Chapitre 3 : Les pratiques de justice réparatrice en milieu carcéral
p. 103-166
Texte intégral
1A travers la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000, le ministre Verwilghen, s’inspirant du rapport de la recherche-action réalisée par les équipes des professeurs Peters (KUL) et Kellens (ULg), propose de faire évoluer « le droit pénal d’un droit répressif vers un droit axé sur la réparation ». Si cet ambitieux projet concerne l’administration pénitentiaire dans son ensemble, sa mise en œuvre repose avant tout sur les épaules de nouveaux acteurs, les CJR, chargés d’interpréter la circulaire, de diffuser le concept criminologique de justice réparatrice et de le traduire en pratiques concrètes.
2Sur le terrain, la justice réparatrice constitue un objet fuyant, une idée marginale dont les diverses catégories d’acteurs parlent peu, un concept-boomerang qui renvoie fréquemment à la question du chercheur – « pouvez-vous me parler de la justice réparatrice ? » – une autre question – « la justice réparatrice ? qu’est-ce que c’est ? » – ou une déviation – « pour ça, il faut aller voir la consultante en justice réparatrice ! ». Dans une organisation bureaucratique marquée par les routines – ouverture et fermeture systématique des innombrables grilles, horaires identiques de jour en jour et de semaine en semaine, invocation du règlement pour justifier les innombrables refus administrés aux non moins nombreuses demandes de permission en tout genre des détenus –, la justice réparatrice renvoie à un concept théorique et vaporeux principalement attaché aux consultants.
3Il s’agira donc de décrire finement les activités, les actions et les dispositifs que les CJR ont fait émerger en détention. Ces éléments constituent les pratiques concrètes des consultants et elles seront abordées à partir de deux perspectives.
4La première est d’ordre descriptif et tient à la question suivante : que font-ils ? Cette question est d’autant plus pertinente que la circulaire leur délègue des missions non contraignantes et imprécises telles que changer la culture pénitentiaire, développer une culture du respect, mettre en communication transversale divers acteurs internes et externes à la prison, jouer un rôle de moteur, etc. Il s’agit dès lors de décrire les pratiques des consultants et de rendre compte de leur contenu.
5La seconde perspective est essentiellement d’ordre analytique et concerne les formes concrètes que revêt le concept de justice réparatrice sur le terrain. Quelques comptes rendus de situations concrètes viseront à saisir ces formes et les processus sociaux qui les constituent. Ces processus révéleront notamment que les CJR délèguent souvent à des partenaires internes (notamment des surveillants) ou à des opérateurs externes (essentiellement des associations), mais aussi à des dispositifs (par exemple, des procédures) le soin de donner au concept de justice réparatrice une forme concrète. Trois tableaux d’activités concrètes illustreront les processus à travers lesquels la musique de justice réparatrice résonne discrètement dans les auditoires pénitentiaires.
I. Le travail des CJR
6Lorsque les CJR parlent de leur travail quotidien, ils désignent généralement des pratiques hétérogènes parmi lesquels les liens sont, a priori, peu visibles. Celles-ci se structurent toutefois autour de quatre piliers : les tâches de coordination d’activités orientées vers la justice réparatrice ; les tâches de conception et gestion de dispositifs locaux orientés vers la justice réparatrice ; les actions de formation, d’information et de sensibilisation, orientées vers la diffusion de l’idée de justice réparatrice ; les tâches déléguées par le directeur de l’établissement.
A. Coordination d’ « activités » orientées vers la justice réparatrice
7Les « activités » orientées vers la justice réparatrice [herstelgerichte activiteiten] correspondent à la catégorie que les CJR mobilisent le plus fréquemment pour décrire leur travail, ou plutôt, le résultat de leur travail. Elles possèdent une dimension concrète et visible car elles se situent dans le temps (elles sont inscrites dans le programme) et dans l’espace (elles se déroulent dans des locaux précis). Les CJR organisent et coordonnent ces activités, c’est-à-dire qu’ils tentent de réunir des détenus et des opérateurs de temps en temps dans certains locaux. Ces opérateurs sont animateurs, médiateurs ou formateurs.
8Il s’agit ici d’illustrer ces activités dites « réparatrices ». Huit étapes le permettront. Les trois premières concernent des activités emblématiques organisées dans la majorité des prisons belges : 1) les procédures de communication/médiation auteur-victime ; 2) les formations de sensibilisation aux actes commis ; 3) les ateliers de peinture sociale. Suivra une description d’activités organisées dans chacun des quatre sites étudiés. Ces activités variant fortement d’un établissement à l’autre, elles seront présentées site par site : 4) Mosa, 5) Moha, 6) Dijle et 7) Gelmel. Enfin, il s’agira de mieux comprendre (8) la qualification des « activités orientées vers la justice réparatrice », ainsi que leur coordination.
1) Les procédures de communication/médiation auteur-victime
9Depuis 1998, et suite à une recherche action menée par la KUL42, les associations Médiante et Suggnomé sont agréées en tant que services de médiation en matière pénale [ou herstelbemiddeling]. Lors de la recherche-action, entre 1998 et 2000, les équipes de criminologie de Liège et Louvain les contactent pour expérimenter une méthode de résolution des conflits adaptée aux personnes détenues désireuses de renouer le contact avec leur victime. Si, du côté flamand, des liens étroits unissaient déjà Suggnomé aux criminologues de la KUL, aucun lien n’existe entre Médiante et l’ULg. Par contre, les deux associations sont intéressées par la recherche-action qu’elles considèrent comme un moyen d’étendre leurs services dans un nouveau champ, celui de l’« après jugement ».
« Au départ, on sentait que l’offre de médiation ne pouvait pas se limiter au stade de « l’avant jugement ». Les demandes de médiation qu’on recevait prouvaient que les besoins de communication, de réparation et d’apaisement existaient encore après le jugement et la condamnation. Parfois encore plus fort ! » (Le coordinateur de Médiante).
10Très vite, les détenus expriment des demandes en ce sens et les premières procédures de médiation en milieu carcéral ont lieu. Ce développement figure au premier plan des missions des CJR inscrites dans la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000.
11Dans les quatre sites visités, le rôle concret des CJR consiste à élaborer une offre de médiations auteur-victime. Ainsi, ils informent les détenus à l’aide de brochures, organisent des réunions semestrielles où les médiateurs viennent à la rencontre des nouveaux détenus entrants – à Dijle et Mosa – ou des détenus qui le souhaitent – à Gelmel et Moha. Les CJR informent également les surveillants, soit en demandant aux nouveaux agents d’assister à une réunion d’information (comme c’est le cas dans les deux prisons flamandes), soit en demandant aux cadres pénitentiaires (chefs surveillants et assistants pénitentiaires) d’y assister (comme c’est le cas dans les deux prisons francophones). Outre l’information, les CJR règlent les paramètres logistiques tels que les autorisations d’entrée pour les médiateurs, la réservation de locaux, le relais des demandes des détenus, etc. Enfin, ils ont développé des contacts avec des services extérieurs susceptibles d’intervenir dans des procédures de médiation, comme le service d’aide aux victimes ou les services d’accueil des victimes des maisons de justice. L’objectif de ces contacts consiste à diffuser l’information au sujet de l’existence de procédures de médiation en prison, mais également à rassembler les éléments susceptibles de favoriser l’identification des victimes lorsque cela s’avère nécessaire.
« Nous, on est en prison, donc près des détenus. On est à la source de la demande de médiation. Enfin, on est près d’une source. Mais il y a une autre source, mais qui est éparpillée dans la société et c’est donc plus difficile de l’atteindre. Notre premier travail, c’est d’informer ceux qui sont près de nous : les détenus. Mais on doit aussi informer les victimes. C’est pour ça qu’on a développé un réseau avec le service d’accueil des victimes et le service d’aide aux victimes (…) Le plus important, quand on reçoit une demande de médiation, c’est de pouvoir contacter les victimes. C’est souvent compliqué parce que les jugements ne permettent pas toujours de les identifier et de les localiser. Et on ne parvient pas toujours à mettre la main sur les jugements. Les détenus les perdent souvent ! Quand ce n’est pas le greffe qui a oublié de le transmettre à la prison… » (CJR de Dijle).
12Ces contacts avec les services extérieurs n’ont toutefois jamais réellement existé en ce qui concerne les deux sites francophones, et ils ont aujourd’hui tendance à se raréfier du côté néerlandophone :
« J’ai eu la chance de connaître les débuts de la justice réparatrice et on a beaucoup collaboré avec les CJR de Dijle. Il y avait une dynamique autour du projet, on a dépensé beaucoup d’énergie dans cette optique, mais on a moins de réunions aujourd’hui, on met moins l’accent là-dessus » (agent du service d’aide aux victimes de Dijle).
13Sur le plan financier, le SPF Justice prend en charge les médiations avant jugement43. L’accord de financement ne prévoit toutefois pas de couvrir les interventions en milieu carcéral. Si Suggnomé a pu négocier un financement avec la Communauté flamande, compétente en matière de services « personnalisables », du côté de Médiante, la situation est différente :
« Se référant à la fois à ce cadre de subvention non approprié [i. e. arrêté royal du 6 octobre 1994 interdisant le financement par le Ministère de la Justice de médiations au stade de l’exécution de la peine] mais tenant compte également de l’intérêt évident de la médiation dans une politique de détention orientée vers la réparation, le SPF Justice a permis la prise en charge d’un nombre limité de médiations impliquant des détenus, en renvoyant vers la Communauté française, compétente pour l’aide sociale aux détenus, le financement spécifique de ces missions. Mais, de son côté, la Communauté française (…) considère que les médiations entre détenus et victimes ne s’inscrivent pas non plus dans les missions de ses services agréés pour l’aide sociale aux justiciables. Néanmoins, sensible à l’intérêt de ces nouvelles missions, le cabinet de la Ministre Maréchal [Ministère des affaires sociales de la Communauté française] à accepté de subventionner Médiante, à titre expérimental, pour mener un projet pilote de médiation en milieu carcéral. Une première subvention a été accordée en 2001 pour une période d’un an » (Buonatesta, 2004 : 245).
14Ce mode de financement fait peser une forme d’incertitude sur les contrats de certains médiateurs de Médiante.
15Sur le plan éthique, divers types de considérations existent vis-à-vis des motivations des détenus. Ainsi, si un certaines demandes de médiation proviennent de besoins psychologiques de détenus souhaitant « demander pardon à leur victime, soulager leur conscience ou raconter la vérité en face à face », d’autres répondent à des intérêts stratégiques, liés notamment à des conditions de libération anticipée.
« On peut toujours soupçonner le détenu qui demande une médiation d’espérer que son geste va se savoir, et va être rapporté dans son dossier [de libération conditionnelle]. Si certains croient que ça va les aider à sortir plus vite, c’est leur droit. (…) Dans mes entretiens préparatoires avec un détenu, je peux percevoir des indices qui m’indiquent si la demande est sincère ou non. Si je ne ressens pas cette sincérité, j’arrête là » (une médiatrice de Suggnomé).
16Les soupçons pesant sur de tels risques d’instrumentalisation sont fréquents, tant chez certains directeurs que chez de nombreux surveillants. Ces soupçons n’empêchent toutefois pas la majorité des médiateurs de défendre ses vertus tant pour le détenu que pour la victime :
« On entend beaucoup parler d’instrumentalisation. Mais dans le contexte de la libération conditionnelle, la médiation peut préparer la victime à exprimer des conditions et des attentes plus réalistes, plus faciles à gérer d’un point de vue émotionnel. Dans l’autre sens, l’auteur peut prendre des engagements auxquels il adhère vraiment et qu’il respectera mieux. A terme, la médiation est positive pour les deux parties » (un médiateur de Médiante).
17Depuis l’an 2000, les deux associations se sont développées, accroissant leurs effectifs et le nombre de cas de médiation traités en prison. Ainsi, Médiante est passée de quatre à huit équivalents temps-plein, ce qui ne permet pas encore de répondre immédiatement à toutes les demandes qui lui parviennent. Chez Suggnomé, sur les seize médiateurs que compte l’association, trois se consacrent exclusivement aux médiations en détention.
18D’un point de vue quantitatif, les comptages du nombre de médiations divergent selon qu’ils sont communiqués par les CJR ou par les médiateurs. Ainsi, les premiers se basent sur le nombre de demandes – en provenance des détenus – qu’ils ont pu relayer vers les médiateurs au cours d’une même année, dans leur établissement. Les seconds, quant à eux, se basent sur les rapports d’activité de leur association, dans lesquels ils distinguent les médiations « en cours » et les médiations « potentielles ».
19Les demandes relayées par les CJR concernaient, à Dijle, entre 2001 à 2006, une trentaine de cas transmis aux médiateurs – avec un chiffre record de 32 médiations réalisées en 2006, dont 11 couronnées par une rencontre auteur-victime –, contre une vingtaine à Mosa pendant la même période. En 2007 et 2008, on en dénombre une vingtaine à Dijle et une quinzaine à Mosa. Les CJR de Gelmel et Moha transmettent, quant à eux, une dizaine de demandes chaque année, soit des chiffres inférieurs, essentiellement dus à la taille des établissements (150 détenus au lieu de 350).
20Dans ces cas de médiation, la communication entre les parties se construit progressivement et indirectement, via le travail des deux associations. Il convient dès lors de qualifier les activités proposées par Suggnomé et Médiante de « procédures de communication auteur-victime », Les cas de « médiation auteur-victime » impliquant une rencontre restent minoritaires (environ dix pour cent), dans la mesure où les attentes des parties portent plus souvent sur un partage – d’émotion, de vérité, de souffrance, etc. – que sur un accord – de remboursement de parties civiles, par exemple. L’accord constitue une composante essentielle des procédures dites de « médiation » (Milburn, 2002).
21Les « procédures de communication auteur-victime » suivent généralement les étapes suivantes. Lorsque le CJR reçoit une demande de la part d’un détenu, il rassemble les différents éléments : date de naissance du détenu, nationalité, situation pénale, types de faits punis, longueur de la condamnation, identification des parties civiles, etc. Ces informations sont envoyées par courriel à l’association. Ensuite, un médiateur envoie un courrier au détenu pour accuser réception de sa demande et fixer un rendez-vous à la prison. Le CJR reçoit copie de cet accusé de réception et ajoute le détenu à la liste des détenus que le médiateur peut rencontrer. Le CJR fixe le moment de rendez-vous en concertation avec le détenu et le médiateur, et réserve un local (le parloir avocat à Mosa, la salle des visites dans les autres établissements). Lors de ce premier rendez-vous, le médiateur tente de cerner la demande et les motivations, voire la sincérité, du détenu. Si elles sont jugées satisfaisantes, le médiateur contacte la victime, tout en conservant une posture neutre. C’est-à-dire qu’il informe la victime tout en évitant de lui donner l’impression qu’il est envoyé par le détenu. Si la victime accepte – « ce qui arrive assez souvent » selon un médiateur francophone –, un jeu de « navettes » commence. Celui-ci comporte trois phases :
« Dans un premier temps, on fait la navette pour aller voir une fois le détenu, une fois la victime. On essaie de cadrer les demandes et les souhaits des deux parties, de définir avec elles les sujets sur lesquels elles vont discuter, et de définir un sujet qui pourrait retenir leur accord. C’est une phase de construction qui peut durer des mois ou des années ! Les buts varient : raconter la vérité, présenter ses excuses, raconter ses souffrances, ses peurs, ou simplement voir l’autre, entendre sa voix. (…) Dans un deuxième temps, on laisse mûrir les attentes. On prend du recul, on espace les rencontres. Parfois, il y a un troisième temps : celui de la nécessité de se voir en direct, de se parler. Ou bien, tout simplement, le jeu de navettes devient trop compliqué ! Et là, on doit gérer des comportements, préparer la rencontre. Cette rencontre, ce n’est pas notre objectif de départ, mais c’est souvent le lieu de la réponse à l’éternelle question que se pose toujours la victime, et parfois l’auteur : « pourquoi ? ». Quand ça se passe bien, ça permet aux parties de tourner la page, ça permet à la victime de refermer le livre » (un médiateur de Suggnomé).
22Au cours de la procédure, le CJR est informé de chaque phase d’avancement des procédures en cours : accord de médiation, clôture, abandon, rencontre auteur-victime, échéancier de paiement des parties civiles, etc. Si les procédures de médiation permettent en effet à certains détenus de prendre un engagement vis-à-vis de leur victime concernant le paiement des parties civiles (un élément souvent oublié en détention44), les médiateurs rencontrés sont unanimes :
« La médiation, c’est d’abord un processus symbolique. La réparation matérielle ou financière, ce n’est pas du tout notre objectif. C’est juste un élément parmi d’autres. Il faut relativiser son importance. Ce qui compte, d’abord, c’est que le détenu fasse un pas vers sa victime, la reconnaisse, sorte de son attitude passive. Les parties civiles, ça vient après. Et ce n’est pas nécessairement réparateur ! » (un médiateur de Médiante).
23Enfin, concernant les relations entre CJR et médiateurs, la situation est paradoxale. D’un côté, les médiateurs sont pris dans des relations de dépendance « institutionnelle » par rapport aux CJR. Ainsi, dans chacun des quatre sites étudiés, leur accès à l’établissement et aux détenus passe par le CJR qui se charge de relayer les demandes des détenus, d’autoriser l’accès à l’établissement pour les médiateurs, de leur communiquer des informations sur la victime, de fixer le rendez-vous entre le médiateur et le détenu, etc. D’un autre côté, les médiateurs disposent d’une marge de manœuvre complète vis-à-vis des CJR concernant la conduite des dossiers. Cette zone d’autonomie est encore renforcée par le monopole de droit que détiennent les deux associations sur les activités de médiation en détention. Par contre, l’exercice de ce monopole et l’accéder à la prison et au détenu, voire même à la victime, dépendent du consultant et de son travail d’intermédiation. Cette dépendance prend la forme d’une interdépendance dès que l’on considère que le CJR, à son tour, a besoin des médiateurs pour pouvoir proposer une offre de médiation en détention. Dans les quatre sites, cette interdépendance se déroule sur un mode harmonieux et coopératif.
2) Les formations de sensibilisation aux actes commis
24Les formations de sensibilisation aux victimes et aux actes commis constituent une deuxième activité classique. Deux associations proposent ce type de formation : Slachtoffer in Beeld (c’est-à-dire la victime en image) en Flandre et Arpège-Préludes en Wallonie. Toutes deux bénéficient d’un financement national dans le cadre des mesures judiciaires alternatives45 et dispensent des formations axées sur la citoyenneté, la gestion de l’agressivité et la sensibilisation de la victime.
25Les deux associations ont été sollicitées pour la première fois en 1999, dans le cadre de la recherche-action, par les équipes de la KUL et de l’ULg, suite au constat, émis par les chercheurs, « d’un manque de préoccupation du détenu pour sa victime » (Demet et al., 2000a : 108). Des formations de cinq jours ont été développées et sont, depuis 2001, proposées à des groupes de détenus désireux de réfléchir aux torts causés à leurs victimes.
« La formation dure cinq jours. De jour en jour, il y a des évolutions. On essaie de faire progresser le détenu. On part de lui comme personne, on le laisse exprimer le vécu de sa peine, puis des passages de sa vie où il a été victime lui-même. Et on en vient progressivement à l’acte qu’il a commis puis aux victimes. D’abord, on le fait réfléchir aux victimes en général, puis à sa propre victime. Le but, c’est de susciter sa réflexion sur les raisons de sa présence en prison, sur sa souffrance et celle de sa victime. La reconnaissance, c’est quelque chose de primordial. Pour y arriver, l’animateur à un rôle très important à jouer. Il faut que chacun puisse prendre la parole, distribuer le temps de parole, éviter qu’un détenu parle tout le temps. On doit créer un climat de confiance » (une formatrice d’Arpège-Préludes).
26Les formations se basent sur une méthode bien éprouvée. Si, du côté d’Arpège, le travail sur la « reconnaissance de la victime, l’empathie et l’estime de soi » se situe au cœur de la méthode, ce sont les apports de la thérapie contextuelle (Boszormenyi-Nagy, 1987) qui servent de base aux formations animées par Slachtoffer in Beeld. La thérapie contextuelle permet d’aborder les conflits de loyauté et les conflits d’intérêts entre des sous-groupes (entre auteurs et victimes) ou entre les sous-groupes et l’institution (entre auteurs et prison). Pour ce faire, les thérapeutes emploient une stratégie particulière : la partialité multidirectionnelle [meerzijdige partijdigheid].
« L’expérience montre que les affaires qui impliquent un traitement de l’auteur sont lourdes. La négation, la projection, la minimalisation […] sont des mécanismes généraux de défense de nature humaine permettant de neutraliser les sentiments d’échec personnel et, si nécessaire, de sauver la face, l’estime et l’image de soi. Le fait d’encourager la responsabilisation constitue un contre-pied aux dispositions personnelles qui tendent à rejeter la faute sur les autres et sur les circonstances pour excuser ce que l’on a commis comme faute. L’attitude de partialité multidirectionnelle des accompagnateurs de Slachtoffer in Beeld veille toutefois à ce que les auteurs puissent replonger dans les situations, malgré la lourdeur de celles-ci » (traduction libre de Gryson, 2005 : 86).
27Comme on l’a vu, ces formations sortent du cadre dans lequel les deux associations sont habilitées à intervenir. La question de leur coût se pose dès lors. Dès 2001, elles ont toutes deux signé, via la coordinatrice des CJR de chaque communauté linguistique, un contrat de trois ans avec l’administration pénitentiaire. Dans ce contrat, les deux associations s’engagent à animer, chaque année, cinq formations dans les établissements qui en font la demande par l’intermédiaire du CJR. Ce contrat a été renouvelé pour des périodes de deux ans depuis 2004 et le financement qu’il octroie aux associations permet à ces dernières de financer des emplois – l’équivalent d’un travailleur à temps-plein par an –, en plus d’offrir à l’association l’accès à un cadre de travail intéressant.
« Ce qui nous intéresse, c’est de travailler dans un autre cadre que dans celui des mesures alternatives. On a affaire à une population différente. Pénalement, elle est plus lourde, mais les détenus sont volontaires. On travaille donc dans une atmosphère et une ambiance différentes. On a donc des formateurs qui « aiment bien » aller en prison. Ils doivent dépasser toutes les lourdeurs de l’organisation et, souvent, ils y arrivent. D’autres formateurs n’aiment pas la prison. (…) Ce contrat nous apporte beaucoup, tant sur le plan professionnel que financier. On est bien payé pour ce qu’on fait » (Responsable de l’association Arpège-Préludes).
28L’organisation de telles formations suppose que les formateurs entrent dans chaque établissement préalablement aux formations pour négocier, avec le CJR, certains paramètres comme la taille du groupe de détenus, le matériel nécessaire, le type de local souhaité, la durée de chaque séance, etc. Ceci implique que les formateurs fassent l’objet d’un contrôle d’identité à l’entrée, passent sous les portiques de détection de métaux, soient conduits par des agents jusqu’au bureau du CJR. Ces mouvements se répètent systématiquement lors de chaque aller et venue d’un « intervenant extérieur » – comme les appellent les surveillants – en prison. Ensuite, il s’agit de décider du moment et de la durée de chaque formation, selon les disponibilités du formateur et les contraintes du régime de détention. Enfin, le CJR doit réserver un local et prévoir le matériel nécessaire. Soit autant de détails a priori anodins mais qui, en prison, nécessitent la participation de surveillants sollicités perpétuellement pour des tâches identiques : ouvrir des grilles et effectuer des mouvements. S’ils se montrent coopératifs à Gelmel (il n’y a que deux grilles à franchir dans cette prison ouverte), il n’en va pas de même dans les autres établissements.
« Avant chaque formation, on demande à pouvoir rencontrer une partie du personnel pour les sensibiliser à ce qu’on vient faire. Il faut faciliter notre intégration mais, dans les faits, très peu d’agents sont vraiment intéressés par ce qu’on fait. Et le problème qu’on rencontre tout le temps, c’est celui que rencontrent beaucoup d’intervenants extérieurs en prison : les aléas de la grève, l’absence de local ou de chauffage, les retards, les absences des détenus que certains agents avaient « oubliés » d’amener à la formation… C’est clair, on constate sans arrêt le manque d’ouverture de la prison » (une formatrice d’Arpège).
29Enfin, pour qu’une formation se déroule, les CJR doivent détecter les détenus désireux d’y participer. Il s’agit dès lors de les informer et de les sensibiliser via des affiches, des dépliants, le canal d’information de la télévision, des réunions d’information, etc. Les détenus intéressés entrent alors en contact avec le CJR, souvent par écrit. Après un bref contact avec le CJR, les détenus bénéficient d’un entretien exploratoire avec un formateur qui leur explique les objectifs et les règles de la formation. Au terme de cet entretien, ils signent un engagement moral dont la valeur est symbolique et lie uniquement le détenu au formateur.
30Au cours des huit dernières années, cinq formations ont été dispensées chaque année du côté francophone. Du côté néerlandophone, l’association Slachtoffer in Beeld organise également cinq formations par an, et les prisons de Gelmel et Dijle en bénéficient systématiquement. A la fin de chaque module, une évaluation orale de la formation est organisée en groupe, entre les détenus et les formateurs.
« En général, les participants sont très satisfaits de ce qu’ils ont fait. Ils retiennent les bons contacts qu’ils ont noués dans le groupe. Très peu se connaissaient déjà. (…) Ils nous disent qu’un endroit pour parler et réfléchir, c’est rare en prison. Ils demandent aussi à poursuivre la démarche entamée. Et on essaie de mettre en place un suivi individuel, ici, à Gelmel. Ca n’existe qu’ici » (une formatrice de Slachtoffer in Beeld).
31L’interdépendance caractérise les relations entre formateurs et CJR. D’une part, les formateurs dépendent des consultants pour accéder à l’institution pénitentiaire (autorisation d’accès, réception des demandes de détenus souhaitant participer à une formation, mouvements des détenus jusqu’au local de formation, etc.), même s’ils bénéficient d’un espace d’autonomie complète dans leur travail de formation. Réciproquement, les CJR ont besoin des formateurs pour étoffer l’offre d’activités orientées vers la justice réparatrice proposée aux détenus. Cette dépendance des CJR vis-à-vis des deux associations est d’autant plus forte qu’Arpège et Slachtoffer in Beeld détiennent chacune un monopole de fait sur les activités de formation et de sensibilisation au sein de leur communauté linguistique, puisqu’elles sont seules sur ce « marché ». Ce monopole de fait ne leur offre pas les mêmes garanties que le monopole de droit dont bénéficient les associations de médiation décrites précédemment. En effet, si les CJR n’effectuent aucune évaluation formelle par rapport au travail des formateurs, ces derniers sont conscients du fait que, si plusieurs CJR estimaient insatisfaisante la qualité des formations – si les détenus ne s’inscrivaient plus ou n’en parlaient pas positivement entre eux, etc. –, leur contrat de cinq formations par an risquerait de ne plus être renouvelé aux mêmes conditions. Ainsi, alors que le monopole de droit de Suggnomé et Médiante entraîne un financement « structurel », négocié au niveau politique, le monopole de fait d’Arpège et Slachtoffer in Beeld dépend de négociations « administratives ». Ces négociations administratives sont menées avec les coordinatrices des CJR, mais la stabilité des accords obtenus n’est pas irréversible. L’interdépendance entre CJR et médiateurs est donc plus symétrique que celle entre CJR et formateurs.
3) Les ateliers de peinture sociale
32L’association flamande Arnica fait partie du réseau pluraliste de reliance [Pluralistisch Netwerk Verbondenheid], un réseau d’associations flamandes actives dans le secteur de la formation continue (36 associations parmi lesquelles Pax Christi Vlaanderen, PRH46, Educare, Limits, Esclarmonde, etc.) et dans celui de l’action sociale (17 associations dont Suggnomé, Oikoten, le service de prévention de la ville de Dijle, mais également des associations écologistes, etc.). Ce réseau a été mis sur pied et mobilisé dans le cadre d’un groupe de travail47 dirigé par Anouk Depuydt, criminologue dans le service des professeurs Tony Peters et Ivo Aertsen à la KUL, et baptisé « criminalité et vision du monde » [criminaliteit en wereldbeeld]. Pour ses promotteurs (Depuydt, 1991), le manque de lien social typique de nos sociétés de plus en plus individualistes et atomisées48 constitue un facteur favorable au phénomène de délinquance [ « de-linkwentie »]. Il s’agit donc de favoriser les initiatives susceptibles de recréer du lien social [ « re-ligare »], dans une optique de prévention. Ce groupe de travail, qui a bénéficié du soutien financier de la Fondation Roi Baudouin en 1999, vise à élaborer, avec les associations membres du réseau, un « modèle pratique de prévention fondamentale » articulé autour de l’idée de reliance, dans l’enseignement primaire et secondaire.
33C’est dans le cadre de ce projet qu’Arnica, une association de formation par l’art, a développé une technique destinée à favoriser de manière concrète la reliance : l’art social et, plus particulièrement, la peinture sociale.
« La philosophie de l’art social, c’est assumer le fait qu’on ne maîtrise pas le resélutat de l’œuvre, mais uniquement son processus. A partir de là, notre but était de proposer des cours de peinture différents, où les participants allaient peindre ensemble une même œuvre, en discutant, en négociant, en interagissant. Avant, les cours de peinture proposaient des techniques à chaque participant, en fonction de ses goûts, de son envie de résultat. En inversant le raisonnement, on permet au gens de se relier les uns aux autres dans un processus dont personne ne maîtrise l’issue. Et on a commencé à proposer ce type de cours dans les écoles. Je crois que c’était en l’an 2000 » (la responsable d’Arnica).
34Dès 2002, la CJR de Gelmel découvre la peinture sociale et contacte Arnica dans le but d’organiser un atelier pour les détenus. Très rapidement, un premier atelier est organisé par Yves, peintre d’une soixantaine d’années, qui souhaitait découvrir l’univers carcéral. Une technique de peinture adaptée au cadre carcéral et à la philosophie réparatrice est alors pensée.
« Il fallait qu’on s’adapte à la justice réparatrice. Pas de problème, il s’agit toujours de liens à réparer ! Ah oui ? Mais le lien avec la victime, comment on peut le réparer dans un atelier de peinture en prison ? Vu qu’on mise sur un processus qui se veut réparateur, on a imaginé de travailler sur la biographie des détenus. Parfois, il faut qu’on les aide à relire leur vie. Mais c’est notre boulot de trouver comment y arriver ! On est payé pour ça ! Quelquefois, le fait de relire sa vie permet de se rendre compte à quel point des rencontres ont changé le cours des choses, et les choix personnels ressortent alors beaucoup mieux. Mon but, c’est de faire réfléchir les détenus à ces choses-là. Le but de la peinture, c’est l’évolution. Le tableau ne doit pas être figé, mais il doit évoluer, prendre forme. En général, on essaie de faire en sorte que l’évolution du tableau passe par le récit du délit, par l’évocation de la victime. On n’attend pas nécessairement de mots de la part du détenu. D’ailleurs, certains ont du mal à s’exprimer oralement. On attend seulement des formes et des couleurs. Ce sont des éléments qui expriment souvent ce que les mots ne peuvent exprimer » (Yves).
35En 2002, Yves anime sept soirées de peinture sociale avec une douzaine de détenus à Gelmel. Le bouche à oreille se propage au sein de l’établissement, puis lors des intervisions49 des CJR flamands, mais également de la coordinatrice flamande à sa collègue francophone. C’est ainsi que, entre 2004 et 2007, Yves a animé quinze soirées, réparties sur une période de six mois, dans les quatre sites visités, ainsi que dans cinq autres prisons belges. Ces ateliers bénéficient, comme les formations « imaginer sa victime », d’un financement négocié entre la responsable d’Arnica et les coordinatrices, sur base des demandes émises par les CJR. Ici, par contre, les contrats sont renouvelés annuellement.
« Le fait que nos contrats soient renouvelés chaque année fait peser une certaine incertitude sur les fonds qui rentrent. En même temps, ce système nous permet de rester libres dans notre façon de travailler. On ne fait pas ce que le ministère de la justice souhaite qu’on fasse. On est là pour notre projet, dans une optique réparatrice. Et ça marche ! On a du succès ! » (la responsable d’Arnica).
36Ce succès de la peinture sociale se jauge également à l’enthousiasme dont font preuve les détenus rencontrés dans les quatre établissements lorsqu’ils racontent leur expérience, au nombre d’œuvres qui, dans chacune des prisons visitées, ornent les murs des locaux ou des couloirs administratifs, ainsi qu’à la satisfaction manifestée par les CJR au sujet de ce type d’activité. Cette présence en prison est également capitale pour l’association :
« On veut profiter de notre présence en prison pour perfectionner notre méthode et nos techniques et les utiliser au dehors, avec les jeunes, dans une optique de prévention. Beaucoup de détenus m’ont dit : « si je vous avais rencontrés plus tôt, je ne serais jamais venu en prison ». J’organise donc des camps avec des jeunes qui viennent d’institutions fermées (environ 60 %), avec des jeunes qui ont eu affaire au juge, et des jeunes « normaux » entre guillemets, qui vont à l’école et n’ont pas de problème… Ils accumulent toutes sortes d’expériences, ils apprennent à se fixer des limites entre eux, et à prendre leur vie en main pour éviter de tomber dans la délinquance demain » (la responsable d’Arnica).
37La peinture sociale, en tant que technique de reliance sociale, nourrit donc le projet de justice réparatrice porté par les CJR autant que celui de prévention de la délinquance porté par Arnica.
38L’organisation d’ateliers de peinture sociale en détention, tout comme l’organisation de rencontres auteur-victime ou de formations de sensibilisation aux actes commis, constitue une innovation. Ces trois innovations apparaissent comme intimement liées à l’existence de réseaux de partenaires préexistants. Alors que les médiations et les formations s’enracinent dans des partenariats élaborés lors de la recherche-action, la peinture sociale s’inscrit dans un réseau d’associations mobilisées dans le cadre du groupe de travail baptisé « criminalité et vision du monde ». La connexion entre ce groupe de travail et la justice réparatrice se réalise au travers d’un maillon « KU Leuven », formé par Anouk Depuydt, chercheuse et animatrice de ce groupe de travail, et la CJR de Gelmel, deux anciennes collègues du service de criminologie dirigé par Tony Peters. Il apparaît donc que les CJR ont, jusqu’ici, essentiellement réactivé des réseaux d’innovation préexistants pour introduire de nouvelles activités (médiations, formations, peinture sociale) et donc de nouveaux opérateurs (médiateurs, formateurs, peintre) en prison.
4) Le projet Antigone à Mosa
39Deux chercheurs du service de psychologie clinique de l’ULg se sont spécialisés dans les techniques de traitement et de prise en charge des délinquants sexuels. Le CJR de Moha, constatant la proportion croissante de délinquants sexuels au sein de la Maison de Peines (plus de cinquante en septembre 2005) et l’absence de formations spécifiques pour ce public, a décidé de faire appel à ce service dirigé par le professeur Mormont. De leur rencontre est né le projet de mettre en place une « formation de sensibilisation aux délits et à la justice réparatrice ». Ce projet, baptisé Antigone, s’est concrétisé pour la première fois en 2006.
40Le premier obstacle du CJR concernait alors le mode de financement de cette formation. Jusqu’alors, les délinquants sexuels constituaient un « public à la marge » dans la philosophie de la justice réparatrice. En effet, ils n’avaient pas retenu l’attention des chercheurs lors de la phase de recherche-action entre 1998 et 2000. Ensuite, l’infériorité numérique de ces détenus parmi la population carcérale totale n’en fait pas une cible prioritaire pour les CJR. Enfin, l’opportunité d’activités adaptées aux « mœurs » butte sur la question de savoir si de tels faits sont seulement réparables.
« La question que je me posais, c’était de savoir ce que je pouvais bien faire avec ces cinquante détenus. On les envoie tous ici, mais est-ce parce qu’ils sont pédophiles que je ne dois rien faire avec eux ? Je ne devais pas m’attendre à ce que la coordinatrice m’accorde un budget spécifique pour ça. Ca aurait été trop délicat à justifier » (le CJR de Mosa).
41Un partenariat avec un service universitaire présentait plusieurs avantages.
« Le service de Mormont possède déjà des contrats de recherche avec le SPF Justice sur des questions de prise en charge des délinquants sexuels. Et puis, le fait de venir travailler en prison, ça les a tout de suite intéressés. Et par dessus tout, je me suis très vite rendu compte que l’Université coûte beaucoup moins cher que les associations ! Je ne sais pas si c’est parce qu’ils ont aussi d’autres fonds de fonctionnement, comme la recherche… » (le CJR de Mosa).
42Une solution de financement a dès lors été trouvée sous la forme de « projet pilote ».
« En appelant les formations « projet pilote », j’évite de les faire rentrer dans le budget justice réparatrice. Et ça leur permet de négocier directement, de leur côté, avec le SPF Justice. « Pilote », ça veut dire que c’est expérimental, et que ça ne vise pas à s’étendre partout tout de suite » (le CJR de Mosa).
43Les conditions étaient réunies pour commencer la formation.
« Pour la première expérience, on voulait seulement des détenus condamnés. 35 détenus ont été contactés par le CJR pour les informer de la formation. Parmi eux, seize nous ont recontactés. On les a sélectionnés avec l’aide du service psychosocial. On a eu seize entretiens personnels, car on voulait s’assurer de leur sincérité à s’engager sur le changement. Ceux qui n’ont pu intégrer le groupe ont bénéficié ensuite d’un suivi individuel, car on n’allait pas les laisser sur le carreau » (un psychologue clinicien de l’ULg).
44Huit détenus ont été retenus. Le groupe de parole s’est constitué autour de réunions bimensuelles de trois heures. Après avoir abordé des sujets liés aux expériences de la détention, les discussions se sont progressivement centrées autour des possibilités de réparation et de changement qui s’offraient à chaque détenu en particulier, et cela d’autant plus intensivement que le groupe de parole s’est réduit à quatre détenus au bout de deux mois.
« Les auteurs qu’on a rencontrés ont d’abord besoin de parler de leurs problèmes avant de se préoccuper de la victime. C’est pour cette raison qu’on veut d’abord leur donner un espace pour qu’ils parlent d’eux-mêmes, de ce qu’ils vivent en prison, les injures et les menaces qu’ils reçoivent venant des autres détenus et même des surveillants. On a commencé avec un petit groupe de 8 détenus, puis deux ont arrêté et deux autres ont été transférés dans une autre prison. On s’est donc retrouvé avec quatre détenus après deux mois. On peut dire qu’on avait beaucoup de moyens pour peu de détenus, parce qu’on mobilisait quatre personnes (…) Dans les entretiens plus personnels qu’on avait avec ce petit noyau, on a remarqué une forte pression au discours plaqué, du style « je suis un monstre ». Ces détenus, on leur bourre le crâne avec de la culpabilité. Les avocats, le procès, la prison… tout renforce ce discours de culpabilité. C’est dangereux cette culpabilité, parce que pour certains, tout s’arrête là ! On se sent coupable et on ne va pas plus loin. Nous, on veut aller plus loin et chercher ce qui peut être réparé dans le vécu de la victime. Il faut donc dépasser l’évidence. C’est là que c’est compliqué, mais c’est notre travail. Nous, on se situe clairement dans une optique de changement : il faut que notre intervention soit bénéfique pour tout le monde » (un psychologue clinicien de l’ULg).
45Après six mois, une évaluation du projet pilote a été effectuée par l’équipe de recherche et le CJR de Mosa. Tous étaient unanimes pour renouveler et approfondir l’expérience. Depuis lors, deux modules de cinq mois sont organisés chaque année. Ceux-ci concernent en général six détenus et se déroulent autour de deux axes théoriques afin de pouvoir rentrer dans des contraintes liées aux deux sources de subvention qui les soutiennent : le SPF Justice d’une part, le Ministère des Affaires Sociales de la Communauté française de l’autre.
« On travaille selon deux axes : un axe de justice réparatrice, soutenu par le SPF Justice et un axe « suivi individuel dans le cadre des violences intra-familiales », dans le cadre du Ministère des Affaires Sociales » (un psychologue clinicien de l’ULg).
46Trois enseignements se dégagent de ce cas. Premièrement, cette activité constitue un premier exemple d’innovation pure, c’est-à-dire l’introduction d’un partenaire jusqu’alors inédit en détention. Faute de pouvoir mobiliser un réseau préexistant en matière de prise en charge de délinquants sexuels, le CJR de Mosa a directement sollicité le service de psychologie clinique de l’université toute proche. Deuxièmement, cette activité renseigne certaines tensions inhérentes à la gestion prévisionnelle des budgets en général, et quant à l’affectation de ces budgets à des projets pour un public marginalisé. On voit que tous les types de crimes ne sont pas unanimement perçus comme « réparables ». Pour contourner ces tensions et obstacles, la qualification administrative de l’activité en tant que « projet pilote » permet de faire reposer le financement de la formation Antigone sur un double montage externe à l’enveloppe budgétaire gérée par la coordinatrice des CJR. Celui-ci dépend à la fois d’un budget du SPF Justice alloué directement au CJR (pour un projet pilote en matière de justice réparatrice) et d’un budget du Ministère des Affaires Sociales de la Communauté française. Par conséquent, la recherche de cette seconde source de financement repose sur le partenaire universitaire. Troisièmement, la qualification de projet « pilote » comporte des enjeux en termes de résultats. Ainsi, un éventuel prolongement du financement de ce projet dépend du bon déroulement de l’expérience et de son apport à la fois du point de vue de la justice réparatrice (pour répondre aux attentes du SPF Justice) et du point de vue du suivi individuel (pour répondre aux attentes du Ministère des Affaires Sociales). Ces enjeux éclairent le processus de sélection des détenus participant à la formation. En s’assurant de la « sincérité » de ces détenus, les psychologues de l’ULg tentent d’anticiper le succès de cette première expérience de formation avec des délinquants sexuels. Le phénomène de sélection constitue donc une ressource supposée garantir le succès de cette innovation50.
5) L’association Janus à Moha
47Dès son entrée en fonction, la CJR de Moha s’est également attachée à développer les activités de mise en communication auteur-victime avec Médiante. Dès 2003, elle a organisé un atelier de peinture sociale avec Arnica, suite aux échos positifs en provenance de Mosa. Elle a toutefois développé sa principale relation partenariale dès 2001, avec une médiatrice de la région, Catherine, coordinatrice de l’association Janus. Ce partenariat est financé par le budget « justice réparatrice » géré par la coordinatrice des CJR francophones et est organisé uniquement à Moha. Etant donné le montant assez important du contrat qui la lie à Janus, Valérie ne dispose plus, ensuite, de moyens financiers pour faire appel à d’autres.
48Catherine, cinquante ans, juriste de formation, a découvert les modes alternatifs de résolution des conflits il y a quinze ans et se passionne pour les techniques de médiation de toutes sortes. Elle peu à peu réduit son travail d’avocat pour créer une association lui permettant de se consacrer à la médiation « au sens large », comme elle dit.
« Une conception large de la médiation, ça veut dire qu’on peut faire de la médiation avant et après n’importe quel fait, dans toutes les matières. Restreinte, ça veut dire qu’un médiateur agit en présence des 2 parties. Nous, on a un point de vue maximaliste » (Catherine).
49En 2001, elle répond « par hasard » à un appel d’offre du Ministère de la Justice portant sur le développement d’activités liées au concept de justice réparatrice dans le secteur des prisons. Son projet ayant été retenu, elle devient la partenaire privilégiée de la CJR de Moha. C’est alors qu’elle baptise son association Janus, symbole la philosophie qui guide son action.
« C’est un nouveau monde que nous voulons, mais il prendra toujours ses racines dans celui-ci. C’est pour cela que, comme Janus avec ses deux visages, nous voulons regarder vers l’ancien, vers la réalité d’hier qui a fait aujourd’hui et nous en servir pour regarder en même temps vers demain et participer à la symphonie d’un avenir différent ! » (Shnitzler, 2004 : 68).
50En 2001, lors de son arrivée à Moha, Catherine rassemble immédiatement quinze détenus, sélectionnés par les soins de la CJR en fonction de leur profil « consciencieux, calme et motivé ». En fait, il s’agit de détenus « faciles », participant à plusieurs activités culturelles, sportives ou de formation et chez qui la CJR avait décelé, au cours d’entretiens individuels, « une certaine aptitude à se poser des questions sur leur situation passée, présente et future ». Catherine rencontre ces quinze détenus pour la première fois au cours d’une séance d’information. Elle leur présente le concept de justice réparatrice et leur propose de former un groupe de réflexion autour de ce concept. Suite à cette première rencontre, le groupe se forme51. Une dizaine de détenus se réunissent une fois par semaine pour réfléchir à leur délit, à leur situation en détention, à leur victime, à la philosophie de la réparation. La réflexion passe essentiellement par la discussion. Deux « facilitateurs » animent les réunions : Catherine et Christian, un ex-détenu de soixante ans, libéré après une longue peine et dont la réinsertion sociale et professionnelle « constitue un exemple pour tous les détenus ».
51Au fil du temps, les membres du groupe – une dizaine de détenus en permanence, malgré les phénomènes de libération, d’abandon, etc. – désirent inviter des victimes à témoigner de leurs souffrances, puis imaginent des moyens de diffuser leurs réflexions et découvertes. Ils réalisent alors une bande dessinée pour raconter le projet de justice réparatrice. Cette bande dessinée, éditée par le SPF Justice, est distribuée dans les cellules des prisons francophones. Les membres du groupe souhaitent également diffuser l’idée de justice réparatrice vers « la société ». Ils pensent alors à organiser un colloque, rédignt un projet dans cette optique, persuadent les CJR francophones de l’intérêt de ce projet, puis la ministre de la Justice, Laurette Onkelinx. L’événement se déroulera à Marneffe, les 21 et 22 octobre 2004, avec plus de 600 participants. Suite à ce colloque, le groupe publie des actes, en 2005, tout en continuant à se rassembler et à développer d’autres projets, comme celui de cultiver certaines variétés de fleurs biologiques dont la vente alimente un fonds d’indemnisation des victimes.
52Parmi tous ces projets, la CJR « laisse carte blanche à Catherine », comme elle dit. Elle s’informe de l’état d’avancement des projets, mais ne s’immisce pas davantage dans leur réalisation. L’établissement de Moha étant ouvert, Catherine peut accéder assez facilement aux locaux sans autorisation. La CJR se charge simplement de négocier, avec sa coordinatrice, le financement des activités de Janus. En outre, étant donné l’important phénomène de rotation qui concerne l’équipe de direction, elle prend en charge, dès 2003, de plus en plus de tâches liées au fonctionnement quotidien de l’établissement, telles que la coordination des activités de formation, les contacts avec les formateurs et les écoles, la coordination des activités sportives et culturelles. Toutes ces tâches, elle dit essayer « de les remplir dans un esprit de justice réparatrice et de respect ».
6) PRH et Kaffee Detinee à Dijle
53Outre les procédures de communication auteur-victime, les formations de sensibilisation aux actes commis et l’atelier de peinture sociale, la prison de Dijle offre aux détenus la possibilité de participer à deux autres activités : PRH et Kaffee Detinee.
a) PRH : Personnalité et Relations Humaines
54Fondée en France en 1970 par André Rochais, l’association Personnalité et Relations Humaines [PRH] est une école basée sur une recherche appliquée en psychopédagogie. Présente dans 36 pays et sur les cinq continents, elle a développé une méthode de formation en groupe proposant « un système explicatif de la personne en croissance » :
« On a développé une méthode adaptée à un très large public : avocats, détenus, cadres en entreprises, citoyens lambda, etc. Notre but, c’est d’aider ces gens à mieux se connaître et à apprendre comment mieux vivre. Pendant la formation, ils prennent peu à peu conscience de leurs faiblesses et des points plus positifs de leur personnalité. […] Ce mois-ci, j’anime un cours qui s’appelle « qui suis-je ? ». Le but, c’est de permettre aux participants de regarder dans chaque coin de leur personnalité, de regarder leur corps et de prendre conscience de ses forces pour les développer et s’appuyer sur elles. Ils doivent apprendre à évoluer positivement avec les bons côtés. On commence par leur poser des questions concrètes sur la façon dont ils se voient eux-mêmes. C’est le temps de l’analyse personnelle. Ils s’analysent eux-mêmes. Ensuite, c’est le temps du travail sur soi. On regarde avec l’accompagnateur comment les aider à avancer. Il y a beaucoup de liberté dans la manière d’aborder ces choses et, après chaque discussion, on prend un temps d’observation autour du thème abordé. Nous, on se sert de nos années d’expériences chez PRH pour animer ces moments. On a aussi des formations de cinq jours par an, pour les accompagnateurs. Cela nous donne des clés pour permettre aux participants de mieux se lire, de mieux se voir et de mieux évoluer dans la vie de tous les jours » (une accompagnatrice de PRH).
55Trois modules de ce type sont organisés chaque année dans la prison. Chaque module s’étale sur cinq réunions de trois heures et concerne neuf détenus. Cette formation rencontre un vif succès. Neuf détenus y participent en permanence et les accompagnateurs refusent systématiquement des inscriptions. Le bouche à oreille n’est pas étranger à ce succès, ni Peter d’ailleurs, un détenu qui participe à de nombreuses formations et joue un rôle central au sein en détention. En effet, il est responsable du service social des détenus [Steunfonds], le système de cantine permettant aux détenus de se procurer tabac, cartes de téléphone, timbres, savon, etc. Lorsque Peter assure la permanence du Steunfonds, il en profite pour discuter avec les autres détenus et « tenter de savoir comment ils vont et parler de leurs problèmes ». Il ne manque pas de conseiller à ses interlocuteurs de suivre la formation PRH.
« C’est ma neuvième formation. J’ai commencé il y a sept ans. Je suis devenu un expert en la matière ! Ca m’a permis d’évoluer énormément. J’ai changé. Je conseille à chacun ici de suivre au moins un module. Surtout la formation « vivre des situations pénibles » [omgaan met lastige stuaties]. Je sortirai au mois de juin mais je vais continuer les leçons dehors. Je peux encore aller plus loin. Il y a quelques années, j’ai commencé avec l’accompagnatrice. On a réfléchi à un projet de cours sur les décisions à prendre dans la vie quotidienne. Et je compte bien m’investir dans ce projet quand je serai dehors » (Peter).
56D’un point de vue logistique, c’est également Peter qui tient les listes d’inscription et prépare les listes de présence à remettre aux agents de surveillance. Il se charge également de réserver les locaux et de planifier les leçons en fonction des disponibilités des formateurs.
57Le coût financier de ces formations est supporté par le budget « activités » de la prison, car une formatrice de PRH animait des groupes de parole pour les détenus de l’établissement depuis 1992. Quand elle a découvert la formation PRH, elle a négocié avec le CJR et le directeur principal une redéfinition des groupes de parole en modules de formations PRH. Le CJR a été associé à cette négociation car PRH fait partie du réseau pluraliste de reliance [Pluralistisch Netwerk Verbondenheid] animé par Anouk Depuydt et Johan Declerck de la KUL, dont fait également partie Arnica.
b) Kaffee Detinee : un café citoyen en prison
58En 2006, dans le cadre du réseau pluraliste de reliance [Pluralistisch Netwerk Verbondenheid] et du groupe de travail intitulé « criminalité et vision du monde » [criminaliteit en wereldbeeld] animés par les criminologues Anouk Depuydt et Johan Delerck et constitués autour du thème de l’insécurité et de la prévention, le CJR de Dijle est contacté par l’équipe de la KUL afin de créer une activité liant le thème de la prévention et le monde de la prison. A son tour, le CJR contacte Bart, formateur chez Vormingplus, une association socioculturelle flamande organisant diverses activités destinées aux adultes, telles qu’un café philosophique, un café de rencontres interculturelles, une initiation aux nouveaux chakras, divers groupes de lecture, etc. L’objectif est précis : amener des citoyens en prison.
59Après plusieurs réunions, Bart et le CJR, inspirés par le succès des cafés citoyens, baptisent leur projet « Kaffee Detinee », pour travailler sur la relation « détenus-société ». Le coût financier du projet est supporté par la Fondation Roi Baudouin, qui soutient le groupe de travail animé par la KUL, ainsi que par la ville de Dijle.
60Pour intéresser des citoyens au projet, plusieurs canaux de publicité sont utilisés :
« On a bien évidemment utilisé le réseau de diffusion de Vormingplus : notre petit journal, nos brochures, le site Internet, nos formateurs. On a aussi fait de la publicité à la télévision locale : des spots publicitaires et une intervention à la fin du journal. Et un journaliste de la presse écrite locale a rédigé un article sur le projet après nous avoir rencontrés ». (Bart, formateur chez Vormingplus).
61La publicité de l’événement fait mouche, à tel point que les organisateurs doivent refuser une vingtaine de citoyens-candidats. Le projet peut commencer. Il va se dérouler en trois étapes. La première a lieu un samedi à midi. Les 30 citoyens inscrits se rassemblent à la gare de Dijle, où un car les attend. Bart et les deux CJR ont choisi de les emmener à Tongres, où la prison a été reconvertie en musée. L’après-midi est consacrée à la visite du musée, ce qui offre aux participants un contact – souvent le premier – avec la détention : ils visitent les cellules, prennent connaissance des contraintes sécuritaires, du déroulement d’une journée type de détention, etc. Après la visite, autour d’une collation, Bart et le CJR entament une discussion sur les raisons du sentiment d’insécurité. Le débat est animé et, à 18 heures, la journée se clôture par l’annonce du prochain rendez-vous : le samedi suivant, à 18 heures, devant la prison de Dijle.
62La semaine suivante, les 30 participants franchissent enfin l’enceinte de la prison devant laquelle ils passent quotidiennement. Après une visite guidée, ils gagnent la salle des visites où quinze détenus les attendent. Autour des 15 tables de la salle, deux citoyens s’asseyent face à un détenu et les conversations commencent. Au préalable, les détenus ont préparé la rencontre. Ils savent qu’elle vise à partager leur vécu avec les citoyens. Ils abordent alors divers sujets tels que l’horaire de la détention, les activités auxquelles ils prennent part, l’éloignement familial, la paternité, la perception du temps, etc. Le temps passe vite et, à 20h, la journée se termine. Le samedi suivant, la troisième journée sera consacrée à la visite d’une maison d’arrêt toute proche. Les 30 citoyens répondront à nouveau présents.
63La formule satisfait les organisateurs qui décident de réitérer l’expérience les années suivantes. Si environ 80 citoyens candidats souhaitent s’inscrire, seules 30 places sont disponibles. La fréquentation du blog de l’événement [http:// kaffeedetinee.blogspot.com] témoigne également de l’intensité des expériences vécues les participants.
« Passionnant. Il ne s’agissait pas de ma première visite dans une prison, mais bien de ma première conversation en face à face avec un détenu. Mais je m’étais préparée ! J’avais consulté le blog ! Et finalement, je trouve que la prison offre un reflet de la société, avec des gens tels qu’on peut en croiser partout. Ils sont seulement plus serrés, confinés dans plus de promiscuité, ce qui entraîne d’ailleurs pas mal de tensions… La vie en prison ressemble à une machine bien huilée, avec beaucoup de règles. Il y a une sonnerie qui retentit pour réguler le trafic et rappeler à temps les détenus dans leur cellule, à leur place. Pour les contrôler, naturellement. Les hommes (du moins ceux que j’ai rencontrés) étaient tous très bavards. Ils semblaient avoir un profond besoin de partager, pour montrer leur monde et leur vie. Ce qui m’a touchée, c’était votre optimisme pour prendre votre avenir en main et planifier votre nouveau départ. Et aussi votre énergie pour meubler tout votre temps libre avec le travail, les études, le sport, etc. Ah oui, et si votre c… prend feu, vous devez vous asseoir sur les cloques ! Merci pour votre ouverture. 20h ont sonné beaucoup trop vite. Le temps était vraiment trop court ! Et juste après être sortie, j’entendais pour la première fois la cloche retentir. Comment ferais-je si je devais vivre toute la journée avec une cloche qui me dit où je dois me trouver ? De retour à la maison, j’ai écrit une carte (avec des proverbes) : en me pardonnant à moi et aux autres, je peux aller plus loin dans la vie » (Traduction libre du commentaire posté par Rien, le 31/3/2008, disponible sur http://kaffeedetinee.blogspot.com/, site consulté le 12/11/2008).
64Pour cette citoyenne, la rencontre avec les détenus, avec leur vie, a été brève mais marquante. Elle témoigne de sa découverte du rythme de la détention, de l’obéissance à la sonnerie et, pour ponctuer son message, du pardon « qui permet d’aller plus loin dans la vie ». Ce message constitue une trace d’une relation construite entre la prison et la société, et dont une citoyenne ordinaire a fait l’expérience.
7) Des soirées de conversation à Gelmel
65Comme le laisse entendre sa définition, le concept de justice réparatrice conçoit le conflit comme une rupture de la relation entre l’auteur, la victime et la société. Intégrer la société dans les pratiques de justice réparatrice constitue toutefois un défi. Pour le relever, Inge, la CJR de Gelmel, organise des soirées de conversation ouvertes aux citoyens de Gelmel et des environs. Il s’agit de permettre à la population de franchir les murs de la prison et de passer une soirée à discuter, autour de thèmes prédéfinis, avec des détenus. Le tout dans une perspective réparatrice.
« Travailler sur le lien auteur-victime, on le faisait déjà avec les médiations de Suggnomé, le Fonds de réparation, Slachtoffer in Beeld. Ce qui me semblait intéressant, c’était aussi de travailler sur le lien auteur-société. Parce que, pour moi, la justice réparatrice, ça s’intègre aussi dans un travail de réinsertion. Comme la majorité des citoyens de Gelmel ont un proche qui travaille ou qui a travaillé ici, j’ai eu envie d’utiliser tout ce réseau qui existe autour de la prison mais n’y met jamais les pieds. Le thème de la première soirée s’imposait : permettre à des détenus d’expliquer la justice réparatrice aux citoyens » (Inge, CJR de Gelmel).
66Dès le départ, la responsable de l’association Arnica est séduite par ce projet, par sa proximité avec l’idée de « reliance » et par son potentiel en termes de « prévention ». Elle diffuse l’information et centralise les inscriptions des citoyens, limitées à vingt personnes.
67D’autre part, les détenus volontaires s’inscrivent directement sur une liste où sept places sont disponibles. Ils se réunissent ensuite cinq fois, pendant deux heures, lors de réunions animées par Inge pour préparer la soirée de conversation. La structure de la soirée s’élabore alors progressivement, sur base des idées émises par les détenus.
68Le jour J, Inge accueille les citoyens à l’entrée de la prison dès 19h00 afin de leur expliquer le déroulement de la soirée. Dès 19h30, ceux-ci entrent dans un local et s’asseyent, par groupes de trois, autour d’une table où les attend un détenu. Pendant vingt minutes, chacun se présente. Les détenus demandent également aux citoyens quelles images – stéréotypes – ils avaient à propos des détenus avant d’entrer dans l’établissement. Après vingt minutes, les citoyens sont invités à changer de table pour rencontrer un autre détenu, autour d’un autre sujet de conversation : la justice réparatrice. A nouveau, pendant vingt minutes, la discussion s’engage : le détenu présente le concept d’un point de vue théorique, puis d’un point de vue pratique, et les citoyens réagissent. Et puis les citoyens changent une dernière fois de table pour qu’un troisième détenu leur partage ses projets de sortie, ses rêves de réinsertion et recueille leur réactions.
69Après une heure, les vingt citoyens, les sept détenus et la CJR s’asseyent en cercle. Chacun est invité à prendre la parole pour donner son avis sur la rencontre qui vient de se dérouler. Les avis concernent tant le renversement des stéréotypes que chacun avait encore deux heures auparavant que la philosophie de la réparation ou encore les difficultés inhérentes à la réinsertion. Nombreux sont les citoyens qui en profitent aussi pour remercier personnellement les détenus de leur avoir « ouvert les yeux ».
« Les citoyens, ce sont souvent des gens du voisinage. On a vite remarqué que, pour les détenus, ces conversations étaient trop courtes. D’un autre côté, les gens veulent venir voir les détenus. Parfois, ça peut ressembler à du voyeurisme. Ca ne fait rien, ça ne dure pas. Ils connaissent les stéréotypes qu’on montre dans les films, la presse, la TV, mais leurs expériences s’avèrent fortes et ils vont en général jusqu’à sympathiser avec les détenus. Les détenus, eux, doivent aussi apprendre à faire la différence entre ces visiteurs qui viennent et le reste de la société, tout comme les visiteurs doivent faire la distinction entre les détenus d’ici, ceux en général et ceux qu’on voit à la télé. Tout le monde peut ainsi nuancer son point de vue » (la responsable de l’association Arnica).
70Dès que chacun s’est exprimé, les discussions se poursuivent librement, autour d’un verre de limonade. A 21h45, les détenus doivent regagner leur chambre. Les « au revoir » sont tendus. La CJR reconduit les citoyens vers l’extérieur de l’établissement. Tous sont enchantés par les rencontres de la soirée.
71Cet enchantement va se communiquer tant au sein de la prison qu’à l’extérieur, par le bouche à oreille. Les soirées de conversation vont donc se répéter dès le mois de janvier 2001. Chaque mois, deux soirées de conversation sont ainsi organisées à Gelmel. Dès septembre 2006, toutefois, le rythme de ces soirées de conversation se ralentit pour atteindre une manifestation par mois. Le nombre de participants se réduit également, sans toutefois jamais passer sous la barre des dix citoyens. Enfin, le coût de la coordination de ces soirées est pris en charge par le budget « justice réparatrice » géré par la coordinatrice des CJR flamands.
8) Qualification et coordination des activités orientées vers la justice réparatrice
72Il convient de s’arrêter un instant sur la qualification des activités qui viennent d’être décrites Ainsi, toutes se déroulent dans une unité de temps et de lieu De plus, les CJR s’accordent pour qualifier ces innovations non pas de « réparatrices », mais d’activités « orientées vers la justice réparatrice » [herstelgerichte activiteiten].
« D’habitude, on parle d’activités orientées vers la justice réparatrice et d’activités réparatrices. Pour cela, il faudrait voir ce que ça répare réellement : des problèmes financiers, des relations, des personnes ? Personne n’est capable de dire ce qui est réparé. Il faut beaucoup de temps pour pouvoir dire ça. Je pense que, l’idéal, c’est bien sûr de réparer, mais tout ce qu’on peut faire, c’est proposer des activités aux détenus, et aux victimes quand ça se met… des activités orientées vers la justice réparatrice. C’est au détenu d’en faire une activité réparatrice. C’est sa responsabilité » (un CJR néerlandophone).
« Dans nos rapports d’activités, on parle tous d’activités orientées vers la justice réparatrice, pas d’activités orientées vers la réparation. La justice réparatrice, c’est plus large que la réparation. Ca englobe le travail que le détenu fait sur lui-même, le maintien de ses relations avec sa famille, son entourage, ses enfants, mais aussi la préparation de sa sortie… C’est un état d’esprit. (…) Je n’aime pas ce verbe, « réparer ». Il y a des crimes et des blessures qui ne se réparent pas » (une CJR francophone).
73Ces activités orientées vers la justice réparatrice s’inscrivent, tout d’abord, dans divers partenariats impliquant des opérateurs externes tels que les associations Médiante, Suggnomé, Arpège, Slachtoffer in Beeld, Arnica, Janus, Vormingplus, PRH et le service de psychologie clinique de l’Université de Liège. Ces partenariats prennent la forme d’accords établis entre ces opérateurs externes et le CJR ou la coordinatrice des CJR.
74Les CJR se situent donc au centre de plusieurs partenariats qu’ils ont, soit activés, soit, plus souvent, réactivés. En effet, les cas d’innovation partenariale pure sont assez rares. Seuls le CJR de Mosa (avec Antigone) et la CJR de Moha (avec Janus) ont réellement innové, contactant des partenaires jusqu’alors inédits dans le champ pénitentiaire, l’un via une démarche ciblée auprès de spécialistes locaux (le service de psychologie clinique de l’ULg) et l’autre via la diffusion d’un appel à projet. Pour le reste, Médiante, Suggnomé, Slachtoffer in Beeld, Arpège, Arnica ou PRH faisaient déjà partie d’un réseau préexistant, soit enraciné dans la recherche-action, soit lié au service de criminologie de la KU Leuven (PRH, Arnica, peinture sociale, soirées de conversation et Kaffee Detinee). Le rôle des CJR réside dans la coordination de ces partenaires à qui ils délèguent l’animation activités.
75Ce rôle de coordination implique tout d’abord, de nombreuses relations avec des acteurs internes à l’établissement pénitentiaire. Il recouvre ensuite des tâches logistiques : réservation de locaux, permission d’entrée pour les opérateurs externes, rédaction d’une liste de présence (pour notifier les détenus participant à l’activité et les absents). En outre, pour que les détenus puissent assister aux activités, les CJR doivent informer les agents au préalable afin que ces derniers puissent planifier les mouvements (accompagner les détenus au local, puis les reconduire en cellule). S’assurer la coopération des surveillants constitue l’enjeu de ce travail de coordination « interne ». Leur coopération est indispensable pour que les activités se déroulent effectivement. Il arrive donc que les CJR organisent des rencontres entre opérateurs et agents pénitentiaires afin de sensibiliser ces derniers au travail des opérateurs et, si possible, de les y intéresser.
76Enfin, pour que l’activité se déroule, il faut que des détenus y participent. Or, la particularité du projet « justice réparatrice » est peu propice à cette participation. D’une part, la circulaire ministérielle ne répondait à aucune demande émise par les détenus. D’autre part, ces derniers constituent une population amorphe, perdue dans un espace de temps vide. C’est-à-dire qu’ils ont le sentiment « que le temps passé dans l’institution est perdu, détruit, arraché à leur vie ; c’est du temps à porter au compte des pertes, c’est un temps que l’on doit « faire », « tirer », ou « tuer »» (Goffman, 1968 : 112). Il s’agit dès lors, pour les CJR, de les intéresser, de leur faire prendre conscience de l’intérêt qu’ils ont à participer à ces activités. Ils peuvent jouer sur ce que Goffman appelle la « conscience du temps mort » :
« Cette conscience du temps mort et pesant explique sans doute le prix attaché aux dérivatifs, c’est-à-dire aux activités poursuivies sans intentions sérieuses, mais suffisamment passionnantes et absorbantes pour faire sortir de lui-même celui qui s’y livre et lui faire oublier pour un temps sa situation réelle. » (Goffman, 1968 : 112-113).
77Pour intéresser les détenus aux activités réparatrices, qui ne constituent qu’un type de dérivatifs parmi d’autres (travail, formation, sport, cultes, bibliothèque, etc.), les CJR utilisent divers moyens d’information (brochures, télévision, séances d’accueil pour les nouveaux entrants, soirées d’information, etc.) et de sensibilisation (campagnes d’affichage, bande dessinée réalisée par les détenus de Moha, feuillets disponibles sur le bureau du service psychosocial, etc.). Toutefois, ils insistent sur le fait que la démarche du détenu doit être « personnelle et volontaire ». C’est donc au détenu intéressé par ces divers objets de manifester son intérêt auprès du CJR. A Dijle, un détenu, Peter52, joue ce rôle de relais.
78Un tableau synthétique reprend les types de partenariats inhérents aux activités qui viennent d’être décrites, et rend compte du travail de coordination des CJR. Trois variables sont mobilisées : le processus de sélection des détenus ; le type de partenariat établi ; le mode de financement de l’activité.
79Si une démarche volontariste est attendue de la part des détenus, certains mécanismes de sélection interviennent néanmoins. Ainsi, les formations de sensibilisation aux actes commis sont réservées à des détenus sachant s’exprimer oralement (francophones ou néerlandophones) et n’étant pas condamnés pour des faits de mœurs. Ces formations, comme celles d’Antigone et les activités de Janus, sont conditionnées au passage d’entretiens individuels avec les formateurs. Ces entretiens prennent sens au regard d’une stratégie d’anticipation du succès. En effet, le succès de ces formations constitue un enjeu essentiel pour les opérateurs, conditionnant la poursuite et le (re)financement de leurs activités. Enfin, pour la formation PRH à Dijle, un détenu [Peter] régule la demande en conseillant à certains codétenus de suivre un module.
80Enfin, le mode de financement de ces activités fait apparaître plusieurs données pertinentes. Premièrement, Médiante et Suggnomé bénéficient d’un monopole de droit en matière de médiation auteur-victime et sont, de ce fait, financées par des fonds extérieurs à l’administration pénitentiaire. Ce sont par contre des fonds de l’administration pénitentiaire qui soutiennent les activités d’Arpège, Slachtoffer in Beeld et Arnica. Ces budgets sont négociés pour des périodes comprises entre un et trois ans entre les associations et la coordinatrice des CJR. Les trois associations disposent toutefois d’un monopole de fait dans la mesure où elles sont seules sur leur marché à offrir ce genre de services. Les budgets gérés par la coordinatrice des CJR couvrent également les activités de Janus. Par contre, ici, la CJR occupe une position active dans la négociation du montant du budget alloué par sa coordinatrice à Janus. Enfin, pour des situations plus délicates, comme l’organisation d’une formation réservée aux délinquants sexuels, le CJR de Mosa a pu mettre en place une stratégie de contournement en jouant sur la qualification de son projet « pilote », afin de faire reposer le poids du financement sur des sources autres que celles gérées par sa coordinatrice.
81Le travail de coordination d’activités implique par conséquent, pour les CJR, des compétences diverses : gestion de budgets, recherche et entretien de partenariats, négociation (avec les partenaires, avec la coordinatrice, avec les agents, etc.) et travail d’intermédiation afin de permettre aux opérateurs d’accéder à l’établissement, de sélectionner des détenus, de disposer d’un local ou d’obtenir des rendez-vous. Bref, autant de petites tâches, invisibles53 le plus souvent, mais indispensables au déroulement des activités.
B. Gestion de dispositifs locaux orientés vers la justice réparatrice
82Si les « activités » orientées vers la justice réparatrice possèdent une dimension très concrète, les CJR ont également mis en place diverses initiatives dont les limites spatiales et temporelles sont plus diffuses. Il s’agit de procédures ou de programmes qui seront qualifiées de « dispositifs orientées vers la justice réparatrice ». Contrairement aux activités, ces dispositifs sont transversaux à l’action et orientés vers un objectif d’apprentissage organisationnel de la justice réparatrice. Ils sont gérés par les CJR et varient d’une prison à l’autre : leur dimension locale prévaut donc.
83A la suite des travaux de Salvatore Maugeri (Boussard & Maugeri, 2003 ; Maugeri, 2001) et de Pierre Tripier sur les dispositifs de gestion (Tripier, 2001), les initiatives au cœur de cette section seront qualifiées de « dispositifs ». Cette notion renvoie bien entendu aux travaux de Michel Foucault (1975) sur le système pénitentiaire. Pour Foucault, le dispositif est un terme deleuzien qui désigne un ensemble hétérogène, une sorte de réseau incluant tant du dit que du non-dit, c’est-à-dire aussi bien des discours, des lois, des règlements, des énoncés administratifs ou scientifiques que des institutions ou des ensembles architecturaux (Blanchette, 2006 : 8). Dans les pages qui suivent, le concept de dispositif permettra essentiellement de prendre en considération des sources de décision et d’action à l’origine des initiatives locales qui seront présentées. Il permet également de souligner les nouveaux mécanismes organisationnels auxquels ces initiatives donnent lieu, une fois créées, et la manière dont elles se fondent dans le fonctionnement quotidien de l’établissement, y stabilisant toute une série de nouveaux comportements. Le dispositif articule donc des éléments hétérogènes en vue de l’accomplissement d’un programme préétabli et sera défini comme « un point d’appui (entre techniques, mots et pratiques) sur lequel se joue la pragmatique de l’interaction » (Bastin, 2003 : 278).
84Ces éléments hétérogènes rassemblés dans les dispositifs sont à la fois de nature cognitive [des référentiels] et organisationnelle [des interactions entre groupes d’acteurs, des logiques d’action, des procédures], normative [de nouvelles attentes liées à un « modèle » de justice réparatrice] et pragmatique [des locaux, des affiches, des comptes bancaires, des courriers, des coups de téléphone, des courriels, etc]. S’ils portent l’idée de justice réparatrice en milieu carcéral, une fois agis et actionnés par les acteurs, ils cadrent les représentations que ceux-ci se font de la justice réparatrice tout en en délimitant le champ du pensable et du possible. Chaque dispositif rend ainsi disponible et met en circulation, sous forme codifiée et transférable, des savoirs et des moyens d’action, et contribue à la coordination de l’organisation pénitentiaire.
85Ce sont ces dispositifs, et plus précisément les interactions qu’ils structurent, vont à présent être décrits. Etant donné qu’ils varient d’un établissement à l’autre, il convient de les décrire en abordant successivement les quatre sites.
1) Mosa : humanisation des conditions de détention
86A Moha, Sabrina est passée du statut de chercheuse en criminologie à celui de CJR en octobre 2000. Elle a immédiatement mis en place trois « activités » orientées vers la justice réparatrice via des partenariats stables avec Médiante, Arpège et Arnica. En 2003, un second CJR arrive à Moha pour l’épauler. Lorsqu’elle rejoint le ministère de la Justice en novembre 2004, il prend le relais. Mais en décembre 2007, il doit cumuler sa fonction de consultant avec une fonction de directeur.
87Les deux CJR de Moha ont toujours considéré que les conditions de détention de base n’étaient pas « suffisantes » au sein de l’établissement où les problèmes d’hygiène, d’indigence, de toxicomanie et d’illettrisme caractérisent la majorité des détenus. Autant d’éléments amenant nombre d’entre eux à se sentir victimes d’un système social et carcéral :
« Quand je parle de justice réparatrice à des détenus qui ont pas un balle, qui sont entassés à deux dans des cellules mono, qui savent pas si le mec avec eux a le sida ou la tuberculose, qui ne savent pas lire leur jugement… Quand je leur parle de justice réparatrice ou de victimes, ils me crient que ce sont eux les victimes du système. Ils exagèrent, mais si les conditions de détention ne sont pas adaptées aux problèmes quotidiens des détenus, si on ne les écoute pas, ce n’est pas possible de réaliser un travail de réparation avec eux » (CJR de Mosa).
88La politique des CJR de Mosa consiste donc, depuis le départ, à stabiliser les trois activités décrites précédemment tout en s’occupant des conditions de détention de base. Concrètement, ils ont développé diverses initiatives.
89Une première initiative concerne la formation d’un groupe de référents sida-hépatite. En partenariat avec le service d’éducation à la santé (une association locale financée par le ministère de la santé de la Communauté française), une équipe de détenus référents en la matière est constituée chaque année. Les détenus s’engagent dans cette équipe sur base volontaire et, après trois journées de formation, ils sont censés coordonner une politique de prévention au sein de la prison.
« La population carcérale présente des taux beaucoup plus élevés de personnes infectées par le sida et les hépatites que la population extérieure. On a pu constater, avec Sabrina, que rien n’existait en matière de prévention et d’information sur les risques de contamination. L’équipe de référents doit coller des affiches, organiser des discussions et des actions d’information sur les risques et les moyens de prévention. On essaie aussi d’informer systématiquement les nouveaux détenus. C’est de la routine, maintenant » (CJR de Mosa).
90Une deuxième initiative concerne un plan d’épargne automatique. Partant du constat selon lequel une partie des revenus des détenus n’est plus bloquée en vue de leur libération, beaucoup sortent sans argent et sont obligés de vivre dans la rue. Les CJR ont donc développé, en partenariat avec le service comptabilité, un mécanisme d’épargne pour les détenus qui souhaitent constituer une petite réserve pécuniaire en vue de leur sortie. Les CJR transmettent ainsi mensuellement la liste des détenus qui souhaitent épargner, et le montant de cette épargne aux comptables de Mosa. Il s’agit d’une initiative « qui ne coûte rien » et « qui concerne en permanence entre cinq et dix détenus », selon le CJR. Trois motifs peuvent permettre au détenu de récupérer la somme épargnée : le paiement des parties civiles, des frais de justice ou des amendes ; les frais de congés pénitentiaires, permission de sortie et semi-liberté ; la libération. Le CJR regrette de ne pas pouvoir accorder des intérêts aux épargnants, ce qui constituerait un incitant. Cette procédure favorise un objectif de réinsertion.
91Troisièmement, les CJR ont noué un partenariat avec l’association « Présence et actions culturelles », financée par le ministère de l’éducation de la Communauté française. Des « écrivains publics » viennent ainsi aider les détenus illettrés, qui constituent une proportion non négligeable de la population incarcérée, dans la lecture et la rédaction de leur courrier. Des permanences de deux heures sont organisées chaque semaine, et une liste d’inscription est disponible à la bibliothèque de la prison pour les détenus qui souhaitent bénéficier de ce service. Pour le CJR, ces permanences « ne sont plus étiquetées justice réparatrice », et l’ « écrivain public s’est fondu dans la vie de la prison ».
92En 2003, Sabrina a été interpellée par de nombreux intervenants (agents, aumôniers, assistants sociaux, directeurs, etc.) au sujet de la situation de détenus isolés (sans famille, sans visite) « n’ayant rien à se mettre sur le dos pour se rendre au tribunal. En outre,
« il faut savoir que les vêtements que le détenu porte lors de son écrou ne sont pas toujours adaptés avec les conditions climatiques au moment de sa libération » (CJR de Mosa).
93C’est ainsi qu’un service logistique pour les « détenus libérés isolés » s’est mis en place. Un local fait office de « vestiaire Croix Rouge », du nom du partenaire du CJR qui approvisionne le stock de chaussures, pantalons, pull-overs, etc. Le CJR coordonne la gestion de ce vestiaire avec la Croix-Rouge, les aumôniers et un éducateur.
94Une cinquième initiative concerne la mise sur pied d’un « groupe local drogue ».
« La simple lutte contre la circulation et la distribution des produits est clairement un échec. Et puis, le traitement de substitution n’est pas une réponse appropriée au problème de la toxicomanie en prison. Je dis bien en prison. En partant de ce constat-là, on a voulu développer une politique basée sur un travail en réseau avec les services externes » (CJR de Mosa).
95Grâce à un partenariat avec le contrat de sécurité de la ville de Mosa, un groupe local, constitué de détenus volontaires, d’un médecin, d’un directeur et du CJR se réunit trois fois par an afin de promouvoir des actions de prévention en détention.
96Sixièmement un « bureau d’aide juridique » accueille de jeunes avocats du bureau d’aide juridique du barreau de Mosa afin d’animer deux permanences chaque semaine, l’une réservée au droit commun, l’autre au droit des étrangers.
97Ces six initiatives ont toutes en commun d’avoir été imaginées et d’être coordonnées par les CJR, et puis de s’être fondues dans le fonctionnement de l’établissement, à travers divers partenariats. Elles constituent des moyens adaptés à la poursuite d’un objectif « intermédiaire » d’humanisation des conditions de détention de base, censé servir un objectif supérieur orienté vers la justice réparatrice. On retrouve ici l’influence d’un référentiel constitutif de la circulaire ministérielle du 4 octobre 200054, réapproprié par les CJR et retraduit au travers de ces dispositifs concrets. Enfin, ces dispositifs possèdent également comme point commun de ne pas solliciter les surveillants, souvent réfractaires et peu coopératifs vis-à-vis des innovations dans un régime hyper-bureaucratique tel que celui de Mosa.
2) Moha : un programme de dédommagement des victimes
98En 1998, dans le cadre de la recherche-action, l’association Aide et Reclassement avait introduit, de manière expérimentale, un programme de dédommagement des victimes dans une prison pilote. L’expérience ayant été évaluée positivement par les équipes de recherche, l’association a proposé aux CJR des deux autres prisons de la région, dont celle de Moha, d’y introduire ce programme. C’est ainsi que, de juillet 2001 à janvier 2003, la CJR de Moha a permis à une médiatrice d’Aide et Reclassement d’informer les détenus à propos de ce programme. Depuis lors, la médiatrice gère dix à quinze dossiers de détenus souhaitant s’inscrire dans cette démarche chaque année. Les démarches classiques de la procédure sont les suivantes :
« En général, je rencontre le détenu une première fois. Parfois, les choses vont vite, parfois c’est plus long. Surtout quand il faut retrouver des informations manquantes à propos de la victime. Parfois, la victime ne répond pas tout de suite, parfois elle transmet à son avocat ou à un proche… Je vois vite si la demande de réparation est vraiment là, ou si ce n’est qu’une question d’argent. Mais je ne refuse pas trop vite non plus parce que les personnes peuvent évoluer. L’auteur me parle d’abord des faits, et puis j’ai la version du dossier, qui contient un chapitre « exposé des faits ». Puis, j’ai la version de la victime. Une fois que j’ai analysé le contexte, je lis la fiche victime. La victime peut demander à être contactée via son avocat ou quelqu’un d’autre. Puis, je contacte la victime (ou son avocat), je me présente, je vais voir s’ils ont une idée de la somme, s’ils ont déjà calculé les intérêts… Si je sens qu’ils veulent surtout rencontrer l’auteur, je leur parle de Médiante. Mais Médiante, eux, ils passent chez la victime. Moi, je préfère leur laisser mes coordonnées et c’est à eux de me rappeler et de faire la démarche » (la médiatrice d’Aide et Reclassement).
99Si la victime marque son accord pour bénéficier du programme de dédommagement, la médiatrice tente alors de négocier progressivement une somme de dédommagement, en contactant tour à tour les deux parties :
« On commence très souvent par de petites sommes, comme 20 ou 25 euros par mois. Et puis les détenus ont d’autres frais. Je préfère un montant faible mais régulier. Une fois que la convention est signée par l’auteur et la victime, même si la somme semble dérisoire, on commence l’indemnisation. Il faut savoir que les victimes sont souvent dans le besoin. Pour certaines, même 12,50 euros par mois, ça compte. Et puis il y a toute la symbolique. Pour certaines victimes, ce n’est peut-être pas grand chose, mais au moins ça rappelle à l’auteur qu’il a une victime » (la médiatrice d’Aide et Reclassement).
100Si ce programme se construit autour d’un geste de dédommagement financier, l’argent ne constitue toutefois pas l’unique justification de ce programme.
« On part toujours d’une demande d’indemnisation, mais c’est sûr que des messages autres que financiers passent par ce programme. C’est un moyen de renouer un lien, mais pas dans le sens strictement matériel. C’est important pour la victime de sentir qu’à travers ce geste, l’auteur fait un pas vers elle, et c’est important pour l’auteur de faire ce pas, de se responsabiliser, même petitement » (la médiatrice d’Aide et Reclassement).
101La médiatrice verse, chaque mois, l’argent sur le compte de la victime. Elle possède également un accord avec le service comptabilité de Moha, pour que la somme en question soit versée sur le compte de l’association. Ce suivi se poursuit au-delà de la libération du détenu. Quant à la CJR de Moha son rôle se limite essentiellement à relayer auprès d’Aide et Reclassement les demandes des détenus souhaitant s’engager dans ce dispositif.
102Avec ce dispositif, le dédommagement des victimes a pris la forme d’une nouvelle procédure qui, après avoir été imaginée lors de la recherche-action, a été transposée à Moha. Elle s’est fondue dans le fonctionnement de l’établissement sans toutefois impacter sur le travail des surveillants. Ce programme constitue un moyen adapté – par la coalition CJR-Aide et Reclassement – à la poursuite d’objectifs de réparation matérielle et symbolique, de responsabilisation de l’auteur et de prise en considération des intérêts de la victime. On retrouve ici l’influence du référentiel « victimologique » constitutif de la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000.
3) Dijle : indemnisation des parties civiles et accueil des victimes
103Deux procédures ont été mises en place au sein de la prison de Dile : (a) une procédure d’indemnisation des parties civiles et (b) une procédure d’accueil des victimes.
a) Une procédure d’indemnisation des parties civiles
104En 1999, lors de la recherche-action, les chercheurs de la KUL ont constaté l’absence de préoccupations inhérentes à l’indemnisation des parties civiles par les détenus. Soucieux de résoudre ce problème, ils ont entamé un double travail de sensibilisation vis-à-vis, d’une part, « du personnel et de direction de l’établissement quant à leur responsabilité qui consiste à donner l’impulsion à l’indemnisation des parties civiles » et, d’autre part, vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, censée fournir suffisamment de travail aux détenus (Verstraete, 1999 : 135).
105Une fois ce travail de sensibilisation réalisé, les chercheurs ont procédé à une sensibilisation systématique des détenus, dès leur entrée, quant à l’importance de l’indemnisation des parties civiles. Le greffe de l’établissement collecte ensuite systématiquement toutes les informations comprises dans le dossier du détenu au sujet des parties civiles et le service psychosocial (SPS) discute de cette question avec le détenu via. Le détenu fixe alors ses priorités : qui payer en premier lieu ? A raison de quel montant ? Un compte bancaire est créé et le détenu se charge de l’alimenter suffisamment avant de commencer à indemniser les parties civiles à l’aide d’un ordre de domiciliation permanent. Enfin, un juriste a été engagé au sein du SPS afin de prendre en charge cette procédure. Quant au CJR, il suit régulièrement l’évolution de la procédure lors de réunions avec le juriste du SPS et réalise les ajustements nécessaires, comme procurer du travail à un détenu insolvable.
106Ce dispositif d’indemnisation des parties civiles possède donc la particularité d’avoir été imaginé lors de la recherche-action par l’équipe de criminologues de la KUL, et de n’exister qu’à Dijle. Aujourd’hui intégré dans le fonctionnement de l’établissement, il constitue un moyen adapté en vue de la poursuite d’un objectif déterminé : l’indemnisation effective des parties civiles. On retrouve ici encore l’influence du référentiel « victimologique » constitutif de la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000, retraduit au travers d’une procédure impliquant de nombreux services en interne (le greffe, la comptabilité, le service psychosocial, la direction, etc.). Ce référentiel contribue notamment à enrichir le travail du service de comptabilité, qui y trouve un sens nouveau, de même que l’occasion de travailler avec le service psychosocial, qui engage quant à lui un juriste pour traiter les procédures d’indemnisation des parties civiles.
b) Une procédure d’accueil des victimes
107Depuis le 1er février 2007, le tribunal d’application des peines55 (TAP) est compétent pour prendre des décisions telles qu’un placement sous surveillance électronique, une libération conditionnelle, une libération provisoire, une permission de sortie ou un congé pénitentiaire. Toutes ces décisions impliquent bien évidemment la présence du détenu, souvent accompagné de son avocat, mais aussi celle de la (ou des) victime(s). Pour des motifs à la fois économiques (coûts des déplacements) et sécuritaires (risques d’incidents et d’évasion), les tribunaux d’application des peines siègent à l’intérieur de la prison, dans une salle prévue à cet effet. Ce qui implique, pour de nombreuses victimes, qu’elles doivent se rendre en prison56.
108Dès octobre 2000, la CJR de Dijle a proposé aux agents de former un groupe de travail autour du thème de la justice réparatrice. Un groupe d’une dizaine d’agents s’est alors rassemblé chaque mois afin de réfléchir à la façon d’opérationnaliser la justice réparatrice. L’une des premières réunions du groupe de travail des agents, animée par la CJR, a été consacrée aux victimes.
« Un groupe de parents d’enfants disparus est venu nous faire un exposé et nous rencontrer. Il y avait dans ce groupe une femme vraiment extraordinaire qui a partagé son expérience. Pour moi, cette réunion, ça a été comme une révolution. Comme agent, on ne voit que les détenus. On évite souvent de savoir pour quels faits ils ont été condamnés. En côtoyant chaque jour les détenus, on en oublie pourtant l’existence des victimes. On ne sait rien d’elles. Et on ne sait pas non plus comment se comporter avec elles quand elles viennent en prison. On a pris conscience qu’on ne leur accordait aucune importance. Il fallait réagir ! On a alors suivi des formations par rapport aux victimes, à la victimisation, on voulait apprendre à les connaître, à les accueillir » (Patrick, agent pénitentiaire).
109A la suite de cette réunion, et sur proposition du groupe de travail, Patrick s’est spécialisé dans l’accueil des victimes. Il est le dépositaire d’un dispositif d’accueil auquel il consacre l’essentiel de son temps de travail. Depuis 2002, il accueille des victimes, mais aussi les familles qui se présentent pour les visites. Il ne remplit des tâches de surveillance qu’occasionnellement, lorsque le personnel se trouve en situation de pénurie. Les relations se situent au cœur de son activité :
« Chaque jour, je suis en contact avec les détenus, les victimes et leur famille. J’essaie de papoter avec chacun, de les mettre à l’aise. Souvent, je réponds aux questions des victimes. Parfois, elles se sont bien préparées à venir en prison, parfois elles ne savent absolument rien. Mais souvent, les victimes sont désemparées. La prison n’est vraiment pas un endroit pour elles ! J’essaie donc de les mettre à l’aise, de les rassurer. Après une rencontre, j’essaie aussi d’aller voir les détenus dans leur cellule, pour savoir comment ils ont vécu ce moment » (Patrick, agent pénitentiaire).
110Par l’intermédiaire de Patrick, la prison de Dijle Central s’ouvre aux victimes, en leur accordant des conditions d’accueil uniques. Cette attention portée à l’accueil concerne également les familles des détenus, ainsi que les enfants, comme en témoignent la chaleureuse salle d’attente et le local adapté aux rencontres père-enfant(s).
111Ce dispositif d’accueil des victimes qu’incarne Patrick possède la particularité d’avoir été imaginé au sein d’un groupe de travail constitué d’agents pénitentiaires. Aujourd’hui intégré dans le fonctionnement de l’établissement, il constitue une forme de reconnaissance de la victime en détention. On retrouve ici l’influence du référentiel « victimologique » constitutif de la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000, retraduit au travers de comportements « accueillants » systématisés, d’attitudes bienveillantes émanant des surveillants, et de la spécialisation de l’un d’entre eux autour de cette nouvelle tâche. Ce dernier trouve dans cette spécialisation un sens nouveau à une activité professionnelle qu’il qualifie d’« enrichissante », un adjectif trop rarement employé par les agents pénitentiaires pour qualifier leur métier.
4) Gelmel : le Fonds de réparation
112Lors de la recherche-action, en 1999, un Fonds de réparation [Herstelfonds] a été mis en place à Gelmel57 pour permettre aux détenus de dédommager leur victime moyennant une prestation pour le compte d’une association philanthropique. Le détenu qui souhaite s’engager dans ce programme de dédommagement rédige un courrier mentionnant la somme d’argent qu’il souhaite envoyer à sa victime, et le fait parvenir, par l’intermédiaire du CJR, au comité de gestion du Fonds. Ce comité, situé au sein de l’association Suggnomé, examine la demande et, si les motifs lui paraissent acceptables, un médiateur de l’association contacte la victime afin de recevoir l’opinion de celle-ci quant au geste de l’auteur.
« En général, un dédommagement matériel, aussi minime soit-il, est souvent perçu par la victime comme un premier geste de respect venant de l’auteur. Mais il arrive que certaines victimes doutent de la sincérité de ce geste, ou qu’elles ne veuillent plus rien avoir à faire avec l’auteur. Dans ce cas, c’est plus prudent de les contacter » (un médiateur de Suggnomé).
113Le Fonds de réparation s’inscrit dans une logique de médiation. Il vise essentiellement à rétablir une communication entre l’auteur et la victime. Ce travail se réalise d’abord de manière indirecte, par l’intermédiaire du médiateur, et porte sur des considérations financières. Pour éviter que ces considérations « matérielles ne prennent trop de place », un plafond a été instauré : le comité de gestion du Fonds ne peut octroyer qu’une somme limitée à la moitié du montant dû aux victimes, avec un plafond absolu de 1250 euros.
114Le Fonds de réparation s’inscrit également dans une optique de « reliance, en jetant des ponts entre le détenu et la société ». L’un des enjeux de ce dispositif réside dans la recherche de travail d’intérêt général. La CJR de Gelmel a donc noué certaines relations privilégiées avec un home pour personnes âgées, un home pour personnes handicapées et la section de la Croix Rouge de Gelmel. Elle doit également négocier les modalités pratiques de réalisation de ce travail, d’une part avec ces partenaires, d’autre part avec le directeur principal de la prison, afin de définir les horaires de travail et les permissions de sortie du détenu.
115Les types de services sont divers. A titre d’exemple, on peut citer des travaux de peinture dans des homes, l’aménagement d’une grange au centre public d’action sociale de Gelmel, des travaux d’entretiens dans un foyer d’accueil. Les détenus qui ne peuvent sortir effectuent quant à eux des travaux de tri et d’emballage pour l’association Iles de Paix.
116Ce dispositif possède donc la particularité d’avoir été imaginé lors de la phase de recherche-action par la CJR de Gelmel et l’association Suggnomé. S’il s’est rapidement fondu dans le fonctionnement de l’établissement, il a toutefois connu quelques difficultés à partir de 2004. Le Fonds de réparation constitue un moyen adapté à la poursuite d’objectifs de réparation, matérielle et surtout symbolique, de responsabilisation de l’auteur et de prise en considération des intérêts de la victime. Enfin, il est arrivé à plusieurs reprises que ce dispositif débouche, dans un deuxième temps sur des procédures de médiation / rencontre auteur-victime.
5) A propos des dispositifs orientés vers la justice réparatrice
117Les différents dispositifs qui viennent d’être décrits témoignent de la pénétration progressive de divers référentiels (humanisation des conditions de détention, victimologie, restauration, etc.) dans les différentes strates de l’administration pénitentiaire. Cette pénétration se réalise à travers plusieurs négociations qui affectent la régulation organisationnelle des établissements : un agent se spécialise dans l’accueil des victimes, des services de comptabilité se décloisonnent, un service psychosocial engage un juriste, une permanence d’écrivains publics s’encastre dans le fonctionnement d’une bibliothèque, etc. Ces dispositifs véhiculent également de nouvelles connaissances au sujet des victimes, des parties civiles, des situations d’indigence, des maladies sexuellement transmissibles, de l’illettrisme, etc.
118Leurs origines et leur opérationnalisation reposent avant tout sur des partenariats liant les CJR à des acteurs « externes ». A Moha et à Gelmel, on retrouve les associations Aide et Reclassement et Suggnomé du côté de l’innovation (lors de la recherche-action) et de la maintenance du dispositif. A Mosa, de nouveaux partenaires extérieurs à l’établissement font également leur entrée en milieu carcéral via divers dispositifs : les associations Education & santé et Présence & action culturelle, la Croix Rouge, le Jeune Barreau de Liège, le contrat de sécurité de la ville de Liège. A Dijle, la procédure d’accueil des victimes résulte de la réflexion d’un groupe de travail thématique autour de la justice réparatrice rassemblant des surveillants. Ces derniers se situent non seulement au niveau de la conception de cette innovation, mais également au niveau de son opérationnalisation. La conception de la procédure d’indemnisation des parties civiles, également en vigueur dans cette prison, s’enracine, quant à elle, dans la recherche-action.
119Les dispositifs décrits se caractérisent donc par l’hétérogénéité des référentiels et des acteurs qu’ils mobilisent. De manière générale, le CJR fait office d’agent intégrateur de ces dispositifs en se situant systématiquement à la source de chaque initiative et de chaque partenariat interne et externe. Avec le temps, les dispositifs se fondent dans les routines organisationnelles et dépendent de moins en moins de ses interventions.
C. Des « actions » de formation, information et sensibilisation
120En plus des activités qu’ils coordonnent et des dispositifs qu’ils gèrent, le travail des CJR se compose également des « actions » à travers lesquelles ils visent la diffusion du concept de justice réparatrice. Cette notion d’« actions » désigne ici une troisième strate constitutive des pratiques des CJR, tout en la distinguant des activités (qui mettent en co-présence des détenus et des opérateurs externes) et des dispositifs (qui associent différents groupes d’acteurs dans la production de certains comportements chez le détenu). Cette notion d’« actions » permet de souligner l’implication directe du CJR, qui est ici l’acteur doté du premier rôle, au lieu de déléguer celui-ci à des partenaires ou à des dispositifs. Trois types d’actions ont été identifiés au cours de l’enquête.
121Premièrement, les CJR dispensent des cours de justice réparatrice dans le cadre de la formation de base des agents de surveillance et au sein de l’institut de perfectionnement des cadres pénitentiaires58. Ces cours, qui se répartissent en « modules », sont pris en charge par plusieurs CJR dans la mesure où plusieurs modules sont organisés au cours d’une année, en fonction des vagues de recrutement, des budgets de formation disponibles, etc. En outre, depuis 2002, certains directeurs possédant une charge de cours (en droit pénal, procédure pénale et criminologie) ont délégué le soin de les dispenser à leur CJR. Enfin, en 2004, deux nouvelles charges de cours ont été créés et confiées aux CJR : un cours retrace l’évolution historique du ministère de la justice et de l’administration pénitentiaire ; l’autre analyse la déviance.
122Deuxièmement, l’une des missions des CJR consiste à informer – c’est-à-dire « mettre en forme » – les diverses catégories d’acteurs (détenus, greffe et personnel administratif, agents de surveillance, directeurs, service psychosocial, etc.) à propos du concept de justice réparatrice. Ils utilisent alors divers canaux tels que la distribution de brochures, les discussions informelles, les réunions formelles, etc.
123Les détenus sont la principale cible de ce travail d’information.
« Ici, on a une brochure de 80 pages avec toutes les activités prévues de septembre à juillet. Il y a une partie avec toutes les formations, puis toutes les activités culturelles, puis sportives, puis de justice réparatrice. Il y a une page qui décrit chaque activité. Ca permet au détenu d’être tenu au courant de l’offre, de voir un peu à quoi chaque activité ressemble. On utilise aussi info-kanaal [le canal d’information télévisée de la prison]. A côté de ça, on organise des soirées d’information chaque mois, pour que certains opérateurs viennent présenter eux-mêmes leurs activités. C’est un bon moyen de toucher un autre public de détenus, parce que certains viennent à ces soirées pour écouter un professeur d’informatique, par exemple, et ils entendent aussi la médiatrice de Suggnomé ou bien l’accompagnatrice de PRH. (…) On organise aussi des soirées d’information spécifiquement autour de la justice réparatrice. Il y a alors quelqu’un de chez Suggnomé, quelqu’un de Slachtoffer in Beeld, quelqu’un du service d’accueil des victimes qui vient parler de la victimisation, on a déjà eu une victime qui venait témoigner… On essaie d’avoir une soirée comme cela par trimestre, en début de trimestre. S’il y a des agents qui viennent, c’est encore mieux » (le CJR de Dijle).
124Vis-à-vis du personnel pénitentiaire, la communication informelle prévaut.
« Pour informer le personnel de ce qui se fait, je vais sur niveaux… sur les niveaux où je sais que certains détenus participent à certaines activités. Je vais parler des activités aux agents, de qui les anime. On commence souvent par parler des résultats de foot, ils savent que je suis supporter du Standard ! Et puis on parle du boulot » (le CJR de Mosa).
125Enfin, une troisième catégorie d’actions concerne le travail de sensibilisation des CJR vis-à-vis des diverses catégories d’acteurs. Ainsi, des campagnes d’affichage sont organisées, comme c’est le cas à Mosa et à Moha où des posters ornent les couloirs administratifs. Sur certains, on peut voir un mur de briques cassé que des détenus reconstruisent, ou des slogans tels que « j’ai quatre murs pour mon passé, une porte pour mon devenir… celle de la justice réparatrice ». Des brochures d’information sur la médiation ou sur les parties civiles sont également disponibles dans les bureaux du service psychosocial et dans celui des CJR. Enfin, deux initiatives de sensibilisation méritent d’être soulignées.
126La première de ces initiatives concerne la mise sur pied d’une procédure d’accueil des nouveaux détenus à Mosa et Dijle. Un groupe de détenus se charge d’expliquer au nouvel arrivant la philosophie de la justice réparatrice, mais également les informations inhérentes au régime de détention local.
« On est toujours à deux pour accueillir les nouveaux entrants. On leur explique plein de choses pratiques, comme la cantine, les visites, le téléphone, les activités, les horaires, l’hygiène… On leur explique comment ça se passe. On leur explique aussi qu’il faut faire sa détention, pas la subir, utiliser le temps pour préparer sa sortie. Mais pour ça, il faut d’abord se reconstruire soi-même. Il faut prendre conscience de son erreur de parcours. C’est ça la philosophie de la justice réparatrice. Entretenir ses relations avec sa famille, par les visites ou avec le courrier, c’est super important aussi. On leur dit tout ça. C’est plus difficile de parler de ça avec les récidivistes, parce que eux, ils n’en ont rien à secouer » (un détenu de Mosa).
127La seconde initiative de sensibilisation concerne les agents. Ainsi, à Gelmel et à Dijle, un groupe de travail [werkgroep] sur la justice réparatrice a été mis en place lors de la phase de recherche-action. Une dizaine d’agents en fait partie et se réunit régulièrement (environ une fois par mois d’abord, puis chaque trimestre aujourd’hui) pour discuter de l’offre d’activités orientées vers la justice réparatrice, évaluer l’impact des « dispositifs », imaginer de nouvelles actions à entreprendre. Ils ont ainsi imaginé de mettre sur pied un groupe de parole pour agents victimes d’actes de violence sur leur lieu de travail. Par cette initiative, ils entendaient sensibiliser les agents au thème de la victimisation, et « leur montrer que la justice réparatrice constitue un plus pour eux aussi ».
128Les actions de formation, d’information et de sensibilisation ont comme caractéristique commune d’être initiées par les CJR et de transporter le concept de justice réparatrice vers différentes catégories d’acteurs, et particulièrement vers les agents de surveillance qui travaillent continuellement au contact des détenus. Dans certains cas, ces actions sont déléguées à des objets qui, à leur tour, véhiculent le concept de justice réparatrice. Il en va ainsi pour les affiches de sensibilisation, les brochures thématiques d’information, les brochures destinées aux détenus et reprenant l’offre d’activités orientées vers la justice réparatrice, les syllabi distribués au personnel en formation, etc. Ces objets, une fois créés, mènent une vie qui leur est propre tout en continuant de transporter l’idée de justice réparatrice, cela indépendamment du CJR.
D. Des tâches déléguées
129En plus des activités, des dispositifs et des actions orientés vers la justice réparatrice, un quatrième élément des pratiques des CJR mérite encore d’être mentionné : il s’agit des tâches que le directeur d’établissement délègue au CJR, dont il est le supérieur hiérarchique. Selon les cas, ces tâches consistent à coordonner les activités pédagogiques, à participer à l’élaboration du « plan opérationnel »59, à coordonner diverses initiatives telles que les relais parents-enfants, les groupes pour alcooliques anonymes, les diverses actions orientées vers les toxicomanes ou certaines activités culturelles (bibliothèque, troupe théâtrale, organisation de concerts, etc.). Ici aussi, on constate une importante disparité parmi les tâches que le directeur d’établissement délègue au CJR. Toutes possèdent toutefois un trait commun : elles renforcent l’intégration « personnelle » du CJR au niveau local, tout en permettant au directeur de se recentrer sur la gestion des dossiers de détenus.
130Si ces tâches déléguées renforcent l’intégration personnelle des CJR, ceci ne vaut pas pour leur intégration fonctionnelle, c’est-à-dire en tant que CJR.
« Beaucoup d’agents me connaissent parce qu’ils me voient dans des réunions du relais parents-enfants ou le groupe local drogue. Ils savent qui je suis, ils savent que je suis supporter du Standard, mais ils sont incapables d’expliquer ma fonction » (le CJR de Mosa).
« Le directeur principal me responsabilise beaucoup. Je trouve ça chouette parce que j’aime bien m’occuper du fonctionnement quotidien de la prison, et puis je trouve aussi que c’est une marque de reconnaissance et de confiance pour le travail que j’accomplis. Mais il me confie ces tâches parce qu’il sait qu’il peut compter sur moi, pas parce que je suis CJR » (la CJR de Moha).
131Coordonner des activités, gérer des dispositifs, former, informer, sensibiliser et effectuer des tâches déléguées par le directeur d’établissement : tels sont les éléments constitutifs des pratiques des CJR. Toutefois, les pratiques de justice réparatrice, si elles se laissent saisir par une analyse du travail des CJR, ne s’y réduisent pas. Elles peuvent également se laisser saisir à travers des situations concrètes. C’est alors en situation que l’idée de justice réparatrice apparaît et prend forme.
II. La justice réparatrice en situation
132La justice réparatrice en milieu carcéral se laisse observer au travers de situations concrètes. Trois comptes rendus empirico-conceptuels figurent au cœur de cette section. Ils visent à rendre compte des processus constitutifs des activités (A) d’une formation de sensibilisation aux actes commis et (B) d’un atelier de peinture sociale. Ces deux activités décrites précédemment seront ici abordées à partir d’une focale centrée sur les processus de la justice réparatrice en train de se faire.
133Sur un plan méthodologique, ces comptes rendus s’inscrivent dans sociologie pragmatique de l’action publique où l’objet d’analyse est moins la politique pénitentiaire (en tant que programme d’action) « que les procédures concrètes par lesquelles les acteurs la font exister. Il faut donc suivre de près, non pas forcément les acteurs, mais à tout le moins les contraintes pragmatiques qu’ils éprouvent dans l’action, les ressources qu’ils mobilisent, les orientations de sens qu’ils interprètent, en clair décrire les multiples intermédiations (…) de la politique » (Orianne, 2010 : 406). Ces comptes rendus permettent également de décrire un élément essentiel aux yeux des CJR, mais dont ils parviennent difficilement à rendre compte dans leurs rapports d’activité comme dans les discussions : leurs processus de travail.
A. Une formation de sensibilisation aux victimes et aux actes commis
134En novembre 2006, un module de formation de sensibilisation aux victimes et aux actes commis est animé dans une prison par deux formateurs. L’un, âgé d’une trentaine d’années, est criminologue de formation et l’autre, âgée de quarante-cinq ans, est psychologue. La formation se déroule en cinq journées, à raison d’une journée de cinq heures par semaine, et s’adresse à un groupe de six ou sept détenus volontaires pour y participer. Ce module est destiné à des auteurs d’infractions pour lesquelles il y a une victime identifiable, à l’exception des délinquants sexuels.
135Amener les détenus à éprouver de l’empathie pour leur victime constitue le défi des formateurs. Pour y parvenir, ils suivent un processus au long duquel ils s’appuient, d’une part, sur des compétences issues de leur formation et de leur expérience et, d’autre part, sur des techniques. C’est ce processus de construction d’empathie qui est au cœur du compte rendu suivant.
136La première journée de formation commence, les participants s’asseyent autour d’une table et se présentent deux par deux, à l’aide d’une image.
- Sebastien : David, il a 36 ans. Il est ici depuis 4 ans. Il a une petite fille de 5 ans. Il est sportif. Il fait du foot. Il adore les voitures, c’est un passionné. Il a choisi cette photo [une plage de sable fin avec un palmier] parce qu’il rêve de soleil, de vacances avec sa fille.
137Quand le tour de table des présentations est terminé, les animateurs demandent aux participants de décrire, chacun à leur tour, l’acte pour lequel ils sont incarcérés. Ainsi, Sébastien dit qu’il a volé une grue sur un chantier, David a volé des voitures, Rachid est coupable de vols avec violence dans des grandes surfaces, Hassan a tué sa compagne, Grégory a donné la mort à un jeune homme au cours d’une bagarre et Luc était impliqué dans une escroquerie financière. Quand chacun s’est exprimé, l’un des deux formateurs prend la parole :
« Chacun de vous est ici pour parler de lui, de ses délits. Chacun a ses propres raisons. Dans les entretiens qu’on a eus avec vous, on a souvent entendu les mêmes raisons : vous voulez prendre conscience de vos actes, du vécu des victimes, échanger sur vos expériences, rencontrer d’autres personnes, chercher à savoir comment réparer, apprendre à vivre avec votre culpabilité, comprendre comment vous en êtes arrivés là. On va essayer de faire tout ça, tous ensemble » (la formatrice).
138En insistant sur le fait que « chacun est ici pour parler de lui, de ses délits », les formateurs proposent aux détenus une ressource rare qui peut les intéresser. En effet, en détention, les espaces pour parler de soi sont rares et les agents refusent généralement de connaître les motifs d’incarcération des détenus. Les agents ont également peu de temps de discussion à leur offrir. Les formateurs présentent donc aux détenus le module comme un moyen de rompre avec le non-dit dans un espace de parole déjudiciarisé.
139La deuxième journée est consacrée à ce que les formateurs appellent « un exercice d’humeur ». Ils tentent d’amener les détenus à parler de leur peine, de leur perception de la détention. Certains se sentent humiliés, « traités comme des dossiers et pas comme des êtres humains », la prison les isole, c’est une sorte de « désert psychologique ». Pour David, le plus dur est d’être dépossédé de son rôle de père, de ne plus voir sa fille et il se demande parfois qui il est. Il résiste difficilement à l’oubli que lui offrent les médicaments et la drogue. Rachid, lui, est d’accord avec la sanction mais pas avec les conditions de détention : « c’est le règne de l’arbitraire ici, on ne sait jamais à quoi s’attendre. C’est injuste d’être traité ainsi par des gens à qui on n’a rien fait ». Pour survivre, Sébastien dit qu’il vit en pensant tous les jours à sa famille et en imaginant « la vie après, mais c’est dans si longtemps ». David s’impose une hygiène de vie rigoureuse : il cuisine dans sa cellule, mange équilibré, fait du sport, lit beaucoup et s’occupe de la bibliothèque. Chacun se saisit de l’occasion pour parler longuement de ses frustrations, de ses souffrances. Cette journée fait office de soupape de sécurité, une manière de faire retomber la pression. Puis les formateurs concluent en insistant sur l’importance des mécanismes qui permettent de tenir le coup en détention : ressources personnelles, familiales, morales, religieuses, sportives, etc. Et ils annoncent que la troisième journée ciblera les souffrances et les mécanismes de défense de personnes qui, comme eux, souffrent beaucoup : les victimes.
140La troisième réunion débute par une vidéo dans laquelle un facteur et une jeune femme racontent le braquage qu’ils ont vécu. Plusieurs mois après les faits, ils sont toujours traumatisés. A partir de cet objet – la vidéo – mettant en présence des auteurs et des victimes, les détenus échangent leurs impressions. Rachid dit avoir de la peine pour le facteur mais ne pas comprendre qu’il soit encore dans cet état-là après plusieurs mois. Peut-être s’agit-il de quelqu’un de faible au départ ? Les autres participants sont étonnés, car le facteur a l’air d’être « un solide gaillard ». Par contre, tous se montrent compréhensifs à l’égard de la jeune femme qui se dit traumatisée et angoissée au point de ne plus être capable de travailler. Un débat s’engage alors sur les événements permettant de s’endurcir pour ne pas être fragilisé par ce genre d’événement. Pour Rachid, le fait d’avoir eu une enfance difficile lui aurait permis de « mieux » réagir s’il avait été à la place du facteur. Tous ne sont pas d’accord avec lui. Le débat est déclenché. Une pause café l’interrompt. Ensuite, une autre vidéo est projetée. Elle relate les témoignages des parents et de l’épouse d’un homme tué dans un car jacking. Ils parlent de leur amour et de leur attachement à cet être cher « trop vite disparu ». Quand la vidéo s’arrête, un long silence règne. Les participants n’ont rien à dire. Après quelques minutes, Grégory dit qu’il est très touché par ces témoignages. Il dit penser souvent à la famille de l’homme qu’il a tué. Il voudrait leur dire à quel point il regrette mais il sait que ses regrets sont impossibles à entendre pour la famille de sa victime. Du coup, les langues se délient et une discussion intense débute. Tout le monde parle de son expérience, donne son avis, écoute. Les formateurs clôturent la réunion après plus d’une heure, en annonçant le thème de la quatrième rencontre.
141La quatrième réunion est considérée par les formateurs comme la réunion la plus importante. Ils commencent par rappeler le déroulement des trois premières. Ensuite, ils invitent chaque participant à raconter, en une minute, les faits délictueux qui l’ont amené en prison. Quand chacun s’est exprimé, un formateur annonce un exercice.
- Formateur : Je vais vous demander de vous replonger au moment des faits. Comment étiez-vous habillé ? Rappelez-vous des lieux, des personnes, de certaines phrases et des pensées que vous avez eues. Vous avez une grande feuille blanche et de quoi dessiner. Quand vous le sentez, vous pouvez vous dessiner le plus fidèlement possible, tel que vous étiez à ce moment-là.
142Autour de la table, des regards interloqués s’échangent entre détenus. Certains tentent de tracer les premiers traits du dessin mais, très vite, ils rigolent de leur incapacité à bien dessiner. Les formateurs les encouragent alors à essayer de dessiner « sérieusement ». Derrière leurs coups de crayons, les détenus se transforment en dessin, en objet. Ils s’objectivent. Une fois l’exercice réalisé, les formateurs invitent les participants à poser leur feuille sur un mur du local, en laissant entre eux un espace suffisant.
- Formateur : Maintenant, sur votre dessin, vous allez représenter deux bulles. Vous en faites une à côté de votre tête et vous écrivez dedans à quoi vous pensiez juste à ce moment-là. Vous en faites une autre juste à côté du ventre et vous écrivez dedans ce que vous avez ressenti à ce moment-là.
143Selon un formateur, « cette méthode permet aux détenus de se replonger progressivement dans les faits pour ensuite analyser les émotions ressenties ce jour-là. Ce sont les émotions qui nous intéressent ». Face au mur, Sébastien ne voit que son propre dessin. Il ne se soucie plus des autres participants. Il réfléchit quelques secondes puis écrit dans les deux bulles. Il donne la parole à son dessin, fait parler son objet. Puis il prend lui-même la parole pour expliquer au formateur qui l’observe :
- Sébastien : J’étais un peu stressé et j’avais un petit peu peur parce que, bon… cette fois-là, j’avais été à visage découvert. J’avais juste un peu changé mes vêtements, j’avais retiré mes boucles d’oreille et je m’étais pas cagoulé parce que… voilà… si une personne était passée quand j’étais près de la machine, j’aurais pu passer pour un soûlard ou quelqu’un qui urinait et tout ça… Mais tout de suite, quelqu’un de cagoulé, ça fait peur quoi… Et aussi, j’avais pris le risque d’y aller sans cagoule.
144L’exercice se poursuit et les formateurs demandent aux détenus de recommencer un dessin, mais un dessin de leur victime cette fois, telle qu’elle était au moment des faits. Et de remplir deux bulles également, l’une pour y écrire ce qu’elle a pensé lors de l’acte, l’autre pour écrire ce qu’elle a ressenti. Cet exercice semble être plus compliqué. Comment dessiner la victime ? Les participants hésitent et prennent beaucoup plus de temps pour finaliser leur dessin.
Sébastien : – C’est difficile de deviner ce qu’il a ressenti parce que… Je peux deviner ce qu’il a pensé, mais ce qu’il ressent… J’arrive pas. C’est pas facile, hein ?
Formateur : – De la haine ?
Sébastien : – Je pense que c’est ça. De la haine et de la colère. En voyant qu’il n’était pas assuré, il a dû se dire : « Bordel, je suis pas assuré ». Il a dû se dire qu’il était vraiment fini, le type. Il a dû se demander pourquoi lui et pas un autre. Parce que bon, c’est ce qu’on se dit toujours. [silence] Je pense aussi qu’il a dû paniquer aussi en ne voyant plus sa grue. Oui, oui hein. Il a dû paniquer.
145Pour le formateur, cet exercice est central. Il permet aux détenus de se rapprocher de leur victime, de la dessiner, puis de la faire parler. Pour y parvenir, ils doivent se mettre à la place de la victime, voire éprouver de l’empathie pour elle. Il s’agit d’une étape décisive dans le processus de sensibilisation :
- Formateur : Pour beaucoup d’auteurs, la victime est un concept. Imaginer sa réaction la rend plus proche. De plus, les auteurs et les victimes partagent les mêmes réactions de peur ou de haine. Reconnaître sa victime, c’est reconnaître les faits et ses conséquences.
146C’est en soulignant cette étape et en félicitant les participants pour leur comportement que le formateur clôture la quatrième réunion.
147Lors de la dernière séance, le formateur rappelle l’étape décisive qui a été franchie la semaine précédente et la recontextualise dans un compte rendu des quatre premières réunions. Il insiste fortement sur la démarche volontaire des participants, sur l’évolution du groupe et sur l’évolution personnelle de chacun. Pour concrétiser tout ce « cheminement », les formateurs proposent aux participants de rédiger une lettre adressée à leurs victimes. Dans ce cas, la lettre ne sera pas envoyée, faute d’un encadrement capable d’assurer un suivi avec les destinataires. Le rôle de cette lettre est de matérialiser le processus de sensibilisation, de l’objectiver – c’est-à-dire de traduire dans un objet –, de le faire exister ailleurs que dans des paroles. Au bout d’une heure, Sébastien a écrit sa lettre. Il explique :
Sébastien : J’ai été marqué par le mal que j’ai fait à cet homme. Au procès, j’ai été marqué par sa souffrance. Parce que j’ai vu que l’homme n’était pas spécialement en colère contre moi. Ce qu’il aurait bien voulu, c’est de trouver une solution, pour lui, pour redémarrer quoi. Et c’est bien, parce que grâce à ça, j’ai eu une peine clémente pour mon dossier car l’homme directement, je ne sais pas s’il a compris mon acte ou quoi, mais lui, il voulait récupérer sa grue. Je ne sais pas, mais je me sens un peu redevable envers cet homme-là. C’est pour ça que je voudrais lui écrire un peu mon regret et que je suis désolé de la tournure que ça a pris.
148Il propose alors de lire sa lettre à voix haute :
« Je vous écris cette lettre pour vous dire à quel point la mauvaise nouvelle m’a attristé sur votre fait [l’entreprise de la victime est tombée en faillite]. Je tiens à m’en excuser honnêtement. Et à ma sortie de prison, je compte vous rembourser tous vos biens du maximum que je peux. J’espère que dans un futur, votre entreprise pourra redémarrer de plus belle. Et c’est mon souhait ».
149Dans cette lettre, le mot « souffrance » ressort, comme un sentiment qui permet à Sébastien de se relier à sa victime. Enfin, en transmettant ses souhaits à cette dernière, il exprime également une partie de ses sentiments, les faisant sortir de l’indicible pour les poser sur une lettre.
150La réunion se termine par une évaluation écrite des participants. Ils remplissent un questionnaire rédigé par les formateurs. Ensuite, ces derniers apportent des limonades et des biscuits. Les discussions se poursuivent alors dans un climat informel. Les formateurs sont satisfaits du bon déroulement du module, c’est-à-dire de la participation des détenus. Ils ont joué le rôle attendu, un rôle de bons élèves. Les formateurs sont prêts à reproduire le module prochainement dans un autre établissement, et si possible ici l’année prochaine, avec un autre groupe de détenus intéressés via le bouche-à-oreille.
B. Un atelier de peinture sociale
151Les ateliers de peinture sociale constituent une activité typique dans le paysage belge de la justice réparatrice en milieu carcéral. Yves en est l’animateur et définit ainsi le concept de peinture sociale :
« La peinture sociale, c’est un dérivé de l’art social. Les sept formes d’art sont présentes partout. La peinture se base sur les couleurs, la sculpture sur la forme. Le théâtre, c’est l’art de la parole, pour transmettre ce que l’on vit à l’autre. La danse, c’est l’art du mouvement. L’architecture, ce sont les processus dans lesquels les actes se mettent en route et le septième art, le cinéma, c’est l’art des biographies des êtres humains. L’art social, c’est se servir de toutes ces formes d’art pour se rencontrer, aller vers le centre, ce qui nous rassemble : un objectif à atteindre ensemble de manière esthétique, avec une moralité. Un objectif. Une moralité. Mais avant tout, souvenez-vous que l’art, c’est aussi le domaine de la fantaisie, de l’enfance. On ne rêve plus aujourd’hui parce qu’on est obsédé par l’action » (Yves).
152Par ce « médium », Yves dit essayer de conscientiser les participants. Ce travail de conscientisation est le résultat toujours improbable d’un processus collectif.
« Dans une peinture sociale, le participant au travail en commun (trois participants travaillent ensemble sur une même feuille) fait l’expérience de l’action de ces formes et traces, qu’il crée, sur les autres participants : il peut percevoir les réactions des autres et sentir ce que « cela leur fait ». La peinture sociale reflète la manière dont le participant agit par rapport aux autres dans la situation qu’il représente » (Leush, 2004 : 52).
153Habituellement, Yves organise ses ateliers à partir d’un processus qui comporte quatre étapes. La peinture sert toujours de moyen pédagogique pour amorcer des discussions avec des trios de détenus qui, ensemble, essaient de créer une œuvre. La première phase se base sur la découverte et l’expérience qui font voir au détenu que tout possède une face « ombre » et une face « lumière ». Ensuite, Yves interpelle les membres du trio sur le rapport qu’ils entretiennent avec chacun de ces deux côtés de leur vie. Il leur explique que, tous, ils se situent entre ces deux côtés et qu’ils s’y relient en racontant leur biographie. Dans une troisième phase, les participants sont amenés à choisir des couleurs selon leurs sensations, mais aussi en fonction des couleurs et formes que les deux autres membres du trio ont déjà employées. C’est donc leur relation aux autres qui est au cœur de cette phase. Enfin, la quatrième phase recouvre les explications que chaque membre du trio fournit pour rendre compte de ses choix. S’amorcent alors les récits biographiques de chacun, et plus particulièrement les récits d’agressions, de crimes. Cette trame, Yves la décrit après l’avoir éprouvée pendant une vingtaine d’années avec des jeunes défavorisés, souvent placés par le juge, issus de milieux multiculturels très variés et, depuis dix ans, avec des détenus dans presque toutes les prisons belges.
154Au début de l’atelier, cinq groupes de trois participants se forment autour d’un objet qui rassemble : une feuille blanche posée sur une table. Un processus collectif peut débuter. Yves s’approche du trio formé par Youssef, Yvan et Tom. Pour amorcer la conversation, il insiste sur l’importance des traces qu’ils vont esquisser avec leur pinceau tout en insistant sur la norme à respecter, l’objectif esthétique à atteindre :
« Dans une peinture, on n’efface pas comme ça ce qu’on a posé comme trace. Toutes les traces restent visibles et agissent sur chacun de vous. Le but de ce travail, même s’il se déroule dans des conditions difficiles, c’est de créer quelque chose de beau, d’esthétique, dans lequel l’ensemble des participants se retrouve » (Yves).
155Tom explique qu’il ne sait pas par quelle étape commencer, quelle couleur choisir, quelle forme esquisser. Yves saisit alors l’occasion offerte par cette hésitation de Tom pour donner le premier coup de pinceau. Il enclenche ainsi un processus pragmatique et, tout en traçant des traits sur la feuille, à l’aide de bleu, de rouge et de jaune, il explique :
« La peinture sociale, c’est un moyen de porter un regard sur soi-même. Dans et de la peinture émergent des images avec lesquelles il faut, d’une façon ou d’une autre, faire quelque chose : vais-je faire redisparaître ces images dans le néant, ou vais-je les accentuer afin de les rendre visibles ? Dans certains cas, c’est agréable à faire. Dans d’autres cas, il y a des images qui provoquent beaucoup de résistances et de peurs. On va essayer de comprendre ces images et de leur donner forme à ces images à travers la peinture. Chaque image porte une face « ombre » et une face « lumière ». Le « mal » est souvent la conséquence d’un « bien » qui n’a pas pu se concrétiser, qui n’a pas été vu, reconnu… [silence] Ceci nous amène à nos facettes personnelles. D’accord ? [silence] En travaillant sur les images, que ce soit sur le papier ou en mon fort intérieur, je réalise peu à peu que je suis artiste et en même temps œuvre d’art. Je suis l’artisan de l’œuvre d’art : ma biographie. J’expérimente le fait que je ne puis intervenir dans la peinture : quelque chose de « raté » n’est pas jeté à la poubelle mais est travaillé, intégré, transformé. En y travaillant intensément, cela devient passionnant ! Que se passe-t-il ? Tout devient simplement autre, différent de ce que j’avais initialement pensé, prévu. Et pourtant, vous voyez bien : j’ai les choses en main. Ce sont mes mains qui créent. C’est moi qui crée. Si je veux savoir pourquoi j’ai peint comme ceci, je constate que je ne peux répondre à cette question qu’une fois que la peinture est terminée. Pendant le processus, il m’est demandé de vivre, de créer, tout en vivant avec mes questions, sans attendre une réponse dans l’immédiat » (Yves).
156En disant aux participants de faire confiance à leurs mains car « elles savent ce qu’il faut faire », en insistant sur la nature incrémentale et progressive de leur peinture, les barrières entre cet animateur et ses élèves semblent être tombées. L’écoute est réciproque, même si Yves parle bien plus que les détenus hésitant face à leur feuille blanche quant au choix du geste, de la couleur. Respectant leurs hésitations, Yves attend patiemment, encourage les participants du regard et, peu à peu, l’espace blanc de la feuille se remplit, les couleurs se mélangent, chacun s’investit, cherche ses limites, les dépasse, ose.
« Je suis touché par la délicatesse et le respect mutuel entre les participants. Regarde leurs sourires, leurs soupirs… Leurs mains dansent sur le papier, puis s’arrêtent pour faire place à un instant de réflexion… Et c’est parti : ils créent. Action ! » (Yves).
157Youssef hésite devant la couleur avec laquelle il va dessiner le chemin qui mène à la maison qu’il a déjà peinte. Timidement, il tend son pinceau vers la palette de couleurs dérangées. Yves l’encourage :
Yves : – « Oui, orange. C’est très bien ! Tu réalises ? Or-ange : or et ange. La maison est douce, chaude. Comme dans une bulle. Un écrin. En bas, au milieu, il y a le sapin de Noël. Noël, les anges. Orange, c’est le symbole du lien qui te ramène au chaud, à la maison »
158Youssef n’hésite plus. Il choisit donc cette couleur orange d’un air décidé et trace le chemin. Yves le regarde, puis :
Yves : – « Pour entrer dans la maison, trouver la quiétude, il faut franchir un seuil : la ligne noire. Devant ce seuil, il y a nos peurs. Elles sont noires, comme le loup que tu as dessiné. Nos peurs, il faut avoir le courage de les regarder en face afin de pouvoir les métamorphoser. Quelles sont tes peurs ? »
Youssef : – « J’avais peur du SPS60. J’avais peur que vous alliez montrer ces peintures et qu’ils fassent un rapport dessus… Un rapport sur ce qui ne va pas bien chez moi. J’avais peur qu’ils pensent qu’il me manque un bout, ou quelque chose comme ça. Le loup, c’est dangereux ».
Yves : – « Oui, mais qu’est-ce que le loup peut nous apprendre ? Dans la tradition indienne, le « message » du loup est le suivant : il peut t’aider à apprendre à te connaître et à écouter ta voix intérieure, t’aider à ne pas faire de « faux pas ». Il t’aide tant que tu restes éveillé à ses leçons. Elles sont parfois dures, parfois plus douces, mais toujours pleines d’amour. Le loup t’aide à te connaître toi-même et à puiser en toi force et confiance. Intéresse-toi au loup. Etudie-le. Il t’apprendra à ajouter à ta force verbale la force du langage de ton corps, de tes gestes, de tes attitudes intérieures et extérieures ».
159Youssef est figé. Il écoute Yves. Tom et Yvan, qui se sont arrêtés pour écouter, reprennent le pinceau après quelques instants de méditation, l’un pour peindre un coucher de soleil orangé, l’autre pour allumer les fenêtres de la maison d’une touche de jaune. Youssef les imite et décore le sapin de guirlandes.
160Au bout de deux heures, dans la chapelle de la prison, les feuilles blanches ont peu à peu été recouvertes de couleurs et de formes, dans une ambiance paisible, bercée par la voix d’Yves qui, guettant les hésitations, tente de les débloquer à l’aide d’un langage bien plus imagé que ce que les peintures ne peuvent le laisser paraître. Aujourd’hui, il a surtout été question de rêves et de peurs. Lors des autres séances, Yves guide les gestes en amenant les participants à parler de leurs délits, de leur famille, de leur victime, de leur futur.
161Les images qui apparaissent sur les tableaux permettent de faire exister ce qui n’existait pas, l’invisible ou l’indicible des détenus. Le travail pictural et réflexif par lequel les détenus donnent forme et couleur à ces images constitue un processus qu’Yves tente de guider, « non de contrôler » souligne-t-il. Outre son expérience, il mobilise une technique. De ce compte rendu, il ressort que cette technique se compose de plusieurs ingrédients. Premièrement, un ingrédient collectif permet de rassembler trois détenus autour d’une feuille blanche. Deuxièmement, un ingrédient pragmatique permet à Yves de guetter les hésitations et blocages des détenus pour les transformer en petits enclenchements, de même qu’il guette dans leurs paroles des symboles susceptibles d’être représentés, traduits en images et donc peints. Troisièmement, un ingrédient incrémental, dans lequel chaque touche constitue un élément supplémentaire dont on ne peut se débarrasser mais dont il convient de se servir pour faire évoluer le tableau.
162Enfin, Yves emploie des gestes habiles pour poser des traits précis sur les feuilles et des mots qui permettent de faire sauter les peurs et les blocages des détenus hésitants. Pour eux, il est une sorte de porte-parole (Callon, 1986a). Les paroles qu’il porte ne sont pas que les siennes. Elles résonnent chez les détenus qui l’écoutent. Et ils l’écoutent, fascinés. Yves est un personnage charismatique et son charisme constitue une source de sa légitimité vis-à-vis des détenus. La légitimité d’Yves constitue également une condition de l’intéressement et de l’enrôlement des détenus. Ils trouvent de l’intérêt dans cet atelier de peinture sociale et se prennent au jeu.
C. Deux processus de traduction
163Dans les deux comptes rendus qui viennent d’être rapportés, l’accent a été mis sur les processus à travers lesquels se déroulent les activités. Quatre « moments » (Callon, 1986a : 180) jalonnent ces processus : la problématisation, l’intéressement, l’enrôlement et la mobilisation.
164« La problématisation, et ceci n’est pas original, consiste en la formulation de problèmes » (idem). Ainsi, la peinture sociale constitue, comme les formations de sensibilisation, des solutions à des problèmes qu’éprouvent certains détenus : l’ennui en cellule, le manque d’espaces de réflexion ou de créativité, les remords etc. Pendant ces activités, d’autres problèmes surgissent : le manque d’inspiration, la difficulté d’exprimer ses émotions, la difficulté d’éprouver de l’empathie par rapport à sa victime, etc. Et, face à ces problèmes, autant de solutions s’élaborent, soit dans la discussion avec les animateurs, soit dans l’action et l’interaction (la peinture, le dessin de la victime, etc.).
165A travers la problématisation, les acteurs s’entre-définissent : ils deviennent des participants à un exercice tantôt collectif lorsqu’ils sont assis autour d’une table, tantôt individuels quand ils se retrouvent seuls face à leur feuille posée sur le mur ; ils deviennent co-artistes lorsqu’ils forment un trio autour d’une feuille blanche qu’il s’agit de transformer en œuvre collective. La problématisation est comparable à un système « d’associations, entre des entités dont elle définit l’identité ainsi que les problèmes qui s’interposent entre elles et ce qu’elles veulent. Ainsi se construit un réseau de problèmes et d’entités au sein duquel un acteur se rend indispensable » (idem : 185) : les formateurs maîtrisent, notamment en vertu de leurs compétences et de leur expérience, des solutions susceptibles de débloquer les problèmes identifiés. Ces solutions les rendent indispensables.
166La problématisation ne suffit pas à rendre compte de la réalisation d’un processus irrémédiablement virtuel au départ. En effet, « chacune des entités convoquée par la problématisation peut se soumettre et s’intégrer au plan initial ou, à l’inverse, refuser la transaction en définissant autrement son identité, ses buts, ses projets, ses orientations, ses motivations ou ses intérêts » (idem : 185). Ainsi, tous les détenus ne participent pas à une formation ou à un atelier de peinture sociale (soit par indifférence au concept de justice réparatrice, soit en vertu d’un comportement passif dans l’attente d’une libération, soit par manque de temps, etc.). Les dimensions artistiques, émotionnelles et occupationnelles peuvent se transformer en arguments susceptibles de justifier leur association au projet de justice réparatrice. Ces arguments forment des dispositifs d’intéressement. L’intéressement constitue la deuxième étape du processus de traduction du concept de justice réparatrice en activité « visible ». « L’intéressement, s’il réussit, confirme (plus ou moins complètement) la validité de la problématisation qui, dans le cas contraire, se trouve infirmée » (idem : 188).
167L’intéressement ne suffit pas, lui non plus, à rendre compte de la totalité d’un processus de traduction. « Aucun dispositif de capture aussi contraignant soit-il, aucune argumentation aussi convaincante soit-elle, n’est assuré du succès. En d’autres termes, le dispositif d’intéressement ne débouche pas nécessairement sur l’alliance, sur l’enrôlement. (…) L’enrôlement désigne le mécanisme par lequel un rôle est défini et attribué à un acteur qui l’accepte. L’enrôlement est un intéressement défini. » (idem : 189). La notion d’enrôlement permet de comprendre pourquoi des détenus se transforment en « bons élèves » ou en coproducteurs d’une œuvre commune, oubliant les peurs, les menaces, les incidents antérieurs ou les préjugés qui, généralement, caractérisent les liens sociaux entre codétenus.
168Enfin, le quatrième moment de la traduction réside dans la mobilisation des alliés. En effet, quelques victimes s’expriment au nom de milliers d’autres à travers des images vidéo ; quelques détenus font de même en tant que représentants d’une catégorie d’acteurs. Une question émerge dès lors : la masse suivra-t-elle ? Les autres détenus et les autres victimes, vont-ils, eux aussi, s’engager dans un processus de visibilisation de la justice réparatrice ? Les tableaux de peinture qui ornent les couloirs administratifs de certains établissements véhiculent un message de justice réparatrice au sein de l’administration pénitentiaire, tout comme les participants aux ateliers de peinture ou aux modules de formation colportent oralement leur expérience en détention. Toutefois, l’ampleur de ce processus de traduction dépend de facteurs avant tout organisationnels et politiques, liés aux conditions d’organisation et de subvention de telles initiatives, puis de leur diffusion et de leur publicité.
169Ces quatre moments jalonnent les processus de traduction à travers lesquels l’idée abstraite et théorique de justice réparatrice prend forme, dans des activités mais aussi dans des objets (peintures, lettres adressées aux victimes) susceptibles de voyager et transporter, à leur tour, cette idée. Une fois qu’ils sont entrés en contact avec cette idée, de nombreux acteurs (détenus, victimes, associations, mais aussi agents pénitentiaires, médias etc.) peuvent se faire les porte-parole de la justice réparatrice. Ces processus de traduction rappellent aussi la centralité du langage dans les politiques [pénitentiaires] et dans leur mise en pratiques. La traduction d’une politique aux pratiques, son interprétation, entraine des transformations dans le langage et parfois aussi dans la signification : « le sens peut être perdu dans la traduction, mais aussi créé par elle » (Freeman, 2009 : 432).
D. Le métier de consultant en justice réparatrice
170Après avoir posé un regard descriptif sur le travail des CJR et sur les situations de justice réparatrice, il convient d’emprunter un point de vue analytique sur ces deux éléments, afin de proposer une lecture sociologique de la mise en œuvre de la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000.
171Cette lecture se centrera d’abord sur les CJR afin d’analyser les mécanismes organisationnels à travers lesquels ils sont parvenus à se faire une place non seulement dans leur prison, mais également dans le monde pénitentiaire belge. A travers les activités qu’ils coordonnent, les dispositifs qu’ils gèrent, leurs actions de formation, d’information et de sensibilisation, les CJR s’inscrivent dans de multiples interactions qui contribuent à la définition d’un territoire, ou d’une juridiction pour reprendre le concept par lequel Andrew Abbott (1988) désigne le lien qui s’établit entre un groupe professionnel et le travail qu’il accomplit. Cette juridiction est tissée par les liens qui s’établissent entre le CJR et son socle de tâches, de compétences, de pratiques.
172Ensuite, il s’agira de déterminer la forme sociale que prend l’idée de justice réparatrice dans les actions et situations auxquelles elle a donné naissance. Pour Georg Simmel (2008), toute association entre des individus possède une forme et un contenu qui, si elles constituent une combinaison indissoluble, doivent entraîner deux démarches de recherche distinctes. Après avoir décrit le contenu des situations liées au concept de justice réparatrice, il conviendra donc de déterminer les formes concrètes que recouvre ce concept.
173Enfin, il s’agira de préciser l’ampleur des effets induits par la mise en œuvre de la circulaire ministérielle en prenant la mesure des innovations qu’elle a impulsées et de son impact sur le processus politique dans lequel elle s’inscrit. Plus qu’une évaluation, ce seront les effets de réduction et d’amplification (Latour, 1993 : 217) et de cadrage-débordement (Callon, 1999) de la circulaire qui seront au centre de l’attention.
Notes de bas de page
42 Cf. supra (chapitre I, section III. A).
43 Dans le cadre de l’article 216 ter code d’instruction criminelle ou dans le cadre de la loi du 22 juin 2005 (cf. première partie), soit dans des cas de médiation avant jugement, l’intervention des deux associations est financée par le Ministère de la Justice. Ces deux cadres législatifs ne couvent toutefois pas les cas de médiation en milieu carcéral.
44 Toute condamnation pénale – calculée en temps de privation de liberté – est, en principe, assortie d’une condamnation civile – calculée en quantité financière à rembourser à l’Etat ou à la victime. Toutefois, en prison, le suivi des processus de remboursement des parties civiles est rendu compliqué d’une part en raison des fréquentes situations d’insolvabilité que vivent les détenus, d’autre part pour des problèmes de coordination entre le service du greffe au tribunal et les services du greffe et de la comptabilité en détention.
45 Il s’agit des situations visées par la loi du 29 juin 1964 concernant la suspension, le sursis et la probation et la loi du 10 février 1994 organisant une procédure de médiation pénale.
46 Il s’agit de Personnalité et Relations Humaines, une organisation internationale, fondée en France, et active dans le champ de la psychopédagogie. Voir infra section F).
47 Pour plus d’informations au sujet de ce projet, cf. http://law.kuleuven.be/PCW/.
48 Ce constat que dresse Anouk Depuydt s’inscrit dans la continuité de certaines analyses réalisées après 1968 et s’érigeant contre « l’un des traits essentiels de la société contemporaine, société de «déliance» marquée par la désagrégation des groupes sociaux de base, par des carences de reliance (dans la nature des liens sociaux) » (Bolle De Bal, 2003).
49 Les CJR d’une même communauté linguistique se réunissent une fois par mois lors de réunions appelées intervisions.
50 On constate un phénomène de sélection analogue concernant les patients des premières unités de dialyse rénale (Kuty, 1994).
51 Ici aussi, on le voit, le processus de sélection constitue une étape permettant aux opérateurs (Catherine en l’occurrence) de définir les profils de détenus souhaités : francophones, motivés, capables de s’exprimer, etc. Il s’agit d’une stratégie courante d’anticipation du succès d’une innovation.
52 Cf. supra, section I.F.
53 Voyez également le « travail invisible » réalisé, dans d’autres champs d’activité, par le « coordonateur » dans les réseaux de santé (Robelet, 2008) et les équipes de soutien et de conseil en soins palliatifs au domicile (Mino & Lert, 2003).
54 Cf. supra (chapitre 1, section C).
55 Loi instaurant des tribunaux de l’application des peines, M.B. 15/6/2006.
56 Avant cette date du 1er février 2007, et depuis la loi du 5 mars 1998 relative à la procédure de libération conditionnelle, les victimes pouvaient déjà assister à ce que l’on appelait les « commissions de libération conditionnelle », présidées par le directeur d’établissement à l’intérieur de la prison. Depuis 1998, des victimes sont donc amenées à se rendre en prison.
57 Cf. supra (chapitre 1, section III, A).
58 Il s’agit d’une formation continuée pour les chefs de quartier, les chefs surveillants, les membres du service psychosocial, les aumôniers (et représentants des cultes) et les éducateurs de l’administration pénitentiaire.
59 Dans le cadre du plan de management du directeur général de l’administration pénitentiaire (Meurisse, 2007), chaque directeur d’établissement doit élaborer un plan opérationnel. « Ce plan reprend les objectifs que chaque prison désire atteindre afin d’améliorer son fonctionnement et sa gestion interne et résoudre les difficultés qui ont été constatées » (Direction Générale des Pénitentiaires, 2007 : 23). Les CJR des quatre établissements étudiés ont collaboré à la rédaction de ce plan, de manière ciblée pour la partie « justice réparatrice » (à Dijle et Mosa), plus largement à Gelmel et à titre principal à Moha.
60 Service psychosocial dépendant de l’administration pénitentiaire.
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Les Musulmans en prison
en Grande-Bretagne et en France
James A. Beckford, Danièle Joly et Farhad Khosrokhavar
2005