité institutionnelle dont il est impossible de savoir au juste si elle correspond à la « vérité vraie ». Dans ce bref parcours critique, indispensable pour percevoir correctement la portée de la statistique judiciaire, il est primordial d’aborder la composition de celle-ci et la manière dont elle est établie. En effet, si les chiffres imposent presque naturellement le respect en raison de leur aspect scientifique, il ne faut pas moins rester vigilant à leur égard et tenter de les analyser avec critique pour cerner leur degré d’exactitude.
2L’avortement relevant de la justice pénale, seul ce versant de la statistique judiciaire sera envisagé. La statistique pénale comprend deux parties : la statistique de l’administration de la justice et la statistique criminelle. La première rend compte des affaires traitées durant l’année par les différentes juridictions répressives du royaume. Elle a donc pour objet l’activité de la magistrature. La seconde n’a plus pour unité de compte l’affaire ou le prévenu mais l’individu définitivement condamné3. Elle privilégie de la sorte une évaluation de la « société criminelle »4. Par sa composition, la statistique judiciaire offre à la fois une information de nature judiciaire et une information de nature sociologique. La statistique pénale est rédigée, en partie, d’après des états dressés annuellement par les autorités judiciaires et, en partie, d’après des bulletins de condamnations envoyés à l’administration centrale du casier judiciaire. Les états statistiques fournissent le nombre d’affaires dont les cours d’assises et les tribunaux correctionnels ont eu à s’occuper ainsi que les informations concernant les travaux des cours d’appel, des tribunaux de police, des parquets et des magistratures d’instruction. Ces états constituent un compte détaillé des travaux effectués par les différentes administrations de la justice. Ces comptes sont dressés à partir d’un registre, dans lequel les autorités judiciaires écrivent, jour après jour, dans l’ordre où elles se présentent, les affaires dont elles ont eu à s’occuper. À la fin de chaque année civile, ils sont transmis au département de la Justice par le canal des procureurs généraux pour être dépouillés et totalisés par circonscription judiciaire5. De la seconde méthode, celle des bulletins et dossiers du casier judiciaire, sont extraites toutes les données relatives aux prévenus et accusés jugés par les tribunaux correctionnels et les cours d’assises ainsi que tous les éléments de la statistique criminelle. Au sein du département de la Justice, il existe une administration du casier judiciaire. Les greffiers des cours et des tribunaux y envoient les bulletins individuels – désignés bulletins de condamnations – dans les trois jours de la date où la condamnation est devenue définitive. Ces bulletins sont classés dans des dossiers individuels, catalogués à l’aide d’un répertoire alphabétique. De la sorte, le casier judiciaire constitue pour les condamnés ce que l’état civil est pour les citoyens en général6.
3À l’instar de tout document, il existe certaines règles d’analyse critique à appliquer aux résultats de la statistique judiciaire. L’historien rencontre, dans son utilisation du matériel statistique, deux principaux types de difficultés : la valeur des chiffres publiés et le sens des termes employés. Ces difficultés découlent essentiellement d’un manque de précision inhérente à une telle entreprise de recensement. En matière d’avortement, la rigueur fait défaut dans la qualification de l’infraction et dans le rôle joué par chacun des protagonistes. Cela se vérifie surtout dans la statistique criminelle, qui ne recense qu’un certain nombre d’infractions, groupées en une nomenclature. L’avortement y porte le n° 10. L’infraction forme dès lors un tout : ses circonstances et ses auteurs ne sont pas envisagés. En outre, une autre critique à adresser à la statistique criminelle est qu’un délinquant condamné plusieurs fois durant l’année n’est compté qu’à une seule reprise : il est inscrit dans les tableaux pour la dernière condamnation qu’il a encourue ou, s’il a été condamné à raison d’infractions concurrentes, pour l’infraction qui lui a valu la peine la plus forte7. Pareille disposition a pour conséquence la perte de tout un pan de l’éventuel passé criminel d’un condamné. Au niveau de la statistique pénale dans son ensemble cette fois, il faut déplorer des renseignements inégaux suivant la décennie de l’entre-deux-guerres étudiée. En effet, à partir de 1931, les publications de la statistique disparaissent complètement en raison de restrictions budgétaires et de difficultés suscitées par certaines lois nouvelles. La lacune provoquée par cette interruption est toutefois comblée par la parution d’une statistique décennale 1931-1940, laquelle forcément se révèle être un abrégé des éditions normales8. En somme, le lecteur de la statistique judiciaire est sans cesse esclave de divisions qui paraissent arbitraires et conventionnelles, mais qui sont pourtant inévitables. Surtout, il est enfermé dans un langage mathématique qui reste muet sur le qualitatif.
Notes de bas de page
1 Béatrice Georges, La validité de statistiques criminelles descriptives, Louvain-la-Neuve, 1978 (UCL, Mémoire de licence en criminologie, inédit), p. 52.
2 Ce nombre provient du dépouillement de la statistique de l’administration de la justice, première partie de la statistique judiciaire.
3 Pour chaque année et en fonction de l’infraction commise, la statistique criminelle informe sur le nombre de condamnés, sur leur sexe, leur état civil, leur degré d’instruction, leur état éventuel d’ivrognerie, leur âge ainsi que leur répartition géographique par arrondissements judiciaires. Chaque unité est subdivisée en condamnés primaires et récidivistes, cette distinction permettant de révéler la dangerosité d’un individu. On considère l’individu comme primaire s’il n’a subi auparavant aucune condamnation ou uniquement des condamnations dont la statistique criminelle ne tient pas compte.
4 Axel Tixhon, "Contrôler la justice, construire l’Etat et surveiller le crime au xixème siècle. Naissance et développement de la statistique judiciaire en Belgique (1795-1901)", dans Revue Belge de Philologie et d’Histoire, n° 77, 1999, p. 982.
5 Annexe, organisation des travaux statistiques dans Statistique judiciaire de 1919.
6 Méthodologie de la statistique judiciaire belge, p. 12-13.
7 Ibidem, p. 26.
8 À défaut de parutions, les années trente s’occupent de l’organisation institutionnelle des statistiques. Ainsi, la centralisation des services statistiques est préparée par l’Arrêté Royal du 27 octobre 1934 et réalisé par celui du 7 août 1939. Depuis, la statistique judiciaire est prise en charge par l’Institut National de Statistiques. Si le dépouillement des documents et la correspondance avec les instances judiciaires restent du ressort exclusif de la Justice, l’Office est désormais chargé du traitement et de la publication des données. Par la suite, les statistiques judiciaires dépendront du ministère des affaires économiques et des classes moyennes. Méthodologie de la statistique judiciaire belge, p. 7.
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