Le « trafic belge » vu de l’Angleterre
p. 115-131
Texte intégral
1En Grande-Bretagne, l’affaire de la traite des blanches de Bruxelles prit rapidement le nom de « Belgian traffic ». Cet épisode controversé fut tout d’abord utilisé uniquement par ceux qui souhaitaient voir disparaître les lois sur les maladies contagieuses (Contagious Disease Acts). La Belgique étant perçue comme une représentante de premier choix du système réglementariste adopté sur le continent, Josephine Butler et les abolitionnistes anglais cherchèrent à mettre en avant ce scandale pour démontrer les abus du réglementarisme. Devant les accusations répétées des abolitionnistes, le gouvernement britannique dut se résoudre à mettre en place une commission d’enquête parlementaire qui tenta de faire la lumière sur l’existence d’un trafic de jeunes filles entre la Grande-Bretagne et la Belgique. Si les conclusions de cette commission n’apportèrent que peu d’éléments nouveaux concernant la traite, elles attirèrent cependant sans nul doute l’attention de l’opinion publique britannique sur la question de la prostitution juvénile. Une question qui allait ensuite être exploitée de manière retentissante par le célèbre journaliste W.T. Stead.
1. Les lois sur les maladies contagieuses (Contagious Disease Acts)
2Dans le contexte anglais, le scandale des petites Anglaises de Bruxelles est indissociablement lié aux lois sur les maladies contagieuses et au mouvement de protestation qu’elles allaient déclencher. La première loi sur les maladies contagieuses, un euphémisme typiquement britannique pour parler des maladies vénériennes, date de 1864. Dans les années 1850-1860, l’opinion publique fut alertée sur certains problèmes internes qui affectaient les forces armées britanniques et les rendaient dangereusement vulnérables. Problèmes de recrutement, désertions répétées, problèmes d’alcoolisme et d’homosexualité, à quoi s’ajoutait la prévalence des maladies vénériennes chez les soldats. Selon Judith Walkowitz, en 1864, un malade sur trois dans l’armée était atteint d’une maladie vénérienne1. Munis de ces chiffres alarmants, les milieux militaires et médicaux commencèrent à demander l’adoption d’un système pour réglementer la prostitution comme cela se pratiquait dans d’autres pays d’Europe.
3Le cadre de la loi britannique était cependant beaucoup plus restreint que le système réglementariste adopté en France. La loi de 1864 ne s’appliquait qu’à 11 villes de garnison et elle stipulait que toute personne soupçonnée par la police d’être une prostituée porteuse d’une maladie vénérienne, devait se soumettre à un examen médical. Si la personne était effectivement atteinte d’une maladie vénérienne, elle était tenue de se faire soigner et pouvait être détenue contre son gré dans un hôpital pendant une période pouvant aller jusqu’à trois mois. Si cette loi ne légalisait pas officiellement la prostitution, elle en acceptait certainement ouvertement l’existence et la nécessité, alors que le phénomène avait, jusque là, été largement ignoré des politiques. Seul le trouble de l’ordre public résultant parfois de l’activité des prostituées était à l’époque passible d’amende. Prostitution et racolage n’étaient pour leur part généralement pas pénalisés.
4Dans l’Angleterre victorienne, l’adoption d’une telle mesure ne pouvait manquer de soulever certaines questions sur le rôle de l’État et son pouvoir d’intervention. Alors que d’un côté l’État prenait une place de plus en plus importante dans l’organisation et le contrôle social des classes défavorisées, les années 1850 furent également l’âge d’or du libéralisme pur et dur. L’intervention de l’État, même pour réglementer la prostitution, était donc vue d’un mauvais œil par de nombreux libéraux. Mais si bien peu de voix s’élevèrent finalement contre cette loi c’est qu’elle allait toujours être présentée comme une mesure « exceptionnelle » qui s’imposait dans un seul cas bien précis. Il n’était pas question pour l’État de réglementer la prostitution en général, mais simplement d’imposer une mesure sanitaire pour protéger la santé des soldats de sa Majesté. Comme il s’agissait en plus d’un problème qui mettait en péril la sûreté de la nation toute entière, il était difficile de protester.
5En 1866, la loi fut prorogée et son champ d’action étendu. Plusieurs nouvelles villes furent ajoutées et une « police médicale » fut mise en place pour procéder à l’inspection régulière des prostituées. Devant les rapports toujours encourageants publiés par les autorités chargées de faire appliquer la loi, une campagne s’engagea même pour que soient encore étendues les zones réglementées. Les statistiques collectées et mises en avant par les partisans de la réglementation montraient en particulier que le système avait permis de réduire la prostitution et le désordre public. Forts de ces résultats, les réglementaristes obtinrent en 1869 que la loi soit de nouveau prorogée et que son champ d’action soit encore élargi. Cette fois la période d’application de la loi devint indéfinie.
2. La campagne abolitionniste
6C’est à ce moment-là que le mouvement abolitionniste vit réellement le jour. De toute évidence le gouvernement britannique s’acheminait lentement vers une législation réglementariste « à la française » dont le but n’était plus seulement de préserver la santé des troupes mais bien de contrôler la prostitution de manière systématique. Ce renforcement du pouvoir de contrôle étatique était loin de faire l’unanimité.
7La naissance du mouvement abolitionniste s’inscrit à la fois dans la vague de renouveau d’activisme politique qui va suivre la réforme électorale de 1867 et dans le mouvement religieux du renouveau évangélique. La loi électorale de 1867 qui avait étendu le droit de vote à une grande partie des hommes de la classe ouvrière avait donné un nouvel élan réformateur aux radicaux. Malgré leurs différences politiques, les réformateurs, qu’ils soient issus des classes moyennes ou des classes ouvrières, trouvèrent dans le mouvement abolitionniste un terrain d’entente. Il s’agissait en effet avant tout de mettre un frein à l’interventionnisme grandissant de la classe politique encore très largement dominée par l’aristocratie, elle-même considérée par la bourgeoisie aussi bien que par la classe ouvrière comme dominatrice et sans scrupule. Dans le même temps, les premières organisations féministes demandant l’extension du droit de vote aux femmes virent le jour. Pour beaucoup de féministes, la cause abolitionniste allait de pair avec la cause électorale puisque les lois sur les maladies contagieuses démontraient sans équivoque que la classe politique cautionnait l’idée d’une double moralité entre les hommes et les femmes et acceptait la prostitution comme un mal nécessaire. Pour les féministes, cette attitude n’était qu’une hypocrisie qui masquait la faiblesse morale des hommes (en particulier des hommes politiques2) et dont le but était de maintenir les femmes dans la sujétion. Un troisième groupe qui allait également apporter son soutien au mouvement abolitionniste, était formé de protestants non-conformistes. Le renouveau évangélique qui avait été entamé au milieu du xixe siècle accrut l’influence des idées religieuses véhiculées par les organisations non-conformistes en particulier au sein des classes moyennes. La quasi totalité des églises non-conformistes s’accordèrent pour condamner l’existence de la prostitution. Les quakers, en particulier, s’étaient déjà engagés depuis de nombreuses années dans la lutte contre la prostitution. La Society of Friends (dont les membres sont surnommés « quakers ») est une église protestante qui existe depuis le xviie siècle et qui était particulièrement ancrée dans le milieu des affaires. Elle se caractérisait au xixe siècle par une certaine ouverture au monde et un engagement caritatif très prononcé en Grande-Bretagne comme à l’étranger. Les quakers jouèrent un rôle particulièrement important dans la médiatisation de l’affaire du « trafic belge » en Grande-Bretagne. Plusieurs membres de ce groupe religieux, en particulier Alfred Dyer, s’imposeront comme médiateurs entre ce qui se passait en Belgique et le combat mené en Angleterre contre les lois sur les maladies contagieuses.
8C’est finalement une femme, Josephine Butler, qui va devenir le symbole du mouvement abolitionniste. Issue d’une famille bourgeoise libérale, Josephine Butler (née Grey) sera très tôt socialisée dans des campagnes pour des réformes politiques ou morales. La lutte anti-esclavagiste aura une influence toute particulière dans sa prise de conscience sociale et c’est elle qui la première parlera de l’affaire des Anglaises de Bruxelles en terme de « traite des blanches ». Dès les années 1860, elle s’engagera également dans des actions caritatives en faveur d’anciennes prostituées. Elle sera l’une des toutes premières femmes à se lancer dans le mouvement abolitionniste anglais et prendra la tête de la Ladies’ National Association for the Repeal of the Contagious Diseases Acts, une association créée en 1869 pour faire pendant à la National Association for the Repeal of the Contagious Diseases Acts fondée seulement quelques mois plus tôt mais dont les femmes sont exclues. L’association dirigée par Butler sera, d’ailleurs, bien plus efficace que son équivalent masculin dans la campagne abolitionniste.
9Josephine Butler cristallise à elle seule les trois courants existant à l’intérieur du mouvement abolitionniste. Libérale convaincue elle affiche une grande méfiance à l’égard de l’État. Elle reproche aux lois sur les maladies contagieuses d’être une grave atteinte à la liberté individuelle des femmes. Féministe de la première heure, elle voit également dans ces lois la marque des conservateurs et de l’aristocratie libertine bien décidés à maintenir la double moralité existante. Enfin, en ne se réclamant d’aucune église non-conformiste précise 3mais appelant à une solidarité chrétienne qui transcende les différences d’appartenance religieuse, elle incarne la ferveur engendrée par le renouveau évangélique. Pour elle, défendre les prostituées contre les méfaits du réglementarisme équivaut à rejeter l’existence même de la prostitution. Son discours sera profondément marqué par des métaphores religieuses et elle comparera de manière récurrente la lutte contre les lois sur les maladies contagieuses à une véritable croisade4.
3. Place du scandale des petites Anglaises dans la campagne abolitionniste
10Dans l’historiographie britannique, le scandale des petites Anglaises de Bruxelles est intrinsèquement lié à la campagne des abolitionnistes. En effet, si les abolitionnistes n’avaient pas cautionné l’existence d’un trafic de jeunes filles entre l’Angleterre et le continent tout d’abord dénoncé par le quaker Alfred Dyer, cette affaire serait probablement rapidement tombée dans l’oubli. Et dans un premier temps, c’est bien ce qui faillit se passer.
11Lorsqu'Alfred Dyer publia dans la presse britannique ses premiers articles, Josephine Butler garda ses distances et ne lui apporta qu’un soutien discret, mentionnant simplement ses révélations dans le journal abolitionniste The Shield. Pourtant Dyer mit immédiatement en avant ce qu’il considérait comme un lien évident entre la découverte de jeunes filles anglaises dans des maisons closes de Bruxelles et la lutte abolitionniste en Angleterre. Selon le quaker, l’existence d’un réseau de placeurs qui recrutaient des jeunes filles principalement dans les rues de Londres pour les vendre ensuite à des tenanciers de maisons de prostitution en France ou en Belgique était une conséquence directe du système réglementariste en place dans ces pays. La prostitution étant légalisée, la demande ne pouvait qu’augmenter et les tenanciers de maisons closes devaient recourir à de nouveaux stratagèmes pour trouver un nombre toujours grandissant de filles pour satisfaire leurs clients. Et comme pour les abolitionnistes il n’y avait qu’un pas entre les lois britanniques et le réglementarisme en vigueur sur le continent, l’amalgame entre les deux était présenté de manière tout à fait indiscutable. En conséquence, Dyer n’hésita pas à faire un lien direct entre les événements de Bruxelles et la nécessité d’abolir les lois en Grande-Bretagne5. La majorité des abolitionnistes partageaient cette conviction mais, publiquement, ces arguments ne furent que rarement utilisés.
12On pourrait être tenté d’expliquer le peu de cas que Josephine Butler sembla tout d’abord faire de cette affaire par une certaine méfiance quant à la véracité des révélations de Dyer. Pourtant, le fait que certaines jeunes filles soient recrutées en Angleterre pour aller se prostituer sur le continent n’avait rien d’une nouveauté dans les milieux abolitionnistes. Dès 1874-1875, Josephine se déclarait convaincue de l’existence d’un trafic de jeunes filles6. Selon Edward Bristow, le pasteur Anet aurait même dès les années 1860 envoyé régulièrement à Josephine Butler des jeunes filles « délivrées » des maisons closes bruxelloises7.
13Pourquoi alors Josephine Butler fut-elle, dans un premier temps, si réticente à se servir de cette affaire pour dénoncer les lois britanniques ?
14Tout d’abord il est possible que les abolitionnistes n’aient pas de premier abord vu l’existence de ce trafic comme un argument pouvant être concrètement utilisé dans leur campagne. En effet, si l’on en croit l’historien Edward Bristow, entre 1870 et 1880, près de 200 jeunes filles britanniques se prostituant sur le continent auraient reçu une aide pour rentrer en Angleterre. Toujours selon Bristow, la grande majorité de ces jeunes filles n’étaient pas d’innocentes victimes de la traite mais simplement des professionnelles du sexe qui avaient voulu tenter leur chance à l’étranger mais ne s’étaient pas rendu compte que les systèmes réglementaristes en vigueur les forceraient à se faire recenser et à exercer leur métier dans des maisons closes. Privées de la liberté de mouvement des prostituées exerçant en Angleterre et souvent rapidement endettées auprès des tenanciers de bordels, elles se trouvaient dans l’impossibilité matérielle de retourner dans leur pays d’origine8. Une telle vision de la « traite des blanches » ne pouvait en aucun cas servir les intérêts de Josephine Butler : seules d’innocentes victimes d’une réglementation abusive pouvaient aider sa cause. Le mouvement des prostituées d’un pays à l’autre n’était en soit pas une question qui méritait qu’on s’y attache. Même si les jeunes femmes concernées y perdaient une part de liberté individuelle, elles n’en restaient pas moins des femmes « perdues » dont il valait mieux ne pas trop parler.
15Une autre raison qui expliquerait pourquoi Josephine Butler choisit de ne pas dénoncer plus tôt la prostitution de jeunes filles britanniques sur le continent est certainement à rapporter au fait que Josephine Butler, en s’attaquant aux lois sur les maladies vénériennes, avait déjà choisi d’aborder un sujet peu « féminin » et plus apte à susciter le dégoût des victoriens bien pensants qu’à attirer leur sympathie. Si Josephine Butler voulait rallier un maximum de personnes à sa cause abolitionniste, il était important qu’elle ne choque pas trop ses alliés potentiels. Le mouvement abolitionniste était perçu par la majorité des victoriens comme un mouvement extrémiste et Josephine Butler ne souhaitait pas donner à ses détracteurs de nouveaux arguments pour la dénigrer aux yeux de l’opinion publique pour qui une telle affaire devait certainement, de prime abord, paraître incroyable9.
16Elle décida donc d’adopter une stratégie plus discrète. Laissant à Dyer le soin de se rendre en Belgique et de présenter les détails des nouveaux cas, elle préféra pour sa part se prononcer sur la question uniquement par l’intermédiaire du Shield, le journal fondé en mars 1870 par les abolitionnistes10. Là, en revanche, les lecteurs furent informés en détail : dans chaque numéro entre mars 1880 et décembre 1881, plusieurs colonnes du journal furent consacrées à la question de la traite des blanches. Les abolitionnistes espéraient certainement par ce biais atteindre plusieurs objectifs. Ils s’assuraient tout d’abord que les personnes déjà acquises à leur cause étaient tenues au courant de la progression du scandale en Belgique et pouvaient à tout moment s’en servir publiquement en Grande-Bretagne si besoin était. Ensuite, Josephine Butler espérait probablement que les membres de la F.A.P.R. qu’elle avait créée en 1875 liraient le Shield et que tôt ou tard, les détails rapportés dans ce journal seraient répercutés dans la presse continentale puis dans la presse britannique. Les abolitionnistes et Butler en particulier, se protégeaient ainsi contre ceux qui cherchaient à discréditer leur mouvement en l’accusant de jouer la carte du sensationnalisme. Et cette stratégie porta effectivement ses fruits. Le scandale éclata au grand jour dans la presse belge et le gouvernement britannique fut bien forcé de reconnaître l’existence potentielle d’un problème qui méritait une réponse officielle. Les Britanniques se résignèrent alors à envoyer sur place deux enquêteurs de Scotland Yard. Ces derniers revinrent rapidement en Angleterre armés d’un rapport qui réfutait totalement les accusations portées par Dyer et faisait apparaître les abolitionnistes comme des excentriques obsédés par la moralité publique et cherchant à voir le mal partout.
17Pourtant, le scandale des petites Anglaises réservait plus d’une surprise et Josephine Butler allait bientôt avoir en main des éléments beaucoup plus exploitables pour défendre sa cause.
18Dès avril 1880, Josephine Butler fut mise au courant des détails du cas d’Adeline Tanner. Elle écrivit immédiatement à l’un de ses amis « cette affaire très particulière va être bien utile pour nous »11. Laissant à d’autres le soin de s’intéresser à l’état de la pauvre jeune fille et de la secourir, elle vit cependant dans son calvaire l’exemple rêvé pour servir la cause abolitionniste. En effet, Butler se laissa persuader de l’innocence de la jeune fille qu’une malformation aurait rendue incapable d’avoir des relations sexuelles. Qui plus est, l’intervention d’un médecin bruxellois qui aurait tenté par opérations successives de la rendre apte à se prostituer, créait un trio infernal policiers-médecins-gouvernement presque trop beau pour être vrai et qui ne demandait qu’à être exploité par les abolitionnistes.
19Si Josephine Butler pensa qu’il y avait effectivement matière à discréditer les inspecteurs de Scotland Yard et forcer le gouvernement à admettre l’existence d’un trafic, elle sembla encore indécise sur la manière d’utiliser les informations en sa possession pour servir sa cause. Comme par le passé, les abolitionnistes commencèrent leur campagne de dénonciation par le biais du Shield dans lequel Josephine Butler en personne publia un long article intitulé « The Modern Slave Trade »12. C’est un article très virulent, dans lequel elle parle d’enfants de douze à quinze ans, décrivant des « chambres insonorisées, les murs et les sols couverts de matelas pour empêcher les cris des jeunes filles torturées d’être entendus de l’extérieur »13. Comme elle l’espérait, ces révélations publiées uniquement dans le Shield en Angleterre firent rapidement le tour de l’Europe. Relayées par la presse française, belge et italienne14, elles forcèrent les autorités britanniques comme les autorités belges à réagir de nouveau.
20Ce sont les Belges qui firent le premier pas15. Pour eux, Josephine Butler était allée trop loin et le procureur général de Bruxelles la mit alors en demeure d’apporter les preuves de ses accusations. Sous peine d’être extradée en Belgique où elle risquait un procès en diffamation, elle dut fournir au ministre de l’Intérieur britannique une déposition sous serment confirmant ses dires. Dans les milieux abolitionnistes, nombreux furent ceux qui lui conseillèrent de refuser cette requête. Probablement peu convaincus eux-mêmes que Mme Butler possédait réellement des preuves tangibles de ce qu’elle avançait, ils préféraient probablement faire d’elle une martyre de la cause abolitionniste, enfermée dans une prison belge, plutôt que de risquer de la voir ridiculisée16.
21Mais Josephine Butler ne désarma pas et aidée par plusieurs informateurs en Belgique comme en Angleterre, elle fit une déposition officielle d’une dizaine de pages. Elle donna des détails difficilement vérifiables mais très précis sur des cas de jeunes filles britanniques et d’autres nationalités et envoya ce document aux autorités britanniques et belges. Elle se permit même d’encourager au passage le ministre de l’Intérieur à ouvrir une enquête parlementaire sur la question.
22Pour Josephine Butler, ce qu’elle appelait la « traite des blanches » entre l’Angleterre et le continent était un fait connu dès 1875. Mais elle attendra jusqu’en 1880 et le scandale des petites Anglaises de Bruxelles pour se servir réellement et publiquement de ce trafic dans sa campagne pour l’abolition des lois sur les maladies contagieuses. Si plusieurs éléments rendirent ce scandale particulièrement exploitable pour le mouvement abolitionniste, le début des années 1880 fut également une période particulièrement propice à une telle action. Depuis avril 1880, le gouvernement conservateur de Disraeli avait été remplacé par un gouvernement libéral conduit par William Gladstone, nettement plus ouvert au dialogue avec les abolitionnistes. La campagne de Butler qui durait alors depuis plus 11 ans et qui avait clairement été affaiblie durant les années de pouvoir des conservateurs trouvait un second souffle. C’était donc le moment idéal pour mettre en avant un nouveau sujet mobilisateur et faire de nouveaux adeptes de la cause abolitionniste.
23La balle était dans le camp des autorités qui devaient maintenant prendre leurs responsabilités et expliquer leur inaction persistante.
4. Réactions des autorités britanniques
24Lorsqu’on cherche à comprendre la réaction des autorités britanniques face au scandale des petites Anglaises, il est intéressant de s’attarder tout d’abord sur les réactions des autorités consulaires à Bruxelles. Pour les autorités consulaires, comme pour les abolitionnistes, le fait que certaines jeunes filles britanniques se retrouvent dans des maisons de tolérance belges n’était pas vraiment une nouveauté. Dès 1874 les consuls en poste en France et en Belgique rapportaient à Londres les agissements de certains placeurs17. Une association philanthropique basée à Bruxelles, le British Charitable Fund, se chargeait également depuis plusieurs années de rapatrier, sous l’œil bienveillant des autorités, les Britanniques sans le sou qui souhaitaient rentrer au pays, qu’elles soient filles repenties ou simples indigentes. En 1880, le proconsul britannique à Bruxelles, Thomas Jeffes occupait d’ailleurs en plus de ses fonctions au consulat une place de tout premier ordre au sein de cette association caritative. À ce titre, Jeffes était clairement excédé par les accusations portées par Dyer et les abolitionnistes qu’il jugeait infondées. D’abord parce qu’il refusait de mettre en cause l’efficacité du Charitable Fund et qu’il était convaincu que les jeunes Britanniques qui voulaient réellement quitter les maisons closes en avaient tout à fait la possibilité puisque son organisation était là pour ça. Ensuite, parce que Jeffes était persuadé que seules des jeunes filles déjà prostituées en Angleterre ou tout au moins, des jeunes femmes aux mœurs légères se trouvaient dans les maisons de débauche à Bruxelles18. Convaincu qu’aucune jeune femme vertueuse ne pourrait jamais se retrouver dans la situation décrite par Dyer, il était fortement contrarié par l’intervention de ce dernier qui semblait jeter un voile sur ses activités vertueuses au sein du British Charitable Fund. Autant que possible, les autorités consulaires cherchèrent donc à minimiser les incidents rapportés par Dyer et ils tentèrent même clairement de le discréditer19.
25Le sentiment que la plupart des jeunes Britanniques qui se trouvaient dans les maisons closes sur le continent étaient généralement des professionnelles semble également avoir été partagé par les autorités britanniques de Londres. Les tentatives répétées des abolitionnistes et des quakers20 pour attirer l’attention de la classe politique britannique ne suscitèrent dans un premier temps aucune réaction. Pourtant, lorsqu’en réponse aux accusations portées par Dyer, le procureur du roi belge Willemaers accusa la Grande-Bretagne d’être seule responsable du problème, si tant soit qu’il y en ait un, les autorités britanniques eurent du mal à continuer de feindre l’ignorance. Selon les autorités belges, si de jeunes Anglaises étaient amenées à Bruxelles contre leur gré, ce n’était pas la faute du système réglementariste belge mais bien le résultat de l’incompétence de l’administration britannique qui permettait à n’importe qui de se procurer de faux certificats de naissance indiquant que les jeunes filles étaient majeures et donc libres de se prostituer en Belgique si bon leur semblait.
26Le gouvernement de Londres n’était pas moins anxieux que les autorités belges de tirer un trait sur cette triste affaire et pensait l’avoir fait suite au rapport rendu par les deux inspecteurs de Scotland Yard. Malheureusement pour eux, les abolitionnistes n’avaient pas l’intention de lâcher prise aussi facilement. Lorsqu’en novembre 1880 Josephine Butler remit au ministre de l’Intérieur la copie de sa déclaration sous serment, le gouvernement dut se résoudre à ouvrir officiellement une nouvelle enquête.
5. T.W. Snagge et la commission parlementaire
27C’est T.W. Snagge, un juriste apparemment choisi pour son impartialité21, qui fut mandaté pour aller faire une ultime enquête sur place. Il rédigea ensuite un rapport dans lequel il identifia trois points principaux qui selon lui résumaient le questionnement du gouvernement :
- Existe-t-il à des fins de prostitution un trafic systématique de jeunes filles à partir de la Grande-Bretagne et à destination de la France, la Belgique et les Pays-Bas ? Si tel est le cas, quelle est l’étendue de ce trafic et comment opère-t-il ?
- Est-il vrai que des jeunes filles anglaises ont été incitées à quitter leur pays d’origine par de fausses promesses et sont devenues pensionnaires de maisons de prostitution à l’étranger ? Si tel est le cas, est-ce un phénomène fréquent ?
- S’il est effectivement prouvé de manière satisfaisante que des jeunes Anglaises sont devenues involontairement pensionnaires de maisons de débauche, ont-elles été retenues par la force ou victimes de mauvais traitements ou encore, forcées contre leur gré de se prostituer ?
28Snagge semble s’être appuyé principalement sur deux sources de renseignements pour rédiger son rapport. Tout d’abord, il assista à des audiences du tribunal correctionnel de Bruxelles (décembre 1880 puis avril 1881) qui avait engagé une procédure contre plusieurs tenanciers de bordels. Snagge déclara également s’être beaucoup appuyé sur les dires de M. Jeffes, le proconsul britannique22 dont les idées sur la question étaient pourtant loin d’être neutres.
29À la première question, Snagge répondit affirmativement et dénonça l’existence d’un important réseau de placeurs qui recrutaient des jeunes filles (souvent) mineures pour des tenanciers de maisons closes. Concernant l’innocence des jeunes filles, Snagge limita son attention uniquement aux jeunes filles mineures. Dans le cas de ces jeunes filles, Snagge fut catégorique et déclara qu’elles ne se rendaient pas compte de leur situation avant qu’il ne soit trop tard. Pour expliquer le nombre important de mineures anglaises, il avança principalement le laxisme de l’administration britannique qui permettait aux trafiquants d’obtenir aisément de faux certificats de naissance23.
30Enfin, en référence aux mauvais traitements subis par les jeunes filles une fois dans les maisons de prostitution, Snagge fut beaucoup plus circonspect. Selon lui, l’intérêt des tenanciers étant d’avoir des pensionnaires aptes au travail, ils ne recouraient que très rarement à la violence envers les jeunes filles. Snagge écrivit : « Je n’ai pas pu établir qu’il existe de nombreux exemples de cruauté directe ou de mauvais traitement. Au contraire, il semble qu’il soit dans l’intérêt des propriétaires de ces maisons de faire accepter aux filles ce qui est en fait une vie de triste servitude, accompagnée de débauche et de beuverie ». On peut cependant remarquer qu’il emploie le terme “bondage” qui est synonyme d’esclavage; semblant par le choix de ce terme se rallier à la cause des abolitionnistes et accepter l’idée d’une « traite des blanches ». Il reprend en particulier de manière très similaire certains éléments de l’argumentaire développé lors du procès d’Adeline Tanner par l’avocat Alexis Splingard24.
31Devant les conclusions de ce rapport, qui exposait sans équivoque l’existence d’un trafic de jeunes filles à des fins de prostitution, les autorités furent forcées de réagir et proposèrent immédiatement la mise en place d'une commission d’enquête de la Chambre des Lords. Utilisant le rapport de Snagge comme texte de référence, les Lords entreprirent d’interroger un grand nombre de personnalités liées à la question de la prostitution et du trafic de jeunes filles entre la Grande-Bretagne et le continent. Il est intéressant de noter que parmi les personnes appelées à témoigner, on retrouve tout d’abord T.W. Snagge qui reprend des éléments de son rapport, puis des gens tels que le proconsul Jeffes, Alfred Dyer, ainsi qu’un certain nombre de hauts responsables de la police criminelle. Par contre, ni Josephine Butler, ni aucun autre abolitionniste de renom n’apparaissent comme témoins, clairement mis à l’écart par le comité.
32Le sentiment qui croît à la lecture minutieuse des témoignages présentés devant le comité des Lords est que le cœur du débat se déplace peu à peu.
33Snagge, Jeffes, Dyer, donnent l’impression de simplement se répéter et n’apportent pratiquement aucun élément nouveau. On retire de la lecture de leurs déclarations la quasi certitude qu’il existe effectivement un trafic organisé par des placeurs. L’importance de ce point semble se « diluer » dans le flou qui entoure la situation antérieure de ces jeunes filles. Est-on réellement confronté à un trafic de jeunes filles innocentes, mineures et transformées en esclaves sexuelles ou bien s’agit-il principalement de jeunes filles largement conscientes des risques qu’elles prennent en acceptant de venir sur le continent mais qui regrettent souvent leur décision devant les conditions de vie et de travail dans les maisons de prostitution ? Dyer lui-même reconnaît qu’« (…) il est vrai que de nombreuses jeunes filles qui se prostituent en Angleterre sont amenées sur le continent sans savoir qu’une fois sur place elles seront emprisonnées25 », acceptant implicitement que de nombreuses Britanniques qui se retrouvent dans les maisons de tolérance à l’étranger se prostituaient déjà en Grande-Bretagne. Même le cas d’Adeline Tanner est remis en cause par Thomas Jeffes qui laisse entendre qu’Alfred Dyer ou l’un de ses proches aurait considérablement aidé la jeune fille à rédiger l’histoire de son calvaire26.
34Ce qui par contre met de toute évidence en émoi les pairs sont les déclarations faites par les représentants des autorités policières concernant la situation en Angleterre même. Le témoignage du directeur de la police judiciaire sur la prostitution des jeunes mineures à Londres donne une vision assez effroyable de la situation dans la capitale britannique. Il décrit Londres comme la ville d’Europe où la prostitution des mineures est la plus répandue27. Il déclare : « La prostitution juvénile est endémique à Londres en ce moment (…) dans les rues autour de Haymarket, Waterloo Place et Picadilly, des enfants de 14, 15 ou 16 ans racolent ouvertement dès la tombée de la nuit28 ». Il conclut en affirmant que la police britannique est absolument incapable de mettre fin à une telle situation dans l’état actuel de la législation. À ces déclarations viennent s’ajouter celles faites par le directeur des bureaux de l’état civil qui montrent clairement que n’importe qui peut, contre paiement, obtenir un certificat de naissance d’une personne qui lui est inconnue. Ces révélations déplacent clairement le centre du débat : il ne s’agit plus vraiment de s’interroger sur la question de la traite mais sur un problème interne à la Grande-Bretagne et qui concerne les pouvoirs de la police et l’efficacité de l’administration.
35Fin juillet 1882, les membres de comité rendent leurs conclusions et il devient évident que le débat a pris une nouvelle direction. Les membres du comité entérinent dans un premier temps l’existence de placeurs qui entraînent sous de faux prétextes des jeunes Britanniques en Belgique où elles se retrouvent dans des maisons de prostitution. Mais ils mettent immédiatement un bémol à leur déclaration en affirmant que ce trafic est, déjà depuis plusieurs années, sur le déclin29. Vient ensuite une réfutation claire de la vision abolitionniste : les jeunes filles concernées ne sont pas d’innocentes victimes mais plutôt des « filles de mauvaise vie » qui étaient conscientes du fait qu’elles se rendaient à l’étranger pour se prostituer mais ne s’attendaient pas à se retrouver dans des maisons closes et à perdre ainsi une part de leur liberté30. Les trafiquants et les tenanciers de bordels sans scrupules ne sont plus les seuls coupables dans cette affaire, les jeunes filles elles-mêmes sont stigmatisées et rendues en grande partie responsables de leur sort.
36Les autorités ainsi que le système judiciaire belges sont par contre, en grande partie, exonérés de responsabilité. Manque d’information ou plutôt manque d’intérêt grandissant pour ce qui se passe sur le sol belge, les membres du comité soutiennent en tout état de cause que si, dans un certain nombre de cas, les jeunes filles ont moins de 21 ans, ce n’est pas dû à un manque de rigueur de la justice belge mais plutôt au fait que les placeurs peuvent facilement obtenir en Angleterre de faux papiers. Les Lords rappellent enfin qu’en Angleterre la majorité sexuelle est fixée à 13 ans et que les jeunes filles ne sont pas protégées au-delà de cet âge malgré une recrudescence de la prostitution juvénile, tout particulièrement à Londres.
37Le rapport se termine par une série de recommandations qui, à part quelques suggestions pour des mesures mineures ou clairement irréalisables visant à limiter le trafic de jeunes filles, se focalise fortement sur la prostitution en Grande-Bretagne. Ce qui préoccupe principalement les membres de la commission d’enquête, c’est la situation sur le territoire anglais. Ils recommandent que les lois anglaises soient modifiées en plusieurs points. Ils suggèrent en particulier que la majorité sexuelle passe de 13 à 16 ans et que les pouvoirs conférés à la police soient largement étendus. Alors que le comité de la chambre des Lords avait spécifiquement été mis en place pour se pencher sur la question du trafic de jeunes filles entre l’Angleterre et le continent, les conclusions du rapport indiquent clairement qu’il ne s’agit plus là que d’une affaire annexe qui ne mérite que bien peu d’attention en comparaison avec les problèmes sociaux liés à la prostitution en Angleterre même.
6. Les suites de l’affaire des petites Anglaises de Bruxelles
38Dès 1883 un projet de loi (Criminal Law Amendment Bill) reprenant les recommandations du comité de la chambre des Lords sera présenté au parlement. Le projet est entériné par les Lords mais ne passe pas la chambre des Communes et est abandonné. En 1884, un nouveau projet voit le jour. Il est une nouvelle fois rejeté par les Communes. Il est clair que si quelques parlementaires se positionnent en faveur du relèvement de la majorité sexuelle, la plupart sont encore opposés à cette idée. Quant à l’opinion publique, elle semble dans son ensemble très peu intéressée par la question de la prostitution, même chez les mineures. Josephine Butler et les abolitionnistes réalisent que ce n’est pas le sort de quelques jeunes Anglaises enfermées dans des maisons de tolérance en Belgique ou la corruption régnant dans les services de police belges qui vont en fin de compte servir les intérêts de leur mouvement. Ils considèrent rapidement à la lecture du rapport de la chambre des Lords que pour donner un nouveau souffle à leur campagne, ils doivent se concentrer sur les méfaits de la prostitution en Angleterre. Ce sujet sera fédérateur. Bien plus que sur la question de la traite, c’est sur la question de la prostitution juvénile que les abolitionnistes, le grand public et les autorités britanniques trouveront un terrain d’entente.
39Dans le même temps, les abolitionnistes voient le gouvernement de Gladstone faire un geste en leur faveur. Une commission parlementaire chargée d’enquêter sur les effets des lois sur les maladies contagieuses avait été mise en place par les conservateurs dès 1879. Après l’arrivée des libéraux au pouvoir en 1880, cette commission va continuer ses activités mais jusqu’en 1881 elle se contente d’entendre les témoignages de membres du corps médical vantant les mérites ou au contraire décriant les effets des lois en place. Avant de conclure son rapport, cette commission décide cependant de rajouter à la liste des témoins interrogés un certain nombre de personnes pouvant donner des indications sur les effets non plus uniquement sanitaires mais également moraux des lois. Josephine Butler ainsi que d’autres personnalités acquises à la cause abolitionniste sont appelées à témoigner. Conscients qu’ils ont là une occasion inespérée de présenter leurs arguments au monde politique, ils préparent minutieusement leurs dépositions. Josephine Butler, en particulier, cherche à éviter au maximum toute critique l’accusant d’adopter des positions extrémistes et peu crédibles. Lors de son passage devant la commission elle ne parlera à aucun moment de la traite des blanches.
40Les premiers résultats des efforts abolitionnistes vont enfin se faire sentir en avril 1883 (14 ans après la naissance de leur mouvement) lorsque le parlement vote la suspension des contrôles médicaux obligatoires pour les prostituées des zones concernées par la loi. L’abolition totale des lois ne semble plus bien loin, pourtant, il faudra encore attendre trois ans pour que les lois sur les maladies contagieuses soient définitivement abrogées. Et c’est en fait un nouveau scandale, cette fois déclenché par un journaliste britannique du nom de W.T. Stead, qui précipitera l’abolition de ces lois.
41En fait, en 1885, c’est d’abord l’opinion publique qui va se réveiller, fouettée en plein visage par le journalisme à sensation de W.T. Stead. Usant de stratagèmes qui n’étaient pas sans rappeler les efforts d’Alfred Dyer, W.T. Stead va mener sa propre enquête. Aidé par des abolitionnistes dont certains quakers, Josephine Butler ou encore des membres importants de l’Armée du Salut, il se rend dans des lieux de prostitution de Londres pour mieux dénoncer leur existence en s’appuyant sur des faits précis. L’apothéose de son enquête sera l’achat pour £5 d’une jeune fille de 13 ans, Eliza Armstrong, dont il se sert pour montrer qu’il est facilement possible de se procurer un enfant à des fins de prostitution. S’ensuit une série d’articles intitulés « The Maiden Tribute of Modern Babylon »31 publiés par Stead et dévoilant en termes particulièrement accrocheurs tous les détails de cette enquête. Stead tente également de susciter à nouveau l’intérêt du public sur le sort des Britanniques envoyées sur le continent en y consacrant quelques pages de ses articles.32 Il retranscrit même un entretien qu’il aurait eu avec « John, the S. », un ancien placeur, qui lui aurait confirmé qu’environ 250 jeunes Britanniques étaient encore recrutées chaque année et envoyées en Belgique et dans le nord de la France. Ces détails, noyés dans l’émoi suscité par l’affaire Armstrong, ne trouvent aucun réel écho auprès du public qui semble, à présent, totalement absorbé par les problèmes de prostitution en Grande-Bretagne.
42Stead formera également une association, la National Vigilance Association, pour faire campagne pour une réforme de la moralité sexuelle de la société britannique. Son action s’inscrit dans un mouvement plus général connu sous le nom de « mouvement pour la pureté sociale » (Social purity movement). Si ce mouvement existait déjà depuis de nombreuses années, il deviendra de plus en plus militant après 1885. Josephine Butler et les membres de la Ladies’ National Association qui apporteront tout d’abord leur soutien à W.T. Stead choisiront rapidement de se distancier de ce mouvement à mesure qu’il deviendra plus répressif et insistera pour que l’État soit le gardien de la moralité publique et la fasse respecter par la loi. Josephine Butler, quant à elle, restera toujours opposée à une intervention trop poussée de l’État et préférera œuvrer pour l’abolition de lois similaires aux Contagious Disease Acts encore appliquées dans les colonies britanniques.
43Le scandale soulevé par W.T. Stead fait cependant trop de bruit pour que les parlementaires, même les plus conservateurs, puissent se permettre de continuer à refuser le relèvement de la majorité sexuelle à 16 ans et en 1885, un amendement sera enfin voté dans ce sens. Portés par la vague d’indignation déclenchée par les articles de Stead, les abolitionnistes en profiteront également pour enfoncer le dernier clou dans le cercueil des lois sur les maladies contagieuses qui seront finalement abolies en 1886.
44En fin de compte, le scandale des petites Anglaises aura surtout joué le rôle, en Angleterre, de déclencheur qui fit prendre conscience aux Britanniques de l’existence de problèmes sociaux liés à la prostitution dans leur propre pays. Une fois l’opinion publique alertée sur l’ampleur de la prostitution juvénile en Grande-Bretagne, la question de la traite des blanches allait être reléguée au second plan et l’histoire des petites Anglaises de Bruxelles allait progressivement tomber dans l’oubli.
Notes de bas de page
1 Judith Walkowitz, Prostitution and Victorian Society : women, class and the State, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 75.
2 « (…) persons in high position whose own lives and theories of life were a constant denial of the possibility of virtue in man ». Josephine Butler, Personal Reminiscences of a Great Crusade, 1ère édition, Londres, 1896, p. 210 (de l’édition de 1910).
3 L’éducation religieuse de Josephine Butler (nom de jeune fille Grey) fut très ouverte. Son père était anglican mais affichait une grande tolérance en matière de religion ; il se déclara en particulier ouvertement en faveur de l’émancipation des catholiques en 1829. Sa mère était membre de l’Église des Frères Moraves, une église rattachée au protestantisme mais qui rejette la hiérarchie de l’Église officielle, dont les membres du clergé sont élus et qui dénonce l’intolérance religieuse. Enfant, Josephine eut également une gouvernante méthodiste qui, avec l’accord des parents, amenait les enfants de la famille Grey à l’office avec elle.
4 Par exemple, elle écrira en 1874 un pamphlet intitulé Some Thoughts on the Present Aspect of the Crusade Against the State Regulation of Vice, Liverpool, T. Brakell, Printer, 1874. Dans un autre pamphlet, rédigé en 1879, elle écrira: « The root of the evil is the unequal standard in morality ; the false idea that there is one code of morality for men and another for women, -which (…) was proclaimed to be false by Him who spoke as the Son of God. (...) Let us go with Him into the temple ; let us look at Him on the occasion when men rudely thrust into his presence a woman, who with loud-tongued accusations they condemned as an impure and hateful thing. (...) » (Josephine Butler, Social Purity, London, Morgan and Scott, 1879).
5 Un exemple typique de l’argumentaire abolitionniste liant directement la traite des blanches à la nécessité d’abolir les lois sur les maladies contagieuses en Grande-Bretagne se trouve dans le Shield du 1er décembre 1881 où est décrit le déroulement d’une réunion d’une section locale de la Ladies’ National Association : « Mr. Alfred Dyer described the purpose and tendency of the [CD] Acts, which were an incitement to impunity, and therefore a defilement of law. He narrated particulars of the White Slave Trade in Belgium, exposed the cooked statistics of the police, and concluded an eloquent address by proposing the following resolution: "That the Contagious Disease Acts of 1866 and 1869 are immoral and unconstitutional ; that no real hygienic advantage, real or supposed, can justify the regulation of vice, or compensate for the destruction of social morality which it brings about, and that, therefore the Contagious Disease Acts of 1866 and 1869 should be totally and immediately repealed" ».
6 Jane Jordan, Josephine Butler, Londres, John Murray, 2001, p. 188 ; Edward J. Bristow, Vice and Vigilance, Dublin, Gill and Macmillan, p. 85.
7 Bristow, Vice and Vigilance..., p. 87.
8 Bristow, Vice and Vigilance..., p. 88.
9 W.T. Stead aurait demandé à Josephine Butler de lui laisser publier dans son journal les détails du scandale des petites Anglaises dès 1880 mais selon Stead « Mrs Butler wrote to me saying ‘It is impossible ; it is too horrible ; no one would read it ; no one would print it ; you could not get it published’ » (The Shield, 3 October 1885, 144).
10 Elle écrira en mai 1880 « I knew all these things many years ago, but I knew that if I spoke then I should not be believed » (The Shield, n°390, 64).
11 Londres, London Metropolitan University, Women’s Library, Letters of Josephine Butler, 1 April 1880 « the case is peculiar (& most useful for us) because this child was at once pronounced unable to be a prostitute (…) ». Italiques dans le texte d’origine.
12 The Shield, n° 390, 1 May 1880, p. 63-65.
13 The Shield, n° 390, 1 May 1880, p. 64.
14 Butler, Personal Reminiscences of a Great Crusade..., p. 221.
15 Butler décrira elle-même les événements dans son livre Personal Reminiscences of a Great Crusade..., p. 222: « In the autumn after the appearance of these statements, M. Lévy, a "Juge d’Instruction" of Brussels, instigated probably by the police of that city, challenged me to prove a single case in Brussels of outraged childhood in any house of the kind referred to. This challenge was sent through the "Procureur-Général" to our Home Secretary, Sir William Harcourt, and took the form of a demand that I should be required, under the extradition Act, to make a “deposition on oath” before a magistrate ».
16 Butler, Personal Reminiscences of a Great Crusade..., p. 223 : « (...) several communications from friends in Brussels, implored me to refuse to give evidence, adding, "it would, if you declined, be worth everything to the cause for you to suffer the full legal penalty of refusing to answer. This would arouse the public as nothing else could" ».
17 Accounts and Papers, state papers, vol. 48.
18 Parliamentary Papers House of Lords (P.P.H.L.), 1881, Q. 285 « I do not (…) believe that there was one single case of a virtuous girl, few who had not been leading a really loose life before they came over ; and scarcely one, where the girl had not been leading a double life before she came over to Brussels. »
19 Jeffes publiera un article en réponse à celui de Dyer, dans The Evening Standard (13 janvier 1880) dans lequel il écrira : « (...) I can confidentially assure the parents of all really ‘virtuous girls’ that there is no fear whatever of finding their daughters in the same position as the girls referred to by Dyer. »
20 Memorial to the Foreign Secretary, 5 août 1880, signé entre autres par Benjamin Scott,
George Gillett, Mary Steward.
21 Bristow le décrit comme « a London barrister whose chief qualifications were his eight children and his ability to speak French » (Bristow, Vice and Vigilance..., p. 89).
22 Snagge écrit dans son rapport : « Mr. Jeffes, H.B.M. Acting Vice Consul at Brussels, also supplied me with much information. The official experience of several years during which many facts and incidents in connection with the subject had been brought to the knowledge of Mr. Jeffes, and the attention which he had bestowed upon such cases as called for his interposition and aid, gave an especial value to the communications of this gentleman » (P.P.H.L., 1881 "Law Relating to the Protection of Young Girls", 117).
23 P.P.H.L., 1881 "Law Relating to the Protection of Young Girls", 128: « I find that fraud was frequently and successfully practiced ; that girls under age were easily enrolled ; that in the case of English girls false certificates of birth were the rule rather than the exception, and that the girls entered upon a life […] to which they were almost inevitably committed before they could possibly become aware of its true nature and condition. I find that in several cases misrepresentation, falsehood, and deceit, marked every stage of the procedure from the moment that the girl was first accosted by the placeur in England to that of her installation in the maison de débauche.»
24 Bruxelles, A.V.B., Dossier judiciaire "Prostitution -mineures anglaises", n° 133, Conclusions d’Alexis Splingard dans l’affaire Tanner. Alexis Splingard écrit en parlant des relations d’Adeline Tanner et de Roger, le tenancier de la maison dans laquelle elle se prostitue : « (...) elle est sa chose, son esclave ».
25 P.P.H.L., 1881, Dyer, Q. 1025: « I think it is a fact that many girls who have been prostitutes in England are taken over there with no idea that when they get there they will be imprisoned ».
26 P.P.H.L., 1881, Jeffes, Q. 315: « Are you aware that Mr. Dyer admitted, when he was examined as a witness, that the declaration of Adeline Tanner had undergone some literary correction at the hands of Mrs. Dyer ? No, I did not know that ; but I quite believe that her letters and statements underwent considerable alterations, if they were not altogether prepared for her by others ». Note: le marquis de Salisbury qui pose la question ment sciemment pour voir la réaction de Jeffes ; Dyer n’a jamais déclaré ouvertement que sa femme avait composé les déclarations écrites d’Adeline Tanner.
27 P.P.H.L., 1881, Vincent, Q. 568: « Using the term "juvenile" to apply to the prostitution of girls under 21, does it prevail largely in London ? In no city in Europe to so large an extent, in my opinion ».
28 P.P.H.L., 1881, Vincent, Q. 579.
29 P.P.H.L., 1882, Report, iii: « The Committee are satisfied on the evidence produced before them that in recent years, chiefly between 1871 and 1879, a certain number of girls have been induced by agents in London to go over to Belgium, and have been placed in licensed houses there. »
30 P.P.H.L., 1882, Report, iii: « The girls whose cases were brought in evidence before the Committee would appear (with possibly a few exceptions) to have already led immoral lives in this country, and to have known that they were going abroad for immoral purposes, but not to have known that they would be confined and kept under restraint in these houses to the extent to which they were. »
31 Stead W., "The Maiden Tribute of Modern Babylon", Pall Mall Gazette, 6-10 juillet 1885. Texte intégral accessible en ligne à l’adresse suivante : http://www.attackingthedevil.co.uk
32 http://www.attackingthedevil.co.uk, p. 47-49
Auteur
Maitre de conférences à l'Université de Paris Ouest Nanterre et spécialiste de civilisation britannique du xixe siècle. Elle a notamment publié plusieurs articles sur différents aspects des phénomènes migratoires (émigration d'enfants orphelins, émigration assistée par l'État) à partir de la Grande-Bretagne à la fin du xixe siècle.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Violences juvéniles sous expertise(s) / Expertise and Juvenile Violence
XIXe-XXIe siècles / 19th-21st Century
Aurore François, Veerle Massin et David Niget (dir.)
2011
Violence, conciliation et répression
Recherches sur l’histoire du crime, de l’Antiquité au XXIe siècle
Aude Musin, Xavier Rousseaux et Frédéric Vesentini (dir.)
2008
Du sordide au mythe
L’affaire de la traite des blanches (Bruxelles, 1880)
Jean-Michel Chaumont et Christine Machiels (dir.)
2009
L’avortement et la justice, une répression illusoire ?
Discours normatifs et pratiques judiciaires en Belgique (1918-1940)
Stéphanie Villers
2009
Histoire du droit et de la justice / Justitie - en rechts - geschiedenis
Une nouvelle génération de recherches / Een nieuwe onderzoeksgeneratie
Dirk Heirbaut, Xavier Rousseaux et Alain Wijffels (dir.)
2010
Des polices si tranquilles
Une histoire de l’appareil policier belge au XIXe siècle
Luc Keunings
2009
Amender, sanctionner et punir
Histoire de la peine du Moyen Âge au XXe siècle
Marie-Amélie Bourguignon, Bernard Dauven et Xavier Rousseaux (dir.)
2012
La justice militaire en Belgique de 1830 à 1850
L'auditeur militaire, « valet » ou « cheville ouvrière » des conseils de guerre ?
Éric Bastin
2012
Un commissaire de police à Namur sous Napoléon
Le registre de Mathieu de Nantes (10 vendémiaire an XII - 28 août 1807)
Antoine Renglet et Axel Tixhon (dir.)
2013
La Bande noire (1855-1862)
Le banditisme dans l'Entre-Sambre-et-Meuse et ses liens avec l'affaire Coucke et Goethals
Laure Didier
2013
« Pour nous servir en l'armée »
Le gouvernement et le pardon des gens de guerre sous Charles le Téméraire, duc de Bourgogne (1467-1477)
Quentin Verreycken
2014