Introduction
p. 9-13
Texte intégral
1Le 12 novembre 1880, une quinzaine de jours avant que ne comparaissent douze proxénètes et tenanciers devant le tribunal correctionnel de Bruxelles, Les Nouvelles du Jour prédisaient que cette « prétention émise par le parquet (…) pourrait avoir de très graves conséquences ». Le journal commente la demande en justice:
« Il s’agit des prostituées âgées de moins de 21 ans, lesquelles ne pourraient plus être admises à exercer leur industrie soit dans les maisons publiques, soit dans les maisons de rendez-vous autorisées, soit chez elles, sans que les tenanciers et le client, voire même la police, s’exposassent à des poursuites pour excitation de mineures à la débauche »1.
2Aux origines d’une série de procès qui allaient marquer les annales pendant quelques décennies, une soudaine intolérance à l’égard de la prostitution de mineures en maisons closes, provoquée par un scandale : en janvier 1880, des révélations médiatiques relatives à la présence de jeunes Anglaises se prostituant dans les bordels bruxellois secouent la capitale belge, suscitant, de part et d’autre de la Manche, de vives émotions face à une réalité devenue brusquement insoutenable. Le scandale de Bruxelles allait contribuer à lancer, en Belgique et ailleurs, un élan de panique autour de la « traite des blanches ». Démêler les liens entre mythe et réalité, suivre les protagonistes qui alimentent et/ou produisent des discours sur ce thème: tels sont les objectifs, ardus s’il en est, que se sont depuis longtemps déjà fixés historiens et sociologues de l’un et de l’autre côté de l’Atlantique, pour alimenter l’historiographie sur ce sujet2.
3Pourtant, l’épisode bruxellois proprement dit n’a fait l’objet d’aucune étude spécifique publiée3. Ce n’est pas faute d’avoir piqué la curiosité du chercheur. Au début des années 80, Luc Keunings, historien de la police, ouvrait aux Archives de la ville de Bruxelles deux dossiers, l’un administratif et l’autre judiciaire, intitulés « Prostitution. Mineures anglaises ». Ces sources, révélant les multiples rebondissements de l’affaire, de la découverte des filles à la compromission de hauts fonctionnaires de la police bruxelloise, en passant par les procès des proxénètes, méritaient à coup sûr d’être explorées. S’inscrivant dans la veine creusée par le célèbre livre d’Alain Corbin Les Filles de Noce4, Luc Keunings s’attela à conter le récit du scandale, tout en éclairant le système belge de contrôle sanitaire et policier de la prostitution dans la capitale au xixe siècle5. Son texte, initialement rédigé à l’intention d’une revue consacrée à l’histoire urbaine (Les Cahiers bruxellois), reste à ce jour inédit. Mais malgré les années qui nous séparent du contexte de l’écriture, et les apports de l’historiographie récente, son travail demeure aujourd’hui incontournable. Luc Keunings a eu l’audace de défricher un terrain franchement accidenté, aux contours qui semblaient inextricables. À ce titre, sa recherche méritait d’être connue : elle est publiée en l’état dans ce volume. L’économie du texte rédigé en 1983 a été préservée, notre lecture de celui-ci ayant suscité un foisonnement de questions qui nous a conduits, à notre tour, à nous pencher sur cette célèbre, et pourtant énigmatique, affaire de la « traite des blanches »6.
4Les dossiers d’archives ouverts par Luc Keunings recèlent autant d’indices que de mystères, invitant, selon qu’on souhaite regarder l’affaire par l’un ou l’autre bout de la lorgnette, à la redécouverte puis la relecture. En premier lieu, c’est par le biais d’une esquisse du profil et du rôle de ces principaux protagonistes, jusqu’alors demeurée assez floue, que nous avons souhaité approcher l’anatomie d’un scandale aux multiples facettes. Le volumineux ensemble documentaire relatif à l’enquête judiciaire, solide bien que non exhaustif, révèle notamment, au travers des rapports, correspondances, coupures de presse qu’il comporte, mais souvent entre les lignes, l’implication, réelle ou mise en scène, de la police, des jeunes Anglaises prostituées, de la magistrature, de la presse, des abolitionnistes belges et anglais7. Ce sont ces acteurs-là que nous avons choisi de suivre tour à tour à la trace.
5À l’instar d’un kaléidoscope, selon qu’on focalise son attention sur l’un ou l’autre protagoniste, une nouvelle lecture des éléments qui donnent à l’affaire sa dimension de scandale se dessine. Au vu des faits proprement dits d’abord : en décortiquant les archives avec l’intention d’éclairer les parcours des mineures prostituées anglaises, Jean-Michel Chaumont et Frédéric Michel explorent les conditions nécessaires du scandale. Leur analyse donne à voir l’implication de la police, dont la négligence à l’égard de la vérification de l’âge des filles, non sanctionnée au final par la justice, entraîne d’autres trucages. L’étendue de la tricherie, notamment à la falsification du consentement, constitue le véritable scandale, soit la porte ouverte aux abus, pour quelques-unes qui n’ont pas choisi de se prostituer. Loin de ce que l’enquête judiciaire, puis la postérité en ont retenu, les implications d’une fausse déclaration d’intention se révèlent alors, à la lumière des témoignages des filles, autrement plus graves que celles liées à l’admission d’étrangères, mineures d’âge, mais venues pour la plupart en Belgique dans le but de se prostituer.
6Au regard de la médiatisation des événements ensuite : les tenants de l’affaire apparaissent pourtant bien différents lorsque celle-ci est scrutée au travers de son exhibition sur la place publique. La « fabrique » du scandale suppose en effet sa mise en scène, notamment au travers des procès et des journaux. Analysés par Nathalie Fally et Xavier Rousseaux, les médias « Justice » et « Presse », à la fois sources et acteurs, occasionnent la politisation des enjeux du scandale et impriment, pour chacun de ses épisodes, souvenirs, non-dits voire oublis, dans les annales qui font la mémoire collective. À l’heure où la presse populaire explose, les révélations concernant la « traite des blanches », lancées en Angleterre et relayées par les journaux belges, deviennent instruments diplomatiques et/ou politiques, catalysant de multiples tensions annexes qui font l’actualité internationale (concurrence entre deux forces industrielles, la Belgique et l’Angleterre) et nationale (oppositions entre catholiques et libéraux ; libéraux entre eux ; pouvoir exécutif et judiciaire ; tendances à la centralisation et autonomie communale). Par journaux interposés, une réaction officielle est en outre sollicitée, notamment auprès des acteurs judiciaires, auxquels les divers enjeux politiques de l’affaire n’échappent évidemment pas.
7À la lumière du débat idéologique enfin : cette exigence d’une réponse politique est précisément formulée par les abolitionnistes pour qui l’affaire de la « traite des blanches » apparaît bel et bien comme la preuve affichée que le système réglementariste, qui enregistre les prostituées, y compris mineures, et autorise l’existence des maisons closes, constitue un scandale en soi. Cathy Kohler et Christine Machiels, respectivement pour l’Angleterre et la Belgique, s’attèlent à déchiffrer les mobiles qui poussent les militants à engager un débat public sur le rôle de l’État à l’égard de la prostitution. Assurément, à l’heure où la lutte contre les Contagious Disease Acts bat son plein en Angleterre, le scandale de Bruxelles représente pour Josephine Butler, leader du mouvement abolitionniste, une formidable opportunité d’instruire les foules en Europe des failles du contrôle policier et sanitaire de la prostitution, tel qu’il est appliqué dans la capitale belge, unanimement perçue comme le « Paradis de la réglementation »8. Exporté sur le continent, le projet de Josephine Butler fait des émules en Belgique, l’affaire de la « traite des blanches » semblant réveiller les consciences abolitionnistes, avec plus ou moins de connivences entre la mouvance belge et l’association internationale et plus ou moins d’intensité selon les périodes.
8S’il n’engendra pas de modifications sensibles de la réglementation de la prostitution à Bruxelles, la portée symbolique du scandale fut considérable. Son souvenir, tel qu’il a été transmis par la chronique judiciaire, médiatique et/ou militante, contribue à alimenter bien des débats après la Première Guerre mondiale autour d’une foule de questions connexes, parmi lesquelles celle de la traite et de la protection de l’enfance. On aurait pu multiplier à l’infini les approches des suites du scandale ; dans la seconde partie de ce volume, nous proposons quelques pistes.
9Suivre l’évolution du mouvement social que le scandale de Bruxelles suscite, au travers de l’engagement abolitionniste des féministes belges, constitue l’objectif de la contribution de Catherine Jacques et Christine Machiels. À bien des égards, celle-ci illustre la façon dont l’affaire de la « traite des blanches » marque durablement les esprits abolitionnistes. Les imaginaires et les conceptions qui gravitent autour de ce thème orientent concrètement leur combat pour l’égalité morale entre les sexes et contre la traite. Par un joli tour de passe-passe, la prostituée, aux allures de « victime innocente » (de la traite, de la misère économique, d’une aliénation mentale selon les périodes), image accréditée autrefois par le récit militant du scandale de Bruxelles, est dédouanée, en dépit de son immoralité. Rejetant, avec ambiguïté toutefois, toute politique coercitive à l’égard des femmes, l’inculpation féministe se focalise naturellement sur le milieu interlope, dont le rôle, déjà exacerbé au cours des procès de 1880-1881, appelle une répression effrénée du proxénétisme.
10La nécessité de celle-ci ne fait alors que peu de doute, particulièrement lorsque le sort de mineures est en jeu. Au moment où le scandale de Bruxelles éclate, les premières exigences à l’égard de l’enfance « abandonnée », s’expriment avec acuité dans les milieux philanthropiques. L’affaire de la « traite des blanches » reformule ou répercute, même de manière indirecte, les urgences exprimées par les défenseurs de la protection de l’enfance au sein du cénacle politique. La mission tutélaire de l’État à l’égard des jeunes, telle que définie par la loi de Carton de Wiart en 1912, s’exerce notamment à l’égard des « victimes de la prostitution » et surtout, par extension (vagabondage, inconduite), à celles risquant de l’être. L’article d’Aurore François sur les tribunaux pour enfants, et celui de Veerle Massin à propos de l’institution d’enfermement pour mineures de Bruges, démontrent en réalité que, sous l’étendard de la « protection de l’enfance », la justice entend bien encadrer la sexualité des filles, toujours perçue comme « débridée », autour de laquelle se cristallisent les grandes peurs sociales du siècle, comme le péril vénérien ou le relâchement des mœurs.
11Au final, le scandale de Bruxelles, scruté à la loupe sous plusieurs facettes par des chercheurs et chercheuses issus de divers horizons, comporte encore bien des zones d’ombre, non-dits, et ressources non explorées. Autant de pistes, désormais ouvertes, invitant aujourd’hui historiens et sociologues à décortiquer les dossiers de ces sagas judiciaires qui alimentent les mythes pour évaluer, avec mesure, leur impact sur nos sociétés contemporaines.
Notes de bas de page
1 Les Nouvelles du Jour, 12 décembre 1880.
2 Jean-Michel Chaumont (coord.), "Traite et prostitution. Discours engagés et regards critiques (1880-2008)", Recherches sociologiques et anthropologiques, vol. XXXIX, n°1, 2008 ; Jo Doezema, "Loose Women or Lost Women? The Re-Emergence of the Myth of ‘White Slavery’ in Contemporary Discourses of ‘Trafficking in Women’", Gender Issues, n°18/1, 2000, p. 23-50; Mary Ann Irwin, "’White Slavery’ As Metaphor. Anatomy of a Moral Panic", The History of Journal, n°5, 1996 (http://www.walnet.org/csis/papers/irwinwslavery.html) ; Judith Walkowitz, City of Dreadful Delight. Narratives of Sexual Danger in Late-Victorian London, The University of Chicago Press, 1992.
3 Aussi les procès de Lemberg (1892) et celui de Rhiel à Vienne (novembre 1906), qui constituent, avec l’affaire bruxelloise, les principaux procès autour de la « traite des blanches » ayant eu lieu avant la Première Guerre mondiale en Europe, n’ont pas, à l’exception des travaux inédits de Jazbinsek sur les archives de Rhiel, fait l’objet de recherches approfondies. (D. Jazbinsek, Der internationale Mädchenhandel. Biographie eines sozialen Problems, Berlin, WZB, Wissenschaftszentrum Berlin für Sozialforschung GmbH, 2002).
4 Alain Corbin, Les Filles de Noce. Misère sexuelle et prostitution aux xixe et xxe siècles, Paris, Aubier-Montaigne, 1978.
5 À ce sujet, on lira l’article suivant, ultérieur à l’étude originale sur le scandale : Colette Huberty, Luc Keunings, "La prostitution à Bruxelles au xixe siècle", Les Cahiers de la Fonderie, n°2, avril 1987, p. 3-21.
6 Ce projet a été initié dans le cadre d’un cours de sociohistoire, animé par Jean-Michel Chaumont et Xavier Rousseaux (UCL, 2003-2006). Il a ensuite fait l’objet d’un travail collectif de longue haleine entre chercheurs, en plusieurs étapes : séminaires de recherches, rédaction et discussions des textes qui composent le présent manuscrit.
7 Les contributions de la première partie du livre se basent en grande partie sur les archives exploitées par Luc Keunings : Bruxelles, Archives de la Ville de Bruxelles (A.V.B.), Fonds de la police, dossier administratif (A 132) et judiciaire (A 133), Prostitution. Mineures anglaises ; Bruxelles, Archives du ministère des Affaires étrangères (A.M.A.E.), Archives diplomatiques, dossier Traite des femmes et des enfants 1881-1914 (f.10 670) ; Bruxelles, A.G.R., Archives de l’administration de la Sûreté publique (police des étrangers), police des mœurs, dossiers généraux (n°711-762) ; Bruxelles, Archives Générales du Royaume (A.G.R.), Parquet général près la cour d’appel de Bruxelles (1880-1882), dossier 124. À noter que ce dernier fonds d’archives a, depuis lors, été transféré aux Archives de l’État à Anderlecht (Bruxelles). Cf. Annexes, Les sources du scandale. Liste des fonds documentaires consultés pour la première partie du volume (« Anatomie du scandale »), p. 61 dans ce volume.
8 Londres, London Metropolitan University, The Women’s Library, Letter Josephine Butler to Mr Wilson (12 avril 1875), 3 JBL/10/54.
Auteur
Aspirante du F.R.S.-F.N.R.S. au CHDJ. Elle prépare actuellement une thèse de doctorat en Histoire, en cotutelle entre l'UCL (dir. Xavier Rousseaux) et l'Université d'Angers (dir. Christine Bard) sur Les féminismes face à la prostitution en Belgique, France et Suisse (1870-1980).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Violences juvéniles sous expertise(s) / Expertise and Juvenile Violence
XIXe-XXIe siècles / 19th-21st Century
Aurore François, Veerle Massin et David Niget (dir.)
2011
Violence, conciliation et répression
Recherches sur l’histoire du crime, de l’Antiquité au XXIe siècle
Aude Musin, Xavier Rousseaux et Frédéric Vesentini (dir.)
2008
Du sordide au mythe
L’affaire de la traite des blanches (Bruxelles, 1880)
Jean-Michel Chaumont et Christine Machiels (dir.)
2009
L’avortement et la justice, une répression illusoire ?
Discours normatifs et pratiques judiciaires en Belgique (1918-1940)
Stéphanie Villers
2009
Histoire du droit et de la justice / Justitie - en rechts - geschiedenis
Une nouvelle génération de recherches / Een nieuwe onderzoeksgeneratie
Dirk Heirbaut, Xavier Rousseaux et Alain Wijffels (dir.)
2010
Des polices si tranquilles
Une histoire de l’appareil policier belge au XIXe siècle
Luc Keunings
2009
Amender, sanctionner et punir
Histoire de la peine du Moyen Âge au XXe siècle
Marie-Amélie Bourguignon, Bernard Dauven et Xavier Rousseaux (dir.)
2012
La justice militaire en Belgique de 1830 à 1850
L'auditeur militaire, « valet » ou « cheville ouvrière » des conseils de guerre ?
Éric Bastin
2012
Un commissaire de police à Namur sous Napoléon
Le registre de Mathieu de Nantes (10 vendémiaire an XII - 28 août 1807)
Antoine Renglet et Axel Tixhon (dir.)
2013
La Bande noire (1855-1862)
Le banditisme dans l'Entre-Sambre-et-Meuse et ses liens avec l'affaire Coucke et Goethals
Laure Didier
2013
« Pour nous servir en l'armée »
Le gouvernement et le pardon des gens de guerre sous Charles le Téméraire, duc de Bourgogne (1467-1477)
Quentin Verreycken
2014