L’après social
p. 19-26
Texte intégral
1Je vous remercie de m’avoir invité, comme d’autres, à célébrer toutes les années où nous avons eu l’occasion de nous rencontrer, que ce soit à Paris ou en dehors de Paris, en France ou en dehors de France, peu importe. Je suis sensible à ce qu’a représenté dans notre petit univers l’apport de nos amis qui venaient de Bruxelles, de Louvain, de Liège ou d’ailleurs. Je pense que c’est un privilège que nous nous sommes toujours, nous dans notre petit groupe, efforcés d’utiliser, de pouvoir échanger des idées, travailler avec d’autres qui vivent en Belgique, au Québec ou en Suisse et qui, tous, se servent de la même langue, qui n’a pas de privilège particulier, et n’a pas à en avoir évidemment, mais qui veut continuer à être un instrument de création culturelle spécifique, ce qui a toujours laissé toute leur place aux non-francophones.
2Disons le plaisir que donne en effet de voir des gens extrêmement minoritaires et qui s’efforcent de transformer cette situation où la minorité est devenue parfois marginalité, en un instrument de découverte et d’originalité. Je suis tout à fait convaincu que dans l’état actuel des choses nous avons tous intérêt à ce que LES cultures européennes – il n’y a à mon sens jamais eu de culture européenne au singulier – à ce que les cultures européennes vivent, dans leur pluralité, dans leurs différences, dans leur distance, dans leurs oppositions. Je pense évidemment aux oppositions catholiques/protestants ou laïcs/religieux si particulières dans le monde francophone. Il a existé en Europe de profondes différences entre des cultures qui ont eu l’occasion historiquement de se développer les unes à côté des autres ou les unes contre les autres, mais aussi souvent de manière convergente sur des thèmes plus universalistes. Je voudrais que tous les arbres de la forêt culturelle européenne grandissent, se fassent un peu d’ombre les uns aux autres et en même temps forment un jardin. Mais en insistant plutôt sur les arbres d’abord, le jardin en plus. Mais les arbres d’abord. Et que chaque arbre pousse et aie sa place au soleil.
3Je vais me placer dans cette perspective, c’est-à-dire que je vais essayer, d’imaginer, peut-être même de décrire, au moins un arbre que j’aimerais voir pousser et pour lequel j’ai de la curiosité parce que je ne sais pas bien quelle allure il aura quand il sera plus grand. Ce n’est pas moi qui le verrai plus grand, mais j’espère qu’il pourra devenir plus grand. Et pour bien indiquer que cela mérite un peu de curiosité, je vais donner à cet arbre un nom un peu bizarre qui permettra en tout cas de le reconnaître dans la petite forêt ou dans le bosquet sociologique et ce sera le titre que je vais prendre, l’objet de ma curiosité actuelle. Ce sera peut-être ma dernière curiosité, ce que j’appelle « l’après social ». Parce que j’aimerais, après avoir passé beaucoup de temps à m’occuper du social, en sortir par la grande porte, en disant que cet objet-là, le social, a disparu, et que donc nous devrions être curieux de savoir ce que nous allons pouvoir étudier alors que quand on est sociologue, étudier le social, ça apparaît comme une nécessité ou une évidence. Ma curiosité a été et est en train depuis quelque temps de définir ce nouvel objet, pour des post-sociologues, qui est l’après social ou ce que je pourrais appeler aussi le « post-historique » à condition, bien entendu, qu’il n’y ait pas le moindre malentendu pour confondre ces mots que je viens de prononcer avec le post-moderne qui ne fait pas partie de mon vocabulaire et qui à mon avis ne devrait pas faire partie du vocabulaire des sociologues.
4Alors que veut dire cette catégorie ? Je pense qu’on peut la définir assez simplement en disant que l’histoire de la science sociale, de la sociologie, a consisté à chercher et à trouver de plus en plus d’explications non sociales du social. C’est pourquoi d’ailleurs je trouve normal de prendre comme point de départ l’affirmation durkheimienne exactement inverse et pourquoi j’ai beaucoup de respect pour ceux qui, comme lui et comme d’autres après lui, Parsons par exemple, ont vraiment mis au cœur de leur réflexion un social défini durement par sa force de contrainte dit l’un, ou par sa capacité de former des normes, des valeurs, des formes d’organisation, dit l’autre. Et je voudrais essayer de comprendre comment nous avons avancé, de telle manière qu’aujourd’hui, même si nous n’en sommes pas totalement conscients, nous avons déjà fait l’essentiel du chemin à parcourir et nous sommes déjà en fait des gens qui, à travers mille intermédiaires, mille étapes ou parcours différents, sommes venus à cette affirmation que je n’aurais presque pas osé prononcer, sauf in petto, il y a 50 ans, à savoir que si on veut comprendre le social il faut le faire à partir du non social. Parce que le travail de la sociologie a progressivement consisté à éliminer son objet apparent, le social. Je pourrais dire que la sociologie ne parvient à sa maturité que lorsqu’elle devient une anti-sociologie, mais ce n’est pas un mot que j’aie envie d’utiliser.
5Alors commençons par le commencement, c’est-à-dire, quand il y a très longtemps on s’est convaincu de l’existence de quelque chose que l’on a appelé la société ou les sociétés (ça ne change pas grand-chose). On a dit alors, ce qui était tout à fait intéressant, que le système, l’ensemble, que l’on appelle société avait une capacité explicative que n’avaient pas les concepts dont on se servait avant pour parler des faits sociaux. Le fait social principal qu’étudiait la science sociale qu’on appelait plutôt la philosophie du droit à cette époque-là, au 17ème, 18ème et même une partie du 19ème siècle, c’était évidemment l’ordre social, c’est-à-dire plus exactement, et pour parler tout simplement, la loi. La Loi, l’Ordre, l’État. Pas l’ordre et la loi uniquement comme punition de la déviance, non ! Mais aussi comme mise en ordre. Comme création d’un instrument simple et commode pour situer les choses et les gens les uns par rapport aux autres pour éviter le chaos. Et comme vous le savez tous aussi bien que moi, ou mieux que moi, la sociologie s’est formée à partir du moment où, malgré tous nos efforts, nous ne sommes plus arrivés à expliquer les faits sociaux en termes de loi, d’ordre et d’État. Quand le politique et le juridique ont été débordés par l’économie et la technologie et quand, au lieu de parler de Temps modernes ou de monarchie absolue, nous nous sommes mis à parler de la société industrielle. C’est à ce moment-là que la sociologie est née, d’abord de la curiosité de quelques personnes qui ont aimé regarder les lieux cachés, les lieux interdits, les lieux enfermés, les prisons, les usines, les collèges, en Angleterre, en Belgique, en France, dans les premiers pays industrialisés et ensuite dans beaucoup d’autres.
6Nous avons découvert comme un progrès, et c’est là-dessus que je vais m’arrêter, comme la première étape de formation de la sociologie, le débordement de ce qu’il y avait d’apparemment conscient, de volontaire, de valorisé, dans la vie sociale, à savoir, les lois, les règles, les valeurs, les normes et tout ce qui entraîne une obligation. Ce fut vraiment le départ de la sociologie. La sociologie s’est d’abord formée comme l’appel à ce qui était inconnaissable dans le cadre d’une pensée de l’État et de la loi. La sociologie s’est formée, comme une étude de l’action, dans la mesure où l’action ne reproduit pas la structure. Autrement dit, l’innovation, le conflit, les modes d’intervention de la puissance publique dans la société civile, économique. Tout ça a été l’objet de départ de la sociologie, car ce qu’il faut mettre en relief le plus vite possible, dès cette première étape, c’est l’idée que la réponse était l’idée de société. Or il faut faire ce que font les sociologues, ce à quoi ils s’intéressent, mais il faut toujours dépasser les réponses partielles qu’ils apportent ou les réponses qu’ils apportent aux problèmes qu’ils se posent. Et la première chose que l’on nous a dite lorsque nous nous sommes posés des questions, c’est que ce que nous cherchions à connaître c’était la société. Nous avons d’abord dépassé l’ordre de l’État en parlant du devenir, du développement, de l’historicité des sociétés industrielles. Et c’est à ce moment-là que certaines personnes, les plus créatrices probablement à cette époque-là, nous ont dit : ne cherchez pas plus loin ; la réponse c’est qu’il faut étudier la société, au-delà de l’État et des institutions etc... Je ne vous surprends évidemment pas en vous rappelant ce point de départ de la sociologie.
7Ce discours peut-être ne l’avez-vous pas entendu parce qu’il est trop ancien, c’est possible, mais peut-être aussi l’avez-vous entendu, même peut-être récemment. Mais assez vite, nous nous sommes intéressés à autre chose parce que cette réponse, la société, ne nous satisfaisait pas du tout. Tout simplement pour la raison que nous connaissons tous, à savoir, que ce mot, la société, se mélange toujours, quand on essaie de s’en servir, avec celui de pouvoir, d’une manière ou d’une autre, ou de rapport de domination, de colonisation ou de classe ou de n’importe quoi d’autre. Et par conséquent, nous avons très vite compris qu’il fallait aller chercher quelque chose qui, par nature, débordait le social et qui se définissait avant tout par le changement. Et nous l’avons généralement appelé le travail, la production ou même la modernisation, ou même simplement la modernité qui est le changement permanent selon les premiers théoriciens, comme Baudelaire.
8Et nous avons très vite compris presque tous sous une forme ou une autre, avec une théorie ou une autre, que ce qu’on appelle la société c’est un effort pour remettre dans la boîte ce qui tendait à en sortir constamment et inévitablement. Et que donc il y avait dans la notion de société un côté, qu’il ne faut pas exagérer, certes, mais réel, un peu répressif, un peu réactionnaire, si je peux dire. Nous nous sommes aperçus, et là c’était plus récemment et c’était une découverte inquiétante que les forces qui sortaient de la boîte, qui mettaient en cause l’ordre, ne créaient pas toujours plus de liberté, plus de débats, de conflits, de changements, mais au contraire, pouvaient créer de nouvelles forces de répression, et même de plus en plus puissantes. Mettant en cause les intentions les plus profondes des acteurs eux-mêmes, nous nous sommes trouvés considérablement gênés, même paralysés, par le fait que nous avons compris que le pouvoir qui n’est pas le pouvoir de la loi, qui est le pouvoir de l’acteur, de l’action, peut-être plus dangereux encore pour l’acteur que la loi elle-même. Et que plus on parle d’action, plus on est tenté de tuer les acteurs. Et par conséquent qu’il y a là une nécessité, peu prévisible au départ, de nous éloigner le plus possible du centre de l’action pour éviter de nous livrer pieds et poings liés à des formes de pouvoir qui, au nom des acteurs, détruisent l’action, et donc les acteurs eux-mêmes.
9Ce dont je vous parle en ce moment vous rappelle en quelques mots les principales aventures intellectuelles de la sociologie au cours du dernier demi-siècle. C’est-à-dire que nous avons vu d’une part que l’appel à l’acteur et au social aboutissait, de plus en plus fortement, à nous renvoyer du social vers le communautaire, dans ce mouvement que l’inventeur de ces mots appelait la re-communautarisation, la « Wiedervergemeinschaftung », disait Tönnies. Et d’autre part que les mouvements sociaux devenus loi étaient non pas des défenseurs de la loi, mais des destructeurs des acteurs et donc tendaient à devenir totalitaires. Enfin, nous avons, pour ceux d’entre nous qui étions plus portés vers des démarches individualistes, reconnu que l’appel à l’individualisme, l’appel à la différence, à la particularité, pouvait mener, avait tendance naturelle à mener, à l’obsession de l’identité, par conséquent au refus des minorités, au refus de la diversité et à la recherche d’un communautarisme d’autant plus agressif et d’autant plus autoritaire qu’il se heurtait à des résistances plus grandes. Je vais évidemment trop vite, mais c’est bien cette histoire qui nous a menés vers les frontières mêmes de l’idée de société, vers tout ce qui rappelle la société comme système, comme structure, comme ordre, comme hiérarchie, comme classification, etc. Je dirais pour aller vraiment vite que le plus simple serait de dire que toutes ces réflexions nous ont enfermés dans la destruction de l’échec de société. Car il est clair que de tous les côtés, on tombe dans le vide et plus on veut élargir, approfondir, complexifier, diversifier notre notion de société, plus on détruit ce qui fait la vie de la société, c’est-à-dire les actions des acteurs. En entendant par action ce qui est le plus directement lié à la transformation de l’information en pratiques.
10Et maintenant où en sommes-nous ? Admettez, je vous en prie, pour un moment, ce que je viens de dire, c’est-à-dire que de tous les côtés cette poussée vers une connaissance du social a abouti à développer le contraire du social comme actions, comme conduites d’acteurs et a amené à nous enfermer dans des ordres qui sont de plus en plus répressifs. De telle sorte qu’aujourd’hui, parler de la société est devenu très difficile en dehors des formes d’institution ou d’organisation pour lesquelles la répression est la tâche centrale ou même unique. Je prends comme exemple l’école à laquelle il est devenu difficile d’attribuer d’autres fonctions, puisque l’affaiblissement, l’auto-contradiction, les contradictions internes de l’idée de société ont évidemment enlevé tout contenu, à l’idée de socialisation. Il faut donc chercher ailleurs, ne plus prononcer tous ces mots qui ont participé à cette autodestruction, que ce soit institution, organisation, socialisation, ordre, répression, etc. Voilà. Alors maintenant où en sommes-nous ? Une fois que vous avez admis que nous sommes au-delà de toutes les formes de destruction de la société, nous sommes dans des sociétés que l’on pourrait appeler détruites. Je veux dire, en particulier, que le vocabulaire social est devenu, je crois pouvoir le dire, entièrement vide. Les mots que nous employons n’ont, et nous le savons bien, aucun sens. Vous pouvez parler de démocratie, oui, vous pouvez parler de démocratie, mais à une condition, c’est d’être bien au clair que le mot n’a pas de sens. Vous pouvez parler de ville, comme on le fait partout, à condition de bien savoir que ce mot non plus, n’a plus de sens. Vous pouvez parler d’éducation à condition de dire que ce mot, pourtant sacré, n’a pas de sens. Vous pouvez parler de contrôle social ou même de répression ou de lutte contre le crime, pourquoi pas ? Mais là c’est trop facile, car nous savons déjà que ces mots n’ont pas de sens, ou s’ils en avaient un ce serait le contraire de celui qu’on leur attribue.
11Tout ça veut dire qu’il n’existe honnêtement vraiment d’institutions ou même de fait social dont on puisse donner la définition. La zone urbanisée actuelle n’a plus rien en commun avec une commune florentine ou flamande du Moyen-Âge. Et c’est ce qui fait qu’aujourd’hui, ce qu’on appelait la sociologie comme corps de pensée, corps de notions explicatives, corps d’analyse, n’existe plus non plus. J’aurais personnellement beaucoup de difficultés à dire, dans l’ordre de ce que l’on appelait la sociologie, c’est-à-dire de l’explication du social par le social, à proposer un ou deux mots, une ou deux notions ayant valeur explicative. Même celles qui semblent les plus solides, se révèlent les plus stupides : les plus riches et les moins riches ; les gens d’en haut et les gens d’en bas : l’avantage de ces catégories est que personne n’a jamais prétendu que ça voulait dire quelque chose. On a eu suffisamment le temps pour s’habituer à des langages comme le langage marxiste, pour être convaincu que ces images du haut et du bas, que les échelles de stratification sont dépourvues de tout sens et que Marx en fait une critique juste.
12Permettez-moi de résumer en une phrase ce que je viens de dire. À savoir que la zone de recouvrement du système et de l’acteur – les deux mots chez Parsons sont, comme vous le savez, synonymes, que l’on dise « social system » ou « action », c’est la même chose –, cette zone de recouvrement était la définition du social. Le social, ça veut dire « quand je veux comprendre les relations entre le système et l’acteur ». Appelez ça les relations entre le subjectif et l’objectif, ou autrement, le social c’était ça. C’était ça l’affirmation de base. Je ne parle pas du tout de manière extrême, excessive. Ne voyez pas du tout de désir de radicalisation dans mon discours. Absolument pas ! Je parle des choses les plus évidentes. Et les moins bouleversantes qui soient. Il n’y a plus de social. Les acteurs ne sont plus sociaux et les systèmes ne sont plus sociaux non plus. Et ce que nous avons devant les yeux, ce que nous étudions tous, ce sont les relations de distance, d’opposition, d’incompréhension, de combinaison entre des acteurs non sociaux et des systèmes non sociaux. Si vous voulez que je m’exprime de manière plus claire, je peux dire par exemple que nous vivons dans un monde dominé par un capitalisme financier global ou globalisé et dans lequel résistent soit des cultures, soit des individualités ou des singularités et que dans tout cela, ni d’un côté, ni de l’autre, il n’y a plus de social. Ou si vous préférez parler de manière, plus radicale, devant le débordement du social par du non social, par exemple, par du profit pur sans fonction économique, ce qui est une définition importante du monde où nous vivons, où la plus grande partie des capitaux n’ont plus de fonction économique, alors que bien entendu, il faut des capitaux pour remplir des fonctions comme l’investissement et le crédit. Il faut reconnaître que la plupart des capitaux n’ont plus ces fonctions-là, qui sont donc devenues minoritaires, quoiqu’elles soient les seules utiles. Et nous voudrions qu’elles le soient plus encore. Qui peut résister à cette décomposition du social ? Je ne vois rien qui puisse résister efficacement à la domination du capitalisme financier global, en dehors de l’universel moral. Mais parce que celui-ci n’est pas non plus social. Si je dis, les droits universels de l’homme, ça oui, ça tient le coup. Même peut-être mieux que le capitalisme financier globalisé. Mais en tout cas, je comprends ce que veut dire le conflit entre un capitalisme financier globalisé et l’appel à des Droits de l’Homme universels. Je ne peux pas appeler social le marché pur, puisque les conduites sociales ne répondent évidemment pas, je dirais par définition, aux exigences du marché, c’est-à-dire à la recherche rationnelle de l’intérêt. Ce qui fait d’ailleurs que nous ne sommes pas tellement inquiets de voir prendre tant d’importance, même se pavaner un peu nos voisins économistes. Parce que nous savons très bien que leur objet d’étude est artificiel. Et ils le savent très bien aussi. Ils savent qu’ils doivent essayer d’étendre la zone de l’explication non sociale de phénomènes dont la réalité fondamentale n’est en effet pas sociale, mais n’est pas non plus conforme à la recherche rationnelle de l’intérêt.
13Il y a quand même un troisième élément. Et c’est celui-là qui nous intéresse le plus. Si je dis « le marché » et si je dis « le sujet », je ne parle pas du social. (Au lieu de marché d’ailleurs, il vaudrait mieux prendre un vocable que nous utilisons habituellement, surtout depuis les livres de Manuel Castells, à savoir des « networks », des réseaux. Les réseaux mettent un ordre dans le social, mais ne forment pas un ordre proprement social). Le troisième élément est l’appel, je ne veux pas dire à la morale, parce que ce mot est chargé de social ; donc on ne peut plus l’utiliser. Le mot qui nous reste disponible est l’éthique ou, pour parler plus correctement, en termes de ses effets sociaux, tout simplement les droits. Donc nous avons d’un côté des marchés et des réseaux, de l’autre côté, des sujets et des droits. Plus de social dans tout ça. Les exigences axiologiques du sujet, comme les exigences économiques du marché et des réseaux, existent. Nous les touchons du doigt tout le temps, à chaque instant. Entre les deux, pour l’instant, nous nous contentons de quelque chose qui n’est pas social non plus, qui sont des automatismes, des systèmes de signaux. Des signaux qui ne signalent rien d’autre qu’eux-mêmes. Mais qui sont des signaux. Et c’est très utile pour conduire une voiture par exemple sur une route, ou pour juger le comportement d’un élève dans une classe. Alors on dit que ce sont des signaux, des systèmes automatisés de signaux.
14Mais nous savons bien que c’est une illusion d’optique, on s’aperçoit que très vite, on voit, comme on dit dans un roman japonais qui a beaucoup de succès en ce moment, deux lunes et non pas une seule. Alors, est-ce qu’il existe quelque chose entre ces deux lunes ? Entre ce monde où il y a deux lunes, ou deux soleils, ce qui serait encore pire. Je dirais tout à fait sincèrement que la seule réponse que je connaisse et à laquelle j’ai eu beaucoup l’occasion de m’intéresser, c’est ce que de grands sociologues du passé et de bons sociologues du présent ont appelé l’ambivalence. La seule ombre portée du social disparu, c’est l’ambivalence de toutes les conduites. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de conduite qui soit purement soumise à la logique du marché et il n’y a pas de conduite qui soit purement éthique ou morale, qui soit un pur rappel à des droits. Mais l’ambivalence, c’est-à-dire la séparation des deux lunes, c’est quelque chose qui marque la limite extrême, à l’heure actuelle, aujourd’hui, la limite extrême de notre pensée.
15Voilà au fond, les éléments de base de nos connaissances actuelles. L’image que je viens de vous donner de notre panorama intellectuel, est la plus élaborée que je connaisse, celle qui aboutit le mieux à éliminer le social comme explication du social. Ces éléments sont : le marché, les réseaux, plus le sujet comme droits et l’ambivalence qui fait que l’on circule de l’un à l’autre après sans se séparer de l’un ou de l’autre. Et cette douce ébriété me permet de conclure sur un thème rassurant. À savoir que, à condition de boire assez et de passer d’un vin à un autre, on est assuré de pouvoir circuler d’une lune à l’autre sans se heurter à l’une ou à l’autre.
Auteur
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) ; docteur honoris causa en sciences sociales, UCL ; dernière parution : La fin des sociétés, Paris : Seuil, 2013.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Musulmans en prison
en Grande-Bretagne et en France
James A. Beckford, Danièle Joly et Farhad Khosrokhavar
2005