La ville d’étonnement
p. 209-219
Texte intégral
1En préambule, je voudrais vous dire la double impression que m’a faite l’invitation de Bernard Francq à participer à ces journées. La première impression est du côté de l’émotion : l’invitation de Bernard m’a touché. Relativement à beaucoup d’entre vous, je connais Bernard depuis peu : autour des recherches de Martin Wagener et de Gérald Ledent, nous essayons depuis trois ans de recroiser nouvellement sociologie et architecture. La seconde impression est du côté de la stimulation : quelle belle idée que celle de nous inviter à la curiosité ! Plutôt que de célébrer un parcours, de tenter de conclure quelque chose, l’invitation à la curiosité nous replace du côté d’un commencement. Elle insiste à retrouver une fraîcheur juvénile comme engagement dans la démarche scientifique ; elle propose de regagner une position récréative. Cela promet pour Bernard une retraite qui repart à l’assaut des savoirs. Mon intervention est construite, depuis cette double impression, comme un remerciement retourné à l’invitation de Bernard. Fin du préambule.
2Curieux ! Voilà donc l’incitant, le curieux incitant, qui interpelle nos pensées et sert de prétexte à la collectivité de ces deux journées. ‘Curieux’, le mot dans sa polysémie évoque simultanément une chose et la façon d’être à laquelle elle engage :
- Est curieux, ce qui fait saillie dans le fond de notre indifférence ; ce qui étonne, ce qui se remarque et ne se comprend pas.
- Être curieux, c’est porter une attention particulière pour cette chose sur laquelle on désire en savoir davantage. Mieux c’est se laisser emporter par cette chose.
3En écho à ces deux sens, mon propos s’articule en deux temps. Le premier temps est narratif : dix petites histoires racontent des choses curieuses. Le second temps est plus spéculatif : comment être ou rester curieux des histoires racontées ?
1. Dix petites histoires
4Les 5 premières ont lieu dans le nord-ouest de Bruxelles, les 5 autres viennent de plus loin. Leur ordre importe peu, les histoires sont livrées en vrac, hors de tout classement, pour laisser à chacune le bénéfice d’une résonance individuelle1. Mais elles ne sont pas choisies au hasard. Elles éveillent, je l’espère, les rapports possibles entre les comportements humains et la manière dont l’architecture nous porte ensemble. La corrélation qu’elles rapportent entre dispositif physique et comportement humain est variable.
- Tantôt l’histoire n’a pas besoin de l’édification architecturale. Elle est seulement plus belle parce que son déroulement résonne avec les déploiements d’architecture.
- Tantôt c’est l’architecture qui agit les sujets humains, ce sont les humains qui sont les jouets de l’architecture.
- Enfin, parfois, il ne peut être dit si l’histoire est inaugurée dans l’architecture ou dans les relations humaines.
Histoire 1 : À table !
5Un lotissement établi sur d’anciennes terres seigneuriales au début des années 60. Le lotissement est homogène en typologie et en peuplement : les maisons unifamiliales sont prêtes à accueillir des familles de la classe moyenne portées par les 10 premières glorieuses et ciblées par le promoteur.
6Les jeunes familles sont arrivées en même temps peu après la construction du quartier. Les familles ont généralement plusieurs enfants d’âges comparables. En 1960, on ne parle pas encore de familles recomposées ou de familles monoparentales. Une loi est partagée par les fratries : l’aîné ouvre la voie et veille sur le cadet. Pour ne pas interrompre cette chaîne, le benjamin qui n’a pas de petit frère se voit attribuer une responsabilité d’aînesse : il aura un chat.
7Au quotidien on mange dans la cuisine. À la table de la famille, le chat est comme le petit frère du petit frère, il a son tabouret. Il prend place dans la cuisine autour de la table qui rassemble la famille. Cette une chose particulière que cette domesticité animale qui compte le chat si éloigné de nous comme un membre de la famille. Dans cette famille, il ne faut pas savoir peler une orange avec des couverts mais quand même on ne met pas ses coudes sur la table.
8Le chat sait qu’il peut mettre sur la table ses pattes avant qui sont comme des mains mais pas ses pattes arrière. L’assimilation humaine se poursuit dans les règles d’usage de la table.
Histoire 2 : La fenêtre où s’exposer
9Dans une rue droite se dresse une maison qui devait être celle d’un artisan. À côté de la porte-cochère s’ouvre une fenêtre large et profonde. Le petit bureau-atelier reçoit son intimité d’un rideau de dentelle. L’épaisseur entre la vitre et le rideau est aussi celle de l’appui de fenêtre. Entre ces limites, un petit volume est ainsi présenté au passant dont l’occupant a fait la plus petite salle d’exposition de Bruxelles.
10Régulièrement il dispose là un nouveau tableau, une autre photo, un objet ou un texte comme autant d’invitations à entamer un échange. Ce n’est pas un revolver qu’il met sur l’appui de fenêtre pour dire qui il est. Plus qu’un échange réel, l’exposition atteste d’une aspiration humaine plus profonde : l’espoir de l’inconnu qui nous connaîtra vraiment. Le volume de la fenêtre est une vitrine où l’habitant dépose hors de lui quelque chose de personnel pour qu’un passant inconnu le reconnaisse.
11La générosité rejoint une forme de désespoir social.
Histoire 3 : Place à la confiance sociale ! (histoire empruntée à Robert Grabczan)
12Le train en Belgique. Du côté de l’individu usager, une épreuve, les retards s’accumulent et sont parfois accentués par des bifurcations inattendues. Du côté de l’accompagnateur de train, de la nostalgie. Le contrôleur regrette l’ambiance qui animait encore les wagons il y a 20 ans. Il lui semble qu’aujourd’hui les progrès technologiques des écouteurs et des ordinateurs confortent les enfermements individuels dans les transports publics.
13Mais c’est une autre évolution qu’il faut ici retracer. Jusqu’il y a peu les sièges des trains étaient comptés en nombre décimal : d’un côté de l’allée 2,5 places, de l’autre 1,5 place. Les places n’étaient pas assignées à l’individuation. Les banquettes, dans leur largesse, étaient soustraites à la propriété. C’est un bien commun qui se partage. Les usagers du train ont ce réflexe : quand la population augmente, on se serre pour permettre l’assise des autres. Mais aujourd’hui, sous prétexte de confort et de clarté, les sièges des trains ont été individualisés. L’individu humain se voit empêché d’être généreux parce que le dessin d’un siège « entier » ne lui permet plus de le partager.
14Nous avons perdu un espace de négociation. L’intelligence sociale a perdu une occasion de s’exercer.
Histoire 4 : Le désir creusé d’un lieu
15Le lotissement homogène évoqué dans la première histoire est coordonné sur les traces d’un château du moyen-âge redessiné au XVIIème siècle : le lotissement est construit autour du château et les maisons sont positionnées par rapport aux axes qui mènent à lui. On habite là encore comme des serfs du pouvoir féodal.
16Si le château donne une référence extérieure au lotissement, il en est aussi soustrait. Le château reste un lieu interdit à la classe moyenne environnante. Il est retranché derrière ses grilles et alimente ainsi les fantasmes collectifs lorsque ses paons viennent faire la roue dans les jardins alentour ou quand l’affaire des avions renifleurs vient épaissir le mystère des lieux.
17Aussi lorsqu’après un changement de propriétaire, le parc fut pour la première fois ouvert au public, tous les habitants pourtant guère portés sur les célébrations de groupes, s’y sont retrouvés : le désir de ce lieu soustrait à leur puissance et qui pourtant définit la place de chacun, a creusé leur désir et leur curiosité. Les habitants se sont reconnus dans ce désir qu’ils portaient tacitement ensemble depuis longtemps. Les yeux semblaient se dire : ah vous aussi vous aviez besoin de venir voir !
18Voilà la gentilhommière de Rivieren : ce n’est pas la résidence d’un roi ni la place d’une Dauphine.
Histoire 5 : L’institution du fritkot (d’après le film ‘La baraque à frites’)
19Place Cardinal Mercier, là où aura bientôt lieu le Jazz Jette June festival. Une frêle roulotte jaune s’appuie sur la gare. Tôt le matin elle ouvre un de ses côtés. L’huile a commencé à frire. Les bâtonnets de pommes de terre frites portés par la sympathie de la frituriste sont prêts à la vente.
20La tenancière se penche vers l’extérieur : elle interroge l’un, taquine l’autre, ramène les troisièmes à la raison en changeant trois fois de langue. Ses clients sont partagés en deux groupes : ceux qu’elle connaît, ceux qu’elle est curieuse de connaître. Pour chacun, elle a des mots bienveillants qui saupoudrent les frites du sel de la vie. Depuis sa baraque, la place rayonne de liens sociaux.
21Pourtant, la baraque à frite est incongrue dans l’espace public institué : carriole mobile et donc provisoire, elle échappe à l’ordre architectural de la place, elle est un objet en trop. On l’accuse de faire désordre par rapport à l’idée d’une architecturale idéale. On s’arme de raisons architecturales pour faire la guerre au social. On veut que la friterie rentre dans le rang des maisons mitoyennes. On veut forcer le basculement d’un espace partagé à de l’espace privé. On veut forcer le passage par une porte qui donne un numéro d’entrée.
22Pourtant le rayonnement social du fritkot devrait nous conduire dans une interrogation opposée : et si le fritkot avait raison ? Et si la place était pensée depuis le fritkot et pas contre le fritkot ?
23Le fritkot est un espace dans l’espace public et ouvert sur l’espace public. On s’en approche sans effort. On est pris sous son flanc et on se mêle aux autres sans difficulté. Le long de la large ouverture, on se tient ensemble.
24Avec le fritkot, on a soustrait le seuil de l’architecture, on a soustrait le franchissement de la porte. Avec le fritkot on a moins d’éléments d’architecture, mais on a l’architecture nécessaire à la rencontre aisée.
Histoire 6 : Où l’on rit malgré le temps qui passe
25Un été à Londres dans Regent’s Park. Les pelouses anglaises profondes sous l’horizon se prêtent aux usages multiples.
26Dans une clairière, le cricket règle les rapprochements et les éloignements des corps sur l’étendue du terrain. C’est le monde entier qui se retrouve sur les aires de jeu de la métropole : les terrains de cricket accueillent des joueurs de tous les continents et de toutes les classes sociales. Bientôt l’effort physique partagé est interrompu par la pluie. Sous le bombardement des gouttes, les joueurs désertent les terrains.
27L’éloignement des corps est absorbé, il ne demeure que le rassemblement autour d’un pavillon panoramique monté sur un tertre. Sa toiture débordante accueillera les débordements humoristiques de tous les groupes. Car durant plus d’une heure, sans la moindre impatience pour l’éclaircie, les groupes se ‘marrent’. Le pavillon est un anneau de rire. Le rire tourne, il est relancé de phrase en phrase. Chacun y va de sa sentence pour l’entretenir. La ponctuation finale des phrases britanniques n’est pas le point mais le rire. Au pays de Churchill, le sport et l’humour servent de facteurs d’intégration apolitique. L’architecture prête ses sols, ses adossements et une toiture aux mélanges des communautés.
28À moins que tout ceci ne soit le fait d’une autre descente de liquide.
Histoire 7 : Un seul être vous manque, tout n’est pas dépeuplé
29L’État de Gujarat en Inde, terre sèche et plate, ce n’est ni la Bretagne, ni la Touraine. Le temple du Soleil trouble la ligne d’horizon : il s’érige dans la plaine que le réservoir creuse. Les Indiens viennent se recueillir auprès de cette eau calme.
30Yves Lepère, professeur d’architecture, parlait des réservoirs et des puits en Inde en ces termes : « ce sont des lieux où on peut se trouver seul ou avec une foule nombreuse, c’est toujours bien. »
31Quel serait donc le secret de ces lieux qui leur promette une force paisible, quel que soit le nombre de personnes qui y vienne ? Qu’y a-t-il dans le dessin de ce réservoir, de ces gradins, de ces marches qui donne de l’aise au solitaire et qui soutient la nuée ?
32Yves Lepère croit aux bienfaits de l’architecture, il pense que s’il y avait plus de lieux comme cela, on aurait moins besoin de psychologues.
Histoire 8 : Les relais éternels
33Barcelone, la Rambla étirée entre la place de Catalogne et la statue de Christophe Colomb.
34Chaque visiteur de la ville est pris par un empressement involontaire : il arpente goulûment la Rambla, sans raison et en tous sens. Si nous sommes dans la cité catholique de Barcelone, c’est à une procession universelle laïque, spontanée et obligatoire, actuelle et immémoriale, qu’il est donné de participer.
35Sur la Rambla même lorsque l’on est seul on est avec les autres, porté par la houle de la foule. Le mouvement n’existerait pas sans le nombre mais personne n’est indispensable à sa continuité. La collectivité on la rejoint et on la quitte, quand on veut, de toute manière on sait qu’elle demeure là.
36Celui qui revient à Barcelone retrouve cette loi du mouvement sur la Rambla. Il s’esbaudit : depuis sa dernière visite jamais ce lieu n’a été vide. Même au plus profond des nuits d’hiver, il y a toujours eu quelqu’un pour l’arpenter. Comme les Vestales qui entretiennent un feu, comme les participants d’une manifestation infinie, nous Barcelonais du monde entier nous nous sommes donné le mot, nous nous passons toujours un invisible relais pour célébrer ce lieu.
37À Barcelone les relais sont éternels. Il ne faut pas beaucoup de lieux comme ceux-là dans le monde, mais il est bien qu’il y ait la Rambla de Barcelone, les quais de Bordeaux, ou Times Square, des lieux sans cesse magnifiés par une présence humaine.
Histoire 9 : L’ordre que l’on quitte et l’ordre auquel on revient
38Francfort-sur-le-Main, entre 1925 et 1930, les équipes de l’architecte de la ville, Ernst May, coordonnent la réalisation de 15.000 logements dans des forêts encore habitées par des renards. Ces logements sont regroupés par quelques centaines dans des siedlungen, transcription dans la culture de la république de Weimar de ce l’on nomma chez nous cités jardins. Les siedlungen sont généralement disposés comme des bornes qui accompagnent la coulée de la vallée de la Nidda, affluent du Main. Les siedlungen regardent la vallée qui passe et construisent un projet paysager durable.
39Parmi la vingtaine de siedlungen, il en est un qui s’annonce des plus rigides : le plan de Westhausen ne tolère aucun écart à son ordre, aucune adaptation au relief, aucune variation d’usage. Westhausen c’est un casernement populaire produit par la projection d’une grille sur le sol.
40Pourtant la composition se révèle subtile : la pente douce de la topographie donne du sens à la grille, qui se laisse aussi altérer par les végétations. La bonne distribution des espaces, la justesse des proportions entre les parties privées et les parties publiques, les lieux de rassemblement transversaux, produisent, non pas un ordre pour l’ordre, mais un ordre qui libère.
41Les jardins entremêlés préparent la rencontre des familles que le soleil vient encourager. Ainsi chaque après-midi si les pas de porte bénéficient de la fraîcheur de l’ombre, les portiques où sèche le linge reçoivent eux un ensoleillement partagé. Pendre le linge est une action qui sert alors de prétexte aux familles pour se retrouver dehors : si le linge sale se lave en famille, à Francfort il sèche en collectivité.
42L’espoir progressiste lancé dans les années 20 a engagé la communauté, il s’est depuis lors déplacé. Les enfants qui ont grandi à Westhausen, l’ont quitté, ils se sont émancipés de l’émancipation. Mais certains sont revenus et les petits enfants aussi. L’architecture de Westhausen témoigne : elle est le témoin immuable de la vie des familles et elle témoigne pour les familles d’une histoire sociale qui les dépasse et les (r) appelle.
43Les pas de porte sont dessinés simplement : les escaliers sont des bancs.
Histoire 10 : De projet en projet
44Paris, dans le dos de la gare de l’est, le long de la rue d’Aubervilliers. Là un terrain de la SNCF est désaffecté. Auprès de ce grand vide, les habitants serrés du 19ème arrondissement se regroupent pour faire la fête deux fois par an.
45L’une prend les fleurs pour prétexte, l’autre célèbre les jardins. Progressivement les fêtes se rapprochent du terrain abandonné, le frôlent puis l’investissent. D’autres manifestations animent le quartier sur le terrain : des cirques y sont de passage, des pique-niques sont organisés…
46L’association les Jardins d’Éole était née en 1997 pour promouvoir l’idée d’un jardin public à cet endroit. À coups de négociation la surface allouée aux jardins va croître : de 1,5 ha à l’origine ; à 2,3ha en 1999 ; elle passe à 3ha en 2000 ; puis finalement, un concours est lancé en 2003 pour un jardin public de plus de 4ha.
47Michel Corajoud, grand paysagiste français remporte le concours. La volonté collective et l’histoire sociale des lieux l’impressionnent. À tel point qu’il se demande s’il est nécessaire d’intervenir : l’initiative de l’occupation des lieux pouvant être laissée aux habitants. Alors qu’il discute avec les habitants un enfant revient du fond du terrain. Il suce un tesson de bouteille. La décision d’aménager est devenue évidente.
48Dans son dessin, Michel Corajoud n’oublie cependant pas l’histoire sociale des lieux. Au contraire, l’histoire sociale devient un moteur pour le projet dont il soustrait des velléités formelles pour laisser un plus libre cours aux pratiques collectives qu’il suffit d’accompagner.
49D’autres pratiques se sont aujourd’hui enchaînées aux histoires inaugurales que colporte l’architecture. Les grandes tables de pique-nique sont saisies par des collègues qui avant de rentrer chez eux partagent d’autres choses que des dossiers.
50L’enthousiasme que laisse cette histoire est relativisé par les forces de police : quels que soient l’investissement des habitants et le retrait de l’architecte, les soucis sont identiques à ceux des autres parcs parisiens. Il ne fallait pas être le commissaire Brunetti pour s’en douter.
2. Fin des histoires
51Les histoires racontées ont été choisies pour la curiosité qu’elles véhiculent. Il ne faut pas le cacher elles relèvent aussi d’une forme d’émerveillement pour des phénomènes de collectivité et pour les espaces qui les sous-tendent (et que l’on peut schématiser de la manière suivante : il y avait de l’espace de rassemblement collectif, de négociation collective, d’adossement collectif, de l’espace désiré collectivement, de l’espace de présentation au collectif, de mouvement collectif, de l’espace d’histoire et de transmission collective, de l’espace de projet collectif…
52Il n’y a pas de naïveté dans mon chef, les mêmes espaces pourraient, demain ou plus tard ou plus tôt, être ou avoir été le lieu d’affrontements sociaux ou guerriers, des lieux d’isolement, d’abandon, d’exclusion, d’injustices répétées… La collectivité ne peut s’éprouver sans son nécessaire antonyme.
53Par ailleurs, les mêmes collectivités pourraient s’égayer ou s’affronter dans d’autres dispositifs. La politesse négociée de l’espace a lieu quand il s’agit de laisser le passage dans des rues ou sur des coursives trop étroites. La procession de la Rambla pourrait être circulaire ou les relais se faire sur une place rectangulaire.
54Il n’y a pas de bijection entre espace et société. Le hasard ne semble pas pour autant de mise. Entre dispositif et comportements s’énoncent des rapports floutés, des formes d’accords préférentiels et des incompatibilités fréquentes.
55Faut-il cerner c’est-à-dire réduire, dans un effort analytique, les conditions, les enjeux ou les modes opératoires de chaque histoire afin de dégager les résistances réciproques qui donnent consistance aux rapports entre comportements et dispositifs ?
56Avant de poursuivre ces enquêtes, je propose de construire une position de curiosité à partir de laquelle conduire notre regard à travers ces histoires curieuses. Cette position se construit, à partir de trois étonnements causés, au-delà de leur singularité, par le cumul de ces histoires. Les trois étonnements proposent autant de points de vue.
3. Trois étonnements pour la ville
Le premier étonnement va à l’invention de dispositifs (et des comportements ?).
57Un désert. Une vue aérienne d’un territoire non peuplé. Et puis une vue d’une ville. Combien a-t-il fallu d’inventivité au genre humain pour arriver à une telle élaboration à partir de rien ? Le désert et le plan de ville. Le rapprochement des deux situations absorbe le temps de l’évolution et rend l’écart saisissant.
58La ville est produite par la découverte et l’usage de dispositifs qui ont partagé l’indifférence originelle. Les dispositifs inventés soutiennent autant le rassemblement que la séparation des humains.
59Ainsi, il faut se redire la force d’un mur dans une de ses opérations premières : le mur sépare, il fait disparaître (l’enfer) les autres, il y a peut-être de l’autre côté du mur où s’appuie votre tête de lit quelqu’un qui dort plus près de vous que votre conjoint(e) et que vous ne rencontrerez jamais.
60Le premier étonnement invite au relevé des dispositifs physiques et de leurs usages. C’est une invitation à redécouvrir des faits élémentaires, à comprendre leurs différences, à concevoir le rôle de chaque dispositif dans des systèmes socio-spatiaux plus complexes. Avec cet étonnement on s’émerveille du genre humain : chaque relevé accroît sa puissance d’invention.
Le second étonnement va à la permanence physique dans le temps qui passe.
61L’âge de l’architecture ne joue pas sur sa disponibilité : le vide bordé par l’architecture ne s’use pas, des générations successives peuvent habiter la même architecture, des générations peuvent se relayer comme habitants d’une même ville !
62Dès lors, l’architecture offre une constance par rapport à laquelle la vivacité sociale se mesure. Elle s’affirme comme l’aune immobile révélatrice des mobilités humaines. L’architecture parce qu’elle est traversée par le temps, permet aux humains de s’inscrire dans une histoire. L’architecture établit du topos et du chronos.
63Si les flots du temps nous entraînent, l’architecture fait office d’ancrage. Borne au bord du temps qui passe, l’architecture déploie trois dimensions pour le système social. Mais elle influence aussi la quatrième dimension : l’architecture est une ancre qui laisse des traces. À travers les histoires nous avons vu que la faculté rémanente de l’architecture se perçoit : dans ce qui fait référence, dans le désir qu’elle creuse, dans ce qu’elle génère comme situation peu après son édification, dans ce dont elle témoigne bien après son édification...
64Ce deuxième étonnement s’enthousiasme pour les durées de l’architecture, induites par l’architecture. Il invite à une veille curieuse des effets causés par la permanence (relative j’en conviens) de l’architecture sur le corps social.
Le dernier étonnement va à l’ouverture aux croisements ouverts2.
65Le troisième étonnement, qui remonte des dix histoires racontées, va à l’inconnu. On ne sait pas à l’avance quelles histoires vont arriver, on ne sait pas quelles tournures vont prendre les choses ! Une des définitions de la ville c’est d’être le lieu où le renouvellement des histoires est exacerbé !
66La ville est une matrice de rebondissement réciproque pour les dispositifs d’architecture et les pratiques sociales. Dans la ville les pratiques sociales s’inventent, les dispositifs architecturaux se régénèrent, les uns sollicitent les autres sans qu’on ne sache le chemin qui sera pris.
67Cette imprédictibilité n’est pas perdue, elle se conjugue avec le besoin de projet qui est le nôtre à titre individuel et collectif. Individuellement, nous avons besoin de projets devant nous et collectivement une ville a besoin de projets pour évoluer. Le projet est engagement vers ce qu’on ne connaît pas encore, vers l’imprédictibilité. Et l’architecture c’est du projet cristallisé, c’est du projet qui a été cristallisé et qui reste physiquement auprès de nous comme projet.
68Le troisième point de vue invite à retracer l’histoire des changements architecturaux et sociaux et à se mettre dans le sens des projets qui anticipent les potentiels de la ville.
Conclusion
69La reconnaissance des dispositifs (le questionnement social des dispositifs), la patience pour les phénomènes temporels (les rythmes des dispositifs), l’accompagnement et l’anticipation des projets, trois invitations, trois choses auxquelles l’architecte devrait s’intéresser pour être moins (ou plus !) dangereux socialement. La curiosité est un vilain défaut. Merci à Bernard de l’avoir réhabilité.
Notes de bas de page
1 Ces histoires revêtent, parfois, un caractère personnel mais il s’agit ici de célébrer l’émérite Francq. Aussi un indice de sa biographique a-t-il été glissé en chaque histoire. Dans un esprit ludique, j’invite donc chacun à retrouver ces allusions à Bernard.
2 L’illustration du troisième étonnement et son point de vue sont empruntés à la thèse de Gérald Ledent.
Auteur
Ingénieur-architecte et docteur en architecture UCL, professeur d’architecture, UCL ; membre ATD quart-monde ; membre fondateur du LAA (Laboratoire analyse architecture) ; dirige avec G. Ledent une recherche sur les grands ensembles dans la Région de Bruxelles-Capitale
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2005