Chapitre 1 : Genèse de la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000
p. 23-73
Texte intégral
1« La prison, bien que reconnue comme inhumaine par certains et inefficace par d’autres, n’est qu’exceptionnellement constituée en un objet politique mobilisateur » (Philippe Artières, Pierre Lascoumes, & Grégory. Salle, 2004 : 32). Le cas de la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000 instaurant la « justice réparatrice » dans les établissements pénitentiaires belges constitue un cas remarquable dans la mesure où elle résulte de l’inscription de la prison à l’agenda politique. En créant la fonction de « consultant en justice réparatrice » et en prévoyant l’introduction d’un consultant dans chaque prison, elle s’insère dans une reconfiguration progressive des politiques pénitentiaires belges. On peut la lire comme le dernier maillon d’un processus composé de divers éléments tels que de l’engagement militant, des principes religieux, du volontarisme politique, des pratiques professionnelles émergentes, des stratégies scientifiques, etc.
2Cette circulaire constitue donc un objet à prendre au sérieux car elle témoigne d’une prise en compte de la prison par les décideurs politiques. En outre, elle s’inscrit dans l’ouverture progressive des politiques pénales et pénitentiaires au concept de « réparation » (Varona, 1996). La circulaire représente à ce sujet une première étape décisive puisqu’elle institutionnalise l’idée de « justice réparatrice en milieu carcéral ». Une seconde étape sera franchie avec l’adoption de la loi pénitentiaire du 12 janvier 2005, qui introduit « la nécessité de donner un sens à la peine » et, pour ce faire, propose les « 3 R » comme objectifs de la détention : réparation, réinsertion, réhabilitation13. Il s’agit donc bien d’une politique pénitentiaire qui se met en place, peu à peu, autour de l’idée de « réparation ».
3Cette idée de « réparation » se trouve au cœur de la notion de « justice réparatrice en milieu carcéral ». Les consultants en justice réparatrice la définissent aujourd’hui comme une nouvelle conception selon laquelle le délit n’est plus considéré comme une infraction à la loi, mais comme un conflit interpersonnel provoquant une rupture dans la relation tripartite entre l’auteur, sa (ses) victime(s) et la société. Dans cette optique, la justice en général, et l’administration pénitentiaire en particulier, sont supposées remplir une nouvelle fonction : offrir des conditions permettant [aux justiciables en général et plus particulièrement] aux détenus de réparer et restaurer la relation perturbée. Quant à la circulaire ministérielle, elle assigne à chaque consultant la mission suivante : orienter la culture de la détention vers une culture de la « réparation », à partir d’un rôle de conseiller du directeur d’établissement.
4La mise en œuvre de cette circulaire repose donc, avant tout, sur les « consultants en justice réparatrice ». Ceux-ci tentent, depuis plus de six ans, de construire leur fonction et de proposer de nouvelles activités14 à visée réparatrice aux détenus [et parfois aux victimes], en partenariat avec des associations qui gravitent autour du secteur carcéral. L’idée de justice réparatrice se situe au cœur de leur travail mais surtout, au cœur de la politique pénitentiaire initiée par le Ministre Verwilghen en octobre 2000. D’où vient cette idée, porteuse d’un projet ambitieux pour le champ carcéral belge ? C’est à cette question que ce premier chapitre va tenter de répondre en retraçant le processus génétique de la circulaire ministérielle en question.
5Pour ce faire, il s’agira de suivre (II) trois courants d’idées qui ont nourri (III) deux programmes, l’un scientifique, l’autre politique. A leur tour, ces deux programmes ont engendré la circulaire ministérielle qui inscrit officiellement l’idée de justice réparatrice au cœur d’une politique pénitentiaire. La quatrième section (IV) retracera l’évolution progressive de cette idée composite à travers cinq mondes sociaux dans une optique descriptive d’abord, puis analytique à l’aide des concepts de traduction et d’intermédiaires. Il sera alors possible (V) de tirer quelques enseignements de ce processus au sujet de la politique pénitentiaire étudiée. Mais avant toute autre chose, il convient de s’arrêter un instant sur la notion de justice réparatrice, déjà abondamment employée jusqu’ici.
I. La justice réparatrice : un concept criminologique
6La notion de justice réparatrice côtoie celles de justice restaurative et de justice restauratrice qui, toutes, tentent de traduire le concept anglo-saxon de restorative justice. Elles renvoient, d’une part, (1) à un modèle de justice et, d’autre part, (2) à certaines nuances qui font de la justice réparatrice un concept polysémique.
A. Un nouveau modèle de justice ?
7L’idée de justice réparatrice – ou restaurative – renvoie à une constellation de modèles de justice. Cette idée, comme les concepts théoriques et politiques qu’elle alimente, inonde les nombreux ouvrages qui, depuis une trentaine d’années, ont envahi les bibliothèques des facultés de criminologie, victimologie et pénologie. Parmi cette abondante littérature qui lui est consacrée, la justice réparatrice est considérée et soutenue comme une troisième voie, située entre le modèle de la justice rétributive et celui de la justice réhabilitative axée sur la réadaptation (Demet, 2000 ; Peters, 1996a ; Walgrave, 1995). Le premier de ces deux modèles se centre sur l’infraction et sur la punition. En punissant l’auteur de l’infraction, l’Etat vise à dissuader le coupable de récidiver et les autres citoyens de l’imiter. Le modèle réhabilitatif définit, pour sa part, l’infraction comme un symptôme et place le délinquant au centre de cette définition. En considérant celui-ci comme carencé, à éduquer et à soigner, la réponse de l’Etat vise le traitement de l’auteur. La victime est absente de ces deux modèles.
8Depuis plus de vingt ans, la Justice est affectée par certains phénomènes que les sociologues et théoriciens du droit appellent « crise de la Justice ». Cette crise a déjà été analysée sous plusieurs angles et qualifiée, notamment, de déclin de l’institution (Dubet, 2002), de crise du droit (Genard, 2000), de crise de confiance (Dobbelstein & Pinilla, 1999). Dans ce contexte social et politique de crise (Jaccoud, 2003), les modèles rétributif et réhabilitatif peinent non seulement à rétablir la confiance des citoyens, mais aussi à contenter les parties et plus particulièrement les victimes. Les acteurs portant l’idée de la restorative justice sont guidés par une ambition réformatrice. Ils visent ainsi à promouvoir de nouvelles réponses judiciaires, distinctes des logiques rétributives et réhabilitatives qui ont montré leurs limites (Faget, 2002). Intégrant le souci des victimes, ces nouvelles réponses prônent de nouvelles modalités de réaction sociale aux conflits, basées sur un processus négocié entre les parties. « Bien que les concepts de médiation et de justice réparatrice ne soient ni synonymes, ni juxtaposables, la philosophie de la médiation nourrit la justice réparatrice » (Demet, 2000 : 44).
9Une définition du modèle de restorative justice systématiquement reprise par la majorité des auteurs est empruntée à Tony Marshall (1996 : 37) : « a process whereby the parties with a stake in a particular offence come together to resolve collectively how to deal with the aftermath of the offence and its implications for the future ». Toutefois, cette notion de restorative justice se décline, en français, en diverses traductions qui renvoient à plusieurs notions qu’il convient de distinguer.
B. Un concept polysémique
10Les racines de cette notion sont anglo-saxonnes et renvoient au concept criminologique de restorative justice. Si la traduction de ces termes en néerlandais n’a pas posé de problème (herstel ou herstelrecht), leur traduction en français oscille entre justice réparatrice, justice restauratrice et justice restaurative (Cario, 2000). Pour de nombreux observateurs, la polysémie du terme complique l’implantation concrète de projets guidés par la philosophie de la réparation (Demet, Jacqmain, & Parello, 2000a ; D. Martin, 2006). Dans cet ouvrage, le choix d’employer les termes de justice réparatrice provient du fait que ce sont ceux-là qui apparaissent dans la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000, comme dans les travaux préparatoires à cette circulaire d’ailleurs.
11Toutefois, dans le contexte belge, l’appellation justice réparatrice est source d’ambiguïté car, en dehors de ce contexte, la notion de réparation est utilisée dans de nombreux travaux pour caractériser une relation bipartite, entre un auteur et sa victime, tout en mettant l’accent sur un dommage à réparer. Le concept de restorative justice, quant à lui, est davantage utilisé afin d’insister sur une relation perturbée qu’il s’agit de restaurer. Cette relation est envisagée selon une dimension tripartite, entre un auteur, sa (ou ses) victime(s) et la communauté. Ces deux conceptions ont imprégné le travail des chercheurs en criminologie de l’Université Catholique de Leuven (KUL) et de l’Université de Liège (ULg), importateurs de ces notions qui caractérisent désormais la philosophie de travail des consultants en justice réparatrice15, les nouveaux acteurs professionnels introduits dans les prisons belges. Ci ce livre ne prétend pas résoudre l’ambiguïté terminologique qui vient d’être soulignée, il tentera par contre de l’étayer empiriquement. Par la suite, la notion de justice réparatrice sera employée, par souci de fidélité à l’objet étudié, ainsi désigné en Belgique francophone par les acteurs de terrain. Cette expression sera utilisée bien qu’elle doive être entendue, le plus souvent, dans le sens de justice restaurative.
12Enfin, le sens conféré au concept de justice réparatrice par le ministre Verwilghen était le suivant : « la justice réparatrice souhaite avant tout se baser sur les attentes et les besoins des parties concernées et viser en priorité une réparation des dommages, de la relation perturbée entre l’auteur, la victime et la société » (Verwilghen, 2000 : 4). Les pages suivantes s’attacheront à analyser le processus génétique propre à cette définition indigène et à rendre compte de son processus de mise en œuvre.
13La figure suivante regroupe, de manière synthétique, les trois modèles de justice (modèle rétributif ; modèle réhabilitatif ; modèle de la restorative justice) qui viennent d’être cités, tout en nuançant deux conceptions dérivées du troisième modèle : la justice réparatrice et la justice restaurative (ou restauratrice).
II. Retour aux sources : trois courants d’idées
14La circulaire ministérielle du 4 octobre 2000 résulte directement de l’interaction entre les travaux des criminologues de la KUL (Katholieke Universiteit Leuven) et de l’ULg (Université de Liège) d’une part, et les décisions ministérielles en matière de politiques pénale et pénitentiaire d’autre part. Ces travaux criminologiques et ces décisions politiques ont en commun d’avoir été alimentés par des idées que l’on peut, dans un souci didactique, regrouper en trois courants. Le premier courant d’idées se déploie autour de la restorative justice, une idée anglo-saxonne en vogue depuis une vingtaine d’années parmi les réflexions de l’équipe de recherche de la KUL, mais dont les racines spatio-temporelles s’étendent bien au-delà. Ensuite, la figure de la victime a acquis une certaine forme de reconnaissance sociale et juridique, pénétrant le champ pénal et motivant une accumulation de connaissances au sein d’une discipline étroitement liée à la criminologie : la victimologie. Enfin, le champ des politiques pénitentiaires a évolué [formellement, du moins16] dans le sens d’une humanisation des conditions de détention, comme en témoigne l’adoption récente de la loi pénitentiaire du 12 janvier 2005.
A. La restorative justice au cœur d’un réseau social global
15La restorative justice constitue aujourd’hui une idée abondamment traitée (Jaccoud, 2003). Pour mieux comprendre le succès de cette idée, mais aussi l’avènement de plusieurs dispositifs dont la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000 fait partie, un détour historique s’avère nécessaire.
1) Le pacifisme mennonite
16La dénomination mennonite, solidement implantée au Canada mais également présente dans le monde entier, appartient au mouvement anabaptiste17. Pour cette branche protestante, la foi s’acquiert à travers une révélation entraînant un processus de conversion. Depuis ses origines, qui remontent à la Réforme au XVIe siècle, jusqu’à aujourd’hui, l’Eglise mennonite est attachée à un double principe fondateur : la non-violence et la vie en communauté. Ainsi, dès le XVIe siècle, on retrouve une forte présence des premières communautés anabaptistes en Suisse, en Allemagne et aux Pays-Bas. Le principe de non-violence, hérité directement de la Bible, conduit alors les membres de ces communautés à refuser de porter les armes pour défendre l’État.
« Martelant leurs épées, ils en feront des socs, de leurs lances ils feront des serpes. On ne brandira plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à se battre » (Esaïe, 2.4, phrase figurant sur la page de garde du site Internet du Centre Mennonite de Paris - http://www. centre-mennonite.fr/).
17Ce refus d’enrôlement est à l’origine de plusieurs persécutions allant jusqu’au martyr dans bien des cas.
« Le plus célèbre martyr mennonite est certainement Dirk Willems, natif d’Asperen (Pays-Bas) qui, au XVIIe siècle, fut arrêté, jugé et déclaré coupable d’anabaptisme. Il put s’échapper de sa prison mais fut pris en chasse par un garde. Dirk traversa un étang gelé mais s’arrêta net en entendant le craquement de la glace sous le poids de son poursuivant. Il fit alors demi-tour pour sauver le garde de la noyade. Bien qu’il lui eut sauvé la vie, Dirk fut rapidement arrêté par les autres gardes venus en renfort. Il retourna en prison avant d’être conduit au bûcher » (d’après Kreider & Oyer, 2003 : 38-39).
18La fuite devient rapidement la principale alternative à ces persécutions et c’est ainsi qu’un vaste mouvement migratoire conduit les communautés en Russie puis en Amérique du Nord. La vie de ces communautés se caractérise par un phénomène d’entraide et de solidarité envers chacun. Dieu étant présent en chaque homme, chacun mérite le respect.
19Au fil du temps, les différentes communautés anabaptistes vont peu à peu se distancier vis-à-vis du principe de non-violence, à l’exception de quatre églises, qui y resteront toutefois fortement attachées : les Amish, les Quakers, les Huttériens et les Mennonites. Au cours du XXe siècle, l’intégration sociale des communautés mennonites en Amérique du Nord relègue parmi les mauvais souvenirs les phénomènes de persécution d’autrefois. Toutefois, même s’il reste le fait des Mennonites les plus conservateurs, le refus d’enrôlement persiste face au service militaire obligatoire. Les Mennonites progressistes tentent, quant à eux, d’anticiper les situations de violence ou d’y remédier par des réponses axées sur la communication. La prise en charge par la communauté est également préférée à l’intervention de l’État, qui reste avant tout perçu comme le détenteur du monopole de la violence légitime.
20Dès les années 1950, une solide réflexion s’élabore autour de la non-violence et, en 1974, Mark Yantzi, un travailleur social de confession mennonite de Kitchener (Ontario), recommande, dans son rapport présentenciel, que deux adolescents, auteurs d’une série d’introductions par effraction, rencontrent les victimes et conviennent de mesures réparatrices, ce que le juge accepte (Peachy, 1989). Cette première expérience est considérée comme fondatrice par de nombreux spécialistes en matière de médiation (Milburn, 2002 : 25) et de justice réparatrice. Elle sera suivie par de nombreuses autres expériences semblables organisées pour les victimes et les délinquants via des financements et des donations de l’Eglise et du gouvernement, avec l’appui de plusieurs groupes communautaires (Bakker, 1993 : 1483).
« Dans la périphérie du secteur judiciaire aux États-Unis, (…) de nombreux mennonites et organisations mennonites se sont investis dans la promotion de techniques spécifiques de résolution des litiges proposées comme une alternative aux modalités judiciaires classiques » (Lefranc, 2008a : 45).
21Parmi ces expériences, on peut mentionner les cercles de sentence (Jaccoud, 1999) qui, dans la majorité des provinces canadiennes, permettent de rechercher les conditions de l’émergence d’un conflit et ses conséquences, à travers des discussions réunissant tous les membres de la communauté qui le souhaitent. « Plus que la gravité des faits, c’est la sincérité de l’infracteur, les besoins réels des victimes et l’implication de la communauté qui déterminent la mise en place d’un cercle » (Cario, 2005 : 80). Le Victim Offender Reconciliation Program (VORP) constitue une deuxième expérience. Après quelques initiatives aux Canada, un premier programme de ce type a été lancé aux Etats-Unis, à Elkhart (Indiana) en 1978 (Zehr, 1984). On retrouve certaines organisations à l’origine de tels programmes. Parmi elles, le Comité central mennonite (MCC), qui se définit comme une agence d’aide, de service de bienfaisance et de paix « a prôné la justice réparatrice en mettant des victimes en présence d’individus ayant perpétré des crimes et en faisant en sorte qu’ils règlent leurs problèmes »18. L’association abolitionniste Prisoners and Community Together (PACT) et l’organisation œcuménique Church Council on Justice and Correction (CCJC) ont, pour leur part, été « capables d’intéresser, localement, des agents du système judiciaire, puis des associations de victimes » en Amérique du Nord (Lefranc, 2006 : 393). Enfin, le MCC a négocié avec le gouvernement et le Congrès les termes d’un service civil afin de permettre aux Mennonites d’éviter le service militaire au nom du pacifisme. Ce service civil leur offrait la possibilité d’aller à la rencontre de la population dans les hôpitaux psychiatriques, les prisons et les pays en fin de conflit. Par la suite, « on a pu observer la spécialisation de nombreux Mennonites dans les rôles d’agents de probation » (Lefranc, 2006 : 402).
22Les pratiques de médiation qui s’étaient d’abord développées dans le champ de la justice ont ensuite progressivement gagné d’autres sphères telles que la famille (Hudson, Morris, Maxwell, & Galaway, 1996), l’entreprise ou l’école, via l’action de certaines associations. Parmi celles-ci, le Langley Mennonite Fellowship19 :
« Sur initiative du Langley Mennonite Fellowship, l’association est devenue une organisation à programmes multiples dont les activités s’insèrent dans divers milieux, comme le système de justice pénale, les établissements scolaires, les entreprises et les centres communautaires. L’association offre une formation à la médiation dans un cadre qui comprend l’élaboration du matériel et un programme d’éducation fondé sur les travaux pratiques. Parmi les programmes actuels, mentionnons le programme de réconciliation entre la victime et le délinquant, le programme de médiation entre la victime et le délinquant et l’initiative “Educating for Peacebuilding” » (Source : http://dsp-psd. tpsgc.gc.ca/Collection/JL2-22-2003F.pdf - site Internet consulté le 24 août 2010).
23On peut donc lire les premières initiatives de médiation et de réconciliation entre auteur(s) et victime(s) comme intimement liées au principe mennonite de non-violence. Depuis les premières pratiques expérimentales, de nombreux dispositifs ont vu le jour à travers le monde. Les pages suivantes retraceront ces déplacements et développements.
2) Théorisation des pratiques de médiation
24Depuis l’initiative de Mark Yantzi en 1974, les pratiques et dispositifs de médiation, de réconciliation et de rencontres entre auteur(s) et victime(s) se sont multipliés en Amérique du Nord, notamment via l’action des associations – souvent d’identité mennonite – qui viennent d’être citées. Parallèlement à ce développement, certains experts universitaires, observant et analysant ces pratiques, élaborent des modèles théoriques destinés à rendre compte de l’engouement qu’elles provoquent. Parmi eux, Howard Zehr, mennonite, professeur de criminologie à l’Eastern Mennonite University (EMU, Harrisonburg, Virginie) et responsable au sein du MCC du développement de la médiation auteur-victime en Amérique du Nord, est considéré comme le père fondateur de la restorative justice. Il a ainsi joué un rôle capital lors des expériences pionnières en la matière, au même titre que d’autres mennonites qui, « comme Howard Zehr, ont été les idéologues les plus en vue du mouvement VORP » (Bonafé-Schmitt, 2003 : 27). Le livre qu’il rédige en 1990, Changing Lenses : A New Focus for Crime and Justice, constitue l’un des ouvrages de référence parmi la florissante littérature sur le sujet20. John Braithwaite est un autre théoricien abondamment cité en la matière. Ce professeur australien de criminologie (Australian National University, Canberra) « a beaucoup fait pour la diffusion d’un modèle australien revu à partir de sa thèse (John Braithwaite, 1989) de la honte qui réintègre » (Lefranc, 1999 : 400). Ici, la honte est envisagée dans une optique de réintégration théorique et non dans une optique d’humiliation, de stigmatisation ou d’exclusion de la personne (Cario, 2005 : 22).
25Les criminologues Howard Zehr et John Braithwaite ont donc joué un rôle décisif sur le plan de la diffusion du modèle anglo-saxon de restorative justice à un échelon international. Leurs participations à divers colloques et leurs publications ont ainsi servi de vecteurs à la diffusion de ce modèle, tout comme leur insertion dans divers réseaux scientifiques tels que l’American Society of Criminology, Victim Offender Mediation Association (VOMA), International Institute for Restorative Practices, Restorative Justice Online from Prison Fellowship International, European Forum for Victim Services ou encore Restorative Justice, Criminal Justice and Human Rights (Independent Academic Research Services [IARS]).
26La criminologie internationale se compose toutefois de divers courants théoriques parmi lesquels certains trouvent, dans les travaux de restorative justice, matière à réflexion, matière à diffusion ou matière à discussion. Ainsi, le criminologue norvégien, Nils Christie (University of Oslo), s’appuie sur ce modèle pour proposer une alternative à un modèle de justice étatisé et professionnalisé et, par conséquent, pour rendre le conflit à la communauté. D’autres y voient une alternative à un système pénal rétributif et réhabilitatif qui aurait montré ses limites et faudrait dénoncer :
« Sont dénoncées les fonctions d’occultation « mystificatrices » d’un modèle répressif qui ne dit pas son nom et qui poursuit une logique de « cancérisation du contrôle social ». Sur le plan de l’efficacité enfin, le modèle de la réhabilitation est mis en cause. « Nothing works ! »21 clamera-t-on dans les années 1980 aux États-Unis : non seulement la réhabilitation-traitement ne marche pas, mais elle a aussi des effets contre-productifs au sens où elle déresponsabilise un délinquant traité en victime, ignore les « vraies victimes » de la délinquance et fait l’impasse sur le besoin social d’une sanction ostentatoire » (Cartuyvels & Ost, 1998 : 101).
27D’autres critiquent le système pénal classique en pointant du doigt la constante augmentation des taux de récidive (Dünkel, 1999) et l’insatisfaction des parties consécutive à la décision de justice (Hassal, 1996). Quant aux victimologues, ils voient dans la restorative justice un moyen de faire avancer la cause des victimes. Parmi eux, on retrouve Ezzat Fattah, Professeur à la Simon Frazer University (Canada) :
« Ezzat A. Fattah souligne l’échec relatif des programmes censés soulager les souffrances des victimes, l’absence de recours leur permettant d’exercer leurs droits, le manque de ressources. Il appelle à une réforme qui devrait mettre de l’avant les principes de la justice réparatrice et les solutions axées sur la résolution des conflits » (Gaudreault & Peters, 2000 : 6).
28Parmi les universitaires qui ont participé à la promotion du modèle de restorative justice, nombreux sont ceux qui combinent positions théoriques, évaluation des programmes et développement d’expériences pilotes dans un cadre associatif ou gouvernemental (Lefranc, 2006 : 407). Parmi ces entrepreneurs de la restorative justice dont on vient de souligner le caractère hybride de leurs positions, se trouvent notamment Mark Umbreit (Minnesota) ainsi que les belges Elmar Weitekamp, Stephan Parmentier, Ivo Aertsen (médiation auteur-victime dans le champ de la justice criminelle), Lode Walgrave (réparation chez les mineurs), tous originaires de la KUL. La figure de proue de cette équipe n’est autre que Tony Peters qui, après avoir rédigé une thèse de doctorat en 1976 sur les régimes de détention à la prison de Louvain Central, a façonné l’idée de justice réparatrice en milieu carcéral. Sous sa houlette, les criminologues de la KUL se sont installés au cœur d’un réseau international de recherche dont l’une des cristallisations n’est autre que le European Forum for Victim-Offender Mediation and Restorative Justice. Le quartier général de ce réseau, né à l’initiative de l’Union européenne et grâce à ses financements (Aertsen & Lauwaert, 2001 : 39) est d’ailleurs installé à Louvain.
29Les criminologues de la KUL se sont donc fortement engagés dans cette problématique, profitant pour ce faire de l’intérêt des institutions européennes pour le sujet. Ainsi, les Nations Unies, le Conseil de l’Europe et le Conseil de l’Union européenne ont émis un ensemble de textes dans lesquels ils prônent la nécessité de rendre aux parties en cause un rôle actif dans le règlement des conflits qui les opposent. Ils entendent également favoriser le recours à la médiation et mettent l’accent sur le droit de la victime à obtenir réparation de son préjudice (Georges Kellens, Parmentier & Peters, 2004 : 29). Parmi ces textes, on peut citer :
- la Déclaration des principes généraux de justice pour les victimes de délits et d’abus de pouvoir des Nations Unies (Résolution 40/34 adoptée par l’Assemblée générale et adoptée par le Congrès le 29 novembre
1985) ; - la résolution adoptée par la Commission des Nations Unies pour la prévention du crime et la justice pénale en avril 2002 sur les principes de base concernant le recours à des programmes de justice réparatrice en matière pénale ;
- les recommandations n° R(85)11 sur la position de la victime dans le cadre du droit pénal et de la procédure pénale et n° R(87)21 sur l’Assistance aux victimes et la prévention de la victimisation ;
- la recommandation 99 (19) sur la médiation en matière pénale adoptée le 15 septembre 1999 par le Conseil de l’Europe ;
- la décision-cadre du Conseil de l’Union européenne du 15 mars 2001 relative au statut des victimes dans le cadre de procédures pénales.
30Le rôle des institutions européennes, ajouté à celui de divers universitaires et de plusieurs associations (souvent mennonites) a donc favorisé la diffusion de principes, de pratiques et de dispositifs de médiation et de réparation/restauration.
3) Densification d’un réseau hétéroclite
31La restorative justice « agrège aujourd’hui un grand nombre d’intentions réformatrices en matière de justice pénale » (Lefranc, 2006: 395). Elle constitue une source d’inspiration féconde pour de nombreux dispositifs permettant notamment de régler les conflits hors des tribunaux, de s’appuyer sur la présence d’un tiers (souvent un médiateur) et de rendre la résolution du conflit aux mains des auteurs(s), victime(s) et communauté(s). Ainsi, dans divers champs relationnels où les conflits mettent aux prises des personnes physiques et des enjeux d’ordre interpersonnels, la médiation tend à s’ériger comme l’emblème de ce nouveau modèle de justice « négociée » (Cartuyvels, 2003). C’est vrai, par exemple, dans le droit de la famille, pour tenter d’apporter des réponses moins douloureuses aux problèmes de divorce (Bastard, 2002; Théry, 1993), dans le droit pénal (Mincke, 2006 ; Tulkens & Van de Kerchove, 1996), dans les politiques sociales (Barthélémy, 2009) ou dans d’autres domaines tels que les conflits scolaires (Cellier, 2003), les problèmes de voisinage (Lassave, 1996) ou les relations interculturelles (Kastersztein, 1999). Si ces dispositifs ne sont pas neufs, leur prolifération quantitative semble indiquer un changement qualitatif illustrant une mutation de notre rapport à la norme et à l’autorité. Pour Claude Macquet, ces nouvelles façons de faire qui se mettent en place « tout à la fois tentent de recréer un lien et procèdent à la fois à une surveillance des risques que les individus représentent pour ce lien » (2005 : 73).
32Sandrine Lefranc souligne très justement que le foisonnement de tels dispositifs témoigne du succès de la restorative justice en tant qu’ensemble « composite de principes d’organisation politique parfois contradictoires […], de pratiques éclectiques géographiquement et socialement dispersées, de mobilisations politiques (par exemple féministe, ou favorable à un groupe aux contours imprécis, formé des victimes d’actes criminels), religieuses, savantes, professionnelles ». La restorative justice fait alors office de « mot capté pour des causes très diverses » et permettant « la constitution d’un “mouvement” articulant […] des mobilisations situées dans des espaces sociaux divers et des lieux géographiques éloignés les uns des autres, et contribuant par-là au succès des usages locaux » (2006 : 396).
33Parmi ces usages locaux figure la « justice réparatrice en milieu carcéral », c’est-à-dire un dispositif inscrit dans la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000. Cette nouvelle orientation pénitentiaire a certainement bénéficié du « mouvement social » (Lefranc, 2006) autour de la restorative justice, réunissant divers groupes d’acteurs socialement et géographiquement éloignés les uns des autres. La circulaire participe également au mouvement d’élargissement et de densification du réseau d’acteurs hétéroclites véhiculant ce concept criminologique. Toutefois, si la « justice réparatrice en milieu carcéral » s’inscrit dans ce réseau, elle ne peut pas se résumer uniquement à un usage local de la restorative justice. Deux autres courants d’idées ayant favorisé son émergence doivent être pris en compte : la victimologie et l’humanisation des conditions de détention.
B. La victimologie et le droit des victimes
34Si la cause des victimes a franchi un pas décisif dans la seconde moitié du XXe siècle (Chaumont, 1997), c’est plus particulièrement au cours des années 1970 que la figure de la victime a connu une consécration incontestable que Daniel Fassin et Richard Rechtman (Fassin & Rechtman, 2007 : 29) qualifient « d’innovation sociale majeure ». Un numéro thématique de la revue Raisons Politiques (2008) illustre, à l’aide de cinq exemples de mobilisations, les processus à travers lesquels la reconnaissance sociale des victimes est devenue une évidence. Ainsi, le terme de victime, en plus d’être un qualificatif, est également devenu un statut : « par exemple, un titre à faire valoir pour l’obtention de prestations administratives, ou rôle à jouer sur une scène judiciaire qui il y a peu conférait à la victime du crime une place tout à fait mineure » (Lefranc, Mathieu, & Siméant, 2008 : 5-6). La prise en charge des victimes, initialement impulsée au départ d’initiatives privées, s’est progressivement institutionnalisée dans le cadre d’une politique de la reconnaissance (Taylor, 1994). Il est ainsi aujourd’hui communément admis que l’État doit contribuer à l’indemnisation des victimes d’actes de violence. Pour mieux comprendre le processus d’émergence de ce mouvement en faveur des victimes, trois de ses composantes peuvent être dissociées : l’aide aux victimes (initiée par les mouvements féministes), un travail de sensibilisation politique (par une association liégeoise) et une reconnaissance législative (belge et européenne).
1) Le mouvement féministe
35Le féminisme, en tant que mouvement social, se situe non seulement à la base de nombreuses revendications législatives en faveur des victimes d’agression sexuelle et des femmes battues, mais aussi à la source d’initiatives en matière d’aide directe pour ces populations. La contribution de ce mouvement au courant victimologique mérite également d’être soulignée, de même que les liens étroits qu’il entretient avec le réseau de la restorative justice.
36En Belgique, les premiers services d’aide aux victimes apparaissent à la fin des années 1960 à l’initiative de militantes féministes. Ces services développent essentiellement des actions de solidarité en matière d’hébergement, de soutien psychologique et d’information à destination des femmes victimes de maltraitances. Dans certains cas, ils accompagnent les victimes dans leurs démarches avec le système pénal (Daniel Martin, 1994 : 536). Dès la fin des années 1970, le réseau des services d’aide aux victimes se diversifie et s’ouvre à toutes les victimes d’actes criminels, indépendamment de leur sexe ou du délit subi. A l’échelle internationale, le rôle des mouvements féministes reste très étroitement lié au mouvement en faveur des victimes :
« L’intérêt qu’on porte actuellement aux victimes d’actes criminels n’est certes pas étranger à l’influence croissante des mouvements féministes. En fait, ce sont les féministes qui ont proposé de nouvelles explications à la victimisation. Ce sont elles qui ont mis sur pied les premiers centres d’aide aux victimes (femmes violentées à cause de leur condition de femmes). Ce sont elles qui ont introduit les premiers changements législatifs allégeant le fardeau des victimes. La présence des mouvements féministes au tableau victimologique est à ce point visible qu’on traduit fréquemment « victimes d’actes criminels » en femmes victimes d’agressions sexuelles ou d’agressions de la part d’un conjoint » (Baril, 1984 : 7).
37Si le féminisme est intimement lié au développement de la victimologie, ses liens avec la criminologie, et plus précisément la « restorative justice », méritent d’être relevés. Ainsi, Joan Pennell, spécialiste de la violence intra-familiale, insiste sur les résultats positifs d’une recherche destinée à évaluer les effets des thérapies de groupe familiales à Terre-Neuve (Pennell & Burford, 1998), une étude à laquelle John Braithwaite fait également référence :
« Pour les tenants de la justice réparatrice, le traitement judiciaire des cas de violence conjugale tend effectivement à encourager une culture de la dénégation, tandis que la justice réparatrice encourage une culture de l’excuse. Des excuses émises dans un cadre grave et rituel constituent en fait le mécanisme culturel le plus puissant pour prendre un problème au sérieux, tandis que la négation constitue un moyen culturel pour l’évacuer de notre esprit » (J. Braithwaite, 2000 : 189).
38Enfin, le féminisme peut être qualifié à la fois de mouvement social et d’utopie :
« Établir ou interroger les liens entre féminisme et utopie apparaît comme une tâche à la fois évidente et impossible. Évidente car il n’est pas très original d’avancer que le féminisme en tant que mouvement social porte et s’appuie sur un élément utopique : l’ « utopie féministe » est une notion banale fréquemment utilisée au moins au sein du champ. Critique du réel présent (et passé) et utopie (espoir et imagination) d’un avenir autre peuvent en première approximation définir le féminisme. La simple revendication d’égalité entre les sexes peut être conçue comme une des formes sinon la forme même de l’utopie féministe (puisqu’elle n’est pas encore réalisée) (Gaussot, 2003 : 295) ».
2) Un travail de sensibilisation politique
39L’association Aide et Reclassement a été fondée à Huy en 1979. Alors qu’elle s’était initialement engagée dans le secteur de la réinsertion sociale, elle réoriente ses activités au début des années 1980 suite à une fusillade ayant eu lieu à Hannut. L’auteur de cette fusillade, un déséquilibré mental, étant insolvable, l’association lance une campagne en faveur des 23 victimes non indemnisées. Cette campagne sensibilise les autorités politiques belges et déboucher sur un programme de recherches menées en partenariat avec le service de criminologie de l’Université de Liège (ULg). En effet, Daniel Martin, le directeur de l’association est criminologue de formation et chercheur associé au service de criminologie liégeois. A travers ce partenariat, il contribue à promouvoir une approche victimologique de la justice pénale (Daniel Martin, 1994 : 537).
40Disposant d’une base de données collectées sur la situation des victimes en Belgique, Daniel Martin rédige également un Livre Blanc sur l’indemnisation des victimes d’infractions (1983). Cet ouvrage souligne l’urgence d’une action politique en faveur des victimes d’actes de violence, ainsi que la nécessité de soutenir les associations actives dans ce champ de manière à optimaliser leur action. En octobre 1983, dans la foulée de la publication du livre, Aide et Reclassement organise un colloque européen. À cette occasion sera présenté le texte de la Convention européenne relatif au dédommagement des victimes d’infractions violentes.
41En plus de sensibiliser les instances politiques nationales et européennes, l’association s’engage également en matière de recherche-action. Dès 1984, deux de ses départements (la section victimologie et le service d’aide aux détenus) s’associent pour imaginer un dispositif permettant aux détenus d’indemniser plus facilement leurs victimes. En 1985, le programme de dédommagement des parties civiles est au point. Il offre aux détenus un accompagnement spécialisé destiné à établir un plan d’apurement de dettes sur base de modalités définies en concertation avec leur(s) victime(s). Le tout en tenant compte de leurs moyens financiers. L’accord finalement obtenu prend la forme d’un contrat signé par l’auteur, la victime et l’intervenant social. Ce programme favorise une prise de conscience et une forme de responsabilisation chez le détenu, ce qui contribue au processus de réparation et de réinsertion (D. Martin, 2006 : 381).
42En 1993, l’association obtient un financement de la Fondation Roi Baudouin pour démarrer un nouveau projet, intitulé « aide aux victimes et mesures réparatrices ». Ce projet étant organisé à l’échelle nationale, Daniel Martin s’associe avec Wilfried Meyvis, diplômé en criminologie de la KUL et, à l’époque, travailleur social au Justitieel Welzijnswerk (l’équivalent du service d’aide sociale aux justiciables, du côté francophone). Ensemble, ils constituent un vidéogramme destiné à sensibiliser les jeunes délinquants aux conséquences de leurs actes, dans une démarche de prévention.
43Enfin, en 1998, dans le cadre d’un projet pilote conduit en partenariat par les services de criminologie de la KU Leuven et de l’ULg22, l’association se rend dans une prison de la région – prison pilote dans ce projet de recherche – pour y introduire, de manière expérimentale, le programme de dédommagement des victimes qu’elle a élaboré treize ans auparavant. L’expérience est qualifiée de « concluante » dans le rapport de recherche remis par l’ULg en l’an 2000 (Demet et al., 2000a). Dès le mois de juillet 2001, après l’entrée en fonction des consultants en justice réparatrice, l’association introduit un projet d’exploration de nouvelles approches réparatrices auprès du Ministère des Affaires Sociales de la Communauté Française. Ce projet n’est pas accepté, ce qui n’empêche pas l’association de demeurer active au sein de trois prisons de la région, dont celle de Moha. Elle diversifie encore ses services, comme en témoigne son double statut juridique, de service d’aide aux détenus et d’organisme d’insertion professionnelle (Schoenaers, Delvaux, Dubois, & Megherbi, 2008).
3) Développement de la victimologie
44« Depuis deux siècles, sinon plus, les logiques modernes de la peine s’articulent autour des fonctions et des idéaux de rétribution, de prévention et de dissuasion, de réhabilitation et de traitement » (Cartuyvels, 2003 : 58). Les procès pénaux sont par conséquent organisés comme des confrontations bilatérales entre l’auteur d’une infraction et les représentants de l’autorité bafouée de l’Etat : le Ministère public. Pour qu’un glissement de conception s’opère d’une justice répressive, et soucieuse des intérêts de l’Etat, vers une justice soucieuse de réparer les intérêts privés de la victime, il a fallu attendre de nombreuses années et l’impulsion de divers mouvements. Parmi ceux-ci, on retrouve le féminisme et de multiples associations de défense du droit des victimes. Comme les deux sections précédentes l’indiquaient, c’est essentiellement à partir des années 1970 que ce glissement s’est accéléré.
45En 1985, l’intervention de l’État belge dans les problèmes relatifs aux victimes est une chose acquise. La loi du 1er août 1985 instaure une aide étatique en faveur des victimes d’actes intentionnels de violence et prévoit l’instauration d’un fonds spécial pour l’indemnisation de ces victimes. La législation relative à ce fonds a toutefois subi quelques modifications importantes en 1997, sous l’impulsion du ministre De Clerck :
« Le but de ce fonds est d’accorder une allocation aux victimes qui ne peuvent se faire rembourser de façon normale par l’auteur même du délit, le préjudice subi. Il est alimenté par une contribution de 2000 BEF [50 Euros] qu’impose tout jugement en cas de condamnation, et le fonds d’aide dispose depuis d’une réserve de plus d’un demi-milliard de francs » (De Clerck, 1997 : 60).
46Par la suite, d’autres étapes renforceront la reconnaissance de la victime dans le système pénal, comme la loi sur la libération conditionnelle du 5 mars 1998 qui garantit aux victimes un certain nombre de droits, en l’occurrence au stade de l’exécution de la peine. Cette loi qui constitue une des conséquences de l’affaire Dutroux (Snacken, 2002 : 134) accorde notamment à la victime le droit d’être informée des procédures de libération conditionnelle, de fournir des informations en rapport avec les conditions de libération et, sur demande, d’être entendue à l’audience du tribunal de l’application des peines. La loi du 5 août 1992 instaurant une assistance policière aux victimes d’infraction va dans le même sens. Enfin, depuis février 1996, des assistants assurent judiciaires un accueil spécifique des victimes dans les 27 arrondissements du pays. Ces assistants sont à la disposition du citoyen pour l’accompagner pendant et après une procédure judiciaire.
47Cette « association de plus en plus fréquente des victimes, au moins sous une forme consultative, aux modalités de la peine, tant au niveau de leur prononcé qu’au niveau de leur exécution » participe, pour certains observateurs, à un mouvement de privatisation de la justice pénale (Kaminski, Snacken, & Van de Kerchove, 2007 : 499). Ainsi, « la reconnaissance de droits de la victime à tous les stades du processus pénal confirme juridiquement « l’intérêt privé à la répression » (…) Cette reconnaissance est assurée depuis longtemps par le mécanisme classique de constitution de partie civile ; elle se développe aussi dans de nouveaux contrôles procéduraux accordés à la victime (notamment au niveau de l’information et de l’instruction où la place de la victime était fragile) (…) En témoigne l’intitulé de la loi belge du 17 mai 2006, relative au statut juridique externe des personnes condamnées à une peine privative de liberté et aux droits reconnus à la victime dans le cadre des modalités d’exécution de la peine » (idem).
48Le développement de nombreuses pratiques en faveur des victimes s’est effectué parallèlement au développement d’un courant de théorisation et à la constitution d’un corps de connaissances spécifiques : la victimologie. Au sein de cette discipline naissante, on note, comme pour la restorative justice, une explosion du nombre d’enquêtes de victimisation, de publications, de réseaux de recherche, de forums et de colloques. De nouvelles connaissances sont produites, comme dans le champ de la psychiatrie où l’objectivation du concept de victime entraîne une « transformation discrète du système de diagnostic psychiatrique américain (Dsm3 en 1980 puis 4 en 1992) ». Il s’agit là d’une « véritable révolution très peu connue. En effet le Dsm3 de 1980 « n’indique plus la direction de la violence : peu importe que les victimes ont été la cible des atrocités ou en ont été la main ». Ainsi le bourreau peut-il être une victime (Larivière, 2009 : 32).
49La victimologie éprouve cependant des difficultés à se faire reconnaître comme discipline scientifique à part entière, essentiellement parce que ses réseaux se caractérisent par une forte hétérogénéité, mêlant discours scientifiques, politiques et idéologiques. Comme le note Ezzat Fattah dans le premier numéro de l’International Review of Victimology, si les groupes et associations de victimes ont poussé comme des champignons dans toute l’Amérique du Nord et l’Europe au cours des années 1980, cette croissance phénoménale a fortement influencé la victimologie. Les résultats des recherches scientifiques centrées sur les victimes sont de moins en moins présentés au cours des réunions de victimologie. Celles-ci perdent par conséquent rapidement leur dimension académique pour se transformer en tribunes dédiées à la rhétorique politique et idéologique. La victimologie s’est ainsi muée en un mouvement humaniste, la recherche académique laissant la place à l’activisme politique (Fattah, 1989 : 59-60).
50Si les étapes que l’on vient de citer à propos du mouvement belge se rapprochent souvent d’une conception d’indemnisation ou de réparation matérielle, les recherches en victimologie contribuent également à la reconnaissance des effets positifs de la médiation pour la victime (Dünkel, 1999). Les travaux relatifs à la médiation réparatrice offrent par conséquent aux victimologues un espace intellectuel leur permettant de développer de nouvelles recherches et expériences.
51L’explosion du mouvement victimaire, et son inscription dans un mouvement social de prise en considération croissante de la notion de société civile, a donc contribué à redéfinir le rôle de l’Etat, entraînant dans son sillage la création d’un fonds d’indemnisation destiné aux victimes d’actes de violence intentionnelle, le développement de dispositifs d’accueil des victimes au sein des tribunaux, le financement d’associations d’aide aux victimes voire même, comme c’est le cas en France, la création d’un poste de secrétaire d’Etat aux victimes et la fonction de juge des victimes – « comme si les avocats, dont c’est aussi le métier de s’occuper des victimes ne faisaient pas bien leur travail ! » (Larivière, 2009 : 32). Le mouvement victimaire a également contribué à redéfinir les contours des politiques pénales et pénitentiaires, notamment en octroyant une place croissante à la réparation du dommage causé par l’infraction, mais aussi via la réforme de la procédure de libération conditionnelle et l’instauration de la médiation pénale avant et après jugement. Ces mutations ne reflètent toutefois pas un mouvement homogène. Elles doivent, au contraire, être considérées parallèlement à d’autres recompositions, notamment en matière d’humanisation de l’exécution de la peine privative de liberté et de reconnaissance des droits et des devoirs des personnes détenues.
C. L’humanisation des conditions de détention
52Comme les travaux de sociologie carcérale l’ont fréquemment rappelé (2001 ; Goffman, 1968 ; Lemire, 1990 ; Liebling, 1997 ; Sparks et al., 1996), les prisons fonctionnent sur base de routines organisationnelles visant au maintien de l’ordre en détention. Dans ce contexte marqué par un impératif sécuritaire prédominant, les régimes de faveurs (Peters, 1976a) et les zones irréductibles de pouvoir discrétionnaire des agents pénitentiaires caractérisent les relations entre ces derniers et les détenus.
« Les infractions disciplinaires, dans le système actuel, sont décrites dans des termes très généraux interprétables de multiples façons. Les sanctions disciplinaires sont elles aussi relativement floues. (…) Le système pénitentiaire est presque entièrement fondé sur l’octroi de faveurs. L’énumération des sanctions disciplinaires ne peut être limitative. (…) La procédure est sommaire. Le directeur de l’établissement prononce la peine après avoir entendu le détenu et en présence de celui-ci. Il se contente parfois d’entériner une sanction déjà prise par le personnel. (…) Le personnel peut se permettre tous les abus sachant par avance que le rapport aura une suite disciplinaire » (Detienne, 2006 : 365).
53Soucieux d’éliminer ces zones d’arbitraires et de non droit, un mouvement composé de criminologues, d’hommes politiques et d’associations (certaines intimement liées au militantisme en faveur des droits de l’homme, telles que le CPT et la section belge de l’OIP) a progressivement vu le jour au cours des années 1970, afin de sortir les prisons de l’ombre dans laquelle elles fonctionnaient (de Béco, 1999).
« Depuis des décennies, la Justice a été laissée pour compte. Jusqu’il y a peu, le système pénitentiaire était un aspect peu connu de notre société. Cette matière ne suscitait guère l’intérêt des politiques ni du public, sauf événements sensationnels tels qu’une insurrection dans une prison ou des cas d’évasion ou de libération spectaculaires. Il s’agissait probablement d’un monde que l’on préférait ignorer, ce qui a contribué à faire de la détention un isolement non seulement physique mais également social » (De Clerck, 1997 : 67).
54Une prise de conscience est ainsi née au sein de la population belge et, surtout, du monde politique, quant aux conditions de détention inhumaines et arbitraires. La révolte des détenus au sein de la prison centrale de Louvain, en 1976, constitue un élément déclencheur en la matière.
1) Une révolte carcérale à Louvain Central
55En effet, du 14 juin au 1er octobre 1976, les détenus de la prison centrale de Louvain s’associent dans un mouvement de contestation. A l’époque, il s’agit d’une première dans la mesure où les protestations ne dépassaient généralement pas le stade des actions individuelles et isolées. Dans cette prison regroupant des condamnés à de longues peines, le mouvement de contestation prend une forme collective, pacifique et démocratique. C’est-à-dire que les détenus décident d’élire quinze délégués (cinq francophones, cinq néerlandophones et cinq étrangers) pour négocier avec les autorités fédérales. S’ils obtiennent une prolongation du temps de promenade, une liste de revendications insatisfaites envoyée au Roi est simultanément remise à la Chambre et au Sénat. Le monde politique est alors informé des demandes en provenance de ce monde « obscur » et qui portent, notamment, sur une réforme en profondeur de la loi Lejeune, une loi datant du 31 mai 1888 réglant la libération et la condamnation conditionnelles. Les négociations reprennent, mais pour peu de temps. L’administration centrale interrompt brusquement le dialogue en cours (Mary, 1988). Si les apports directs de ces négociations sont quasiment inexistants en faveur des détenus, leur mouvement de révolte a toutefois permis de sensibiliser le monde politique. De même, un comité de soutien rassemblant des avocats et des professeurs d’université, notamment, s’est mis sur pied durant les mois de négociation. La fin des années 1970 donnera ensuite lieu à une multiplication de mouvements collectifs en prison, parmi les détenus comme parmi les surveillants.
2) Des incitations européennes
56Au niveau international, on constate, depuis près de trente ans, une volonté politique de cadrer juridiquement les conditions de vie en détention (De Schutter & Kaminski, 2002). Les premières règles pénitentiaires européennes sont rédigées en 1973, après avoir été élaborées au sein du Conseil de l’Europe. Leur version actuelle date de 1987 et s’inspire notamment d’un texte des Nations Unies (les règles minima pour le traitement des détenus, adoptées en 1955), des rapports du Comité européen pour la prévention de la torture et des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Ces règles affirmation des principes tels que le respect des droits des détenus, le respect de la dignité humaine, la responsabilisation des détenus, etc. Ces principes restent toutefois très éloignés de la situation des prisons françaises, où l’on relève des vagues de mutinerie dès l’automne 1971, ainsi qu’une journée de révolte collective à la prison de Nancy, le 15 janvier 1972, où les détenus dénoncent le régime pénitentiaire (Artières, 2001). Dans la seconde moitié des années 1970, les prisons belges sont rythmées par les contestations des détenus et les grèves des surveillants. Il faudra attendre la fin des années 1990 pour que, en France et en Belgique, la nécessité de « donner un sens à la peine » (Cario, 2005 : 58 ; Chauvenet & Orlic, 2002) fasse l’unanimité parmi le monde politique.
57En France, le rapport Canivet fait suite au scandale déclenché par le livre de Véronique Vasseur (2000) et est déposé en 2000. Parmi les propositions émises dans ce rapport figurait un dispositif complet visant à instaurer un contrôleur général des prisons. Finalement, suite à la pression exercée par les instances nationales, européennes et internationales de protection des droits de l’homme, un poste de « contrôleur général des lieux de privation de liberté » a été créé par la loi du 30 octobre 2007. En Belgique, on retrouve dès 1995 des avis d’experts faisant état de la nécessité de se doter d’un cadre juridique pour réglementer le fonctionnement des prisons :
« Une constatation s’impose d’emblée : la catégorie des détenus ne fait l’objet d’aucune disposition constitutionnelle spécifique. Leurs droits fondamentaux doivent dès lors être déterminés à partir des droits fondamentaux reconnus à tout citoyen. Pour chacun d’eux, il s’agit de savoir dans quelle mesure la situation de détention justifie que des restrictions y soient apportées » (Verdussen, 1995 : 474).
58Et contrairement à la situation française, l’élaboration d’un cadre législatif s’élabore dès 1996 et chemine jusqu’à la Chambre des représentants qui adopte, le 2 décembre 2004, la Proposition de loi de principes concernant l’administration pénitentiaire et le statut juridique des détenus. Cet avant-projet de loi est étroitement associé à une recomposition des objectifs assignés à l’exécution de la peine, notamment dans une orientation inspirée par la justice réparatrice, comme l’indiqueront les pages suivantes. Les exemples français et belges ne sont pas isolés. « Partout, un droit pénitentiaire semble à la recherche de lui-même » (De Schutter & Kaminski, 2002 : 3).
3) Une réforme législative
59En Belgique, le mouvement de construction du droit pénitentiaire a abouti avec la Loi de principes concernant l’administration pénitentiaire et le statut juridique des détenus (loi du 12 janvier 2005). Deux dimensions de cette loi méritent d’être éclairées. Tout d’abord, elle résulte d’une impulsion politique. En effet, « ce n’est pas un événement médiatisé qui a mis la question pénitentiaire à l’agenda politique, mais un ministre désireux d’innover en élaborant une politique cohérente » (Mary, 2006). Ainsi, un an après son entrée en fonction, le ministre Stefaan De Clerck publie, au mois de juin 1996, une note d’orientation en matière de politique pénale et d’exécution des peines dans laquelle
« il présente la politique qu’il envisage de mener pour s’attaquer à la surpopulation pénitentiaire. Doutant de la fonction dissuasive ou neutralisante de la privation de liberté, il remet en cause l’approche de la peine en termes punitifs et répressifs et préconise une politique inspirée par la justice réparatrice, axée sur les alternatives comme le travail d’intérêt général ou la médiation. En vue d’assurer « une exécution digne et néanmoins efficace des peines privatives de liberté », celle-ci doit poursuivre des objectifs assez classiques d’une exécution « sûre et humaine », parallèlement à la préparation de la réinsertion et à la prévention de la récidive » (Bartholeyns & Beghin, 2005 : 865).
60Cette note doit beaucoup au travail réalisé par Kristine Kloeck, alors conseillère du ministre pour les matières pénitentiaires. Formée à la KUL, Kristine Kloeck a notamment travaillé dans les Unités d’orientation et de traitement des détenus (UOT), qui constituaient les équipes de recherche anthropologique de l’administration pénitentiaire. À ce titre, elle a pu travailler en collaboration avec certains de ses anciens professeurs tels que Tony Peters, Lode Van Outrive, Lode Walgrave ou Ivo Aertsen et s’imprégner de leurs travaux. À son arrivée au ministère, elle se fixe pour objectif de faire évoluer les prisons dans la direction indiquée par la note de juin 1996. Cette note redéfinit les objectifs de base de la peine de prison : une peine sûre et respectueuse de la dignité humaine, orientée vers la réinsertion et la prévention de la récidive.
« La présente note d’orientation constitue un exercice de réflexion ambitieux. À partir de théories scientifiques, de connaissances basées sur les pratiques ainsi que de l’expérience politique, il est développé une vision qui permettra d’ouvrir un débat concernant la problématique des sanctions et de l’exécution des peines » (De Clerck, 1996 : 3).
61Un processus de réforme législatif se met en marche dès 1996 sur une impulsion ministérielle volontariste. Le ministre confie à un pénologue le soin d’élaborer une loi pénitentiaire. Il s’agit de Lieven Dupont, professeur à la KUL. Le ministre soulignera plus tard la nécessité d’un tel texte législatif :
« Pour être efficace et sauvegarder tant la dignité humaine que la possibilité de réinsertion sociale, (…) le régime pénitentiaire a besoin d’une base commune et d’un cadre commun. Jusqu’à présent, cette vaste matière, inconnue et certainement sous-estimée, est régie par un écheveau de règlements administratifs, de circulaires et de rares dispositions législatives. Le professeur L. Dupont continue à préparer un projet de loi de principes sur le régime pénitentiaire. Partant de normes imposées au niveau international, cet avant-projet détermine les droits et les devoirs du détenu » (De Clerck, 1997 : 75).
62Cette loi résulte donc d’une collaboration scientifico-politique, ce qui constitue sa seconde caractéristique. Plus précisément, deux lois vont voir le jour : l’une pour régler le statut juridique interne des détenus (leur vie en détention)23 et l’autre leur statut juridique externe (l’application de leur peine)24. Soucieux de conférer du sens à la détention, Lieven Dupont, estime que « la négation systématique de la signification, de l’expérience et de l’acceptation ou du refus des faits de la part des victimes et des auteurs déshumanise l’exécution de la peine » (Dupont, 2002 : 48). Les idées de normalisation et de réparation figurent au centre des travaux préparatoires à la loi.
63Premièrement, la normalisation (Snacken, 2002) s’érige
« de plus en plus comme une exigence normative de reconnaissance des droits des détenus et de rapprochement de la prison du monde libre par les conditions de vie comme par les contacts extérieurs (…) [Dans cette optique, la loi] « vise à élaborer un statut juridique du condamné en tant que sujet de droit, en partant du principe que la limitation des effets préjudiciables de la détention est une condition sine qua non de la réalisation des autres objectifs de l’emprisonnement que sont la réinsertion, la réparation et la réhabilitation ».. (Mary, Bartholeyns, & Béghin, 2006 : 397)
64Deuxièmement, l’objectif de réparation contribue – avec les objectifs de réinsertion et de réhabilitation – à conférer du sens à la détention, ainsi que le consacre la loi du 12 janvier 2005. Il s’agit dès lors, « pour la victime, de pouvoir obtenir compensation de son préjudice matériel et moral et poser à l’auteur, directement ou indirectement, les questions qui l’accablent et, pour l’auteur, d’assumer ses responsabilités à l’égard des victimes, de s’acquitter de sa dette morale ou matérielle et d’accepter sa culpabilité » (Robert & Peters, 2002 : 43). La réparation a ainsi acquis, progressivement, le statut de fonction formellement attribuée à la détention, ainsi que le laissait entendre, dix ans plus tôt, l’intitulé d’un article publié par Tony Peters (1996b) dans la revue Panopticon : « Probleemoplossing en herstel als functie van de straf » - c’est à dire « la résolution de problèmes et la réparation comme fonctions de la peine ».
III. Deux programmes : recherche et action publique
65Trois courants d’idées – la restorative justice, la victimologie et l’humanisation de la détention — ont alimenté l’idée de justice réparatrice en milieu carcéral, telle qu’elle est inscrite dans la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000. Loin de considérer ces courants comme des entités désincarnées, les pages précédentes ont souligné l’importance de certaines situations et le rôle joué par plusieurs acteurs porté, développé, transformé et diffusé ces idées. Après avoir retracé les racines internationales et décrit certaines initiatives locales, il convient de se pencher sur les processus à travers lesquels ces idées ont été rassemblées, à l’échelle nationale, dans un double programme : un programme (1) de recherche initié à la KUL et (2) d’action politique initié par le ministre De Clerck. Enfin, (3) la méthodologie de recherche-action fera l’objet d’une réflexion, tout comme les politiques de recherche des équipes de criminologie de Liège et Louvain.
A. Un groupe de recherche à la KUL
66Dès le milieu des années 1970, le groupe de recherche « Penology and Victimology » du Département de droit pénal et de criminologie de la KUL mène des travaux sur la peine privative de liberté (Peters, 1976a). A cette époque, la criminologie est fortement attirée par l’univers carcéral, et cela d’autant plus que des équipes interdisciplinaires rassemblaient des chercheurs des grandes universités belges autour de projets de recherches commandités par le ministre Alfons Vranckx (Goethals, 2001 : 9). C’est dans ce cadre que Tony Peters rédige sa thèse de doctorat, sur la place de l’arbitraire dans les conditions de détentions à la prison centrale de Louvain (Peters, 1976b). Cette recherche doctorale constitue l’une des premières études criminologiques empiriques portant sur le fonctionnement de l’administration pénitentiaire, et lance une tradition de recherche éthique et critique au sein de la KUL (Goethals, 2001 : 10-13). À partir de 1986, « la nécessité d’opérer des recherches victimologiques fut mise en avant » (Robert & Peters, 2002 : 143) étant donné l’importance croissante de la notion de victime dans les champs criminologique (Peters & Goethals, 1993) et politique – comme indiqué précédemment. Le groupe a alors élargi son horizon de recherche :
« Situé dans une tradition de recherche dans le domaine de la pénologie, le groupe a commencé à s’intéresser à la victimologie dès les années quatre-vingts. Via l’étude de certains phénomènes criminels, comme les délits de violence, on a été confronté aux conséquences pour les victimes. On a alors effectué différents projets de recherche afin de déterminer diverses conséquences de la victimisation, soit au niveau matériel, soit au niveau psychologique, soit au niveau juridique » (Aertsen, 2003).
67En se penchant sur les conséquences du délit pour les victimes, sur le travail de renforcement psychologique et sur les attentes de la victime vis-à-vis de l’auteur, l’équipe de Louvain lance des recherches exploratoires d’abord, puis orientées vers l’action et la politique (Goethals, 2001 : 14). Ils développent ainsi des instruments didactiques orientés vers la prise en charge des victimes, tels que des vidéos et des syllabus traitant de l’accompagnement des victimes destinés aux élèves des écoles de police, ou encore des « fiches victimes » destinées à récolter les coordonnées des victimes et des informations à leur sujet. Ce faisant, ils posent les fondations d’une méthode de formation : Het slachtoffer in beeld – le détenu en image –, une formation destinée à sensibiliser des délinquants mineurs aux actes commis. Avec ces initiatives et ces recherches, Tony Peters jette les bases de la victimologie comme domaine de recherche en Belgique (Goethals, 2001 : 15).
68Au début des années 1990, une troisième thématique de recherche se développe au sein de l’équipe et vient relier les deux premières (la peine privative de liberté et la victimologie) : la justice réparatrice, restorative justice ou herstelgerichte justicie. « L’exploration de ce nouveau domaine était pour lui [Tony Peters] le moyen rêvé pour conjuguer ses intérêts scientifiques liés à l’auteur et à la victime, qu’il avait explorés jusqu’alors, les placer dans un cadre de recherche approprié et pousser plus loin leur développement » (Goethals, 2001 : 16). Sur cette thématique, on relève deux vagues de recherches capitales. La première concerne une expérience pilote qui prend place le 1er janvier 1993 au sein de la juridiction de Louvain, à la suite d’un projet de recherche financé par la Fondation Roi Baudouin et destiné à évaluer l’opportunité d’expériences de médiations auteur-victime au niveau des tribunaux (Aertsen, 2006). Une association de médiation est alors créée pour prendre en charge ces médiations : Suggnomé. Cette association est emmenée par Leo Van Garsse, lui aussi membre de l’équipe de criminologie de la KUL, et a pour président d’honneur Tony Peters25. Multipliant les expérimentations en matière de herstelbemiddeling, elle produit de nouvelles connaissances. Sur base des résultats obtenus, l’expérience est appliquée à l’échelle nationale dès 1998. Du côté francophone, c’est la GACEP, une association de Charleroi, agréée et financée depuis le milieu des années 1980 par la Communauté française pour organiser auprès de mineurs délinquants des mesures de « prestations éducatives ou philanthropiques » qui prend en charge les médiations :
« En Flandre, ce projet national a gardé le nom de « Herstelbemiddeling », attribué à l’expérience déjà en cours à Louvain. Pour ses promoteurs, ce nouveau statut leur permettait d’exporter cette expérience dans les autres arrondissements judiciaires néerlandophones. Du côté francophone, (…) le projet national a pris le nom de « Médiations après poursuites ». Il s’agissait de s’appuyer sur l’expérience acquise auprès de mineurs, de l’appliquer aux justiciables majeurs au départ de l’arrondissement judiciaire de Charleroi et de l’exporter ensuite dans d’autres arrondissements judiciaires » (Buonatesta, 2004 : 243).
69En 2000, pour continuer de bénéficier des subventions de la Communauté française, la GACEP doit, limiter ses prestations au secteur de l’aide à la jeunesse. Elle transfère alors ses compétences en matière de médiation pour adultes à une nouvelle association : Médiante. En 2005, le bilan de sept années d’expérience pilote permet d’envisager l’élaboration d’un cadre légal offrant à tout citoyen qui le désire la possibilité de bénéficier d’un service de médiation à tous les stades de la procédure pénale. La loi du 22 juin 2005 introduit ces dispositions relatives à la médiation. Depuis le 10 mars 2006, par arrêté ministériel, Médiante et Suggnomè sont agréés en tant que services de médiation visés à l’article 554, § 1er, du Code d’instruction criminelle.
70La seconde vague de recherches est inspirée par certaines expériences étrangères telles que les programmes de réconciliation auteur-victime au Canada, en Angleterre et aux États-Unis (Immarigeon, 1996) et le Wiedergutmachungsprogramma organisé dans l’établissement pénitentiaire suisse du Saxerriet (Brenzikofer, 1997). Dans le prolongement des expériences pionnières en matière de médiation réparatrice (herstelbemiddeling), les chercheurs s’intéressent à une approche réparatrice de la chaîne pénale en général, ainsi que de son maillon ultime : la peine de prison (Neys & Verschueren, 1994 : 24). Face à l’ampleur de la surpopulation carcérale, ils tentent de développer une réponse alternative à l’emprisonnement.
« Notre projet, depuis toujours, c’est de travailler avec une méthodologie : la recherche-action. On essaie des choses sur le terrain puis on essaie de guider l’action. On a commencé à travailler avec la médiation au sein de Suggnomé. On faisait de la médiation et on a trouvé logique d’étendre notre action jusqu’en prison. Ce qui était logique pour les adultes, les délits les plus graves, avant jugement, devait aussi être valable après le jugement, quand l’auteur est en prison. C’était l’idée de départ » (Tony Peters, décembre 2005).
71Ainsi, convaincus que la justice réparatrice ne doit pas s’arrêter aux murs de la prison, l’équipe de la KUL se lance dans une recherche-action intitulée herstelgerichte detentie, c’est-à-dire détention orientée vers la réparation. Celle-ci est d’ailleurs commanditée par le ministre Stefaan De Clerck et bénéficie donc d’un budget fédéral. À ce titre, elle est réalisée en partenariat avec le service de criminologie de l’ULg, dirigé par le Pr Georges Kellens, et doit permettre de définir les conditions d’implantation d’une approche réparatrice de la détention.
Portrait of a scholar in criminology1
A quick overview of his curriculum reveals a varied and distinguished carrier in teaching and research. Born in 1941, Tony Peters studied sociology and criminology at the KU Leuven in the early 1960s. He became one of the first assistants of the new School for Criminology, which was founded within the frame of the Faculty of Law in 1969, right after the division of the University of Leuven in a Dutch-speaking and a French speaking entity. Over the years, the School (now Department of Criminology) has grown considerably to its current size of nearly 50 staff members, who study a wide variety of criminological topics from an interdisciplinary perspective, thus making it one of the major centres of criminological research in Europe. Tony Peters completed his Ph.D. in Criminology in 1976, with a study on the unequal living conditions of the detainees in Leuven central prison. It was one of the first empirical and critical studies of the Belgian prison system, and it marked the beginning of his longstanding interest in penology and prison matters, which lasted for nearly two decades. At the end of the 1980s, Tony Peters turned his attention to victims and victim issues and about policy and developments in this field. By doing so, he introduced in Belgium the discipline of criminology, as an integral part of criminology. This interest in “the reverse side of crime” (Peters and Goethals, 1993). led him and his Research Group on Penology and Victimology in the early 1990s to explore the newly emerging paradigm of restorative justice, as a third way between retributive and rehabilitative justice. Since that time, he has been actively researching and promoting this third way, whereby offenders and victims are confronted with one another with the objective of finding an acceptable solution to their common problem and of restoring their relationship, an approach which can be used in a variety of settings within and outside the criminal justice system.
In the course of this long career, Tony Peters developed a worldwide network of academic contacts. He was visiting professor at the University of Edinburgh, Montreal, Las Palmas and the Universidad del Pais Vasco. He stood at the cradle in the early 1990s of exchanges of students and teachers in criminology within the European Union in the framework of ERASMUS programme. Building on these enriching experiences, he and Ezzat Fattah took the initiative in 1996 to establish a Euro-Canadian exchange programme on “Victimization, Mediation, and Restorative Justice”, together with a number of European and Canadian universities. Tony Peters also inspired the establishment of a Master’s programme in European Criminology at the KU Leuven in 1999, and is still acting at its first director.
(...) During his long and productive academic career Tony Peters led many struggles for criminal justice reform. He was a leading figure in the movement to recognise crime victims’ plight and to reaffirm their rights. In Belgium, he spearheaded the early initiatives in restorative justice and became one of its outspoken proponents nationally and internationally. (...)
It should be highlighted that during his long tenure Tony Peters has had a considerable impact and has left an unmistakable print on many: students, colleagues, researchers, professionals, criminal justice practitioners, and policy makers alike. They all admired his personal qualities and his amazing ability to make the link between criminological theory and practice.
1 Extrait de Parmentier (2002: 131-132)
B. Un programme d’action publique
72Arrêtons-nous tout d’abord un instant sur la politique volontariste de Stefaan De Clerck qui, rappelons-le, avait publié en 1996 une note d’orientation en matière de politique pénale et d’exécution des peines dans laquelle il insistait sur la nécessité d’orienter la culture pénale et pénitentiaire vers la réparation. Cette note de politique pénitentiaire a été rédigée quelques semaines à peine avant que le pouvoir judiciaire dans son ensemble ne soit directement visé par la tourmente qui fit suite à l’arrestation de Marc Dutroux, en août 1996. « Il fallait un courage politique certain pour éviter de remettre en question cette initiative ; il mérite d’être souligné » (Nève, 1999 : 40).
« Assurément, le sort des détenus n’était pas populaire ni électoralement payant. Mais le funeste été 1996 et les marches, blanche et multicolore, qui suivirent, créèrent malheureusement en concurrence avec la légalité et la gestion humaine de la peine, le climat favorable à une version fragmentée, compartimentée, des drames qui conduisent au pénal. Une matière peu payante devenait politiquement dangereuse devant les montées en faveur de mouvement d’extrême droite » (G. Kellens, 2004 : 22).
73Le volontarisme politique peut toutefois engendrer – et les prochains chapitres le confirmeront – des effets « qui varient grandement en fonction de la mise en œuvre qui révèle toujours des acteurs inattendus, des processus chaotiques et des conséquences inattendues. Le volontarisme politique est souvent une façade, parfois une mise en scène qui n’explique pas ce qu’est l’action publique » (Lascoumes & Le Galès, 2007 : 16).
74Quoiqu’il en soit, le ministre a persévéré dans cette voie « volontariste » puisque, par la suite, il a confié les travaux préparatoires de la loi pénitentiaire à un autre professeur de la KUL, Lieven Dupont, comme indiqué précédemment.
75Mais revenons-en à la recherche-action confiée aux chercheurs de Liège et de Louvain sur la « justice réparatrice ». Celle-ci devient rapidement un important créneau à partir duquel les criminologues de la KUL déploient leurs activités de recherche. Parmi les activités de recherche, on peut relever deux étapes.
- Premièrement, en octobre 1997, une recherche financée par les Services fédéraux des Affaires scientifiques, techniques et culturelles (SSTC) – placés sous l’autorité du Premier Ministre – rassemble des criminologues de la KUL, de l’ULg et de l’ULB (Université Libre de Bruxelles). Elle vise à déterminer les fondements possibles d’une politique judiciaire globale axée sur la victime et la réparation (Peters, Snacken, & Kellens, 1999). A partir du mois de décembre de la même année, une partie de cette recherche sera financée en tant que projet indépendant et baptisée « Projet détention réparatrice ».
- Un an plus tard, en décembre 1998, une recherche-action commanditée par le ministère de la Justice26 rassemble trois chercheurs de l’ULg et trois chercheurs de la KUL. Ensemble, ils tentent d’évaluer les conditions permettant d’orienter la peine privative de liberté vers les victimes et la réparation.
76Cette recherche-action se déroule dans six établissements pénitentiaires, trois francophones – Andenne, Tournai et Jamioulx – et trois néerlandophones – Louvain Central, Louvain Secondaire et Hoogstraten. Les chercheurs expérimentent divers dispositifs destinés à permettre au détenu de s’engager dans des processus de réparation financière ou symbolique. Ainsi, Sabrina, chercheuse à Tournai, demande à l’association Aide et Reclassement – dirigée par Daniel Martin, par ailleurs chercheur associé au service de criminologie de l’ULg dont est issue Sabrina –, de tester, sous forme de projet pilote, le programme de dédommagement qu’elle avait préalablement mis au point27.
77A la prison centrale de Louvain, les chercheurs font appel à l’association Suggnomé, active depuis quelques années en matière de herstelbemiddeling, pour tester, sous la forme d’un projet pilote, l’introduction d’une méthode de résolution des conflits adaptée aux personnes détenues souhaitant renouer le contact avec leur victime. Une expérience similaire sera ensuite tentée du côté francophone, où la chercheuse de la prison de Jamioulx fait appel aux services de la GACEP.
78Du côté néerlandophone, l’association Suggnomé offre, outre les médiations, un autre service particulier aux détenus. En effet, elle dispose d’un fonds de réparation (herstelfonds), alimenté par des dons divers et géré par l’association, qui permet au détenu insolvable de faire un geste financier symbolique envers sa victime. Après avoir exminé la demande et concerté la victime, Suggnomé peut établir un contrat avec les parties. Les sommes octroyées étant généralement peu importantes, le but recherché concerne la mise en communication des parties bien plus que l’indemnisation financière en tant que telle.
79Enfin, les équipes de recherche tentent de mettre en place des formations destinées aux détenus afin de les sensibiliser vis-à-vis de leurs victimes ainsi qu’aux conséquences de leurs actes. Le module Slachtoffer in Beeld est appliqué en Flandre et animé par une association du même nom. En Wallonie, Sabrina fait appel à l’association liégeoise Arpège-Prélude, active dans le cadre d’une mesure appelée « formation » et destinée aux mineurs délinquants d’abord, et aux adultes ensuite dans le cadre d’une suspension, d’un sursis ou d’une probation28 et dans le cadre d’une procédure de médiation pénale29. Deux psychologues et un criminologue développent deux modules destinés aux détenus. L’un est baptisé « la victime en image », l’autre « évolution personnelle ».
80En décembre 1999, reprenant toutes ces expérimentations, le rapport de la recherche-action conclut à la possibilité d’orienter la détention vers la réparation. Très rapidement, le ministre Verwilghen s’empare de ces résultats.
« Le projet, ni Kellens ni moi n’avions jamais pensé qu’il aboutirait aussi vite dans un texte officiel. On a été surpris en octobre 2000 de voir une circulaire sortir et prévoir l’entrée en fonction de 30 consultants en justice réparatrice. On nous a demandé de nous occuper de la sélection, de préparer des examens. Tout devait aller vite. Le ministre était convaincu par la cause des victimes. Il y avait de l’argent et il voulait le dédier à cette problématique. Ca a été une période difficile : il fallait créer un nouveau métier, et on a engagé de jeunes criminologues. Mais dans chaque prison, tout est différent » (Tony Peters, décembre 2005).
81La circulaire ministérielle publiée le 4 octobre 2000 par le ministre Marc Verwilghen marque la fin de la recherche-action. La recherche s’achève, l’action commence. Immédiatement, les équipes de la KUL et de l’ULg sont impliquées dans le recrutement et la sélection des consultants, puis dans leur formation, leur entraînement et leur appui, essentiellement méthodologique.
C. Recherche-action et politiques de recherche
82Ce processus de recherche-action tranche avec la lecture classique des politiques publiques, c’est-à-dire une lecture inspirée par la primauté accordée à l’impulsion gouvernementale, à l’action de l’Etat, et aux interventions des autorités publiques (Thoenig, 2006). Ici, une partie des impulsions se situe nettement du côté de l’équipe de criminologie de la KUL, ce qui rapproche davantage le processus d’une lecture en termes de sociologie de l’action publique. Cette lecture tranche avec la première car elle indique un renversement, « le choix d’une approche où sont prises en compte à la fois les actions des institutions politiques et celles d’une pluralité d’acteurs, publics et privés, issus de la société civile comme de la sphère étatique, agissant conjointement, dans des interdépendances multiples, au niveau national mais aussi local, et éventuellement supranational, pour produire des formes de régulation des activités collectives » (Commaille, 2006 : 415).
83La prise en compte des considérations et propositions criminologiques par les décideurs politiques s’est essentiellement réalisée au travers d’une méthodologie : la recherche-action. En effet, tout comme la première vague de recherche liée à la médiation réparatrice (1993), la seconde portant sur la détention réparatrice (1996) débouche sur une application concrète. Il s’agit d’une réforme de politique pénale pour la première vague, pénitentiaire pour la seconde.
84Ces deux vagues partagent tout d’abord les mêmes origines et le même promoteur :
« He [Tony Peters] was a leading figure in the movement to recognise crime victims’ plight and to reaffirm their rights. In Belgium, he spearheaded the early initiatives in restorative justice and became one of its outspoken proponents nationally and internationally » (Parmentier, 2002: 131).
85Mais surtout, ces deux vagues ont en commun leur méthodologie de recherche-action. Cette méthodologie combine recherche et action sociale30 (Aertsen & Peters, 1995) et traduit assez clairement les objectifs de l’équipe de la KUL :
« La méthodologie de recherche-action se concentre sur le développement et l’évaluation de nouvelles pratiques. Elle vise à l’adaptation ou à l’infléchissement de pratiques déjà existantes […]. Son caractère inclusif lui assure un accueil favorable : la recherche-action permet en effet d’associer plusieurs (toutes les) parties de façon active à la (recherche d’une) solution » (Robert & Peters, 2002 : 144).
86Ce type de méthodologie place l’équipe de la KUL dans une conception normative de la criminologie bien précise, à savoir « un corps de connaissances [qui] se donne une visée appliquée en termes de politiques de réforme sociale et de stratégies d’intervention » (Poupart & Pirès, 2004 : 6).
87À l’Université de Liège, l’équipe dirigée par Georges Kellens travaille sur la recherche-action en partenariat avec l’équipe de Tony Peters. Parmi les chercheurs liégeois, Sabrina (nom d’emprunt) est la cheville ouvrière de l’équipe : elle participe à la rédaction de tous les rapports ; elle travaille à la prison d’Adenne dans le cadre de la recherche-action et développe de nombreuses initiatives en matière de partenariats avec des associations telles que Médiante ou Arpège-Prélude afin de mettre en place des actions orientées vers la réparation en prison ; elle développe une conception de la justice réparatrice (Demet, 2000) qui marquera fortement les consultants francophones.
« Sabrina, c’est une personne centrale pour nous tous. C’est une référence. C’est certainement la personne qui connaît le mieux la justice réparatrice. La justice réparatrice, c’est son bébé » (Un consultant en justice réparatrice).
88Dès le mois d’octobre 2000, Sabrina entre en fonction à la prison de Mosa, comme consultante en justice réparatrice. Elle développe de nombreux projets qui inspireront ses collègues francophones. En octobre 2004, elle quitte ses fonctions pour occuper un poste de conseillère auprès de la ministre de la Justice, Laurette Onkelinx. À ce poste, elle continuera de se soucier du sort des consultants en essayant, notamment, de faire avancer le dossier de la statutarisation de cette fonction. En effet, lors de leur entrée en fonction, les consultants en justice réparatrice ont été engagés sur base contractuelle. Leurs contrats de travail étaient renouvelés chaque année, ce qui constituait, pour eux, une source d’incertitude du point de vue de leur emploi, et d’illégitimité dans une institution où les fonctionnaires statutaires constituent la norme. Il leur faudra attendre le mois de février 2008 pour obtenir un statut.
89Si, du côté de la criminologie liégeoise – dont le profil est généraliste –, le créneau de la justice réparatrice en milieu carcéral a été relayé par d’autres sujets de recherche radicalement différents (sur des objets tels que les armes à létalité réduite, le hooliganisme ou la délinquance financière), il s’est institutionnalisé – au même titre que la victimologie – comme une branche à part entière au sein de la criminologie, avec un réseau international de recherche31, d’enseignement32, de publications (Vanspauwen et al., 2003)… favorisant non seulement le développement de l’enseignement et de la recherche en criminologie au sein de la KUL (Vandekerckhove & Doms, 2001), mais aussi la légitimité de cette discipline dans le paysage universitaire belge33.
« Depuis la parution de la circulaire en octobre 2000, on a édité le Vade Mecum. C’est en quelque sorte notre point final pour l’action universitaire. Néanmoins, l’action se diffuse. Grâce à la revue Metanoia34, aux publications, au Master, aux colloques… Dans aucun autre pays on n’a vu une telle structuration autour de la justice réparatrice. La Belgique est un cas unique. On s’en fait les porte-parole » (Tony Peters, décembre 2005).
90Enfin, une chercheuse de la KUL, Inge, a été recrutée en tant que consultante en justice réparatrice au sein du Centre Pénitentiaire Ecole de Hoogstraten, où elle contribuait à la recherche-action depuis 1998 (Vandeurzen, 1999). Elle y restera jusqu’à la fin de l’année 2008.
91Si la circulaire ministérielle signifie que l’impulsion académique donnée à la justice réparatrice a été accompagnée d’une impulsion politique pour s’institutionnaliser dans une politique pénitentiaire, on ne retrouve toutefois aucune trace de l’administration pénitentiaire dans ce processus. Le pouvoir politique a en effet confié le travail préparatoire à la circulaire à des experts universitaires extérieurs plutôt qu’à l’administration, ce qui semble être « une pratique répandue en Belgique » (Mary, 2001 : 496). Ce constat est capital et sera repris plus loin35. Mais, avant cela, il convient de revenir sur le travail préparatoire de la circulaire, c’est-à-dire sur son processus génétique.
IV. Le processus génétique de la circulaire ministérielle
92Les pages précédentes ont décrit trois courants d’idées ayant alimenté aussi bien les travaux des criminologues et pénologues de la K. U. Leuven que les orientations politiques imprimées par les ministres De Clerck et Verwilghen : la restorative justice – cette idée étroitement liée à l’émergence de nouvelles pratiques de résolution de conflit et à de nombreuses publications dans le champ de la criminologie -, la reconnaissance des droits de la victime – étroitement liée à l’émergence de la victimologie – et la reconnaissance des droits des détenus – étroitement liée à des revendications en termes de droits de l’homme, de sens de la détention et de droit pénitentiaire.
93Ces trois courants de recherche ont nourri un double programme, tant en matière de recherche qu’en matière de politique pénale et pénitentiaire. Ces deux programmes se sont développés de manière parallèle d’un point de vue temporel. Mais surtout, les acteurs de ces deux programmes ont été réunis dans de nombreuses interactions, comme l’indique la figure suivante.
94Après avoir tenté de décrire et de décrypter les idées constitutives de la circulaire ministérielle, mais aussi et surtout les acteurs qui les portent, il s’agit à présent de retracer le processus de production de ce texte. Pour ce faire, (1) le concept de « monde social » permettra de caractériser les groupes d’acteurs impliqués dans le processus d’assemblage de ces idées constitutives. Ensuite, (2) il sera plus aisé de suivre les acteurs intermédiaires (Hennion, 2007a) ayant joué un rôle clé dans le passage de ces idées d’un monde social à un autre.
A. Une idée composite dans cinq mondes sociaux
95« Les sociétés de masse modernes sont constitués d’une variété déconcertante de mondes sociaux – le monde du théâtre, de la haute finance, de la mode féminine, des fans de courses automobiles, des héroïnomanes, des concessionnaires de voitures d’occasion. Un monde social est à bien des égards une communauté sans base territoriale. Dans chaque monde, les participants peuvent se comprendre les uns les autres, car ils partagent un environnement symbolique commun » (Shibutani, 1986 : 109). Dans cette optique, « chaque monde social est une aire culturelle dont les limites ne sont fixés ni par le territoire, ni par l’appartenance formelle à un groupe, mais bien par les limites d’une communication efficace » (Shibutani, 1961 : 130). A la suite de Shibutani, mais aussi d’Anselm Strauss (Strauss, 1992) et Howard Becker (H. S. Becker, 1963), le concept de monde social permet d’identifier analytiquement cinq groupes d’acteurs, dispersés géographiquement mais partageant des activités communes (religieuses, professionnelles, politiques, scientifiques, associatives) et réunis dans le processus de construction progressive de l’idée de justice réparatrice en milieu carcéral.
96Le premier monde social concerne les communautés mennonites, et plus particulièrement celles émigrant vers l’Amérique du Nord aux XVIe et XVIIe siècles, porteuses d’une identité marquée par le principe de non-violence. Ces communautés constituent un terreau fertile pour le développement des premières pratiques de réconciliation, de médiation ou de « pacification par le bas » (Lefranc et al., 2008). C’est ainsi que certains travailleurs sociaux issus de ces communautés se spécialisent professionnellement dans la résolution de conflits interpersonnels. Ces médiateurs s’associent au sein de structures dont plusieurs revendiquent une identité mennonite. Ces associations parviennent en outre à négocier des accords avec les autorités judiciaires locales pour prendre en charge la résolution de certains délits via des mesures proches de la médiation, comme ce fut le cas, par exemple, dans certaines provinces canadiennes. Peu à peu, et à mesure qu’elles se répandent et se généralisent, des criminologues se penchent sur ces pratiques de mise en communication et développent un modèle théorique baptisé restorative justice.
97Sandrine Lefranc (Lefranc, 2008a : 43) a mis à jour « la diversité et la complexité des raisons d’agir et des formes d’action » de « ces pacificateurs inspirés » qui s’associent généralement sous des « formes d’organisation contrastées » : engagements individuels, institutionnels ou petits réseaux non gouvernementaux. Elle montre également comment les mennonites sont entrés dans un secteur de pacification et s’y sont maintenus pour des raisons qui tiennent autant du religieux que du politique (idem : 44). « La théologie pacifiste, a dans une certaine mesure, été traduite sous la forme d’une théorie et de protocoles de résolution des conflits. Défense religieuse et mobilisation politique ont, enfin, été confortées par un processus de professionnalisation » qui s’est déroulé dans trois secteurs : dans les universités36, dans le secteur parajudiciaire et dans le secteur de la pacification internationale des conflits politiques (idem : 45).
98Deux autres mondes peuvent être distingués : l’un se compose de praticiens (travailleurs sociaux – médiateurs) organisés en associations ; l’autre de théoriciens (criminologues) développant des activités de recherche et d’enseignement centrées sur ces pratiques émergentes de médiation. Alors que les membres du monde mennonite étaient rattachés (Hennion, 2007b) à un principe, le pacifisme, le monde des médiateurs se constitue autour d’une technique encadrant des pratiques de médiation : la résolution pacifique et communicationnelle de conflits. Quant aux criminologues, ils s’associent autour d’une autre activité commune : la production d’un modèle théorique destiné à analyser, évaluer et promouvoir ces pratiques. Trois mondes apparaissent à présent, et chacun est assemblé autour d’un catalyseur de nature chaque fois différente : un principe, une technique, une production théorique.
99Aucun de ces mondes ne constitue toutefois un ensemble homogène. Ce constat de segmentation est typique, selon Strauss, des mondes qui, « lorsqu’on les observe, semblent se dissoudre en une myriade de micro-mondes » (Strauss, 1992 : 274). Ainsi en est-il du monde des scientifiques. A l’intérieur de leur discipline, on peut repérer certains sous-courants rassemblant des victimologues, des criminologues critiques, des spécialistes de la délinquance des mineurs, des abolitionnistes et des conseillers politiques comme Kristin Kloeck. Une caractéristique de l’idée de restorative justice consiste précisément à être transportée à travers chacun de ces micro-mondes.
100Un quatrième monde social rassemble divers groupes militant en faveur d’une cause – victimes, droits de l’homme, déprofessionnalisation de la justice, droit des détenus, etc. – et ayant perçu, dans le modèle de restorative justice, une ressource. Cette ressource leur offre un triple cadre. Il s’agit d’un cadre cognitif, tout d’abord, dans la mesure où, à travers le modèle de restorative justice, les chercheurs de la KUL proposent une certaine perception du conflit et de la solution à lui apporter (Walgrave, 2001). Par exemple, le détenu est rebaptisé « auteur », un terme qui renvoie à la victime qui, jusqu’alors, restait confinée dans l’ombre aux yeux de nombreux acteurs tels que les directeurs de prison, les services psychosociaux ou les surveillants. Deuxièmement, il s’agit d’un cadre normatif car l’infusion de ce modèle – rendue possible par l’action de Stefaan De Clerck et Kristine Kloeck, puis de Marc Verwilghen et de certaines associations, notamment de victimes – dans une politique pénitentiaire considère comme « normaux », allant de soi, certains devoirs dans le chef de l’auteur, de la victime, mais aussi de la société, et cela au nom de certaines valeurs telles que le respect, le pacifisme, la tolérance, la réconciliation, etc. Le troisième effet de cadrage de la circulaire est symbolique. C’est-à-dire que l’idée de justice réparatrice se prête plutôt bien à transporter une certaine interprétation du monde, marquée par le pacifisme mennonite et des racines religieuses (Hadley, 2001), où tous les hommes seraient égaux, tels des « frères et des sœurs ».
101Le modèle de restorative justice constitue donc une ressource susceptible d’être réappropriée – ou importée – de manière sélective, intéressée, bref d’être traduite (Callon, 1986a) en fonction de la situation que le groupe militant souhaite atteindre : donner du sens à la détention, proposer une alternative au mode de prise en charge étatique des injustices (Nolan, 1998), reconnaître une place légitime à la victime dans le processus de résolution des conflits, recréer des relations humaines à la suite d’un acte qui les aurait rompues, etc.
102Enfin, un cinquième monde social peut être distingué : le monde politique. Oon y retrouve des institutions situées à trois niveaux : les institutions régionales telles que les provinces canadiennes, les états et comtés nord-américains, les communautés française et flamande ; les institutions nationales comme le Service Public Fédéral Justice ; les institutions supranationales telles que les institutions européennes.
103Il existe des liens entre toutes ces institutions. Ces liens, lorsqu’ils partent d’un échelon local vers un niveau plus global, sont plutôt de nature informelle. Cela signifie que la forme de ces liens est souple et que, par conséquent, les idées qu’ils véhiculent sont susceptibles d’être modifiées, déformées et (re)traduites en fonction des intérêts et des cadres – cognitifs, normatifs – des groupes d’acteurs impliqués dans cette chaîne. Lorsque ces liens partent d’un niveau global – les institutions européennes ou la loi pénitentiaire belge – vers un échelon local – les pays européens ou les Communautés et prisons belges –, ils sont de nature plus formelle, c’est-à-dire qu’ils sont censés s’appliquer de manière homogène et impersonnelle à chacune de leurs entités membres. Toutefois, les apports de la sociologie des organisations rappellent que la structure formelle ne s’applique jamais de manière automatique et uniforme, mais qu’elle épouse les contraintes de la situation concrète et les intérêts des groupes d’acteurs (Michel Crozier & Friedberg, 1977).
104Le fourmillement d’acteurs investis plus ou moins directement dans le processus de production de la circulaire ministérielle vient d’être découpé analytiquement et replacé dans cinq mondes sociaux. Ceux-ci, en plus d’être segmentés, ne sont pas étanches les uns par rapport aux autres mais « s’entrecroisent (…) se chevauchent ou nouent des alliances terriblement nécessaires » (Strauss, 1992 : 274). Il existe, par exemple, des associations de travailleurs sociaux et des Universités mennonites, des travailleurs sociaux insérés dans des réseaux de criminologie ou de victimologie, des universitaires insérés dans des cabinets ministériels ou à la tête d’associations de médiation ou d’aide aux victimes. Dans cette constellation d’organisations, « le secteur académique semble jouer le rôle d’espace de « transformation », qu’il s’agisse d’universaliser (ou de laïciser) des ressources nationales, ou d’articuler des langages sectoriels distincts (ceux du droit, de la religion, par exemple) » (Lefranc, 2008b : 58). Le rôle de l’Eastern Mennonite University est effectivement central en matière de diffusion d’idées réparatrices. Ce faisant, les intellectuels contribuent à la survie de leur dénomination et construisent leurs carrières professionnelles tout en exprimant une critique vis-à-vis d’une politique pénale perçue comme répressive (idem : 59). Quant aux travailleurs sociaux, ils se situent, eux aussi, au carrefour de ce phénomène de transferts de pratiques et de techniques de médiation. Souvent regroupés en associations, on constate que leur « intérêt professionnel n’est bien souvent pas pensé isolément de la bonne volonté humaniste, de l’engagement politique ou d’une éthique religieuse » (idem : 54).
105La diversité des acteurs et des secteurs investis dans le maillage et le processus de production de l’idée de justice réparatrice en milieu carcéral vient d’être décrite et analysée. Des acteurs provenant de cinq mondes ont façonné des principes, des pratiques, des modèles théoriques et des dispositifs qui, progressivement, ont été assemblés pour donner naissance à la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000. Dans ce processus d’assemblage, certains acteurs, en vertu de leur appartenance à deux ou plusieurs mondes, ont joué un rôle décisif de passeurs. C’est le rôle de ces intermédiaires qu’il s’agit à présent de mieux comprendre.
B. Le rôle des intermédiaires
106Mark Yantzi est le premier acteur intermédiaire du processus étudié. Travailleur social mennonite, il se situe dans deux mondes : celui des communautés mennonites et celui des médiateurs professionnels. Fort de cette double insertion, il est parvenu à décliner ses pratiques professionnelles en concordance avec un principe auquel sa communauté religieuse est attachée : le pacifisme. En d’autres termes, il a traduit le principe de non-violence en une technique particulière de résolution de conflits.
107Les associations nord-américaines ayant négocié avec les autorités locales la mise en place de dispositifs de prise en charge de certains types de conflits constituent un deuxième groupe d’intermédiaires. Parmi ces associations, certaines ont été déjà mentionnées, comme le Comité central mennonite, l’association abolitionniste Prisoner and Community Together, l’organisation œcuménique Church Council on Justice and Correction, le Langley Mennonite Fellowship. Toutes sont parvenues à traduire des pratiques de médiation en dispositifs localement institutionnalisés, en mobilisant leurs connexions avec des praticiens et les autorités locales. On peut remarquer que certaines de ces associations portaient également une étiquette religieuse indiquant leur insertion dans le réseau mennonite.
108Au niveau supra-national, d’autres associations ont joué un rôle similaire. Ainsi, l’Observatoire international des prisons [OIP], le Comité pour la prévention de la torture [CPT] et la Ligue des droits de l’homme sont parvenus à faire passer leurs revendications à travers la rédaction d’un texte ayant servi de base aux règles pénitentiaires européennes en vigueur depuis 1987.
109Dans un autre domaine, l’association Aide et Reclassement est parvenue à faire reconnaître son action centrée sur l’accompagnement et l’indemnisation des victimes et l’importance de cette problématique par une campagne de sensibilisation. La publication d’un livre (Daniel Martin, 1983) et l’organisation d’un colloque ont ensuite servi de base à la Convention européenne relative au dédommagement des victimes d’infraction violente. Dans ce cas, Daniel Martin est parvenu à valoriser son insertion dans le monde des praticiens (comme directeur d’Aide et Reclassement) et des scientifiques (via son statut de chercheur associé à l’ULg, d’auteurs de diverses publications scientifiques, d’organisateur d’un colloque). Cette dernière appartenance lui a notamment permis d’exporter ses idées vers le réseau des politiques européennes.
110Les criminologues de la KUL ont également joué un rôle important dans ce processus de déplacement et de transformation de l’idée de restorative justice. Ils ont ainsi pu faire le lien entre les modèles théoriques circulant dans les réseaux scientifiques internationaux – et plus particulièrement anglo-saxons –, les avancées belges et internationales en matière de victimologie (notamment via les liens d’amitié entre Tony Peters et Ezzat Fattah), les événements sociaux belges (révoltes carcérales, tueries du Brabant, affaire Dutroux, etc.), les dispositifs légaux belges et européens, les orientations progressives de la politique pénale puis pénitentiaire vers la réparation-restauration, etc. Ils s’inscrivent donc dans de multiples réseaux scientifiques et peuvent, par conséquent, conjuguer les problématiques criminologiques, victimologiques et pénologiques. En témoigne notamment les liens étroits qu’ils entretiennent avec la principale association de médiation flamande, Suggnomé, dont le président d’honneur est Tony Peters. Des liens tout aussi forts les unissent à la majorité des consultants en justice réparatrice flamands, souvent dotés d’un diplôme de criminologue décroché à la KUL. Il en va encore de même avec l’association Slachtoffer In Beeld, qui constitue le partenaire privilégié des consultants flamands (Daems, Robert, Neys, & Peters, 2006). Les ponts entre la production criminologique et la pratique sont donc multiples.
111Si la KUL occupe aujourd’hui une position aussi centrale, c’est essentiellement parce que des personnes telles que Tony Peters, Ivo Aertsen ou Lieven Dupont ont été omniprésentes à l’échelle flamande, belge et européenne, tant sur le plan de la recherche que sur le plan de l’action. Sur le plan de la recherche, leur appartenance universitaire leur a permis de faire avancer les connaissances en matière de victimologie, de médiation réparatrice (herstelbemiddeling), de détention réparatrice (herstelgerichte detentie) et de droit pénitentiaire (herstelrecht ; la loi de principes dite aussi « loi Dupont »). Sur le plan de l’action, leur influence en matière de politique pénale et pénitentiaire a notamment été médiatisée par Kristine Kloeck. Celle-ci, avant d’être la conseillère de Stefaan De Clerck, a collaboré avec les spécialistes de la KUL sur de nombreuses recherches. Diplômée de la KUL et attachée scientifique à la VUB (Vrije Universiteit Brussel), elle a pu faire passer ses idées – en partie forgées dans les auditoires des professeurs avec qui elle a ensuite collaboré – à travers sa position de conseiller.
« Quand je suis devenue conseiller, j’avais toutes ces idées dans la tête. Et puis j’avais déjà noué tous ces contacts ! J’ai pu réunir toutes ces approches universitaires et on était tellement convaincus de notre cause que j’ai réussi à convaincre le ministre ». (Kristin Kloeck, janvier 2007)
112Kristine Kloeck constitue donc un intermédiaire entre les recherches de la KUL et l’impulsion politique donnée par le ministre De Clerck, qui allait s’appuyer sur les résultats de ces recherches. Elle a pu réaliser un travail d’intéressement (Callon, 1986a) en se situant entre – inter-esse – ces deux mondes sociaux. Ce travail d’intéressement a notamment pris la forme de financements octroyés à la KUL pour la réalisation de recherches-actions liées au « herstelbemiddeling » et à la justice réparatrice en milieu carcéral. On le voit, les relations entre le monde politique « et les communautés scientifiques s’appuient le plus souvent sur des réseaux d’interconnaissance ». Si ces réseaux d’interconnaissance peuvent toutefois conduire à des marchés fermés favorisés par « le recours plus fréquent aux procédures de gré à gré » (Bezes, Chauvière, Chevallier, de Montricher, & Ocqueteau, 2005 : 16), ils illustrent également le pouvoir performatif des travaux de criminologie et l’enracinement criminologique de certaines réformes politiques déjà relevé au niveau international ((Hebenton & Jou, 2008: 124).
113Enfin, le rôle de deux acteurs doit encore être souligné. Du côté francophone, Inge, après avoir travaillé au sein d’un établissement pénitentiaire pilote comme chercheuse de la KUL, y a été engagée en tant que consultante en justice réparatrice en l’an 2000. Les activités qu’elle a pu mettre en place à titre expérimental entre 1996 et 2000 dans le cadre de la recherche-action, tout comme les partenariats qu’elle a pu construire pour organiser ces activités, constituent de précieux éléments lorsque, en 2000, elle prend ses fonctions de consultante. Dans le champ francophone, Sabrina a pu, elle aussi, contribuer à la construction d’un modèle théorique de justice réparatrice à l’époque où elle participait à la recherche-action. Comme Inge, elle a ensuite appliqué ce modèle au monde pénitentiaire pendant sa carrière de consultante à Mosa, prison qu’elle découvrait cependant. En octobre 2004, elle rejoint le milieu politique, emmenant dans ses bagages ce modèle et toutes les préoccupations qui y sont reliées, telles que la statutarisation des consultants, les objectifs de la peine, la formation du personnel de surveillance, etc.
114Mark Yantzi, les associations mennonites nord-américaines de médiation, l’association Aide & Reclassement, les criminologues du groupe de recherche Penology and Victimology, Kristine Kloeck et Sabrina : tous ont contribué à la construction progressive de l’idée de justice réparatrice en milieu carcéral et à l’assemblage progressif de ses composantes. La caractéristique essentielle de ces intermédiaires réside dans leur appartenance à plusieurs mondes sociaux, ce qui leur a permis de jouer un rôle de traducteurs d’idées, de principes, de pratiques, de techniques, de modèles théoriques, de dispositifs politiques, etc. Le fait de les replacer dans une chaîne d’interconnexions permet de relire, a posteriori, la genèse de la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000, en prenant connaissance non seulement de son caractère composite mais également des divers canaux empruntés par les porteurs et passeurs de ses idées constitutives. La figure suivante tente de reprendre ces canaux sous une forme schématique :
115A chaque étape de ce processus de traduction, la justice réparatrice a été définie comme solution adaptée à une situation définie comme problématique. Ces étapes de problématisation (Callon, 1986b) concernent, par exemple, une manière de travailler en adéquation avec un principe religieux, pour Mark Yantzi ; une manière, pour les associations nord-américaines, de diffuser ces pratiques pacifiques innovantes tout en intéressant des autorités locales ; une manière, pour l’association Aide et Reclassement, d’infléchir les pratiques de l’Etat à travers des campagnes de sensibilisation, ou d’intéressement, et de redéfinition de son rôle, ou d’enrôlement, pour en faire un Etat indemnisateur. En traversant de plus en plus de micro-mondes intéressés par son contenu, les éléments constitutifs de l’idée de « justice réparatrice en milieu carcéral » mobilisent un nombre croissant d’acteurs qui participent par conséquent à la densification d’un réseau social d’acteurs et d’objets se faisant, à leur tour, les relais, ou porte-parole de cette idée.
116Enfin, il convient de relever le rôle de certains non-humains dans ces processus de traduction. Ainsi, parmi les objets constitutifs de ces réseaux, les livres de Howard Zehr et de John Braithwaite, les communications diffusées dans les colloques, les articles dans les revues criminologiques et victimologiques, les rapports de recherche rédigés par les équipes de Liège et Louvain, les sites Internet des associations, tous transportent les idées, techniques et pratiques de médiation.
117Ces objets et ces acteurs hétérogènes, par-delà leur inscription dans des mondes sociaux divers, participent à un même processus de traduction situé en amont de la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000. Quels enseignements offre ce processus génétique ainsi reconstitué ?
V. Une politique pénitentiaire déconnectée du terrain
118On pourrait allonger la liste d’intermédiaires et y inclure, par exemple, Lieven Dupont, professeur de droit pénal à la KUL et auteur de la loi pénitentiaire du 12 janvier 2005 qui, dans les faits, porte son nom. Mais suffisamment d’éléments permettent d’illustrer l’élaboration progressive d’un double programme de recherche et d’action publique. Ces deux programmes sont très étroitement liés entre eux. Leurs points de convergence se situent probablement au carrefour des concepts liés à la restorative justice, à la victimologie, au droit pénitentiaire ou au herstelrecht. Mais surtout, ces convergences sont construites par certains (groupes d’) acteurs insérés dans des mondes sociaux – militants, religieux, scientifiques, politiques, professionnels – et se réappropriant, en fonction de leurs appartenances, des principes, des pratiques, des techniques, des dispositifs et des modèles théoriques avant de les diffuser.
119Une telle analyse vise à offrir une meilleure compréhension du processus de construction de la circulaire ministérielle du 4 octobre 2000. Cette analyse s’inscrit d’abord « dans une conception des politiques publiques qui souligne leur nature incrémentale et qui s’est développée contre la vision d’un État monolithique, d’un centre unique de domination » (Le Galès & Tatcher, 1995 : 15). Elle considère ensuite la circulaire ministérielle comme la dernière étape d’un processus qui s’est déroulé le long d’une chaîne où des intermédiaires, acteurs et objets – livres scientifiques, textes légaux, techniques de médiation –, par toute une série d’interconnexions, ont successivement transporté des éléments constitutifs de l’idée placée au cœur de la circulaire ministérielle. Ce premier chapitre a donc retracé le processus par lequel un principe pacifiste a progressivement « été approprié, porté par un nombre toujours croissant d’entités, acteurs humains et dispositifs techniques » (Akrich, 1993 : 92) et traduit dans le concept criminologique de justice réparatrice. L’analyse a mis en exergue la densification du réseau d’acteurs portant ce concept, parmi lesquels le ministre Verwilghen ayant publié une politique pénitentiaire, en passant par des criminologues, des travailleurs sociaux et des associations ayant perçu dans cette idée un espace de reconnaissance pour les victimes et de sens pour les auteurs détenus.
120L’importance capitale de certains « entrepreneurs de morale », et plus précisément de Tony Peters, ressort également de ce premier chapitre. Pour Howard Becker, l’entrepreneur de morale est un individu vertueux, intransigeant, qui voit le mal autour de lui et qui décide de l’éliminer. Becker distingue ceux qui créent les normes et ceux qui les appliquent. « Les normes sont le produit de l’initiative de certains individus, et nous pouvons considérer ceux qui prennent de telles initiatives comme des entrepreneurs de morale (…) Le prototype du créateur de normes, c’est l’individu qui entreprend une croisade pour la réforme des mœurs. Il se préoccupe du contenu des lois. Celles qui existent ne lui donnent pas satisfaction parce qu’il subsiste telle ou telle forme de mal qui le choque profondément. Il estime que le monde ne peut pas être en ordre tant que des normes n’auront pas été instaurées pour l’amender » (H. Becker, 1985 : 171).
121Le processus génétique de la circulaire éclaire, enfin, le fait que ce texte ne résulte pas d’une demande en provenance du terrain carcéral. En effet, on ne note aucune trace d’une quelconque demande portée par des surveillants, des directeurs, des détenus ou encore des membres des services psychosociaux (SPS). Ce sont pourtant ces catégories d’acteurs qui seront concernées au premier plan par la mise en pratique de la circulaire. Cette dernière s’insère donc dans une politique imaginée par des chercheurs et des politiciens en dehors de l’administration pénitentiaire, et l’on peut dès à présent imaginer les problèmes suscités par sa réception au sein des prisons, où le concept de réparation est entré en même temps que les consultants en justice réparatrice, c’est-à-dire en novembre 2000. Ces deux arrivées ne faisaient, à l’époque, l’objet d’aucune attente particulière, ce qui a posé de réels problèmes aux consultants lors de leurs premiers pas sur le terrain. Ils ont en effet tenté de stimuler une demande capable de rencontrer l’offre de services (en lien direct ou indirect avec la réparation) qu’ils étaient censés développer. Ce sont ces éléments qui feront l’objet des pages suivantes.
Notes de bas de page
13 Cf. la Loi de principes concernant l’administration pénitentiaire et le statut juridique des détenus, art. 9, § 2.
14 Il s’agit essentiellement d’activités de formation et de sensibilisation aux actes commis et à la victime, de médiation, de groupes de parole divers etc. Ces activités seront au centre troisième chapitre.
15 Ces différentes conceptions seront traitées au cours du chapitre 4 (section II. A).
16 En effet, dans la réalité quotidienne, les constats de manquement aux droits de l’homme, d’insalubrité et d’atteintes à la dignité sont fréquemment soulignés par diverses institutions telles que le Comité pour la Prévention de la Torture, l’Observatoire belge des prisons, etc. comme l’a rappelé l’introduction.
17 Anabaptiste signifie « baptisé à nouveau », car les premières communautés ne reconnaissaient pas le baptême des enfants et baptisaient leurs membres à l’âge adulte ou « âge de raison ».
18 Source : www.parl.gc.ca/PDF/37/1/parlbus/chambus/house/debates/Han071-f.pdf (site Internet consulté le 24 août 2010).
19 « We are a community drawn together and centred in Christ, who experience the Spirit’s cleansing and empowering to be peacemakers and reconcilers in the world Christ died for » (source: http://www.langleymennonitefellowship.org/, consulté le 24 août 2010). La récurrence des termes pacification, restauration et réconciliation dans la littérature spécialisée est relevée par Clark (2008).
20 Ainsi, la revue de littérature de Vanspauwen et al., (2003) répertorie plus de 1600 articles et ouvrages sur le sujet.
21 On retrouve cette même expression dans un article de Robert Martinson (1974) au sujet des réformes pénitentiaires.
22 Cf. infra (section III. C).
23 La loi du 12 janvier 2005 (M.B. 1er février 2005).
24 Les deux lois du 17 mai 2006 (M.B. 15 juin 2006), l’une relative au statut juridique externe des personnes condamnées à une peine privative de liberté et aux droits reconnus à la victime dans le cadre des modalités d’exécution de la peine, l’autre instaurant des tribunaux de l’application des peines.
25 Leo Van Garsse fait également partie de l’équipe de recherche d’Ivo Aertsen et Tony Peters, avec qui il a été membre de l’association Oikoten. Il s’agit d’une association fondée en 1982 pour tenter d’élaborer des alternatives pour les jeunes des institutions belges de Protection de la Jeunesse, et dans laquelle de nombreux étudiants en criminologie de la KUL se sont investis, encadrés par certains chercheurs dont Tony Peters et Leo Van Garsse (médiateur et fondateur de Suggnomé). « En 1982, Oikoten a organisé une première randonnée pédestre de Vézelay à Saint-Jacques-de-Compostelle en Espagne pour deux mineurs et un accompagnateur. Ce sont les « caravanes de la dernière chance » de l’organisation américaine « Vision Quest » qui ont inspiré les initiateurs du projet ». Cette randonnée en a engendré d’autres par la suite. « Au fil des ans, une collaboration efficace s’est instaurée avec la majorité des juges de la jeunesse flamands et les Institutions de la Communauté Flamande ». [Source : http://www.oikoten.be/Userfiles/ file/VERTALINGEN/Fran%C3%A7ais.pdf , site Internet consulté le 21 août 2010).
26 Entre temps, en avril 1998, le Ministre De Clerck démissionne de ses fonctions suite à une tentative d’évasion manquée de Marc Dutroux. C’est Marc Verwilghen qui lui succédera jusqu’en 2003.
27 Cf. supra (section II.B.2).
28 Voir la loi du 10 février 1994 modifiant la loi du 29 juin 1964.
29 Voir la loi du 10 février 1994 organisant une mesure de médiation pénale (A. R. du 6 octobre 1994 portant les mesures d’exécution concernant la procédure de médiation pénale).
30 George Herbert Mead et John Dewey, qui s’inscrivent dans le pragmatisme de la première heure, considèrent leurs terrains de recherche comme des laboratoires dans lesquels il convient de produire des connaissances à partir de recherches orientées vers l’action novatrice. Les notions d’expérience et d’expérimentation sont centrales dans leurs travaux (Dewey, 1906).
31 Comme le European Forum for Victim-Offender Mediation and Restorative Justice, organisant des colloques et des collaborations internationales.
32 Comme la section Advanced Studies Master in European Criminology de la KUL.
33 La criminologie possède, en effet, dans le système universitaire belge une légitimité qu’elle ne possède pas (encore) en France, par exemple. Voir à ce sujet le volume 37, numéro 1, de la revue Criminologie (2004).
34 Metanoia est un terme grec qui signifie « conversion » et le titre de la revue scientifique des aumôniers néerlandophones, dirigée par Achiel Neys, membre de l’équipe de Tony Peters.
35 Voir le chapitre 4.
36 Dans les universités américaines, « un modèle de « transformation des conflits » étroitement associé à des personnalités mennonites (John Paul Lederach, Ron Kraybill) a été opposé au modèle dominant du « conflict management », et particulièrement aux techniques « win win » (« gagnant / gagnant ») développées par Roger Fisher à Harvard, jugées élitistes, universalistes et missionnaires » (Lefranc, 2008a : 45).
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Les Musulmans en prison
en Grande-Bretagne et en France
James A. Beckford, Danièle Joly et Farhad Khosrokhavar
2005