Introduction
p. 74-76
Texte intégral
1L’avortement de la première moitié du xxe siècle a désormais un visage. Un visage dont les contours ont été tracés en grande partie grâce aux travaux des moralistes et des démographes de l’époque. Si les traits de l’avortement d’alors sont plus familiers, son poids, lui, reste inconnu. Son importance chiffrée fait défaut. Le recours aux statistiques devient nécessaire. Dans ce domaine, malheureusement, l’avortement souffre de larges ignorances en raison d’un « vide » statistique. Certes, les natalistes avancent des chiffres, mais ceux-ci peuvent être qualifiés de « fantastiques » pour deux raisons. D’une part, ces chiffres renferment un côté utilitaire au sens où leur but premier est de jeter l’effroi au sein de la population quant au risque de dépopulation ; d’autre part, ces calculs reposent sur des mesures peu crédibles, essentiellement basées sur des suppositions1. En aucun cas donc il ne s’agit de statistiques vérifiées. Ce sont, tout au plus, de simples évaluations.
2Comment, en effet, quantifier une pratique qui est clandestine parce que réprimée et qui reste secrète parce qu’elle est la preuve d’un échec ou d’une faute ? Tant que l’avortement demeure un délit aux yeux du législateur, il est pratiquement impossible de mesurer directement sa fréquence réelle. Dans les années 1960, différentes méthodes sont mises au point pour calculer ce nombre, mais leurs résultats sont fort éloignés les uns des autres2. Subsistent les mesures indirectes, à savoir le recours au nombre annuel des décès dus à l’avortement ou l’analyse des statistiques d’hospitalisation pour les causes 'gynécologiques'. Néanmoins, de tels chiffres ne nous permettent pas d’approcher l’ensemble de la réalité quantitative de l’avortement puisque les interruptions qui se sont déroulées sans problème ne sont pas prises en compte et qu’il faudrait dès lors s’en remettre, de nouveau, à une certaine spéculation.
3Surtout, pareils chiffres servent également à la propagande : les natalistes les brandissent pour dénoncer la dangerosité de l’avortement – deux tiers des femmes avortées subiraient des infections très graves selon la Société Obstétricale de France en 19083 –, tandis que les antinatalistes les utilisent pour prouver, à contrario, la dangerosité de la clandestinité de l’avortement. En outre, tous les décès post-abortum sont loin d’être connus, non seulement, parce qu’ils n’apparaissent pas sous ce nom dans les statistiques hospitalières4, mais également parce qu’ils peuvent subvenir assez longtemps après les manœuvres abortives et, qui plus est, en dehors de toute hospitalisation. Les spéculations des 'spécialistes' et les sources cliniques ne sont donc guère satisfaisantes pour déterminer l’importance de l’avortement durant l’entre-deux-guerres. Doit-on en conclure pour autant que l’aspect statistique de l’avortement restera à jamais dans le flou ? D’une certaine manière, la réponse ne saurait être qu’affirmative tant l’avortement est un problème relevant du privé et par conséquent caché. C’est oublier qu’il est traqué par la justice et parfois débusqué par celle-ci.
4L’appareil judiciaire, à travers la répression qu’il mène contre l’avortement, fournit théoriquement un moyen direct d’approcher le poids de l’avortement par le biais de sa statistique et des registres qu’il produit. Direct certes, mais limité car, il ne faut pas s’y tromper : les chiffres transmis par la justice et étudiés dans ce chapitre ne représentent que l’avortement « vu » à travers le spectre de l’activité judiciaire. Ils ne reflètent pas le nombre réel d’avortements mais seulement une partie, à savoir ceux qui, dans le cas des statistiques, ont fait l’objet de jugements ou qui, dans le cas des registres, ont été portés à la connaissance de la justice. Seules la « criminalité apparente »5, qui porte sur l’ensemble des avortements signalés au parquet mais qui ne sont pas forcément poursuivis, et « la criminalité légale », qui désigne l’ensemble des jugements prononcés par les tribunaux compétents, peuvent être mises en lumière par ces sources. Là se trouve la plus grande limite de pareils documents. La « criminalité commise » qui, dans notre cas, regrouperait la totalité des avortements commis mais pas nécessairement parvenus à la connaissance de la justice ne peut être définie. Il s’agit de la partie immergée de l’iceberg. Une partie insaisissable et, par conséquent, non-mesurable. Les chiffres issus des statistiques ou registres du parquet sont donc relatifs. Ils offrent néanmoins la vision quantitative la plus étendue qui soit de l’ensemble de la répression de l’avortement en Belgique.
Notes de bas de page
1 Comme en témoigne cet exemple : vers 1905, une sage-femme lyonnaise confie au Dr Lacassagne, professeur de médecine légale à Lyon, qu’elle voit trois avortements par semaine. Sur les 150 sages-femmes que compte alors Lyon, le docteur suppose que 100 d’entre elles pourraient observer 100 avortements par an. Il en conclut que 10 000 avortements se pratiquent à Lyon tous les ans. Dupâquier, "Combien d’avortements... ", p. 94. Pour la Belgique, le procureur général près la cour de Cassation Terlinden s’appuie lui aussi sur des constatations fournies par un médecin, le docteur Keiffer de l’ULB, et diffuse le nombre de 100 000 à 150 000 avortements par an après la Première Guerre mondiale.
2 Robert Cliquet et Michel Thierry (dir.), Abortus provocatus. Een interdisciplinaire studie met betrekking tot beleidsalternatieven in België, Anvers-Utrecht, 1972 (Coll. “Ministerie van Volksgezondheid en van het Gezin Centrum voor Bevolkings-en Gezinsstudiën. Studies en Documenten”), p. 199.
3 Le naour et Valenti, Histoire de l’avortement..., p. 110.
4 Dans les statistiques des hôpitaux, les femmes qui décèdent à la suite de pratiques abortives peuvent apparaître sous quatre rubriques : tumeurs non cancéreuses et autres affections des organes génitaux de la femme, fièvre et péritonite puerpérales, autres affections puerpérales, et maladie inconnue ou mal définie. Ibidem, p. 120.
5 Cette criminalité comprend les affaires classées sans suite, les non-lieux et les affaires jugées.
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