Les futurs de la démocratie
p. 273-284
Texte intégral
1Le siècle qui a commencé est marqué par un paradoxe politique1. D’un côté, la démocratie apparaît comme un régime plus attrayant que jamais pour les peuples qui en sont privés. À l’échelle historique, il n’y a jamais eu autant de régimes démocratiques dans le monde. Plus, aucune idéologie ne semble aujourd’hui être en mesure de rivaliser avec la démocratie, ni même simplement de se présenter comme une alternative globale. Pourtant, les régimes politiques des vieilles démocraties se heurtent à une profonde défiance et à une véritable crise de légitimité, notamment en Europe. Les immenses manifestations des divers mouvements « Occupy » et « Indignés » qui ont secoué le monde occidental depuis 2011 n’en sont que les signes les plus spectaculaires. Lorsque l’on sonde les citoyens sur leur rapport à la politique, les réponses apparaissent désastreuses pour le système en place. Au-delà des oscillations conjoncturelles, cette défiance s’inscrit dans la durée et s’aggrave tendanciellement.
2Les pays de l’Union européenne doivent affronter la conjonction inédite de plusieurs crises, dont les logiques et les temporalités sont différentes, mais dont les effets s’articulent et tendent à se renforcer mutuellement. Le modèle néolibéral du capitalisme montre aujourd’hui des pathologies évidentes, sans pour autant qu’un modèle alternatif ne réussisse à gagner en hégémonie, et l’État social est plus que jamais menacé dans la plupart des pays européens. Parallèlement, le modèle productiviste adopté par l’Occident à partir de la révolution industrielle et aujourd’hui généralisé dans le reste du monde aboutit à des conséquences de plus en plus catastrophiques pour la planète. Sur une plus longue durée encore, l’Europe se retrouve « provincialisée2 » avec l’avènement de l’ère postcoloniale et cette situation est à la source d’une grave crise identitaire. Celle-ci est renforcée par ce qui apparaît comme la fin de la souveraineté, sous les effets conjugués de la mondialisation et de l’intégration européenne. La démocratie, dont la dynamique s’était étroitement coulée dans le moule de l’État-nation, s’en ressent fortement3. Au total, face à la rapidité et à la profondeur des changements sociaux, dont Internet et les réseaux sociaux sont sans doute l’expression la plus marquante, les systèmes politiques représentatifs semblent faire du sur-place.
3Dans un tel contexte, trois attitudes se dessinent. (1) La majorité des responsables politiques font le gros dos, attendant des temps meilleurs et ne proposant que des réformes à la marge du système. (2) Cependant, nombre d’observateurs politiques et académiques postulent quant à eux l’émergence d’un troisième âge du gouvernement représentatif4. Dans une problématique néo-wébérienne5, une série d’auteurs soutiennent qu’à un premier type de gouvernement représentatif, fondé sur les notables et le parlementarisme classique, aurait succédé au tournant du 19ème et du 20ème siècles un second type, animé par des responsables politiques professionnalisés s’affrontant dans un champ politique partiellement autonome et organisé autour des partis de masse. Une troisième phase se serait ouverte avec la crise de la forme-parti. Devant le déclin marqué de celui-ci, nous assisterions à la montée d’un troisième type de gouvernement représentatif, souvent appelé « démocratie d’opinion », « démocratie médiatique » ou « ère du populisme ». (3) Enfin, d’autres perspectives voient s’affirmer une ère de gouvernance « post-démocratique6 » dominée par le pouvoir des marchés, de la finance, des multinationales et des agences de notation.
4Cette contribution voudrait interroger ces diagnostics. Ils sont souvent effectués dans une optique eurocentrique et doivent dans une certaine mesure être « provincialisés », les discours sur la « crise de la politique » étant loin d’être universels. Si le décrochage des classes populaires par rapport à la politique institutionnelle est massif dans le « vieux continent », l’Inde est au contraire le lieu d’une « émergence plébéienne.7 » C’est aussi le cas en Amérique du Sud, où l’insertion profonde dans le capitalisme international n’empêche en outre pas que les contraintes du capitalisme international apparaissent plus desserrées qu’elles n’étaient il y a deux ou trois décennies. Dans plusieurs pays émergents, l’État social est plus en construction qu’en voie de démantèlement. L’intégration de la dimension de genre amène elle aussi à modifier le diagnostic : la présence des femmes dans la politique s’est globalement beaucoup renforcée au cours des dernières décennies, la façon d’incarner corporellement l’unité des communautés politiques a été profondément questionnée et les mouvements féministes ont été porteurs d’innovations formelles non négligeables dans le rapport à la représentation.
5Les trois alternatives que nous avons évoquées sont-elles seulement celles du statu quo, du troisième âge du gouvernement représentatif et de la post-démocratie ? Les gouvernements représentatifs occidentaux qui ont émergé à partir de la fin du 18ème siècle constituent-ils la fin de l’histoire politique, persistant dans leur être au-delà de leurs métamorphoses ? Sont-ils à l’inverse une expérience historique particulière qui serait en passe de prendre fin ? Quel est le futur de la démocratie au 21ème siècle ? Pour restreindre l’ampleur de ces questions, nous nous centrerons sur l’Europe occidentale. Dans cette perspective, nous défendrons dans une première partie la nécessité de réintroduire la dimension de l’avenir dans les sciences sociales, avant d’esquisser dans une seconde partie huit scénarios sur le futur de la démocratie.
1. La dimension du futur dans les sciences sociales
6L’opinion couramment répandue selon laquelle ces sciences ne pourraient s’occuper que du présent et du passé et n’auraient rien à dire sur le futur mérite d’être interrogée. L’essentiel des sciences sociales et humaines opère consciemment ou inconsciemment dans le cadre de ce que Carlo Ginzburg a appelé le « paradigme indiciaire8 ». Élaboré initialement à partir de la pratique historienne de recherche des « traces » du passé, ce paradigme a valeur plus générale. Il ne renvoie pas à une division ontologie des « sciences de l’esprit » opposée aux « sciences naturelles », mais découle de raisons méthodologiques cruciales9. Les sciences sociales et humaines travaillent sur des sources parcellaires et dont la mise à jour dépend beaucoup de l’angle de recherche adopté, elles n’ont pas de laboratoires qui leur permettraient véritablement de dupliquer à l’infini les expériences, leurs méthodes quantitatives elles-mêmes reposent la plupart du temps sur un travail largement artisanal de choix des critères pertinents et de rentrée des données. Elles doivent donc se fixer l’objectif de reconstruire des scénarios qui peuvent convaincre du fait de leur cohérence interne, de leur congruence avec les données disponibles, de leur compatibilité avec les recherches menées par d’autres sur des objets comparables, et de la profondeur que donne le va-et-vient entre travail empirique et réflexion théorique. Il n’est dans ce cadre guère de place pour un « paradigme galiléen » impliquant le recours à des lois causales rigoureusement démontrées et à partir desquelles il serait possible de déduire l’explication des phénomènes historiques particuliers10.
7Pour l’essentiel, bien sûr, ces scénarios concernent le passé et le présent. Comme l’a souligné la théoricienne de la littérature Muriel Pic11, Carlo Ginzburg légitime cependant l’extension de cette méthode vers le futur en faisant un parallèle formel entre le mode de lecture indiciaire des sciences sociales et humaines et la mantique, l’art de la divination, et ce en partant des pratiques de l’ancienne Mésopotamie : « On pourrait être tenté d’opposer deux pseudo-sciences, comme la divination et la physiognomonie, à deux sciences comme le droit et la médecine […]. Mais ce serait une conclusion superficielle. Quelque chose liait réellement entre elles ces formes de savoir dans l’ancienne Mésopotamie […] : un comportement orienté vers l’analyse de cas individuels, que l’on ne pouvait reconstruire qu’au travers de traces, de symptômes et d’indices […]. On peut donc parler de paradigme indiciaire ou divinatoire, tourné, selon les formes de savoir, vers le passé, le présent ou le futur. »12
8Il n’est bien sûr pas question d’ouvrir la voie de façon indiscriminée à la divination dans les sciences contemporaines. La référence au mode indiciaire de la mantique s’avère cependant heuristique. Dans cette perspective, une distinction effectuée au 13ème siècle par Thomas d’Aquin peut ici être utile. Le théoricien médiéval, dans le cadre d’une vaste typologie des diverses formes de divination, opposait en particulier deux logiques antagoniques. La première, illicite, consistait à invoquer explicitement les démons, à tenter de façon illégitime de lire la volonté de Dieu, ou encore à s’adonner à la superstition – ces deux dernières pratiques revenant in fine à laisser les démons agir subrepticement. À cette divination démoniaque, condamnée pour des raisons théologiques et rationalistes, Thomas d’Aquin opposait une divination licite, pratiquée pour l’essentiel sous la forme des augures. Elle consistait à analyser et à interpréter certains phénomènes naturels pour prédire l’avenir. Il était utile et nécessaire d’interroger ainsi les cycles des astres pour mieux gérer les cycles agricoles, soit en analysant directement des chaînes causales (le mouvement des astres aboutissant par exemple à des éclipses et exerçant une influence directe sur les corps naturels), soit en cherchant des indices de dynamiques causales non immédiatement appréhendables (le vol des oiseaux ou le comportement des animaux en général pouvant ainsi révéler des événements naturels en cours non détectés directement par les humains)13.
9Tout en notant le parallèle formel entre mantique et lecture indiciaire des sciences humaines, Carlo Ginzburg, pour sa part, ajoutait que la principale différence était que, par définition, l’histoire ne saurait se tourner vers l’avenir14. De fait, la dimension du futur a presque disparu des travaux historiques contemporains, alors qu’elle avait été fondamentale lors de l’émergence de la discipline historique15 – mais aussi de la sociologie politique : Tocqueville, Marx, Weber ou Durkheim lui donnaient chacun à sa manière un rôle important. Cette disparition est fortement liée au discrédit de l’idée de progrès et plus largement au rejet de l’histoire « universelle ». Il n’est plus scientifiquement crédible de penser que l’histoire suive un cours unique scandé par des phases incontournables et orienté vers une fin décelable. Les sciences sociales et humaines ne peuvent plus rechercher « le » sens de l’histoire – l’histoire globale et l’histoire « connectée », à elles seules, nous l’interdiraient16. La prise de conscience de la contingence historique et les impératifs méthodologiques du paradigme indiciaire nous induisent à ne plus penser le futur dans la perspective d’un déroulement nécessaire. Cependant, un type de lecture indiciaire tourné vers le futur reste disponible, proche formellement de celui des augures analysé par Thomas d’Aquin. Les sciences sociales et humaines peuvent analyser ici et maintenant les traces de ce qui pourrait advenir, repérer les tendances ou les possibilités objectives17 qui structurent le présent, et élaborer en conséquence des scénarios plausibles pour le futur. Cet élargissement de notre « régime d’historicité18 » permet en retour de mieux situer et par conséquent de mieux comprendre le présent19. Ces scénarios doivent être pensés comme des idéaux-types qu’il convient de combiner pour interpréter les tendances contradictoires qui travaillent une même région ou qui différencient l’évolution des diverses parties du monde. Ils revêtent une plausibilité plus ou moins grande. Ils doivent inciter à secouer les ornières d’une réflexion centrée sur ce qui est habituel, connu ou répété. Les scénarios ici proposés se focalisent sur l’Europe occidentale, même si des coups de sonde sont effectués vers d’autres parties du monde. Ils sont centrés pour l’essentiel sur le niveau politique, même s’il est clair que celui-ci ne saurait être découplé des enjeux socio-économiques et écologiques. Certains scénarios sont plus réalistes que d’autres, et je commencerai par ceux qui semblent moins crédibles.
2. Huit scénarios
10Le statu quo. Le premier scénario est celui de la résilience de la démocratie représentative en Europe occidentale et, corollairement, de son extension progressive au reste du monde. Ce scénario est celui sur lequel se focalise l’essentiel du monde politique et il est implicitement endossé par nombre de chercheurs. Il n’en est pas moins irréaliste : les crises auxquelles la politique devra faire face au 21ème siècle sont d’une telle ampleur qu’il est peu probable que des régimes en crise de légitimité et en décalage avec les évolutions sociales puissent y faire face avec succès. En Europe, aucun système représentatif n’a vraiment regagné en légitimité au cours des deux dernières décennies. Il est par ailleurs peu crédible qu’un système inventé à la fin du 18ème siècle et aujourd’hui en difficulté dans ses terres d’élection puisse être purement et simplement exporté dans des pays comme la Chine. Enfin, un tel système semble difficilement transposable à l’échelle supranationale.
11Le retour en arrière. Le second scénario est celui du retour en arrière. Sa première version peut être qualifiée de néo-républicaine. Elle envisage de revenir à la « grande » politique, à de « vrais » partis de masse intégrant les couches populaires et dotés d’une idéologie, à la phase « partidaire » de la démocratie représentative, voire aux États-nations souverains sur lesquelles celle-ci s’était fondée au 20ème siècle. Pourtant, en Europe, l’ère des partis semble terminée : ces organisations continuent et continueront sans doute d’être les instances privilégiées de sélection du personnel politique, mais elles semblent avoir définitivement perdu leur fonction d’encadrement ou d’organisation de la société, et ne représentent plus les canaux de communication entre citoyens et décideurs qu’elles pouvaient constituer dans le passé. Par ailleurs, à l’heure post-nationale, la constitution de partis de masse au-delà des frontières nationales est totalement improbable. Le second type de retour en arrière serait un néo-léninisme, une révolution qui abolirait la démocratie et le système capitaliste et instaurerait un ordre radicalement nouveau. Il est évoqué par des forces politiques marginales et par des philosophes radicaux en vogue qui invoquent le communisme contre la démocratie20. Cependant, contrairement aux années 1970, les modèles prétendant abolir le gouvernement représentatif et la démocratie ne sont crédibles que dans des couches politiques assez restreintes. L’expérience des totalitarismes du 20ème siècle et la chute du mur de Berlin marquent de ce point de vue une césure radicale et il semble improbable qu’il en aille différemment dans un futur prévisible.
12La domination ouverte de la technocratie. Le troisième scénario verrait la technocratie prendre ouvertement et durablement la barre du gouvernement, se fondant pour l’essentiel sur une légitimation par les résultats21. L’Union européenne s’est pour une bonne part construite de façon technocratique et la domination des experts a de beaux jours devant elle au plan international. Un certain nombre de dirigeants réformateurs chinois rêvent sans doute eux aussi à un tel scénario. Cependant, la dégradation de l’image de l’Europe aux yeux des peuples montre bien les difficultés d’un tel scénario. Toute domination ouverte de la technocratie semble instable22. Deux raisons de fond la rendent peu plausible à moyen terme : les défis du 21ème siècle imposent d’effectuer de grands choix de société qui ne sauraient se réduire à des décisions technocratiques ; de plus, face aux puissances des marchés et du capitalisme financier, la politique doit pour retrouver un poids réel susciter les énergies citoyennes, ce qui dépasse forcément la raison experte. Parce que nous sommes précisément entrés en Europe dans une période de crise, une légitimation par les résultats semble plus difficile à atteindre.
13La fin de l’État. Le quatrième scénario verrait la fin de la politique telle que Weber pouvait la définir23. Le triomphe de la multitude entraînerait la fin de l’État avec celle de la souveraineté. Dans ce scénario « zapatiste », évoqué dans certaines franches libertaires ou par des philosophes comme Toni Negri et Michael Hardt24, tout se passerait désormais dans les périphéries. Cependant, là encore, sa probabilité n’est pas très élevée. Une chose est d’insister sur la créativité des périphéries, autre chose est de postuler la disparition du ou des centres. Les exemples d’Internet et des réseaux sociaux sont à cet égard ambivalents : s’ils se constituent à l’évidence sur une base décentralisée25, ils voient aussi s’affirmer des multinationales extraordinairement puissantes qui reconstituent des monopoles et captent au profit du marché la créativité rhizomique26 des acteurs du net. Face à elles, l’action d’instances étatiques est un point d’appui incontournable, ne serait-ce que pour éviter les projets de ces multinationales d’instaurer un Web à deux vitesses. Les mouvements sociaux, qui s’effectuent de plus en plus souvent sur un mode horizontal, cèdent la place une fois passée le pic de la mobilisation à des logiques où la volonté d’occuper l’État ou au moins de l’influer reprend le dessus. De plus, si la résolution potentielle de la crise du modèle productiviste devra par force s’appuyer sur la coopération décentralisée d’une multiplicité d’acteurs, elle pourra difficilement se passer de normes de régulation ou de mesures d’incitation centrales.
14La post-démocratie. Le cinquième scénario est celui de la post-démocratie27. S’il partage avec le scénario du statu quo l’idée que le système politique dominant actuellement en Europe perdurera probablement dans le futur, il radicalise à l’extrême l’idée d’un troisième âge du gouvernement représentatif en postulant que, dans ce dernier, les élections, le jeu des partis et, plus largement, la politique, ne sont plus guère qu’une façade. L’ordre politico-institutionnel reste certes en place, mais les décisions les plus importantes se dérouleraient désormais ailleurs, dans les agences de notations, les directions de grandes firmes multinationales ou les cabinets des technocrates. Ce scénario apparaît beaucoup plus plausible que ceux précédemment évoqués, en particulier du fait de la difficulté des gouvernements représentatifs à faire face aux forces du marché et à passer à une échelle post-nationale. Dans une large mesure, c’est celui dans lequel l’Europe occidentale est majoritairement engagée. Cependant, ce scénario est pour une part « provincial » et ne saurait décrire à lui seul l’évolution mondiale, faute de pouvoir s’appliquer à des régions aussi importantes que l’Amérique du Sud, la plupart des pays émergents, ou encore la Tunisie ou l’Égypte. Il n’est en tout cas pas exclusif d’autres types d’évolution.
15La montée des régimes autoritaires. Le sixième scénario est assez différent. Il implique non seulement que les institutions représentatives ne soient plus guère qu’une façade, mais aussi que la façade elle-même soit profondément transformée. Des restrictions institutionnelles à la liberté de presse et aux libres critiques dans l’espace public, au contrôle indépendant de la justice, à la compétition politique et à la structuration associative et syndicale pourraient aujourd’hui contribuer à une évolution en ce sens. Ce scénario a des chances non négligeables de se réaliser dans de nombreux pays. Il est celui dans lequel se sont engagés à des degrés divers la Hongrie et la Russie sur le continent européen. Hors de l’Europe, le scénario autoritaire découle plutôt d’une évolution en sens inverse, lorsqu’une libéralisation limitée de régimes dictatoriaux ne se développe pas jusqu’à l’instauration de régimes représentatifs de type « classique ». De même, bien des dirigeants et intellectuels chinois rêvent qu’une démocratie confucéenne pourrait succéder progressivement au monopole du Parti communiste28. Dans des contextes comme le Venezuela ou l’Équateur de la fin des années 2000 et du début des années 2010, certaines dimensions de ce scénario coexistent d’ailleurs avec des tendances opposées de démocratisation du système politique. Ce scénario autoritaire ne doit pas être confondu avec un scénario purement dictatorial. Le nombre de dictatures proprement dites a nettement décru depuis trois décennies. On ne peut bien sûr exclure leur retour en force dans le futur, ni leur émergence dans tel ou tel pays, sous l’impact conjugué des crises que nous avons déjà évoquées. Cependant, les signes que nous pouvons pour l’instant interpréter afin de se projeter dans un avenir prévisible rendent improbable un complet renversement de tendance. Cela vaut a fortiori pour un scénario totalitaire, et sur ce plan, l’expérience historique du 20ème siècle constituera pour longtemps encore une césure indépassable.
16L’effondrement. Un septième scénario débouche sur l’effondrement des régimes politiques et la constitution de « fake states », à l’instar du Mali ou d’autres pays africains au début des années 2010. L’ampleur des crises à venir du 21ème siècle rend ce scénario assez probable dans certaines régions du monde, et la question écologique constituera peut-être dans cette perspective une dimension majeure29. Il ne peut d’ailleurs être exclu dans d’autres contextes que l’Afrique, surtout sur un temps un peu plus long que les deux prochaines décennies, pourrait par contrecoup recrédibiliser certains des scénarios que nous avons analysés comme peu probables dans les pages précédentes, l’avenir réservant toujours des surprises.
17La démocratisation de la démocratie. Le dernier scénario implique une profonde démocratisation des systèmes politiques démocratiques, voire une véritable révolution démocratique. En Europe ou en Amérique du Nord, sans être le plus probable, il ne semble pas être exclu des futurs possibles. Certaines des évolutions présentes pointent dans cette direction. (1) D’une part, des énergies civiques considérables se sont manifestées au cours des deux dernières décennies, pour l’essentiel hors du cadre de la démocratie partidaire. (2) De plus, les formes de l’action collective ont considérablement évolué depuis quelques décennies. Certains des répertoires d’action et des modes d’organisation qui avaient initialement caractérisé spécifiquement les « nouveaux mouvements sociaux » dans les années 197030 tendent de façon croissante à s’imposer comme un mode d’organisation majoritaire : formes plus horizontales de coordination, action en réseau, méfiance par rapport à l’autonomisation des porte-parole et contrôle étroit des représentants, importance donnée à des procédures égalitaires de prise de parole, etc. (3) Parallèlement, dans la majorité des pays d’Europe occidentale, les enquêtes montrent régulièrement que la demande de davantage de participation citoyenne est majoritaire, même si elle n’est pas unanime. (4) De façon plus significative, des dispositifs délibératifs et participatifs se multiplient dans la plupart des pays. Ils sont la plupart du temps assez modestes, n’ont que des impacts limités sur les politiques publiques, sont souvent instrumentalisés à des fins de légitimation et n’ont jusque-là concerné que les marges du politique. Cependant, ils pourraient constituer le signe d’une mutation en cours et en tout cas d’une tendance d’évolution possible. (5) De plus, au cours des dernières années, des mouvements sociaux d’ampleur (Occupy ou les Indignés espagnols et grecs en 2011, les mobilisations en Estonie en 2013, des mouvements plus régionaux comme ceux tournés contre la construction du TGV Lyon-Turin ou l’aéroport de Notre dame des Landes) ont revendiqué une démocratie plus participative, plus directe ou plus « vraie ». Les travaux historiques ont montré que l’expérience démocratique depuis deux ou trois siècles ne pouvait se réduire à la simple logique du gouvernement représentatif31. Il n’en reste pas moins que la conjoncture présente est assez spécifique. En Europe, les mouvements radicaux des années 1970 récusaient pour une large part le gouvernement représentatif, voire la démocratie tout court. La revendication « par le bas » d’une démocratie plus participative et d’un élargissement des formes de la représentation politique peut être considérée comme un facteur important et nouveau. La tendance à l’élargissement des voies de la légitimité démocratique32 et à l’inclusion de formes de représentation politiques au-delà de l’élection33 est notable. La crédibilité de ce scénario se renforce d’ailleurs si l’on prend en compte le reste du monde. Il est frappant que l’innovation politique vienne de façon croissante du Sud et, en particulier, de ce sous-continent, comme le montre notamment le cas des budgets participatifs34 et des mouvements constituants qui ont été théorisés par le nouveau constitutionnalisme latino-américain35.
18Ce dernier scénario pourrait dans une perspective globale impliquer une véritable rupture démocratique. Il faut cependant prendre garde à ne pas comprendre cette révolution démocratique potentielle sur le mode classique de la prise de la Bastille ou du Palais d’hiver. Le parallèle heuristique qu’il convient d’effectuer est plutôt celui de la révolution féministe entamée dans les années 1970. Sans organisation de masse hiérarchisée, sans représentantes permanentes, sans effusion de sang et sans prise de pouvoir à travers les élections, le mouvement féministe a puissamment contribué à une mutation radicale qui est encore en cours, qui n’a rien de linéaire, mais qui est en passe de bouleverser les bases anthropologiques de l’humanité. Une telle révolution implique des manifestations spectaculaires et un bouleversement des pratiques quotidiennes, une transformation des politiques publiques et une évolution des modes d’organisation partidaires, des processus constituants qui établissent de nouvelles règles du jeu, comme cela a été le cas dans certains pays latino-américains ou, de façon inaboutie, en Islande. Sa possibilité objective réside dans la conjonction d’acteurs aux intérêts spécifiques : responsables politiques en quête d’un nouveau profil, mouvements sociaux revendiquant plus de démocratie, fonctionnaires recherchant une nouvelle efficacité et une légitimation de l’action publique, consultants désirant s’imposer sur un marché en croissance, universitaires soucieux de travailler sur de nouveaux objets, sur fond de transformation des normes en référence auxquelles ces acteurs se critiquent et se justifient…
19Les sciences sociales ont un intérêt particulier à se pencher sur ce dernier scénario. Non pas de façon exclusive, et l’étude des scénarios moins optimistes est en principe aussi fondamentale. La démocratisation de la démocratie a cependant une place spécifique en tant qu’objet de recherche. Ce scénario est celui où le nécessaire réalisme des sciences sociales peut s’articuler explicitement avec une mise à jour d’autres « mondes » possibles36, visant ainsi à proposer des « utopies réalistes37 ». Ce scénario est celui qui permet le mieux une explicitation des fondements de la critique dont les sciences sociales sont porteuses. D’une critique qui ne se positionne pas en surplomb par rapport aux acteurs sociaux, qui ne prétend pas apporter la lumière aux citoyens enfermés dans les prénotions de leur caverne et qui se nourrit au contraire de leurs réflexions et de leurs innovations. D’une critique qui prenne au sérieux le fait que les sciences modernes ont partie liée à des intérêts pragmatiques et que leurs dynamiques s’expliquent par la coopération d’acteurs de natures différentes – des scientifiques aux militaires en passant par les entrepreneurs capitalistes et les mouvements sociaux. D’une critique qui soit en conséquence partie prenante des expérimentations démocratiques38. D’une critique qui apporte à celles-ci sa propre technicité, la rigueur de ses méthodes, la profondeur de ses conceptualisations, en un mot sa scientificité dans l’analyse des indices que nous livre le monde présent.
Notes de bas de page
1 Des versions antérieures de ce raisonnement ont été exposées à l’occasion de divers colloques et conférences. Je remercie tous ceux qui, par leurs critiques et leurs suggestions, ont contribué à en atténuer les imperfections et m’ont apporté des arguments supplémentaires.
2 Dipesh Chakrabarty, 2009, Provincialiser l’Europe : La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Amsterdam.
3 C. Colliot-Thélène, 2011, La démocratie sans « demos », Paris : PUF.
4 B. Manin, 1995, Principes du gouvernement représentatif, Paris : Flammarion.
5 M. Weber, 2003, Le savant et le politique, Paris : La Découverte.
6 C. Crouch, 2004, Post-Democracy, Cambridge/Malden (MA) : Polity Press.
7 Ch. Jaffrelot, S. Kumar (éd.), 2009, Rise of the Plebeians ? The Changing Face of Indian Legislative Assemblies, Delhi : Routledge.
8 Carlo Ginzburg, 2010, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », In : Mythes, emblèmes, traces, Verdier, (seconde édition), p. 218-294.
9 Cf. sur ce point S. Krämer, G. Grube, W.Kogge (éd.), 2007, Spur : Spurenlesen als Orientie-rungstechnik und Wissenskunst, Francfort/Main : Suhrkamp, et en particulier la contribution de C. Ginzburg : « Spuren einer Paradigmegabelung : Machiavelli, Galilei und die Zensur der Gegenreformation », p. 257-280.
10 C. Ginzburg, « Traces » ; « Spuren einer Paradigmegabelung ».
11 M.Pic, « Deviner le passé : traces ou présages ? », journée d’études sur Carlo Ginzburg, « Des formes et des preuves », INHA, 4 mars 2011 ; M. Pic et E. Alloan (éd.), 2012, Lisibilité/Lesbarkeit, Trivium, Revue franco-allemande des sciences humaines et sociales, n° 10, mars.
12 C. Ginzburg, « Traces », p. 246.
13 Th. d’Aquin, Somme théologique, Secunda Secundae, question 95 : « De la divination », http://bibliotheque.editionsducerf.fr.
14 C. Ginzburg, « Traces », p. 244.
15 F. Hartog, 2013, Croire en l’histoire, Paris : Flammarion.
16 A. Caillé, S. Dufoix (éd.), 2013, Le tournant global des sciences sociales, Paris : La Découverte ; S. Subrahmanyam, 1997, « Connected Histories - Notes towards a Reconfiguration of Early Modern Eurasia », Modern Asian Studies, vol. 31, n° 3, p. 735-762 ; R. Bertrand, 2011, L’Histoire à parts égales : Récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle), Paris : Seuil.
17 M. Weber, 2013, « Possibilité objective et causation adéquate dans l’approche causale en histoire », Tracés, 24, 2013/1 p. 143-178. Il faut noter que cette notion de possibilité objective défendue par Weber implique un type de raisonnement contrefactuel qui peut en principe s’appliquer au futur aussi bien qu’au passé, même si Weber ne discute pas de cette possibilité.
18 F. Hartog, 2012, Régimes d’historicité : Présentisme et expériences du temps, Paris : Seuil (seconde édition).
19 Cet élargissement est souvent pratiqué de façon subreptice et non contrôlée : il s’agit de l’effectuer explicitement et de travailler à la rigueur méthodologique de la lecture indiciaire du futur.
20 G. Agamben et al., 2009, La démocratie, dans quel état ?, Paris : La Fabrique.
21 Sur la notion de légitimité de type « ouput », cf. F. W. Scharpf, 1999, Governing in Europe, Effective and Democratic ?, Oxford : Oxford University Press.
22 Y. Papadopoulos, 2013, Democracy in Crisis ? Politics, Governance and Policy, Basingstoke/New York : Palgrave MacMillan.
23 M. Weber, 1995, Économies et société, Paris : Pocket, tome 1, p. 97.
24 T. Negri, M. Hardt, 2004, Empires, Paris : 10/18.
25 D. Cardon, 2010, La démocratie Internet : Promesses et limites, Paris : Seuil.
26 G. Deleuze, F. Guattari, 1972, Capitalisme et Schizophrénie 1. L’Anti-Œdipe, Paris : Minuit.
27 C. Crouch, Post-Democracy. Cf. aussi W. Streeck, 2013, Gekaufte Zeit : Die vertagte Krise des demokratischen Kapitalismus, Berlin : Suhrkamp, qui rejoint largement Colin Crouch dans son diagnostic pessimiste mais qui se prononce politiquement pour le scénario du retour en arrière, même s’il lui accorde des perspectives de réalisation assez limitées.
28 E. Frenkiel, 2014, La démocratie conditionnelle : le débat contemporain sur la réforme politique dans les universités chinoises, Paris : Presses universitaires de France.
29 J. Diamond, 1989, Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris : Gallimard.
30 C. Offe, 1997, « Les nouveaux mouvements sociaux : un défi aux limites de la politique institutionnelle », In : Les démocraties modernes à l’épreuve, Paris : L’Harmattan, p. 98-133.
31 S. Hayat, 2014, L’invention de la République. Participation et représentation autour de la révolution de 1848, Paris : Seuil.
32 P. Rosanvallon, 2006, La Contre-Démocratie. La Politique à l’âge de la méfiance, Paris : Seuil.
33 Pour un retour en grâce du tirage au sort en politique, cf. Y. Sintomer, 2011, Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, Paris : La Découverte.
34 Y. Sintomer, C. Herzberg et A. Röcke, 2008, Les Budgets participatifs en Europe. Des services publics au service du public, Paris : La Découverte.
35 R. Viciano Pastor, R. M. Dalmau, 2011, « El nuevo constitucionalismo latinoamericano : fundamentos para una construcción doctrinal », Revista General de Derecho Público Comparado, 9.
36 L. Boltanski, 2009, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris : Gallimard ; Ch. Whitaker, 2006, Changer le monde, (nouveau) mode d’emploi, Paris : L’Atelier.
37 E. O. Wright, 2010, Envisioning Real Utopias, Londres/New York : Verso.
38 D. Pestre, 2013, À contre-science : Politiques et savoirs des sociétés contemporaines, Paris : Seuil.
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Directeur adjoint du département de science politique de l’Université de Paris 8, chercheur au CRESSPA (CNRS) et chercheur associé à l’Institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel. Membre de l’Institut universitaire de France. Dernier ouvrage : Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, Paris, La Découverte, novembre 2011. Ses trois principaux thèmes de recherches : Vers une théorie de la démocratie délibérative. Enquête comparative internationale sur la gestion de proximité, la modernisation de l’État et la démocratie participative. Vie privée et rapports de pouvoirs dans les sociétés contemporaines.
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en Grande-Bretagne et en France
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2005