Vers la fin de l’Empire ?
Une lecture du mouvement de la transition à la lumière de la sociologie historique de Norbert Elias
p. 245-271
Texte intégral
Introduction
1Je ne suis pas sur mon terrain ; j’avais envie d’être curieux. La curiosité dans notre profession est parfois un vilain défaut. Une fois venu le temps de la réalisation, il se peut que l’on s’en veuille d’avoir voulu être curieux. Je n’ai retenu de l’invitation de Bernard Francq que le deuxième volet : « En dehors de toute contrainte, notamment de financement de la recherche, sur quoi aimeriez-vous travailler ? » À ce moment-là, je venais de découvrir le mouvement de la transition à l’occasion d’un séminaire de politique environnementale où le groupe de pilotage de Grez-en-Transition, c’est-à-dire les coordinateurs des initiatives de transition sur le territoire de la commune de Grez-Doiceau, était venu témoigner de son expérience. Les partisans de la transition proposent de construire une société de l’après-pétrole selon les principes de l’émancipation, de l’échange et du bien-être. Je fus frappé par le potentiel subversif du mouvement compte tenu de ses fondements politiques d’auto-organisation et d’établissement en marge des autorités publiques. De plus, ce mouvement s’insère dans la continuité des grandes protestations des années 1970 et donne de la cohérence et du sens à l’ensemble du mouvement environnementaliste.
2Quelques temps auparavant, j’avais été captivé par la lecture de La dynamique de l’Occident de Norbert Elias, qui m’apportait une toute autre perspective du changement politique que celle véhiculée habituellement dans la science politique. Le rapprochement entre l’ouvrage théorique de sociologie et l’expérience empirique s’est fait pour ainsi dire tout seul, une sorte de rencontre fortuite qui a donné naissance à ce texte. Par rapport à la manière dont Norbert Elias a décrit le processus de civilisation et interprété l’Ancien régime et la Révolution française, la transition écologique ne pourrait-elle être appréhendée comme une lame de fond annonciatrice d’une société nouvelle qui remplacerait celle que nous connaissons, qualifiée ici d’Empire ?
3Afin de guider cette démarche, je m’appuie sur trois propositions. Tout d’abord, il est nécessaire d’appréhender le changement comme une évolution dans le temps long, et non pas comme une rupture, si l’on veut comprendre les changements politiques. Bien que la transition soit une initiative récente, elle peut être appréhendée comme potentiellement porteuse de changement. Ensuite, les rapports de concurrence entre les individus au sein de la société portent sur une lutte pour le contrôle de l’appareil de domination. Pour qu’il y ait changement de société, le groupe social qui véhicule les idées nouvelles doit s’emparer de l’appareil d’État. Enfin, cette lutte s’accompagne d’une confrontation entre systèmes de valeurs dans un but de distinction. Le groupe social émergent doit parvenir à imposer ses valeurs contre celles de l’élite. Ces trois propositions extraites de la lecture de Norbert Elias vont donc servir de fil conducteur pour savoir si le mouvement de la transition est annonciateur d’un changement de société, pour ne pas dire une révolution.
4Le mouvement de la transition est interrogé selon un mode de raisonnement que l’on pourrait qualifier d’analogique, plutôt que strictement causal, à la manière d’un concert de jazz, d’un collage de Matisse ou d’une œuvre d’Alechinski. Bien sûr, cet essai réclame une validation empirique ultérieure. Il débute avec une introduction à la sociologie historique de Norbert Elias, du moins ce que j’en ai retenu, et se poursuit avec une présentation du mouvement de la transition et de sa remise en question de la société industrielle. Le rapprochement de la théorie sociologique et de l’objet empirique ouvrent une première discussion sur le potentiel subversif du mouvement de la transition. Les anciens babacools feront-ils figure de pères fondateurs pour les élites de demain ? Le mouvement de la transition est-il sporadique et appelé à la récupération et à l’absorption par la société industrielle ou constitue-t-il les prémisses d’une transformation radicale de la société et de ses institutions politiques ?
1. La dynamique historique dans la sociologie d’Elias
5L’exposé de la sociologie historique de Norbert Elias relève essentiellement d’une lecture personnelle de La dynamique de l’Occident. Alors que l’auteur met en évidence le lent processus d’édification de la civilisation, mon attention s’est attardée sur sa lecture de la Révolution française comme l’aboutissement d’un processus d’émergence de la bourgeoisie et de déclin de la noblesse suite à une lutte pour le contrôle de l’État. L’État reste un objet de fascination pour le politologue. De ses travaux, je retiens trois propositions théoriques : l’appréhension du changement non plus comme une rupture, mais comme une évolution dans le temps long ; la lutte pour le contrôle de l’appareil de domination ; et la distinction et l’imposition des valeurs dominantes. Il est évident que j’aurais pu conduire une revue de littérature plus poussée sur les explications historicistes ou structuralistes (Marx, Touraine ou Bourdieu) afin de donner sens à mon objet empirique. J’ai cependant préféré me limiter pour le moment à mobiliser les travaux d’Elias.
1.1. Une évolution dans le temps long
6Norbert Elias refuse de percevoir le changement comme une rupture. Il s’agit d’une évolution qui s’inscrit dans le temps long : « En réalité, toutes les modifications s’opèrent toujours très lentement, pendant un long espace de temps, à petits pas, imperceptibles pour nos oreilles attentives aux seuls événements qui font du bruit. Les grandes explosions qui transforment brusquement l’existence et l’attitude des individus et qui, pour cette raison même, s’imposent à notre perception, ne sont que des phénomènes partiels s’inscrivant dans la ligne progressive et presque imperceptible des changements sociaux » (Elias, 1975 : 228). Au cours de la Révolution française, la monarchie s’écroule au moment où la bourgeoisie est en mesure de se substituer à la noblesse dans la conduite des affaires publiques et occupe déjà des fonctions à la tête de l’État. La toile est tissée fil après fil. La bourgeoisie monte d’abord progressivement en puissance sous l’Ancien régime, avant d’aspirer au contrôle de l’appareil d’État. La noblesse parvient à maintenir sa différence encore un temps, mais elle finit par s’effondrer. Par analogie, le changement est ce moment où tombe la peau morte, alors même qu’une nouvelle a poussé au-dessous. Les régimes ne sont pas renversés ; ils s’écroulent alors qu’ils sont déjà remplacés dans les faits par un nouveau régime qui s’est lentement constitué.
7Elias préconise une sociologie évolutionniste qui adopte une approche processuelle des phénomènes sociaux et « un usage mécaniste des relations de causalité » (Heinich, 2002 : 107). Cette conception se heurte à des habitudes, notamment celle de la recherche permanente des « origines » : « Nous avons apparemment de la peine à nous voir participer à un changement progressif et continu, soumis à des lois et à des règles déterminées, dont les origines se perdent dans la nuit des temps, à un mouvement dont il faut embrasser du regard la courbe tout entière – comme la trajectoire d’une flèche ou le cours d’un fleuve – et qui ne saurait être conçu comme un retour périodique des mêmes phénomènes ou comme une progression par bonds, de point en point. Le processus que nous appelons le "cours de l’histoire" est en réalité la transformation progressive des interrelations humaines et les effets qui en découlent pour l’individu » (Elias, 1975 : 244). Afin de comprendre le changement, le chercheur doit reconstruire le processus et saisir les évolutions.
8Le changement est porté par les acteurs. Les acteurs ne sont pas nécessairement pleinement intentionnels, ni coordonnés, mais ils s’accaparent de manière personnelle un certain nombre d’éléments de changement dans la société. Elias articule l’évolution de l’individu aux changements au cours de l’histoire. Il cherche à dominer le problème de la relation entre individu et société (Heinich, 2002 : 95). Au cours de son développement, sa sociologie va rapprocher la socio-genèse de l’État, c’est-à-dire l’étude de la manière dont l’État se développe, de la psycho-genèse de l’individu, c’est-à-dire l’étude de l’évolution des valeurs et des comportements de l’individu (Heinich, 2002 : 74). « Pour expliquer le processus de civilisation, il faut procéder – c’est là la méthode que nous avons essayée – à l’examen simultané du changement des structures psychiques et des structures sociales dans leur ensemble » (Elias, 1975 : 256). Elias cherche à articuler l’individu au changement de l’histoire. La sociogenèse relève d’une dynamique relationnelle : « [le] jeu d’innombrables ambitions et intérêts individuels – qu’ils soient convergents ou qu’ils s’opposent – peut donner naissance à un phénomène que personne n’a explicitement voulu ou programmé, mais qui découle néanmoins des ambitions et actions d’un grand nombre d’individus » (Elias, 1975 : 98). Si l’approche repose sur les acteurs, elle ne reconnaît pas pour autant l’intentionnalité comme facteur explicatif et se tient également à distance de tout déterminisme.
9À l’opposé d’Elias, la perception du changement dans l’analyse des politiques publiques est occultée par une focalisation trop importante sur le moment de la rupture, bien que certains auteurs assimilés au néo-institutionnalisme historique s’en distancient (Mahoney and Thelen, 2010 ; Streeck and Thelen, 2005) (Steinmo, 2010). La perspective est souvent diachronique, une comparaison entre l’avant et l’après de cette rupture, et orientée vers la recherche des facteurs explicatifs. Par exemple, selon la théorie des équilibres ponctués (Baumgartner and Jones, 1993), les changements sont considérés comme incrémentaux, jusqu’au moment où un choc se produit et entraîne un réajustement de la politique publique, y compris un réarrangement du réseau d’acteurs impliqués dans cette politique (de Lovinfosse, 2008 ; Hall, 1993). Du coup, la construction des idées nouvelles qui s’imposent n’est pas sujette à interrogation. Par exemple, s’il est possible aujourd’hui que l’Allemagne sorte du nucléaire après la catastrophe de Fukushima, c’est que ce mode de production d’électricité est devenu substituable. Une industrie des énergies renouvelables s’est construite, non seulement des ingénieurs et des investisseurs y ont participé, mais aussi les milieux associatifs qui ont construit le discours de la transition énergétique. L’arrêt du nucléaire est pour certains l’aboutissement de quarante années de lutte politique et de construction d’alternatives.
10Néanmoins, l’analyse des politiques publiques peut apporter sa contribution à une approche évolutionniste. Les travaux sur les policy narratives (Jones and McBeth, 2010), inscrits dans le courant du constructivisme social (Berger and Luckmann, 1996), fournissent des outils capables de traiter des idées. Cette approche insiste sur l’importance du cadrage de la politique publique (ou policy framing), c’est-à-dire la manière dont les problèmes publics sont représentés par les acteurs et le sens qui est donné à la réalité sociale (Laws and Rein, 2003). Les politiques publiques jouent sur les perceptions collectives de la réalité et diffusent des représentations, sous la forme de discours, autour desquelles se rassemblent les acteurs. Le cadrage est reconstruit au moyen de l’analyse des discours. Ceux-ci sont disséqués pour en extraire les idées, les concepts et les catégories qui attribuent du sens aux phénomènes sociaux (Hajer, 1993 : 45). Il s’agit de repérer les énoncés qui relient ensemble des éléments de la réalité, ainsi que les schémas épistémiques qui sous-tendent le modèle causal des politiques publiques (Hajer, 2003 : 104). Les schémas épistémiques se réfèrent à la régularité des modes de pensée, à une époque donnée, qui structurent la perception de la réalité, sans que les acteurs en soient nécessairement conscients (ce qui est proche de l’épistémè chez Foucault (1966) ou de l’habitus chez Bourdieu (1986)). L’approche des policy narratives permet d’analyser la capacité des récits à forger l’imaginaire collectif et orienter l’action collective.
11Si l’on suit la démarche de Norbert Elias, les idées circulent au sein de la société, bien avant de s’imposer. Dès lors, il est utile d’observer les courants minoritaires afin d’esquisser les possibles évolutions futures de la société. C’est pourquoi le mouvement de la transition est aussi intéressant à étudier. Il associe un récit à des pratiques et des actions. Ce récit recèle un potentiel de changement de la société qui s’est constitué depuis les premières remises en question des démocraties industrielles dans les années 1960.
1.2. La construction de l’État moderne
12Dans La dynamique de l’Occident, Elias propose une socio-genèse de l’État. L’État émerge comme forme nouvelle d’organisation de l’autorité qui aboutit à l’absolutisme de Louis XIV. La création de l’État moderne repose sur la mise en place d’une hégémonie au cours du Moyen-Âge (Elias, 1975 : 10-11). La domination territoriale est exercée par la famille la plus riche, celle qui possède le domaine le plus vaste et qui surclasse les autres familles sur le plan militaire. La lutte entre les seigneurs voisins déclenche le « mécanisme monopoliste » qui aboutit à l’hégémonie d’une seule famille, qui se consolide peu à peu, et à l’assujettissement des seigneurs moins puissants.
13Ce pouvoir hégémonique s’exerce sur un territoire de plus en plus grand, qui entraîne un processus poussé de division des tâches qui étaient auparavant toutes incarnées dans la personne du souverain. La possession des terres, la collecte des impôts ou l’effort militaire relevaient exclusivement du monarque. Ce monopole s’affirme à mesure que se répand l’usage de l’argent par la centralisation des impôts qui vient s’ajouter au monopole des moyens de la contrainte physique, autrement dit des moyens militaires (Elias, 1975 : 89). « [Le] monopole du sol s’est transformé, grâce au monopole militaire, en monopole fiscal, [et] le seigneur central dispose à son gré de toutes ces recettes, comme il a disposé naguère de ses revenus domaniaux » (Elias, 1975 : 32). L’argent est perçu par Elias comme l’incarnation de la division des fonctions sociales (Elias, 1975 : 83) et il se substitue à la propriété foncière comme forme dominante de propriété (Elias, 1975 : 101).
14L’État moderne repose sur les principes de centralisation, de monopole et de spécialisation des tâches. La spécialisation débute avec l’élargissement de « l’administration royale des bâtiments et des domaines » (Elias, 1975 : 129), puis suit une logique à la fois territoriale et fonctionnelle : « [L’] organisation de la division du travail, la protection des voies de communication et des marchés dans un vaste pays, la frappe de la monnaie, tout le système monétaire, la préservation de la production pacifique contre toute entreprise de violence, d’autres mesures de coordination et de régulation sont entièrement tributaires de la mise en place d’importantes institutions monopolistes et centralisatrices. Autrement dit, à mesure que les différentes phases du travail et des fonctions sociales se différencient, on note un allongement et une complexification de la série des actes individuels nécessaires à l’accomplissement de l’objectif social de chaque action considérée isolément » (Elias, 1975 : 102). Cette combinaison entre la centralisation de l’autorité publique et la spécialisation entraîne la création en grand nombre de fonctions et de postes qui font l’objet d’une compétition pour leur répartition. L’objet de la lutte sociale ne porte plus sur l’accroissement de l’influence seigneuriale, mais sur la distribution des charges du royaume.
15L’exercice du pouvoir est centralisé autour de la personne du roi, mais celui-ci ne peut en assurer seul l’exercice. Il s’entoure de conseillers et délègue les fonctions, ce qui en retour l’oblige et limite son autonomie. « [La] marge de décision du propriétaire du monopole s’est singulièrement rétrécie du fait de la complexification du réseau social de son domaine. Sa dépendance par rapport à ses services administratifs et l’influence de ceux-ci s’accroissent ; les frais fixes occasionnés par la gestion du monopole augmentent sans cesse ; au terme de cette évolution, le souverain absolu dont le droit de disposer est en apparence illimité, se trouve en réalité exposé à des pressions considérables, à la contrainte des lois, à la dépendance fonctionnelle envers la société sur laquelle il règne » (Elias, 1975 : 32). La taille du territoire et la multiplication des tâches a conduit le souverain à s’entourer d’une administration.
16Les bourgeois se mettent au service du roi. Ce dernier leur ouvre les fonctions administratives afin de maintenir un équilibre des pouvoirs autour de sa personne. Les bourgeois œuvrent avec loyauté et assurent un contrepoids face à la noblesse qui est toutefois maintenue au service du roi. « [Les] clercs sont la plupart du temps les serviteurs fidèles et les représentants des intérêts du roi, tandis que les seigneurs féodaux, rivaux du roi même à l’intérieur de l’administration royale, se soucient bien plus de la consolidation de leur propre position que de celle du roi » (Elias, 1975 : 129). C’est sur cet équilibre des pouvoirs que repose l’absolutisme. Le roi maintient une tension entre les ordres qui lui permet d’asseoir son autorité sur le territoire et les sujets.
17Dans ce processus de construction de l’État moderne, il importe plus particulièrement de voir comment se déroule la montée en puissance d’une classe sociale, la bourgeoisie à cette époque. Elle repose sur deux éléments : la lutte pour l’accès et le contrôle de l’appareil de domination et l’imposition des valeurs ou les codes de la distinction.
1.3. La lutte pour le contrôle de l’appareil de domination
18Sous le règne de Louis XIV, la classe bourgeoise pénètre de plus en plus l’appareil d’État. Cette influence croissante tient à la spécialisation des métiers (par ex. secrétaires et conseillers du roi, administrateurs fiscaux ou membres des cours de justice). Les bourgeois viennent occuper les nouvelles fonctions stratégiques, alors que la noblesse ne fait plus la guerre et doit réorganiser sa façon d’être et son rôle social. Sa fonction se limite progressivement à tenir la maison du roi ; c’est la société de cour. Prestigieuse en apparence, celle-ci entraîne la marginalisation progressive de la noblesse au sein de la société.
19La lutte sociale se détourne de son objet initial pour porter sur la distribution des charges et privilèges que se disputent nobles et bourgeois au sein de l’État. C’est ce qu’Elias nomme la lutte pour le contrôle de l’appareil de domination. « Dorénavant, les luttes sociales n’ont plus pour objectif l’abolition du monopole de la domination, mais l’accès à la disposition de l’appareil administratif du monopole et la répartition de ses charges et profits » (Elias, 1975 : 26). Au sein de la société, la bourgeoisie accroît son importance sociale avec le développement du commerce et de la monnaie à partir du XVIème siècle, un développement qui « [défavorise] les guerriers, c’est-à-dire la noblesse de vieille souche » (Elias, 1975 : 117). « [L’] institution historique de la royauté parvient à sa plus grande puissance sociale dans cette phase de l’histoire de la société dans laquelle une noblesse en décadence rivalise dans bien des domaines avec la bourgeoisie montante, sans que l’un ou l’autre groupe soit capable d’évincer complètement le groupe adverse » (Elias, 1975 : 117). Les règles du jeu évoluent en défaveur de la noblesse. « Alors que dans la phase précédente, la concurrence était "libre", ce qui veut dire que la victoire revenait nécessairement à celui qui, à un moment donné, se révélait plus fort que ses concurrents, elle dépend cette fois-ci de la fonction et de l’activité de chacun ainsi que des services que chacun est capable de rendre au monopoliste, pour que celui-ci puisse exercer son pouvoir. La concurrence libre a cédé le pas à une concurrence soumise à certaines règles, dirigée ou susceptible d’être dirigée par une administration centrale et les personnes qui en ont la charge » (Elias, 1975 : 36). Il ne s’agit plus de s’affronter physiquement, mais de se rendre utile au roi.
20La bourgeoisie s’approprie la plupart des charges liées à la gestion du royaume : « La démarche suivante est la prise en charge du monopole militaire, policier et fiscal, et de tous les autres monopoles de domination qui en découlent, par la bourgeoisie » (Elias, 1975 : 37). Bien qu’issu et légitimé par les pratiques de commerce, cet ordre ne remet nullement en cause les monopoles royaux, bien au contraire : « Le but de leur lutte pour le monopole de domination, but qu’ils finissent par atteindre, n’est pas la redistribution des monopoles existants, mais une nouvelle distribution des charges et des bénéfices » (Elias, 1975 : 38). La bourgeoisie utilise les monopoles royaux pour asseoir son pouvoir, au détriment de la noblesse, et dispute les privilèges de cette dernière : « L’affaiblissement de la position sociale de la noblesse et le renforcement de la bourgeoisie se manifestent de la manière la plus évidente dans la prétention des fonctionnaires, formulée à partir du début du XVIIe siècle, d’être les égaux de la noblesse » (Elias, 1975 : 131).
21Le roi s’applique à maintenir la tension, et donc l’équilibre, entre les ordres : « Il protège les privilèges et le prestige social de la noblesse contre les groupes bourgeois, dont la puissance économique va en s’accroissant. Il utilise une partie du produit social dont il dispose grâce au monopole fiscal, pour soutenir directement l’élite de la noblesse. La revendication formulée par les groupes bourgeois opposants, peu avant la Révolution, après l’échec de toutes les tentatives de réforme, visant à supprimer les privilèges des nobles, implique nécessairement une autre organisation du monopole fiscal et de l’utilisation des recettes fiscales. La suppression des privilèges de la noblesse aboutit à la suppression de l’immunité fiscale des nobles et, de ce fait, à une redistribution des charges » (Elias, 1975 : 178). La lutte pour le contrôle de l’appareil de domination vise également à redistribuer le fardeau fiscal.
22La force de la bourgeoisie, repose non seulement sur sa faculté à être loyale au roi, mais aussi sur son éducation. « Ce qui est certain, c’est qu’en France, la participation des éléments citadins à l’administration royale augmente en proportion de la croissance des villes. […] Ils pénètrent dans ce mécanisme par deux voies différentes : d’une part en s’emparant d’un nombre grandissant de postes séculiers réservés naguère aux nobles ; de l’autre en s’assurant une partie des charges des "clercs" », un clerc étant un « homme instruit sachant lire et écrire en latin » (Elias, 1975 : 130). « [Ce] sont les études, la connaissance du droit canon et du droit romain, qui ouvrent à la plupart des bourgeois l’accès aux postes clefs de l’appareil de domination » (Elias, 1975 : 130).
23Toutefois, la bourgeoisie ne constitue pas un groupe homogène. Elle se divise entre une bourgeoisie de privilèges et une bourgeoisie plus professionnelle. « Dans la France de l’ancien régime, le représentant le plus significatif de la bourgeoisie est un mélange spécifique de rentier et de fonctionnaire ; c’est un homme qui a acheté avec son argent une charge gouvernementale ou – ce qui revient au même – l’a héritée de son père. Grâce à sa charge officielle, il jouit d’une série de privilèges ; souvent il est exonéré d’impôts ; le capital investi lui rapporte des intérêts sous forme de casuels, d’appointements ou d’autres revenus attachés à sa position » (Elias, 1975 : 119). Dans un premier temps, c’est la bourgeoisie de privilèges qui lutte avec la noblesse pour le contrôle de l’appareil de domination et non pas la bourgeoisie professionnelle. Elle ne cherche pas à renverser le système politique, mais à y prendre place et obtenir sa part des revenus de l’État. « Pendant la période absolutiste les parties politiquement importantes de la bourgeoisie dépendent, jusqu’à l’apparition d’une nouvelle bourgeoisie non corporative, qui peu à peu prend ses distances avec la bourgeoisie ancienne, tant sur le plan de leurs intérêts que sur celui de leur activité et de leur manière de penser, de l’existence et de l’équilibre spécifique d’un ordre corporatif » (Elias, 1975 : 121).
24C’est la bourgeoisie professionnelle qui, suite à sa montée en puissance progressive, devient la voix forte qui parle au nom de la société et va remettre en cause la totalité des privilèges. « C’est seulement au moment où la société commence à être marquée par l’apparition d’existences bourgeoises dont la base sociale n’est plus le privilège, où une fraction grandissante de la société considère les privilèges garantis ou créés par le gouvernement comme une grave perturbation des processus issus de la division des fonctions, qu’on voit surgir des forces sociales capables de s’attaquer à la noblesse en tant que telle et décidées à supprimer non seulement tels privilèges de la noblesse, mais l’institution sociale des privilèges nobiliaires » (Elias, 1975 : 120). À l’aube de la Révolution française, la lutte pour le contrôle de l’appareil de domination ne se réduit pas à un affrontement entre bourgeoisie et noblesse, mais elle vise l’extinction de la société d’ordres. « De fait, la révolution de 1789 n’est pas simplement la lutte de la bourgeoisie contre la noblesse : la révolution sonne le glas de l’existence sociale de la bourgeoisie corporative, en premier lieu de la bourgeoisie "de robe", des détenteurs de charges privilégiés du tiers état, de l’ancien artisanat corporatif tout autant que de celle de l’ordre des nobles » (Elias, 1975 : 120). Au sein de l’État moderne, la lutte pour le pouvoir se cristallise autour de la prise de contrôle de l’appareil politico-administratif. Toutefois, les intérêts au sein des groupes sociaux ne sont pas homogènes. Le pouvoir de la noblesse s’est trouvé altéré par la montée en puissance de la bourgeoisie suivant deux vagues incarnées par la bourgeoisie corporative puis la bourgeoisie professionnelle.
25Cette lutte de pouvoir ne prend pas seulement la forme d’une confrontation sur l’octroi des postes de la fonction publique, mais aussi d’une opposition des systèmes de valeurs. L’élite impose ses valeurs, c’est-à-dire que son mode de vie et sa façon d’être deviennent des exemples à imiter pour une frange importante de la population.
1.4. La distinction et le renversement des valeurs
26Durant la dernière phase de l’Ancien régime, la noblesse ne disparaît pas pour autant. Son influence perdure au moyen de ce qu’Elias appelle la distinction, c’est-à-dire le développement de conduites raffinées qui va atteindre son apogée au XVIIIe siècle en France, à l’époque de Louis XVI et Marie-Antoinette (voir le film éponyme de Sofia Coppola ou Les adieux à la reine de Benoît Jacquot) : « [La] concurrence entre couches sociales, [amène] les supérieurs à se démarquer des inférieurs par le raffinement de leurs mœurs lorsque leur suprématie n’est plus établie sur le plan du pouvoir ou des biens matériels […] » (Heinich, 2002 : 13-14).
27Les caractéristiques individuelles requises au sein de la noblesse évoluent. Il n’est plus question d’user de la force pour asseoir son pouvoir et assurer sa subsistance, mais de prendre place au sein de la cour. La pratique du raffinement se développe à mesure que s’accroît la dépendance à l’égard du roi. « C’est en raison de ce monopole que, dans la lutte de la noblesse pour les chances distribuées par le prince, le recours à la violence pure et simple est à peu près exclu : les moyens de la compétition se sont raffinés et sublimés ; la dépendance des individus par rapport au détenteur du monopole impose à chacun une plus grande retenue dans ses manifestations émotionnelles ; les individus sont tiraillés entre la résistance contre les contraintes auxquelles ils se trouvent exposés, l’horreur que leur inspire leur dépendance et leur état de soumission, la nostalgie de la compétition libre et chevaleresque d’une part, et la fierté de la maîtrise de soi qu’ils ont réussi à imposer, les plaisirs nouveaux qu’elle leur propose, de l’autre. En d’autres termes, nous avons affaire à un mouvement général vers la civilisation » (Elias, 1975 : 37). Face à l’impossibilité de combattre, les nobles changent de registre pour maintenir leur rang, c’est-à-dire leur place auprès du roi. « Chez les nobles, le désir de sauvegarder le prestige que leur conférait leur rang, de se "distinguer", motivait bien plus leurs actes que la possibilité d’accumuler les richesses et de l’argent » (Elias, 1975 : 230-231).
28La distinction assure le maintien du rang : « Elle se traduit par le souci presque exclusif d’afficher un savoir-vivre distingué, une sociabilité de bon aloi, une urbanité à toute épreuve, un goût exquis » (Elias, 1975 : 280). Il s’agit de développer les bonnes manières à un point de raffinement tel qu’il consolide le sentiment d’appartenance et surtout rend possible la stigmatisation de l’autre : « On se rend bien compte que ce sont d’abord quelques cercles limités de la bonne société de cour qui prêtent une oreille attentive aux nuances du rythme, de la sonorité et de la signification des paroles dites et écrites et qui considèrent leur "sensibilité", leur "bon goût" comme une valeur de prestige. Tout ce qui serre de trop près le seuil de leurs "sentiments de gêne" a pour eux des relents de bourgeoisie, d’infériorité sociale. Et vice versa : tout ce qui est bourgeois, est ressenti comme pénible. C’est la nécessité de prendre ses distances avec la bourgeoisie qui aiguise cette sensibilité » (Elias, 1975 : 276).
29La noblesse développe ses manières comme outil de distinction par rapport à la bourgeoisie : « La noblesse de cour, porte-drapeau de la "civilité", est obligée, du fait de son insertion progressive dans un réseau d’interdépendances, de pratiquer une répression plus sévère des émotions et une codification plus précise de son comportement ; cette insertion trouve son expression dans la position inconfortable qu’elle occupe, à un moment donné, entre la royauté et la bourgeoisie. Mais l’aristocratie de cour voit dans la réserve que lui imposent sa fonction et son rang une valeur de prestige, un moyen de se démarquer par rapport aux couches montantes, et elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour que ces différences de comportement ne s’effacent pas » (Elias, 1975 : 215). La construction de ce positionnement opère dans le temps long de la lutte pour le contrôle de l’appareil d’État : « La rivalité qui la met aux prises avec les groupes bourgeois ne date pas seulement de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècle, l’aristocratie de cour est dès l’origine menacée dans son existence même par les couches bourgeoises, à la pression desquelles elle est sans arrêt exposée. Mieux, la curialisation de la noblesse ne s’explique que par la poussée des milieux bourgeois » (Elias, 1975 : 277). La société se construit suivant une dynamique marquée par la rivalité des groupes sociaux qui cherchent non seulement à prendre les commandes de l’État, mais aussi à imposer leurs valeurs comme des références collectives. La distinction opère une force d’attraction à l’égard des classes inférieures qui imitent les manières de l’élite : « [Le] mode de vie de la cour est considéré par une bonne partie des bourgeois conscients de leur valeur comme un modèle à imiter » (Elias, 1975 : 280). La bourgeoisie de privilèges grime la noblesse, essaie de lui ressembler dans le secret espoir de se fondre en elle.
30À mesure que la bourgeoisie professionnelle s’affirme, elle remet en cause les valeurs de la noblesse, remplacées dans ce groupe social par un registre articulé autour du travail et du négoce : « À mesure que la puissance sociale de la bourgeoisie s’accroît, les moqueurs se taisent. Peu à peu, les phénomènes qui caractérisent la deuxième phase de la montée viennent occuper le devant de la scène. Des groupes bourgeois affichent de plus en plus une fierté spécifiquement bourgeoise. Ils opposent aux préceptes et aux tabous de l’aristocratie de cour leur propre code de comportement ; ils opposent le travail à l’oisiveté aristocratique, le naturel à l’étiquette, le souci de la science au souci du savoir-vivre, ils exigent le contrôle bourgeois des monopoles clefs, la réforme de l’administration fiscale et militaire. Ils opposent surtout la "vertu" à la "frivolité" de la cour » (Elias, 1975 : 291). À la Révolution française, la noblesse devient une « couche sociale sans utilité ni fonction aux yeux de la bourgeoisie professionnelle » (Elias, 1975 : 178).
31La révolution française renverse l’ordre des valeurs sans pour autant renier le raffinement, qui se déplace vers la sphère privée : « L’acquisition d’argent et le métier sont dorénavant les points d’ancrage des contraintes sociales qui façonnent l’individu. La plupart des gestes dont dépendait dans la société de cour l’existence sociale, et qui pour cette raison même étaient réglés avec beaucoup de soin, appartiennent dans la société bourgeoise à une sphère qui n’intéresse qu’indirectement et de loin la position sociale de l’homme » (Elias, 1975 : 281). Un clivage apparaît entre la sphère professionnelle, où l’on loue les comportements et les réactions pulsionnelles, et la sphère privée où se maintiennent le bon goût et l’étiquette, par exemple à l’occasion des réunions amicales, mais sans pour autant perfectionner encore les manières.
32Non seulement la bourgeoisie a pris en charge les fonctions publiques, mais elle parvient aussi à provoquer un renversement des valeurs au sein de la société. Alors qu’il constituait un modèle à suivre d’attitudes et de comportements, le raffinement est peu à peu perçu comme inutile comparé aux valeurs du travail ou de l’enrichissement personnel. Cette notion de basculement des valeurs rejoint les deux autres notions sur la base desquelles Norbert Elias explique la Révolution française, soit la lutte pour le contrôle de l’appareil de domination et le changement comme le résultat d’une dynamique évolutionniste. Désormais, je reprends ces trois notions pour explorer les implications du caractère subversif du mouvement de la transition. J’esquisse brièvement les caractéristiques des démocraties industrielles avant de présenter le mouvement de la transition en insistant sur les éléments de remise en question de la société d’aujourd’hui.
2. L’Empire et ses élites
33Il est malaisé de décrire en quelques lignes la société dans laquelle nous vivons sans verser dans la caricature. Pourtant, pour parler de changement, il est tout de même nécessaire d’esquisser le point de départ, l’objet initial qui est soumis aux forces de la transformation. Le mouvement de la transition exprime une remise en cause radicale du système politique et économique occidental. Notre société est une somme de démocraties libérales qui composent un régime politique à niveaux multiples. L’organisation de son économie est capitaliste et industrielle, basée sur le pétrole.
34L’Empire est le terme que j’ai retenu pour qualifier le régime politique à niveaux multiples dans lequel nous vivons. Il est repris d’une mouvance « d’ultra-gauche anarcho-autonome » qui a fait trembler la France en 2008, le mouvement Tiqqun, et dont les membres sont davantage connus pour leur épicerie de Tarnac que pour leurs publications. L’Empire correspond à une autorité déterritorialisée qui exerce une autorité et une contrainte physique et morale sur la population de l’occident et d’un certain nombre de pays « amis » (par ex. la Russie ou la Chine) (Tiqqun, 2009 : 33-39). Il est difficile d’arrêter les contours exacts de son territoire, à la manière du limes qui encerclait l’empire romain (Ruffin, 1991), qui résultent d’une coopération étroite entre des États souverains, notamment contre toute forme de subversion (cf. les listes des organisations terroristes des États-Unis et de l’Union européenne). L’Empire est une structure non démocratique, peu responsable, qui domine aujourd’hui notre société et assure la pérennité du capitalisme et de la société industrielle.
35Son système politique n’est pas non plus facile à discerner. Les lieux de décisions sont disséminés à différents échelons. L’État national demeure l’échelon de référence de la souveraineté, mais il délègue sa responsabilité dans l’élaboration des règles à des échelons supranationaux (par ex. l’Union européenne et l’Organisation mondiale du commerce) ou infranationaux (par ex. les régions). La coercition exercée sur les sujets de l’Empire relève des forces de police nationales, connectées selon un réseau dense de coopérations (Europol, Interpol, OTAN, etc.). Il est d’autant plus difficile d’articuler des revendications sachant que les échelons de pouvoir peuvent allègrement se défausser les uns sur les autres. La science politique décrit naïvement cet ordre politique sous le terme de gouvernance à niveaux multiples, un concept qui se préoccupe davantage des jeux d’acteurs au sein du régime que de ses structures et de leur capacité à figer les rapports de pouvoir. L’Empire est une autocratie éclairée dépourvue de despote. L’exercice du pouvoir n’est plus incarné ; l’ordre politique relève d’une architecture institutionnelle, que les jeux d’acteurs ne peuvent amender qu’à la marge.
36Nous vivons tout de même dans des démocraties libérales. Les citoyens élisent leurs représentants devant lesquels l’exécutif est responsable. La vie politique est fortement médiatisée et des débats publics se tiennent en toute liberté autour des grands sujets de réforme ou en réaction à l’actualité. Néanmoins, le débat public se concentre pour l’essentiel au seul échelon national, alors que le régime politique se déploie sur de multiples échelons. Aux échelons infranationaux, la médiatisation fait défaut. Quant aux échelons supranationaux, la délégation de la représentation populaire relève d’un troisième ou d’un quatrième rang, ce qui dilue d’autant la responsabilité politique. Les chefs d’État et de gouvernement sont-ils jugés par les électeurs sur leurs positions prises en Conseil européen ou dans les négociations des Rounds de l’Organisation mondiale du commerce ? Un député est-il sanctionné par ses électeurs pour avoir ratifié un traité de coopération policière ? L’État national est devenu un simple échelon de décision dans un régime politique mondialisé. Lors des précédentes élections présidentielles françaises, le candidat, devenu président, disait : « J’irai à l’Europe pour proposer telle ou telle mesure… ». Que lui reste-t-il comme pouvoir ? Quelle est la nature de cette représentation politique ?
37Le régime économique est le capitalisme. Il repose sur le principe de l’accumulation individuelle et la liberté de commerce. À l’image des armateurs hollandais du XVIème siècle, une personne investit ses avoirs dans des activités productives afin de les faire fructifier. L’entrepreneur s’endette auprès des investisseurs, créanciers et actionnaires, sur la promesse de réaliser une marge qui lui permettra de recouvrer sa dette plus les intérêts et de réaliser un profit. L’endettement pousse à la productivité afin de satisfaire les investisseurs. Les salaires des employés sont une variable d’ajustement importante dans ce contexte, qu’il est nécessaire de stabiliser voire de comprimer. L’entrepreneur cherche également à étendre son marché. En dehors des exigences de qualité, les marchés ont été très largement déréglementés aussi bien au sein des États qu’au niveau des échanges internationaux, d’abord progressivement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (cf. les accords du GATT), puis de manière plus accentuée dans les années 1970 et 1980. Les États ont choisi de se défaire d’un instrument politique essentiel à la stabilité de la société (Polanyi, 1983). Une autre façon d’élargir les marchés consiste à étendre le champ d’application de la propriété privée, ce à quoi se sont livrés les États occidentaux avec le renforcement de la propriété intellectuelle et l’autorisation du brevetage du vivant (par ex. les semences), une évolution qualifiée de marchandisation de la vie (Shiva, 2004). Le capitalisme a joué un rôle moteur dans le développement et la prospérité de l’Occident, ce qui a valu de fermer les yeux sur ses conséquences sociales et environnementales.
38Nous nous trouvons dans une société industrielle. Dans nos contrées, celle-ci ne se caractérise plus tellement par les usines, qui ont été effacées du paysage, mais par une volonté de spécialisation toujours plus poussée. La production de biens standardisés et à grande échelle a été largement délocalisée vers des pays aux réglementations sociales et environnementales plus conciliantes. Mais la société industrielle ne se réduit pas à l’image des usines. Elle sous-entend une division des tâches toujours plus poussée et la recherche constante de gains de productivité. Elle s’appuie sur la recherche des avantages comparatifs, une théorie élaborée par l’économiste Ricardo au XIXème siècle (Krugman et al., 2012). La spécialisation autorise une maximisation des gains individuels en raison d’économies d’échelle (« Si je ne fabrique qu’un seul objet, je le ferai bien, en grand nombre et à un coût décroissant ») qui sont transformés en amélioration du bien-être grâce aux échanges commerciaux. Elle a notamment abouti à une politique agricole productiviste qui encourage la monoculture, le commerce international, ainsi que l’usage irraisonné des engrais et pesticides.
39L’autre principe est celui de l’externalisation des externalités négatives (Coase, 1960 ; Pigou, 1950). Les externalités négatives sont les conséquences prévisibles ou non d’une activité économique qui a des conséquences nuisibles sur la société et l’environnement et dont les coûts ne sont pas imputables à l’unité de production, en raison de la réglementation (notamment sur la propriété et la responsabilité). L’activité économique est immunisée d’une partie de ses responsabilités sociales et environnementales afin de créer de la prévisibilité (ou certitude) sur le chiffre d’affaires. Par exemple, les conséquences de la pollution due aux rejets d’une usine ne sont pas à charge de son propriétaire dans la mesure où celui-ci respecte son permis d’environnement. Également, le coût social des fermetures d’usines est pour bonne partie imputé à la charge de la collectivité. La société industrielle repose sur une spécialisation aux échelles autant mondiale qu’individuelle et limite la responsabilité sociale et environnementale des entrepreneurs.
40Selon les écologistes ou les partisans de la transition, la société industrielle est organisée autour du carbone, ou plutôt du pétrole et des énergies fossiles dans leur ensemble. Le pétrole est essentiel au fonctionnement des réseaux de transports, au chauffage, à la production d’électricité et à l’industrie lourde. Il constitue la base de la chimie, et par extension des intrants de l’agriculture conventionnelle. Les sodas contiennent du pétrole (ils contiennent du sucre de maïs, une plante qui nécessite une grande quantité d’intrants), le steak du hamburger contient du pétrole (les bœufs sont nourris au maïs). Sans pétrole, il n’y a plus d’agriculture conventionnelle (engins agricoles et intrants). Sans pétrole, il n’y a plus de mondialisation des échanges marchands. Sans pétrole, il n’y a plus de banlieues, ni de centres commerciaux. Autour du pétrole se structurent la répartition du pouvoir, la distribution des richesses et l’attribution des rôles au sein de la société. La fin du pétrole signifie un rationnement de l’énergie et certainement la fin de la société que nous connaissons.
41Au sein de l’Empire et autour du pétrole, prospère une élite qui se caractérise par la captation d’une grande proportion de la rente issue de l’activité productive. Les contours de cette élite sont aussi flous que les limites territoriales de l’Empire. On y trouve pêle-mêle, les familles de chefs d’État et de politiciens, des hauts fonctionnaires, les cadres supérieurs des firmes multinationales, les membres de la grande bourgeoisie et les banquiers d’affaires. Cette élite est elle aussi déterritorialisée. Outre sa richesse pécuniaire, elle se caractérise par son cosmopolitisme : voyages d’affaires, pratique des langues étrangères et fréquentation de grandes places culturelles ou touristiques. Si l’on s’en réfère à la presse populaire, cette élite fait preuve d’un goût de l’ostentation et du clinquant : collection de voitures de luxe, organisation de week-ends de party à Dubaï ou de soirées « Bunga-Bunga » avec des amis chefs d’État et sportifs. S’y ajoute un jeu avec la réglementation, notamment fiscale (par ex. demande d’octroi de la nationalité belge du français Bernard Arnault, patron du groupe LVMH, enregistrement des cadres dirigeants d’entreprises belges au Luxembourg), et un fort sentiment d’impunité (par ex. cas d’esclavage de domestiques par des princesses d’Abu Dhabi à Bruxelles ou du fils Kadhafi à Genève, accident de voiture du fils de Ling Jihua, proche collaborateur du président chinois, en Ferrari avec deux filles dénudées à son bord). Ces valeurs tournent autour d’un affichage de l’enrichissement personnel, de la pratique de l’entre-soi (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2007) et de conduites excessives, voire délictueuses. Loin de servir de référence, ces valeurs sont étrangères aux classes moyennes.
42Voilà une description à la fois personnelle et partiale de ce que j’ai nommé l’Empire. En marge de l’Empire, un mouvement remet en question cette société autour des concepts d’écologie et d’écologie politique. Aujourd’hui, il s’est trouvé une nouvelle bannière, un nouveau récit : la transition.
3. Le mouvement de la transition et la remise en cause de la société industrielle
43La transition correspond à la mise en place d’un nouveau récit au sein de l’écologie politique. Elle propose d’organiser la société de l’après-pétrole dans un esprit positif d’émancipation et de bien-être. Le mouvement de la transition réunit une série d’initiatives locales autrefois éparpillées selon une démarche proposée dans le manuel de transition publié par Rob Hopkins en 2008 (Hopkins, 2010).
44Dans le passé, le mouvement écologiste s’est construit à partir d’un récit catastrophiste. Le coup d’envoi de la médiatisation du mouvement remonte à la publication de Silent Spring de Rachel Carson en 1962 (Carson, 2002). Dans son ouvrage, l’auteure dénonce l’usage excessif et irraisonné des pesticides, notamment du DDT. À la suite de cela, plusieurs jeunes générations seront conscientisées à l’« urgence écologique » par une avalanche d’ouvrages qui dénoncent la pollution et le pillage de la planète, la destruction des forêts équatoriales, le massacre des baleines, l’assèchement de la mer d’Aral, les malformations et les cancers liés à la radioactivité et l’impasse du nucléaire. Le mouvement écologiste agissait pour contrer et corriger les excès de la société industrielle. Le récit fondateur s’articulait de la façon suivante : « Si nous poursuivons cette trajectoire, nous allons à la catastrophe ». Au contraire, la transition est une façon de réenchanter le récit écologiste. On assiste à une tentative de renverser le problème pour le transformer en un récit positif, un récit d’avenir qui pourrait venir supplanter le grand métarécit du progrès économique et social qui repose sur la croissance du produit intérieur brut.
45Le manuel de transition n’est pas un ouvrage scientifique, mais un précis qui éclaire les lecteurs sur les grandes notions et sert de guide aux militants dans leurs activités de formation. Il part d’un constat, la fin prochaine des énergies fossiles, et propose des pistes pour préparer collectivement la sortie du pétrole. Le problème initial autour duquel se construit le récit, c’est le pic du pétrole : le manque de pétrole ne se fera pas sentir au moment de l’épuisement total de la ressource, mais bien avant cela. Suivant la théorie de la formation des prix de Walras, l’équilibre des prix résulte d’une rencontre entre l’offre et la demande. Une contraction de l’offre face à une demande qui reste importante provoque une flambée des prix. L’offre se fait rare relativement à la demande. Le pic du pétrole correspond au moment où l’apogée de la production de pétrole est atteinte, qu’il n’est plus possible d’accroître la production, en d’autres termes lorsque l’offre commence à décliner alors que la demande ne cesse de croître. Passé ce pic, les prix des énergies fossiles s’envoleront, ce qui provoquera une raréfaction accélérée de la ressource, même si physiquement elle est encore disponible. Ce pic du pétrole est susceptible d’advenir entre 2010 et 2020 (Hopkins, 2010 : 20). Comme la moindre de nos activités est basée sur le pétrole, à l’exception de celle de respirer, notre mode de vie risque d’en être complètement bouleversé. Les classes populaires seront les premières à être affectées et les plus sensibles au choc qu’elles subiront de plein fouet. La transition consiste à anticiper ce scénario et s’y préparer de manière collective et solidaire.
46La permaculture est le concept central de la transition1. Bien que les partisans de la transition refusent de la réduire à une simple définition, elle peut être appréhendée comme une approche éco-systémique qui exploite les ressources des communautés locales, c’est-à-dire leurs connaissances sur les techniques et le milieu, mais aussi les moyens qu’ils ont à leur disposition aux alentours, en termes de matériaux, de potentiel agricole et d’approvisionnement énergétique. « Il s’agit essentiellement d’un système de conception visant à créer des établissements humains viables. […] La permaculture peut être considérée comme le liant conceptuel et le fondement éthique qui soutiennent le travail de Transition et permettent de combiner tous les éléments d’un lieu de vie d’après le pic [pétrolier] » (Hopkins, 2010 : 135). David Holmgren complète cette définition d’un mot d’explication : « Plus précisément, je perçois la permaculture comme l’utilisation d’une approche systémique et de principes de conception permettant d’organiser efficacement un cadre pour la mise en place d’une culture permanente. Elle regroupe les diverses idées, aptitudes et modes de vie qui doivent être redécouverts et développés afin de pourvoir à nos besoins tout en accroissant le capital naturel pour les générations futures. Dans ce sens plus restreint mais essentiel, la permaculture n’est ni le paysage ni même les compétences dans les domaines du jardinage bio, de l’agriculture durable, de la construction de bâtiments bioclimatiques ou d’éco-villages, mais elle peut servir à les concevoir, les implanter, les gérer et les améliorer, de même que tous les efforts réalisés par des individus ou des communautés pour construire un futur durable » (Holmgren, 2007a). La permaculture correspond donc à la mise en commun des savoirs, techniques et ressources susceptibles d’assurer la réalisation de modes de vie durables à l’échelon d’une communauté locale, par exemple savoir planter un jardin biologique avec des espèces locales, construire une maison en pisé ou bien en granit si le terrain se situe en Bretagne, ou préparer des bocaux de choucroute. Bref, il s’agit de s’adapter aux conditions et ressources locales pour essayer de bâtir une société qui ne s’appuie plus sur le pétrole.
47La transition est donc l’« application de la permaculture aux systèmes humains en vue d’assurer la résilience de la société au bénéfice de toutes ses composantes par leur contribution croisée » (Grez-en-Transition, 2011). C’est un récit positif propre au mouvement écologiste qui propose de construire une nouvelle société non seulement durable, mais aussi à taille plus humaine, plus solidaire, où les gens se parleraient plus, vivraient davantage ensemble. Derrière l’idée se retrouvent aussi des acteurs, le mouvement écologiste d’une part, et les associations et initiatives locales d’autre part2. Le mouvement écologiste a pris énormément d’ampleur depuis les années 1960. Il est parvenu à thématiser deux problèmes publics, celui de la pollution et des atteintes à l’environnement d’abord, puis du développement durable ensuite. Il obtient la convocation de grands sommets mondiaux : Stockholm en 1972 à propos du premier et Rio en 1992 à propos du second. Outre cette activité de plaidoyer, les combats anti-nucléaires du mouvement environnemental aboutissent à la création des partis écologistes. Aujourd’hui, ces partis participent à l’exécutif dans de nombreux pays (par ex. Allemagne, Belgique et France). Ils défendent des positions de compromis entre les aspirations du mouvement écologiste et le réalisme de l’exercice du pouvoir. Dans le registre des valeurs, leur positionnement s’apparente le plus souvent à la modernisation écologique, c’est-à-dire le maintien de la société capitaliste et de son fonctionnement, tout en stimulant une réorientation des investissements vers ce qu’ils qualifient de croissance durable ou d’« emplois non délocalisables ». La pratique du pouvoir agit comme force normalisatrice du mouvement écologiste.
48Le mouvement de la transition constitue un infléchissement de cette stratégie. Il a pris au mot le second volet du slogan de la conférence de Rio : « penser globalement, agir localement ». Une floraison d’initiatives locales s’est déployée de manière éparpillée et sans bannière depuis vingt ans. Les citadins apprécient les paniers de légumes biologiques. Des comités de quartier organisent des systèmes d’échanges locaux (SEL), basés sur des échanges de prestations calculées en heures de travail, et des « donneries », c’est-à-dire des bourses d’échange pour les objets dont on n’a plus besoin. Des candidats à l’accession à la propriété se regroupent pour réaliser des habitats collectifs suivant une architecture passive. La transmission des connaissances se réactive sous l’impulsion d’associations, par exemple au moyen de cours de couture ou de cuisine. Par exemple, on y apprend à transformer le chou frais, produit phare du panier bio, en bocaux de choucroute afin de le conserver longtemps et sans réfrigération. Sont également organisés des ballades découverte de la nature, des potagers collectifs et des ateliers de réparation de vélos ou de matériel électronique où des techniciens encadrent les réparations que l’on effectue soi-même sur place. Les cinémas de quartier refleurissent, où chacun apporte sa chaise à la projection. Par ailleurs, le mouvement de la transition opère des tentatives de réappropriation de l’espace public, soit temporairement à l’occasion de manifestations festives, soit de façon permanente au moyen d’activités de plantations.
49La création de monnaies locales vient fédérer ces initiatives. L’objectif est de s’émanciper de la monnaie officielle afin de densifier les échanges entre personnes sans devoir recourir au troc. Ces monnaies sont uniquement valables pour les transactions locales et les échanges de services. Au lieu de fructifier, elles perdent leur valeur au fil de temps, ce qui encourage leur réinjection immédiate dans le circuit économique (Derruder, 2005 ; Lietaer and Kennedy, 2008). Par exemple, un infirmier reçoit paiement pour les soins prodigués et utilise cette monnaie pour rétribuer son jardinier. Il arrive même que cette monnaie soit acceptée dans les commerces de détail dans certaines villes en Allemagne. Ce genre d’initiatives se développe rapidement en France (seize projets en place en 2012) et en Belgique (une petite dizaine de projets comme GeT it à Grez d’Oiceau dans le Brabant wallon et le Ropi à Mons). Cette fois-ci, c’est une fonction régalienne de l’État dont le monopole est contesté.
50Le mouvement de la transition fédère les initiatives locales et auto-organisées. Il rassemble d’anciennes activités associatives liées à l’économie sociale et solidaire avec de nouvelles. D’une part, les associations existantes s’identifient assez facilement au mouvement de la transition. D’autre part, le manuel de Rob Hopkins joue un rôle de catalyseur surprenant, son impact étant renforcé par la mise en commun de ressources que permet l’internet. Les initiatives de la transition affichent et revendiquent une organisation particulière de la gestion collective. Elles refusent l’institutionnalisation (formelle), prônent l’auto-organisation sur un mode d’expression directe et de travail commun, rejettent l’idée de comités de direction ou de sélection des leaders, ce qui est relativement similaire aux modes d’organisation de la communauté du logiciel libre sur internet où chacun vient contribuer au projet commun sans revendication ou désir de prise de contrôle. « Le modèle, c’est qu’il n’y a pas de modèle » (Grez-en-Transition, 2011). Par exemple, Grez-en-Transition est animé par un groupe de pilotage, composé de cinq à huit membres, suivant un certain nombre de principes de représentativité, de démocratie interne et d’apprentissage continu et qui rêve de s’auto-dissoudre. Le groupe de pilotage a initié ou rassemblé des groupes-projets qui œuvrent chacun à un projet particulier (par ex. le groupe d’achat solidaire pour les paniers bio, les jardins potagers, les activités cinématographiques ou l’organisation d’événements festifs). L’initiative de transition organise tout un ensemble d’activités associatives à l’échelle de la commune.
51La transition opère à l’échelle de la commune, mais en marge des autorités locales. Avec Grez-en-Transition, par exemple, s’est mise en place une communauté locale qui agit en parallèle des autorités communales et maintient les élus à l’écart. En fait, le collectif manifeste une relative indifférence à l’égard de l’autorité publique. Il n’a pas besoin de s’appuyer sur la commune pour exister et il met en œuvre ses initiatives même si la commune y est réticente. Par exemple, Grez-en-Transition a soutenu la plantation d’herbes aromatiques dans les parterres autour de l’église du village. Il n’a pas demandé l’autorisation de la commune : « l’espace public appartient à la collectivité, c’est à nous ». Il ne dédaigne toutefois pas l’assistance ponctuelle d’un échevin, par exemple pour le prêt de tables, de chaises ou de locaux. Ce n’est pas du radicalisme politique, mais plutôt de l’indifférence. En cela, Grez-en-Transition suit les conseils de Rob Hopkins qui recommande cependant de rester en bons termes avec les autorités locales : « [Vous] ne progresserez jamais très loin sans cultiver une relation positive et productive avec les autorités locales » (Hopkins, 2010 : 162). Le mouvement doit conserver son autonomie, sans pour autant s’installer dans une position marginale. « Le rôle que nous attribuons aux autorités locales dans ce processus est de le soutenir, pas de le diriger » (Hopkins, 2010 : 142). La question se pose de la convergence ou de la complémentarité entre l’action publique locale et les initiatives de transition. La récupération politique du mouvement causerait très certainement sa perte et sa désagrégation.
52La transition porte les germes d’une réorganisation de la collectivité, en marge du politique, dont les activités sont avant tout orientées vers un retissage du lien social. Le mouvement est fragmenté, mais les initiatives de mise en réseau se multiplient. Outre le respect des principes de la transition, deux constantes apparaissent : une appropriation de ce thème par une classe moyenne plutôt intellectuelle et citadine, notamment des enseignants et des fonctionnaires ; et la mise en place d’une organisation à l’écart des autorités publiques au moyen de groupes auto-institués, le refus des leaders et de la délibération comme mode de décision collective. Le mouvement se structure et se construit en dehors des sphères de la représentation publique et de l’autorité politique.
4. Quel potentiel révolutionnaire dans la transition ?
53Le collage de la sociologie d’Elias et de la transition a abouti à la question de savoir si la transition écologique préfigurait l’avènement d’une société nouvelle. En d’autres termes, j’interroge le potentiel subversif du mouvement de la transition au moyen des concepts déployés par Elias dans son analyse de la Révolution française. Le mouvement de la transition préfigure-t-il l’avènement d’une nouvelle société qui viendrait renverser notre société industrielle ? D’abord, cette question n’a de sens que si l’observateur s’inscrit dans le temps long, qu’il appréhende le changement non comme une rupture, mais comme un processus évolutif. Ensuite, je mobilise deux propositions formulées par Elias dans son analyse de la Révolution française : la lutte pour le contrôle de l’appareil de domination et l’imposition des valeurs. À la lumière des faits, il semble prématuré de conclure la question par l’affirmative. En effet, je n’observe pas dans ce cas de lutte pour le contrôle de l’appareil de domination. La question de la confrontation des valeurs amène toutefois à une position plus nuancée en raison de la diffusion des valeurs écologistes au sein de portions de plus en plus larges de la population et les références systématiques qui y sont faites dans les discours politiques et les campagnes commerciales. De plus, ce collage ou cette réflexion analogique apporte un questionnement nouveau sur la perte du monopole de l’État.
54En premier lieu, ce travail renouvelle l’intérêt théorique d’une conception évolutionniste du changement. Norbert Elias invite les chercheurs à tendre l’oreille et écouter les « petits pas » silencieux du changement. Peu importe de rechercher les origines des phénomènes ou des idées qui se perdent « dans la nuit des temps », il faut plutôt se concentrer sur l’observation de leur trajectoire. Loin d’être une nouveauté, il semble bien que le mouvement de la transition s’inscrive dans une longue lignée. J’ai mis en évidence son ancrage dans le mouvement écologiste qui a pris naissance à la fin des années 1960. Il est frappant de constater que des membres des initiatives de la transition revendiquent leur participation à des événements marquants de l’écologie politique : « En 1973 au Larzac, j’y étais ! ». La transition s’inscrit dans la filiation des luttes écologistes et constitue essentiellement un nouveau récit, une nouvelle manière d’organiser l’action politique. Derrière l’idée de la transition se cache peut-être un désenchantement envers le militantisme politique, suite aux expériences peu concluantes de la participation gouvernementale des partis écologistes et leur incapacité à infléchir de manière significative la dynamique de la société industrielle. L’initiative citoyenne vient se substituer à l’État face à l’incapacité de ce dernier à édifier une société durable. Afin d’aller plus loin dans la compréhension du mouvement de la transition, les approches discursives des politiques publiques (policy narratives) permettraient de reconstituer minutieusement la trajectoire de la transition et le parcours des acteurs qui les portent afin de mieux cerner son potentiel en termes de changement politique.
55Dans son analyse de la Révolution française, Elias insiste beaucoup sur la lutte pour le contrôle de l’appareil de domination qui se joue pendant près de trois siècles entre une noblesse décadente et une bourgeoisie émergente. Autour du mouvement de la transition, rien de semblable n’est observé. D’abord, l’appareil de domination est bien plus difficile à cerner aujourd’hui en raison de la perte de puissance de l’État national et de sa moindre emprise sur l’économie. D’une part, le pouvoir politique a été délégué à des échelons supra- et infranationaux qui dilue la capacité d’intervention de l’État sur la société et morcelle l’exercice des compétences politiques. D’autre part, les personnes privées se sont considérablement émancipées de la tutelle étatique dans le développement des activités commerciales. Le chiffre d’affaires des firmes multinationales dépasse le produit intérieur brut de certains États et les banques d’affaires sont en position de force du fait de leur mainmise sur la dette publique. L’appareil de domination est tout autant public que privé aujourd’hui et il s’organise à l’échelle mondiale. Dès lors, la participation politique des partis écologistes constitue une avancée somme toute modeste dans la lutte pour le contrôle de l’appareil de domination, tout comme les activités de plaidoyer des associations environnementales.
56Il serait tentant d’interpréter le mouvement de la transition comme une confrontation entre la classe moyenne et les élites de la société industrielle. Si tant est que l’on puisse définir la classe moyenne, il est de toute façon risqué d’en figer les contours. J’en retiens l’idée d’un groupe social bien éduqué et inséré dans la société, qui détient des emplois fixes ou mène des activités indépendantes. C’est dans cette population que l’écologie politique reçoit le plus de soutien et y recrute ses militants et leaders. Le mouvement de la transition est animé par la frange intellectuelle et citadine de la classe moyenne, notamment les fonctionnaires et les enseignants. Tout comme la bourgeoisie à l’époque moderne, la classe moyenne n’est pas homogène. Une partie de ses membres se retrouve à des postes importants de l’appareil de domination, par exemple des hauts fonctionnaires ou des cadres supérieurs de grandes entreprises. Néanmoins, cela ne suffit pas pour conclure à une prise de contrôle de l’appareil de domination. De plus, il n’est pas du tout certain que ces personnes adhèrent au récit de la transition. J’en conclus que dans ce cas, la lutte pour le contrôle de l’appareil de domination ne s’observe pas. Ce qui est étonnant, c’est que les membres du mouvement de la transition ne semblent pas beaucoup s’intéresser à la prise du pouvoir. Au contraire, ils développent leurs activités en marge de l’appareil politique au moyen de modes d’organisation propres.
57La seconde notion que je mobilise à partir de la sociologie d’Elias est la distinction. Au cours de l’époque moderne, la noblesse a utilisé la distinction en guise de stratégie de préservation de sa place et de son influence auprès du roi. Elle a développé un art des manières, de la conversation et de l’habillement jusqu’ici inégalé. De la sorte, elle a diffusé ses valeurs et modelé les attitudes des membres des autres ordres. La distinction de la noblesse faisait figure d’étalon, de norme de référence, d’idéal à imiter sans jamais être capable de l’atteindre. Suite à la Révolution française, la distinction a été ravalée à un rang secondaire, sans pour autant être reniée, par la nouvelle élite bourgeoise qui place au-dessus les valeurs du travail, du négoce, de la rationalité et de la science. Que ce soit dans la première ou dans la seconde phase, l’élite impose ses valeurs à l’ensemble de la société.
58Dans notre cas, et plus particulièrement chez les membres du mouvement de la transition, il est difficile d’observer une intériorisation des valeurs de l’élite. Tout d’abord, dans la société industrielle, il semble que les valeurs bourgeoises aient été altérées pour se réduire à la seule réussite personnelle, mesurée uniquement à la fortune accumulée. Les valeurs de l’élite ne constituent plus forcément le modèle à suivre pour une frange importante de la classe moyenne. En dépit du pouvoir de fascination exercé par les nuits dissolues de responsables politiques ou les collections de voitures de sport, l’élite de l’Empire semble de moins en moins faire référence dans ses valeurs et ses manières. Son comportement est largement associé aux termes dénigrants de « parvenus », qui mêle le luxe tapageur aux attitudes vulgaires, voire délictueuses (par ex. prostitution, esclavagisme, toxicomanie ou infractions routières). L’attitude de l’élite ne constitue plus un modèle de réussite sociale. Dans le même temps, des valeurs de frugalité, de persévérance, d’engagement social semblent se réaffirmer au sein de la société, autour de la consommation raisonnable, de la réduction de l’empreinte écologique ou de l’auto-organisation collective. Les valeurs que véhicule le mouvement de la transition, et plus largement l’écologie politique, se propagent au sein de la société et annoncent peut-être un basculement au niveau des valeurs. Dans ce contexte, la transition préfigurerait la construction d’une nouvelle morale pour des classes moyennes en mal de reconnaissance sociale.
59Il ne se passe pas un jour sans que l’on entende un message de conscientisation à l’environnement. Tous les fabricants automobiles prônent la sobriété et règlent les moteurs en mode ECO (économique ou écologique ?). Les partis politiques mettent du vert sur leurs affiches sans que cela soit leur couleur d’origine. Les emballages de produits sont repeints en verts eux aussi ou évoquent la nature, tout comme les boutiques et les magasins. Ne parlons pas de l’électro-ménager, des produits d’entretien, de la construction ou encore des salons de coiffure ! La société industrielle se met au vert. Évidemment que l’on ne peut en conclure à l’influence du mouvement de la transition. Il y a bien une récupération commerciale de la préoccupation pour la sauvegarde de l’environnement. Cependant, cette réappropriation est à la fois le résultat et le médiateur de la diffusion de ces nouvelles valeurs. La question se pose de savoir comment la situation va évoluer, si ces valeurs vont bien se diffuser largement au sein de la société ou bien si les slogans seront confisqués ou galvaudés par le marketing et la publicité, les deux n’étant pas mutuellement exclusifs. Cette réappropriation des symboles de l’écologie politique par la société industrielle ne prouve-t-elle pas que cette dernière craint pour sa pérennité ?
60La transposition de la théorie d’Elias à ce sujet d’actualité ouvre également un questionnement sur la perte de monopole de l’État. D’une part, nous avons engagé une période de fin des monopoles politiques et commerciaux dans le contexte de la mondialisation, de la régionalisation, mais aussi des réformes administratives et leurs vagues de privatisation et de désengagement des gouvernements nationaux dans l’économie (par ex. la privatisation des télécommunications). D’autre part, notre époque s’illustre par un détournement des citoyens vis-à-vis de l’autorité publique. Non seulement, le cynisme à l’égard des politiciens ne fait que croître, ainsi que l’abstention électorale, mais aussi les formes autonomes d’organisation collectives se multiplient, que ce soient le mouvement de la transition, les Indignés ou Anonymous. Certains continuent à vouloir peser sur la décision politique, alors que d’autres s’en détournent sans vergogne. À cela s’ajoute une multitude de mouvements et de processus qui remettent en cause l’Empire, notamment la montée d’un islam radical dans le monde arabe ou les velléités hégémoniques de la Chine tant sur le plan économique que culturel.
61Bien qu’il soit prématuré de conclure que le mouvement de la transition annonce une sortie programmée de la société industrielle et constitue les prémisses d’une révolution, cette analyse soulève de nombreuses interrogations en termes de transformation de l’État et de notre société. Et si le scénario du pic du pétrole s’avérait exact ? Que se cache-t-il sous la surface de notre société et qui se retrouvera au grand jour à la suite du choc externe ? Serons-nous alors prêts à nous passer de pétrole et à conduire le changement de société qu’une telle perspective nécessite ? Les manifestants de mai 1968 scandaient : « Sous les pavés, la plage ». C’est tout de même autrement plus réjouissant que le « sang et les larmes » prôné par des politiciens austères et incapables d’anticiper le sevrage de pétrole.
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Notes de bas de page
1 Rob Hopkins n’est pas l’inventeur de la transition, mais plutôt son principal médiateur. Le principe de permaculture trouve sa source dans les ouvrages de David Holmgren (Holmgren, 2007b ; Mollison and Holmgren, 1978). Pour un résumé en français, intitulé « L’essence de la permaculture », voir http://www.holmgren.com.au ou http://www.grezentransition.be/spip.php?article125 pour les traductions françaises de ces ouvrages.
2 Les initiatives sont recensées sur les sites http://villesentransition.net et http://www.entransi tion.be.
Auteur
Professeur de sciences politiques (UCL). Codirecteur du Centre Montesquieu d’études de l’action publique. Domaines d’expertise : Politiques publiques comparées – Politiques de l’environnement et de la durabilité – Régulation des industries de réseau – Gestion intégrée de l’eau – Gouvernance à niveaux multiples. Ses recherches, inscrites dans le cadre de projets de recherche belges et européens, portent sur l’analyse comparée des politiques environnementales, la gestion intégrée de l’eau et la régulation à niveaux multiples des industries de réseaux dans les secteurs de l’énergie, des télécommunications et des transports.
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Les Musulmans en prison
en Grande-Bretagne et en France
James A. Beckford, Danièle Joly et Farhad Khosrokhavar
2005