Deux réécritures du mystère au xxe s. : L’action diabolique, « néo-mystère » d’Alexis Remizov et le mystère de Saint Bernard de Menthon d’Henri Ghéon
p. 163-176
Texte intégral
1« Le metteur en scène qui se rapprochera le plus de son modèle sera celui qui transposera un spectacle [ancien] en spectacle moderne. Il doit, pour assurer le succès, user de toutes les ressources des techniques modernes »1.
2Cette formule paradoxale du professeur Paul Mazon, organisateur du « groupe antique » de la Sorbonne, inspiré par l’exemple des Théophiliens, souligne le dénominateur commun des multiples tentatives de restauration du théâtre médiéval en Europe qui marquent le début du xxe s. Dans cette tendance générale, on peut discerner diverses approches. Tout d’abord, il peut s’agir de restaurer et de monter des spectacles médiévaux, ce qui suppose un important travail de mise en scène auquel s’attellent des professionnels comme Max Reichardt en Allemagne, Maurice Pottecher en France, ou Nicolas Evreinov en Russie aussi bien que des amateurs, comme le groupe des Théophiliens à la Sorbonne.
3Ce travail impose souvent d’adapter des textes médiévaux autrement très lourds et difficilement jouables. C’est ainsi qu’apparaissent les « transpositions » de Gustave Cohen, puis son « adaptation littéraire » du Mystère de la Passion d’après Gréban et Michel2. Cela peut aller jusqu’à une véritable réécriture des textes médiévaux selon les besoins de la scène contemporaine : Nicolas Evreinov compose en 1907 Trois Mages d’après l’Ordo Stellae3 ; Henri Ghéon réécrit en 1923 « Le Mystère de Saint Bernard de Menthon » du xve s.4
4Cette approche ira dans certains cas jusqu’à l’écriture de textes nouveaux, comme en témoigne l’exemple des Festivals à la Cathédrale de Canterbury dans les années 1920-1930 : composé initialement de textes médiévaux, comme Everyman, leur répertoire s’est rapidement enrichi de « mystères » et de « moralités » de dramaturges modernes5, dont un des plus connus est The Murder in the Cathedral de T.S. Eliot de 1935. Une série de nouveaux « mystères » apparaissent également en France, avec Charles Péguy et le Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc en 1910, Paul Claudel et L’Annonce faite à Marie en 1912, en Italie avec Gabriel d’Annunzio et Le Mystère de Saint Sébastien en 1911, ou en Russie, avec la trilogie apocalyptique d’André Belyj mais aussi en 1907, avec l’Action diabolique ou le Débat de la Vie et de la Mort, le « néo-mystère » de Remizov.
5Dans tous ces cas, l’intérêt pour le théâtre du Moyen Âge se fonde sur une vraie connaissance des textes médiévaux et sur un travail de recherche documentaire effectué par ces auteurs et ces metteurs en scène. Ce travail distingue leurs œuvres de nombreuses autres tentatives de « mystères » aux xixe et xxe siècles qui mettent en scène des phénomènes plus ou moins « mystérieux », en accord avec une certaine vision du monde de leurs auteurs mais sans rapport avec la tradition médiévale – citons La Fille aux Mains coupées de Pierre Quillard en 1886, l’Hérodiade de Mallarmé, ou Ma Liturgie de Fédor Sologoub.
6Dans cette diversité de tendances et de noms, on remarque que la redécouverte du mystère déborde le cadre de l’Europe occidentale, patrie des mystères médiévaux, et s’étend jusqu’en Russie où ce genre, sans être inconnu, ne s’était jamais développé. Nous allons nous concentrer sur deux figures particulièrement représentatives dans ce contexte, Henri Ghéon et Alexis Remizov, héritiers de deux traditions dont l’une culmine dans le théâtre des mystères, quintessence de la sensibilité médiévale et qu’on retrouve à travers les siècles, et dont l’autre ne connaît dès les origines que des formes théâtrales modestes et s’exprime plutôt à travers des arts plus « contemplatifs » comme l’icône ou la poésie spirituelle6.
7Bien que leurs intentions soient très éloignées l’une de l’autre et que le contexte dans lequel ils créent soit très différent, le travail des deux auteurs présente de nombreuses convergences que nous tenterons de dégager, dans leur reprise du mystère médiéval, qui est en même temps un renouvellement du théâtre moderne.
8Après avoir montré le contexte culturel dans lequel apparaît chacune des œuvres, nous nous pencherons sur la parenté de L’Action diabolique de Remizov et du Mystère de Saint Bernard de Menthon de Ghéon dans leurs références explicites au théâtre médiéval, pour ensuite aborder la modernité de l’écriture de ces deux « mystères » du xxe siècle et nous intéresser enfin à leurs fortunes diverses face aux publics français et russe.
« Le théâtre des mystères » des symbolistes russes. Et le « théâtre des saints » d’Henry Ghéon
9L’écriture par Remizov d’un « néo-mystère », L’Action diabolique7, s’inscrit dans les recherches autour du mystère qui apparaissent en Russie dès le début du xxe siècle dans le milieu artistique et littéraire. L’idée de recréer un théâtre des mystères européen hante les artistes de divers domaines. Alexandre Scriabine rêve d’un mystère musical dont le final serait la « transfiguration totale » ; le peintre Vasilij Kandinsky veut, dans une de ses expositions, « parler du mystère en langage du mystère »8 ; Serge Diaghilev intitule un de ses ballets Liturgie (1915), et l’envisage comme un « mystère orthodoxe »9. Dans le domaine théâtral, ce sont surtout les symbolistes qui sont attirés par les mystères, par exemple Valerij Brussov avec Terre. Scènes de la Vie future (1904)10 ou Andrej Belyj avec Le Nouveau Venu (1903)11 ou La Gueule de la Nuit (1906)12 qui consacre au théâtre des mystères toute une théorie. D’autre part, des metteurs en scène s’y intéressent également comme Tairov, qui a monté en 1921 L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel ou Vsevolod Meyerhold, qui a monté les mystères de Maurice Maeterlinck Sœur Béatrice et La Mort de Tintagiles. C’est en collaboration avec ce dernier que Remizov commence à écrire son Action diabolique, mise en scène plus tard dans le théâtre de Kommisarjevsky13, connu pour son esprit d’expérimentation (Fig. 1). Notons l’entreprise parallèle et simultanée de Nicolas Evreinov, inspirateur du Théâtre d’Autrefois. Fondé afin de « renouveler les forces créatrices du théâtre moderne »14, le Théâtre d’Autrefois tend à « reconstituer exactement » « les pièces représentatives » du théâtre médiéval et compte à son répertoire le Miracle de Théophile, le Jeu de Robin et Marion et, initialement, le Jeu d’Adam et Ève : on reconnaît le répertoire qui réapparaîtra quelques années plus tard en France chez les Théophiliens, non sans la participation du metteur en scène russe15.
10Remizov est témoin du travail d’Evreinov. Il observe d’autre part avec intérêt les recherches des symbolistes autour du théâtre médiéval « inspirés par la soif de formes nouvelles pour l’expression des mystères et du sens de l’existence » et dans lequel « l’acteur et le spectateur ensemble, illuminés, sont plongés dans une même action et un même sentiment »16. Toujours à sa façon un peu provocatrice, il propose, à côté de ces théories plus ou moins mystiques, sa propre version scénique d’un « néo-mystère » conçu comme un « défi à la poursuite du raffinement des esthètes pétersbourgeois »17. Il en résulte une joyeuse « action diabolique » où, selon Meyerhold, il retrouve pleinement l’esprit et la forme du mystère médiéval18.
11C’est quelques années plus tard qu’Henri Ghéon écrit, en France, sa Miraculeuse Histoire du Jeune Bernard de Menthon (1924)19, avec cette même idée de « renouer avec les plus anciennes traditions de l’Occident » pour donner un nouveau souffle au théâtre contemporain20. En effet, ce dernier lui apparaît en crise, ayant perdu sa fonction essentielle de communication avec un public devenu simplement « spectateur »21. Comme Remizov et ses confrères européens, c’est dans le théâtre médiéval que Ghéon cherche à retrouver cette communication, et en particulier dans le « théâtre des saints » dont la problématique éternelle peut, selon lui, toucher ses contemporains aussi bien que les anciens.
12La Miraculeuse Histoire du Jeune Bernard de Menthon en est un exemple. Le texte est écrit à l’occasion de la fête du millénaire de saint Bernard de Savoie en 1924 et la pièce est jouée en plein air sur la terrasse du château de Menthon. Ghéon s’inspire d’un mystère du xve siècle22, issu de la légende locale qui attribue à saint Bernard la libération du passage dans la montagne emprunté par les voyageurs entre la France et l’Italie, et occupé autrefois par des diables qui attaquaient les pèlerins en route vers Rome. C’est autour de cet épisode que Ghéon construit son texte, transformant les quatre mille vers « du vieux mystère » qui contait en détail la vie et la vocation de saint Bernard en une représentation dynamique qui s’inscrit dans une soirée théâtrale et présente une structure symétrique : l’action s’ouvre et s’achève sur « le Mont Joux » où habite le diable qui harcèle les hommes qui s’y aventurent.
13Cet événement devenu central dans son texte le rapproche de la pièce de Remizov qui met en scène elle aussi la chasse diabolique à l’âme humaine. Remizov la représente sous la forme traditionnelle des « débats » au moment de la mort, de façon également polarisée et symétrique : la pièce débute par un tel débat autour de l’âme d’un pécheur que les diables traîneront en enfer et finit par un débat autour de celle d’un juste que les anges enlèveront au ciel.
14Entre ces deux moments, l’action des deux pièces laisse place à une série d’événements divers parmi lesquels l’essentiel reste le même : les diables veulent arracher à Dieu l’âme humaine et inventent mille tentations pour arriver à leurs fins. Ce sujet traditionnel du mystère est présenté sous la forme d’une « action diabolique » en référence à ce type de représentations médiévales.
Une « action diabolique » médiévale ?
15Dans les deux pièces, l’action est découpée en trois parties. On assiste d’abord au triomphe des diables : chez Remizov, le jugement du pécheur est très court et son issue trop claire : les démons se réjouissent par avance de traîner son âme dans la gueule de l’enfer. Chez Ghéon, les démons « prélèvent la dîme » en attrapant le dixième pèlerin qui servira de déjeuner à leur maître Jupiter. Ces épisodes en apparence tragiques, mais présentés de façon amusante et grotesque conformément à l’esprit des mystères médiévaux, font naître une résistance : une figure apparaît, qui va s’opposer aux diables, et que ceux-ci vont tenter de saisir et d’enchaîner. Chez Remizov, il s’agit pour eux de neutraliser un homme qui fut témoin du destin funeste d’un pêcheur et qui depuis s’est détourné « du monde et de ses plaisirs » de façon radicale et irrévocable comme le veut la tradition des mystères. Ghéon nous présente un saint « en germe » : le jeune Bernard qui a « entendu un appel » de Dieu mais doute encore de sa vocation et hésite entre le mariage et le monastère, entre la fidélité à son père et la fidélité à Dieu. Pour les diables, la lutte contre ce juste est une affaire primordiale mais non sans danger : « Celui-ci ne sera pas une proie facile : un saint ! », ce qui prépare le troisième mouvement, le bouleversement de l’action diabolique qui constitue le final des deux pièces.
16Le jeu diabolique est construit sous la forme d’un spectacle, comme un théâtre dans le théâtre, qui se fonde sur la capacité des diables à changer d’apparence, capacité qui apparaît ici comme une qualité purement théâtrale : « déguisés en esprits lumineux » (p. 25), les diables de Remizov imitent « le chœur des anges », tandis que les diables de Ghéon chantent à la façon des rossignols pour endormir Bernard (même si ce dernier croit reconnaître plutôt le cri de la chouette, p. 129). Ce jeu s’appuie chez Remizov sur un scénario écrit et, chez Ghéon, sur un rituel (sauter sur le dixième pèlerin), il est dirigé par un diable-metteur en scène (Aratyr’ ou Jupiter) selon des rôles distribués à l’avance (chez Remizov nous assistons même à une répétition du spectacle diabolique). Le rôle de la victime est tout aussi prévu et « soufflé » par les démons : « Va et prosterne-toi » suggèrent-ils chez Remizov (p. 28) ; « Dors… dors… », chez Ghéon (p. 131-133).
17Mais c’est au moment précis où les diables croient l’emporter que se produit un événement non inscrit dans le scénario : la victime se réveille de l’« hypnose » diabolique, à cause d’une fausse manœuvre d’un des diables de Remizov (« la couronne a penché », la queue s’est laissée voir, p. 28), ou de l’imprudence du chœur diabolique chez Ghéon qui se trahit en appelant Bernard par son nom (p. 132).
18Ainsi le diable est démasqué : non seulement il perd la chasse, mais celle-ci aboutit au résultat contraire. C’est la victime (l’ascète ou Bernard) qui prend le rôle du metteur en scène. Tous les effets de la mise en scène précédente (la ronde, les sifflets, les hurlements du cœur, « le bruit des instruments bizarres », p. 66) s’effacent face à l’arme du saint qui est la parole divine.
19Ce bouleversement est radical, conformément à la poétique médiévale qui balance entre deux pôles, « deux extrêmes », comme l’explique aux spectateurs le Fou de Ghéon chargé de commenter l’action : « Nous vous balancerons aussi / du noir au blanc / des pleurs au rire / du mal au bien / du mieux au pire / de l’enfer au ciel [...] » (p. 10). Le ciel et l’enfer sont même visibles chez Remizov : on voit sur scène « le feu de la géhenne » et « la lumière divine qui brille dans l’église et dans la grotte de l’ermite » (acte III, didascalie). Ce bouleversement est préparé par toute la tradition littéraire depuis le Moyen Âge, même si elle connaît dans l’Histoire quelques exceptions, avec le triomphe final du diable chez Marlowe ou la fin ambiguë de La Tentation de Saint Antoine de Flaubert. Mais avant tout, dans les textes étudiés, l’échec du diable est l’échec de son théâtre, provoqué par le mauvais jeu d’acteur de ses démons. Ce « théâtre dans le théâtre » est mis en scène à travers une série de procédés nouveaux qui révèlent la nature méta-poétique de nos textes avec une importance nouvelle accordée à leur statut esthétique et littéraire.
Une écriture moderne
20Ainsi, à la différence des mystères médiévaux qui existent tout d’abord comme un spectacle pour lequel le texte sert de support, c’est l’écriture qui est mise en évidence dans ces « mystères modernes ».
21On le remarque d’abord dans la façon très libre et créative de reprendre les sources médiévales. Cette attitude est clairement exprimée par les sous-titres des deux textes : c’est un « néo-mystère » que crée Remizov à partir d’une série de sources hétéroclites qu’il cite lui-même à la fin du texte : la poésie spirituelle russe (Les Pleurs d’Adam), le Récit sur la Vie et la Mort, connu au Moyen Âge dans plusieurs pays européens, ou encore « le théâtre pré-shakespearien ». Il est intéressant d’ailleurs de noter la grande place que prennent dans son écriture des sources plus récentes non citées (Plaisanterie, Satire, Ironie et Satisfaction plus profonde de Christian-Dietrich Grabbe23 ou La Tentation de Saint Antoine de Flaubert) et qui donnent au texte une résonance très moderne. De son côté, Ghéon écrit « d’après le mystère du xve siècle » qui est appelé dans son texte le « vieux mystère » et apparaît plutôt comme un livre de référence que comme le fondement de l’écriture.
22Dans ces deux réécritures, c’est la parole poétique qui est mise en valeur : les interventions du Fou glissent souvent vers des digressions lyriques
23(p. 11-12). Cet accent mis sur l’expressivité de la parole (qui ne sert plus uniquement d’instrument de la représentation et de l’édification) est plus nettement encore exprimé dans les didascalies : « Des cris épars s’élèvent comme des bras… » indique Remizov pour décrire la ronde des diables (p. 29). Loin d’être de simples indications scéniques, les didascalies se transforment chez lui en une écriture métaphorique, un exercice de style révélateur de sa personnalité. Chez les deux dramaturges, elles perdent leur fonction d’indications un tant soit peu claires et réalisables : la panique des diables « devient indescriptible » remarque Ghéon, à quoi fait écho chez Remizov un « ils fabriquent Dieu sait quoi » (p. 29). Dans d’autres cas, les indications sont plus claires, mais n’aident pas beaucoup le metteur en scène : le démon de Remizov, au « regard de feu » est invité à « pousser un cri inhumain » (p. 18).
24Les deux œuvres sont cependant avant tout destinées par leurs auteurs à la représentation, comme le montre déjà le dispositif scénique emprunté au mystère médiéval : la scène chez Remizov est équipée d’une « gueule d’enfer » où se déroule une partie de l’action ; elle est couronnée chez Ghéon d’une « tribune du ciel », qui intervient également dans une action qui se déroule entre les différentes « maisons » (la montagne, le monastère, le château...) de la gauche vers la droite et du bas vers le haut : vers le bien et la victoire de Bernard (Fig. 3).
25Mais, par certaines « trouvailles » modernes, cet aspect spectaculaire, poursuivi au moyen de la technique médiévale, devient l’objet de réflexion à l’intérieur même de l’action. Ainsi, Remizov introduit une « voix venue du public », un regard extérieur et sceptique sur le spectacle diabolique, qui commente à sa façon les métamorphoses d’un démon qui cherche à cacher sa queue : « Il l’a attachée avec une épingle » (p. 26) et résume ainsi le spectacle : « Ils n’ont rien fait, juste démoli les coulisses » (p. 32). C’est le Fou qui est chargé par Ghéon de porter ce même regard extérieur et moderne sur le spectacle, tout en y étant pleinement intégré (il présente par exemple les différents lieux de l’action : « À ma droite – qui est votre gauche […] le Mont Joux, […] derrière moi et devant vous […] le porche du couvent d’Aoste », p. 11).
26Outre le regard « croisé » (le Fou joue sur la scène à la façon médiévale tout en commentant sa façon de jouer pour le spectateur contemporain) il s’agit, avant tout, de souligner la nature conventionnelle du spectacle : « Vous pourrez courir et bondir comme au vieux temps médiéval, de montagne en vallée, de château fort en cloître, de terre jusqu’en ciel… j’ajouterai même, du siècle de Bernard au nôtre » (p. 12-13). Ce caractère fortement symbolique hérité du théâtre ancien répond aux recherches du début du xxe siècle. Dans le théâtre de Ghéon, il permet de réaffirmer le merveilleux qui gouverne l’action et chez Remizov il entre en polémique avec le réalisme24. Ainsi, on peut voir dans la répétition du jeu diabolique quelques allusions parodiques à la méthode de Stanislavski quand le diable conseille à ses démons : « Comme des acteurs expérimentés, premièrement, souriez de façon agréable, deuxièmement, respirez profondément » (p. 26).
27Ces références à « notre siècle » et divers anachronismes (« A-t-on déjà percé le mont Cenis ? », demande le démon chez Ghéon, p. 18), fréquents dans les deux pièces, témoignent de la distanciation des deux auteurs vis-à-vis de leur travail de « médiévistes », mais aussi vis-à-vis de certaines théories de l’époque : Jupiter « rêve trop à l’utopie », les diables de Remizov lisent les journaux et les commentent : « tout n’est partout que liberté et égalité : les nôtres l’emportent » (p. 40).
28Cette distanciation avec le spectacle est paradoxalement une façon de restaurer un contact direct et vivant avec le public : le Fou, par son regard extérieur et décalé sur le spectacle, établit une complicité avec les spectateurs. Cette proximité, naturelle pour le théâtre médiéval, doit être conquise par les auteurs modernes qui utilisent à cette fin des procédés divers : les pèlerins arrivent par la salle en échangeant des répliques ; les démons de Remizov surgissent parmi les spectateurs et laissent le dernier mot à la Mort qui s’adresse à tous, « implacable et féroce » : « Souvenez-vous : le Jugement dernier viendra » (p. 41) ; Bernard rappelle, dans un final ouvert aux spectateurs : « le diable ne meurt pas » (p. 234).
29Ainsi, ces deux textes expriment une attitude double de fidélité à la tradition et de nécessaire renouvellement qui ne se limite pas à un travail linguistique mais fait appel à toute la créativité de l’auteur et à « toutes les ressources des techniques modernes », pour en revenir à la formule de Paul Mazon.
Le mystère moderne face au public
30Il est intéressant de souligner la différence dans la réception de ces deux textes dans leurs pays respectifs. En France, pays qui a connu une haute tradition de mystères même si elle est lointaine, le texte de Ghéon rencontre le succès et connaît des mises en scènes jusqu’à aujourd’hui. Il fait l’objet de représentations régulières chaque été depuis l’an 2000 au Château de Menthon par l’École de Danse et Théâtre du Vieux Moulin25. En Russie, pays qui n’a pas connu une telle tradition, le texte de Remizov s’il est bien accueilli par la critique, est sifflé par le public26 et est retiré au bout de cinq représentations.
31Cependant, en France, où Remizov a émigré entre-temps, sa pièce reçoit un certain écho. Au début des années 1920, l’Action diabolique fait l’objet de traductions, notamment par Pitoëff pour une représentation au Théâtre du Vieux-Colombier qui s’ouvre à cette époque à une série de représentations « médiévales » : le Jeu de Robin et de Marion par Copeau en 1917, mais aussi des textes originaux écrits à l’exemple du modèle médiéval comme Le Pauvre sous l’Escalier de Ghéon (1921). On peut voir ici une rencontre symbolique entre nos deux auteurs qui s’inscrivent dans une même tradition théâtrale, laquelle a débuté au début du siècle dernier avec le théâtre de V.F. Kommisarjevskaïa ou avec Nicolas Evreinov.
32Ce dernier, émigré lui-même en 1925, déborde d’activité à Paris où il règle quelques-unes des mises en scène des Théophiliens, notamment le Jeu de Robin et Marion27 (en 1934). La dédicace, écrite par Gustave Cohen et signée par le groupe des Théophiliens est adressée « au maître Evreinov, à qui nous devons d’avoir pu monter ce jeu et les suivants – notre admiration et reconnaissance collective » (Fig. 2).
33C’est ainsi que son entreprise de 1907 à Saint-Pétersbourg semble trouver un second souffle à Paris, comme le souligne Nicolas Weisbein, acteur et président des Théophiliens, mais aussi témoin de cette rencontre réciproquement fructueuse28. L’expérience du metteur en scène russe doit permettre une nouvelle ouverture aux recherches qui se placent en continuité avec son œuvre, comme en témoigne Gustave Cohen dans une autre dédicace à « Monsieur et Madame Evreinov qui m’ont[a] précédé dans la résurrection de notre théâtre médiéval » (28 décembre 1933)29.
34Ce parallèle entre le travail du Théâtre d’Autrefois et les Théophiliens, rappelé par Nicolas Weisbein dans ses articles, ne se limite pas au choix du répertoire et au désir de faire découvrir au spectateur moderne le théâtre médiéval et ses évolutions (des jeux liturgiques aux miracles et aux moralités et, chez les Théophiliens, jusqu’au Mystère de la Passion). Les représentations des Théophiliens deviennent aussi un lieu de rencontres et de nouveaux projets pour les principaux acteurs de cette entreprise : outre la collaboration de Gustave Cohen avec Nicolas Evreinov, beaucoup de Russes émigrés ont été marqués par le travail des Théophiliens. Ida Rubinstein, étoile du théâtre russe émigrée à Paris, après avoir assisté en 1934 à une représentation des Théophiliens, « ne rêvait plus que d’une chose : monter “un mystère” ou quelque chose d’analogue se passant au Moyen Âge »30. À la recherche de textes de valeur, elle s’adresse à Paul Claudel qui composa à cette occasion Jeanne d’Arc au Bûcher en 1934. Enfin, l’Action diabolique de Remizov a attiré l’attention des Théophiliens, comme en témoigne la correspondance entre Evreinov et Remizov. Mais même si l’Action diabolique et le Miracle de Théophile sont « du même tonneau » comme le souligne Remizov dans ses souvenirs31, les Théophiliens ne l’ont pas représentée du fait de leur orientation exclusive vers des textes médiévaux. La lettre de Remizov aux Evreinov reproduite ici (Fig. 4) évoque sa recherche d’une autre possibilité de monter son « néo-mystère ».
35Cela nous ramène au début de nos réflexions sur les différentes attitudes face à la renaissance des textes médiévaux sur la scène contemporaine. Il s’agit, d’une part, de la restauration qui se fonde sur « la fidélité au texte médiéval, […] l’exactitude de la transcription musicale, […], la reproduction des costumes » (Gustave Cohen)32 et qui tend à reproduire la façon de jouer et même de regarder le spectacle (N. Evreinov)33. Selon l’autre approche, dont témoignent les textes de Remizov et de Ghéon, plutôt que de voir dans le texte médiéval une « enluminure animée » selon l’expression de Stark34, il s’agit de le recréer en une œuvre littéraire véritablement destinée au spectateur contemporain.
36Si la première approche retrouve les racines du théâtre européen, sa naissance du rite chrétien, la seconde montre son efficacité pour le renouvellement du théâtre moderne, et nous indique une « autre généalogie des formes théâtrales » (J.-P. Sarrazac35) qui remonte à la tradition médiévale dont la fécondité au cours des siècles, moins évidente que la tradition antique, est tout aussi nourrissante et efficace comme le montrent les recherches de Walter Benjamin36 pour le théâtre allemand, de William V. Spanos37 pour le théâtre anglais, de M. Andreev38 pour le théâtre russe ou les études récentes de Jean-Pierre Sarrazac39 pour le théâtre français.
Notes de bas de page
1 Pierre Chevrillon, The Theatre and French Universities, dans Le théâtre dans le monde (World Theatre), Paris, s. n., rééd. René Hainaux, vol. III, n. 2, p. 14.
2 Mystère de la Passion, adaptation littéraire de Gustave Cohen d’après Arnoul Gréban et Jean Michel, Paris, Richard-Masse, 1950.
3 D’après Nicolas Weisbein, Le théâtre médiéval en Russie et en France, dans Revue des Études slaves, 53/1, 1981, p. 41.
4 Ghéon a réécrit plusieurs autres textes médiévaux. Notamment, Le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel se transforme sous sa plume en un « miracle » : Le dit de l’homme qui aurait vu saint Nicolas, dans Jeux et Miracles pour le peuple fidèle, Paris/Lille, Revue des Jeunes/ Desclée de Brouwer, 1922-1923.
5 Thomas Cranmer of Canterbury de Charles Willams (1936), The Zeal of Thy House de Dorothy Sayers (1937), Christ’s Comet de Christopher Hassall (1938) et autres. Voir William V. Spanos, The Christian Tradition in Modern British verse Drama. The Poetics of Sacramental Time, New Brunswick, Rutgers University Press, 1967.
6 Voir Jean-Claude Roberti, Orthodoxie et théâtre, dans Contacts, 25/83, 1973, p. 218-232.
7 Alexej Remizov, Besovskoe dejstvo, Petersbourg, 1919 (en russe). Toutes les citations renvoient à cette édition. Voir la traduction française sous le titre « l’Office des diables » dans Alexis Remizov, Où finit l’escalier ?, Toulouse, éd. Ombres, 1991, p. 289-331 (traduction de Georges et Ludmila Pitoëff, publiée pour la première fois dans la Revue de Genève, 26, 1922, p. 560-593).
8 Titre d’une exposition de Kandinsky, voir V. Kandinsky, O Dukhovnom v Iskusstve (Du spirituel dans l’art), Leningrad, Iskusstvo, 1990.
9 Diaghilev et les Ballets russes, Paris, Fayard, 1973, p. 101.
10 Valerij Brussov, Zemlia. Stseny budutshikh Vremen (Terre. Scènes de la vie future), dans Polnoe sobranie sotchinenij i perevodov (Œuvres et traductions complètes) tome XV, Saint-Pétersbourg, éd. Sirin, 1914, p. 9-54.
11 Andrej Belyj, Prishedshij (Le nouveau venu), dans Severnye cvety (Fleurs du Septentrion), 3, 1903, p. 2-25.
12 Andrej Belyj, Past’ Nochi (La gueule de la nuit), dans Zolotoe runo (La Toison d’Or), 1, 1906, p. 61-91.
13 Alexej Remizov, Vstretchi (Rencontres), Рaris, Lev, 1947, p. 15 (en russe).
14 E.A. Stark, Starinnyj teatr (Le théâtre ancien), SPb, Izdanie N.I. Boutkovskoi, 1908, p. 9 (en russe).
15 Voir Fig. 2.
16 Alexej Remizov, Mechty. Novaia drama (Rêves. Nouveau drame) (1903), dans Krachenye ryla, Berlin, 1922, p. 80-81.
17 Alexej Remizov, Vstretchi (Rencontres), op. cit., p. 15.
18 Russkie dramaturgi (Les dramaturges russes) (1911), dans Meyerhold, Stat’i. Pis’ma. Vystuplenia. (Articles. Lettres. Discours), Мoskva, 1968, tome I, p. 188 (en russe).
19 Henri Ghéon, La merveilleuse histoire du jeune Bernard de Menthon, Paris, A. Blot, 1924. Toutes les citations du mystère de Ghéon renvoient à cette édition.
20 Voir une série d’articles consacrés à cette problématique dans le recueil Dramaturgie d’hier et de demain. Essai sur l’Art du théâtre, Lyon, Éditions E. Vitte, 1963.
21 Henri Ghéon, Les Saints et le théâtre chrétien populaire, dans La revue des jeunes, 25 avril 1922, p. 183-198.
22 Réédité à la fin du xixe s. par A. Lecoy de la Marche, Le Mystère de saint Bernard de Menthon, Paris, Firmin Didot, 1888.
23 Remizov aurait traduit cette pièce en russe.
24 Alexej Remizov, Théâtre – Studio, dans Nacha Jizn’ (Notre vie), 278, 1905, 22 septembre.
25 http://chambredhotes.canalblog.com/archives/manifestations_animations_a_menthon/index.html.
26 Alexej Remizov, Rencontres, op. cit., p. 174.
27 Adam LE Bossu Dit de la Halle, Le Jeu de Robin et Marion, transposition de Gustave Cohen, Paris, Delagrave, 1935, Paris, Bibliothèque des Arts du Spectacle, cote 16-Y-4389.
28 Nicolas Weisbein, Le théâtre médiéval en Russie et en France, dans Nicolas Evreinov, L’apôtre russe de la théâtralité, Revue des Études slaves, Paris, 53/1, 1981, p. 39-45.
29 Rutebeuf, Le Miracle de Théophile, transposition de G. Cohen (Collection Evreinov), Paris, Delagrave, 1934 (Département des Arts du Spectacle, Y-8-5487).
30 Jacques Depaulis, Ida Rubinstein : une inconnue jadis célèbre, Paris/Genève, Champion, 1995, p. 443.
31 Alexej Remizov, Rencontres, op. cit., p. 289.
32 Gustave Cohen, Avant-propos pour le Jeu de Robin et Marion, op. cit., p. 7.
33 E.A. Stark, op. cit., p. 10, 25.
34 Ibid., p. 29.
35 Cité à partir du séminaire de J.-P. Sarrazac à Paris III, année 2007.
36 Walter Benjamin, Essais sur Bertolt Brecht, FM Petite collection Maspéro, 1969. Voir en particulier le chapitre 2 : « Qu’est ce que le théâtre épique ? ».
37 Voir William V. Spanos, The Christian Tradition in Modern British verse drama.....
38 M.L. Andreev, Srednevekovaïa evropeïskaïa drama (Le théâtre médiéval européen), Moskva, 1989 (en russe).
39 J.-P. Sarrazac, La Parabole ou L’Enfance du Théâtre, Belfort, Circé, 2002.
Auteur
Université de Strasbourg
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Renaissance du théâtre médiéval
Contributions au XIIe colloque de la Société internationale du théâtre médiéval, Lille, 2-7 juillet 2007
Véronique Dominguez (dir.)
2009