Chapitre 10 : Rendre raison à la complexité de l’itinérance
p. 155-167
Texte intégral
1S’intéresser à la question de l’itinérance et l’investiguer en tant que question de recherche relèvent à la fois de l’histoire personnelle, du parcours de vie, des choix de formation et du contexte environnemental et intellectuel qui est le nôtre à certaines étapes de notre vie de chercheur. Cela correspond aussi à des coïncidences, des rencontres, des hasards ou, pour le dire autrement, à des sensibilités qui sont éveillées, mises en action par l’environnement, et qui rejoignent nos préoccupations, nos croyances, nos questionnements.
Un environnement propice
2La question de la justice sociale a été au cœur de l’action militante qui a été la mienne pendant de nombreuses années dans une grande centrale ouvrière au Québec1. Elle n’est évidemment pas sans lien avec la question de l’itinérance, comme champ de recherche, qui s’est présentée à moi un peu par hasard. Plus précisément, en 1983-1984. Les responsables d’une soupe populaire2, ressource offrant nourriture et vêtements aux personnes itinérantes, adressèrent une demande au département de Sociologie de mon université (UQAM), afin qu’une étude soit réalisée sur les personnes fréquentant ce lieu. Je n’avais aucune connaissance de la problématique de l’itinérance mais ce lieu m’intriguait ; c’est pourquoi je décidai d’aller voir ce qui s’y cachait en allant rencontrer les responsables de cette soupe, des religieuses de la communauté des Sœurs Grises de Montréal. La dimension caritative de l’institution me gênait pourtant un peu car je craignais que la conception religieuse de l’aide aux plus pauvres ne vienne contaminer les analyses que je pourrais entreprendre, ce qui allait à l’encontre d’une posture de recherche que je souhaitais la plus libre possible. Ces craintes se dissipèrent lors des premières rencontres et je me lançai alors dans ce que je peux appeler, rétrospectivement, une aventure, puisque ce premier terrain d’enquête déterminera l’ensemble de mon parcours de recherche.
3En fait, le premier contact avec ce terrain a permis que se croisent des préoccupations et des questions restées en jachère, questions qui étaient davantage politiques et sociales que théoriques : comment dans une société riche comme la nôtre pouvait-on accepter que des gens vivent dans des conditions radicales de dénuement ? Comment pouvait-on soutenir l’idée que la vie itinérante, marquée par les conditions de grande misère matérielle et humaine, méprisée et ignorée de tous, puisse constituer un choix de vie ? Quels rôles les diverses institutions dédiées aux personnes itinérantes jouaient-elles dans leur vie et dans le changement de leur situation ? Quels éléments de la vie de ces personnes pouvaient nous permettre de saisir leur situation ? La vie dans l’itinérance était-elle temporaire ou, au contraire, permanente ?
4Ce questionnement initial permet de saisir ma trajectoire de recherche. Les thématiques et les questions de recherche se sont en effet développées et précisées au fur et à mesure des repères que je me construisais dans ce champ et du développement des connaissances sur ce sujet. Ces questions ont parfois émergé directement de l’observation du terrain ou sont advenues grâce à la rencontre d’auteurs – historiens, sociologues, économistes – au cours des lectures, ou encore à la suite de choix méthodologiques. Elles ont aussi été le fait d’une conjoncture liée aux modalités de la recherche dans laquelle mes travaux se sont déroulés depuis plus de 15 ans.
Une trajectoire de recherche
5L’historique du développement de la recherche sur la question de l’itinérance et principalement le fait que, dès le départ, les travaux reposaient sur une catégorie empirique observable issue de l’intervention laissait toute grande ouverte la porte des explications ou de la théorisation. Comment passer de l’objet social à l’objet sociologique ? Par quels chemins cela passait-il ?
6Les études qui se sont intéressées à la question contemporaine de l’itinérance étaient, au début des années 1980, de trois types : les études historiques qui retraçaient le phénomène et les modes de traitement des vagabonds à travers les siècles ; les études psychosociales traitant des problèmes comportementaux (alcoolisme, maladie mentale) et de la « personnalité des clochards »3; les études soulevant la question de l’action politique à l’endroit des homeless ou des skid row4.
7La construction de l’espace théorique à partir duquel se constitue, aujourd’hui, mon hypothèse théorique forte est le résultat de la conjugaison de plusieurs éléments : les très nombreux travaux de recherche que j’ai menés au cours des vingt dernières années sur la question de l’itinérance et qui ont touché à une multitudes de dimensions5 ; les influences théoriques québécoises mais aussi les influences françaises et étasuniennes en raison de la position d’interface dans laquelle se trouve intellectuellement le Québec ; ma formation académique (sociologie) et mes expériences de militantisme (syndicalisme) qui ont favorisé le développement de mon intérêt pour les questions politiques et donc pour les dimensions structurelles du problème.
8Ce qui a, certes, le plus influencé la construction de ma réflexion est le fait que mon travail de recherche s’est essentiellement déroulé dans le cadre du Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale (CRI), infrastructure de recherche partenariale. Ce cadre institutionnel, parce qu’il autorisait la confrontation des points de vue, des disciplines, des cadres théoriques, des entrées méthodologiques et des thématiques, des acteurs issus du terrain ou des universités a permis que soit initiée, puis développée, cette investigation théorique. L’étendue quelque peu encyclopédique qu’a permis ce cadre (le CRI) à travers les diverses recherches d’une part et, les contraintes imposées par les choix théorique et les expériences des uns et des autres d’autre part, ont favorisé un élargissement des questions et ont ouvert de nombreuses pistes. En effet, les quelques centaines de projets menés par les membres chercheurs du CRI au cours des années ont conduit à remettre sans cesse sur le métier le questionnement, d’autant que la confrontation était quotidienne. Comme nous évoluions dans le même cadre institutionnel et dans le même environnement politique, les activités de planification, de réalisation et de restitution ou transfert de la recherche étaient nombreuses au cours d’une même année. Certains travaux répondaient à des impératifs liés au milieu de la pratique, d’autres à des méthodologies spécifiques, d’autres à des questionnements plus théoriques, d’autres enfin à des commandes plus politiques. Il est donc essentiel, ici, de prendre la mesure de ce que signifie l’approche partenariale (infra chap. 5) qui, malgré ses difficultés, a été novatrice et créatrice non seulement de connaissances nouvelles mais aussi de questionnements pouvant mener à la construction d’une sorte de sociologie de l’itinérance.
9C’est dans ce cadre spécifique que ma propre réflexion s’est forgée, se dissociant ou recoupant certaines autres thèses. Je ne chercherai pas tant, ici, à retracer le fil temporel qui a mené à la construction de ma lecture actuelle. Ce serait long et fastidieux, mais surtout je ne suis pas sûre de pouvoir refaire fidèlement ce chemin car de rencontres, lectures et événements, des découvertes peuvent émerger longtemps après ceux-ci. Ma posture est une sorte de bricolage issu des conditions objectives concernant le niveau d’avancement de la connaissance sur cette question mais aussi des conditions de production de celle-ci, de différentes entrées théoriques et de décisions méthodologiques qui se sont succédé voire superposées. J’identifierai tout d’abord le cheminement méthodologique qui m’a permis de construire différents regards, je situerai ensuite certains points tournants de ma réflexion, enfin je proposerai l’état de ma lecture actuelle, non stabilisée, non encore achevée de la question de l’itinérance.
Des approches méthodologiques mixtes
10La construction de l’itinérance en tant qu’objet sociologique a très vite été confrontée aux aspects méthodologiques de l’enquête. En effet, comment appréhender un phénomène qui, en plus de n’être rattaché à aucun cadre théorique stabilisé ou reconnu par les grands courants de la pensée sociologique, constitue un défi aux approches méthodologiques classiques en raison de sa multidimensionnalité, de sa définition imprécise et de l’invisibilité partielle de la population qu’il recouvre ?
11Formée en tant que sociologue aussi bien aux méthodologies quantitatives que qualitatives, j’avais l’intuition que ces approches, loin d’être antagoniques, étaient plutôt complémentaires : elles renvoient à des objectifs de connaissances et des formes de raisonnement différents et autorisent ou empêchent certaines formes de généralisation. Ces approches ont en commun le principe de représentativité, non pas exclusivement en termes de proportionnalité (importance relative des éléments) mais aussi en termes d’exhaustivité des formes (à travers leur diversité et leur complémentarité). Quand on travaille sur une question en quelque sorte invisible socialement ou dont on ne peut situer clairement la configuration et les limites, le principe de proportionnalité ne peut s’appliquer et il faut donc opter pour celui de l’exhaustivité. Cette conception allait, de fait, guider mes choix et contribuer à la construction de l’objet itinérance.
12La comparaison et la nécessité de donner à voir différents aspects de la vie itinérance se sont imposées à partir de deux approches : l’analyse des trajectoires des personnes itinérantes et celle des représentations des personnes et des différents acteurs associés à l’itinérance. Ce travail s’appuyait sur leurs vécus, leurs perceptions et les mises en discours qu’elles en faisaient et il a mené à la construction des idéaux-types des discours mettant en évidence les divers sens produits.
13L’idée de trajectoire permet d’aller au plus près de ce que les personnes racontent sur le « comment les choses se sont passées pour elles » entre une vie où les lieux d’insertion sont plus clairement identifiés et leur vie à la rue. La trajectoire réunit dans sa définition des dimensions complémentaires : il y a quelque chose à la fois de déterminé (la trajectoire de …) et de choisi (le trajet…), de structurel et d’individuel. Ainsi, dans les trajectoires de personnes itinérantes, on est à même de constater qu’il ne s’agit pas que d’effets structurels où la personne ne serait que victime d’une réalité qui lui échappe ou, au contraire, que l’itinérance serait le résultat du choix de l’acteur, autonome, décidant de la direction que sa vie prendra.
14L’analyse des représentations, quant à elle, permet de saisir le sens que les personnes donnent à leur vie et à leurs actions. Elle offre une perspective fructueuse pour saisir les enjeux dynamiques parfois contradictoires, parfois complémentaires, les rapports complexes qui existent entre action et représentation. Les représentations comportent une part créative : en étant l’expression d’un sujet dans son interprétation du monde et des autres, elles témoignent aussi de l’appartenance sociale des individus (intériorisation d’expériences, de modèles de conduite et de pensées inculqués et transmis) et des formes d’action mises en jeu (Jodelet, 1989).
Les explications de l’itinérance : le chemin parcouru
15La construction théorique de la question de l’itinérance s’est faite progressivement à travers une diversité d’enquêtes. Il s’agit, on le comprendra, d’une lecture rétrospective, forçant inévitablement le trait et faisant apparaître une sorte de continuité, comme s’il y avait eu, au départ, un plan d’écriture. Toutefois, en relisant la conclusion de mon premier ouvrage6 (1988), je constate, de manière assez surprenante, que les éléments structurant de ma posture théorique actuelle étaient déjà en gestation, quoique davantage juxtaposée que véritablement articulés. Dans l’ensemble des travaux que j’ai réalisés au cours des années, trois textes constituent des points tournants qui, bien que prenant la forme de publications à un moment précis, correspondent davantage à des périodes de construction, de critiques et de déplacements.
- La vie itinérante : passage ou ancrage ?
16La toute première étude que j’ai effectuée sur la question de l’itinérance eut comme cadre une soupe populaire, l’Accueil Bonneau. Le grand nombre d’hommes fréquentant cet endroit quotidiennement (plus de 500 repas en 1984) confirmait l’importance de ce problème social et la comparaison avec des données antérieures (datant de 1974) confirmait l’augmentation du nombre d’hommes vivant une telle situation. L’absence d’adresse fixe (déménagement multiples dans une année) et non l’absence complète de lieu d’habitation (très peu de personnes dorment dehors en raison de la saison froide qui dure au Québec près de six mois) ainsi que à l’accès, par différentes stratégies, à des ressources financières minimales (aide sociale, mendicité, etc.) caractérisaient cette population. En comparant certaines caractéristiques de ces personnes à celles vivant de l’aide sociale, on pouvait observer des différences sensibles : les personnes itinérantes étaient plus âgées (que celles de l’aide sociale), davantage célibataires et vivaient seules. On constatait aussi qu’elles avaient eu plutôt de longues expériences de travail (seulement 6 % n’avaient jamais eu de travail régulier ou continu). Ces premières données remettaient en cause de manière sensible des préjugés bien ancrés à l’endroit des hommes itinérants. On comprenait mieux une partie des dimensions structurelles qui pouvaient mener des personnes à avoir recours à de telles institutions de charité publique et aussi certains problèmes individuels dont elles faisaient part (faible scolarité, chômage, alcoolisme, toxicomanie et santé mentale). Le temps de fréquentation de la Soupe populaire et le rapport aux différentes ressources renvoyaient à la dynamique du rapport à cette institution : un lieu de passage lors d’une période difficile de la vie ou un lieu d’ancrage et de redéploiement de ses réseaux et de ses ressources.
- L’itinérance : forme exemplaire d’exclusion sociale7 ?
17Au cœur du débat sur la question de l’exclusion sociale, principalement importée des études françaises, le travail de construction de l’itinérance comme forme exemplaire d’exclusion sociale marquera mes travaux jusqu’à aujourd’hui. L’itinérance apparaissait comme l’aboutissement d’un long processus de désinsertion sociale, marqué d’une part par des ruptures sur les plans économique (travail et ressources), relationnel (groupes primaires et intermédiaires) et normatif (valeurs et représentations) et d’autre part par des réactions individuelles (résistance, adaptation, installation) qui induisent une transformation du rapport social et de la place qu’on y occupe. La trajectoire conduisant aux ruptures, qui se produisent à chacune des étapes et sur chaque dimension, se fait de manière discontinue, récursive et inscrite dans un temps plus ou moins long. L’exclusion sociale marquerait le point de chute de ceux qui cumulent handicaps sociaux et individuels, réunissant les conditions subjectives et objectives, ce qui a pour conséquence que les mécanismes de rattrapage fonctionnent peu ou pas ; les personnes sont paralysées dans leur capacité à agir suite à des échecs répétés devant un changement anticipé.
18L’itinérance apparaît donc comme l’illustration de l’ensemble de ces mécanismes. De fait, dans un univers de très grande pauvreté, voire de misère, la personne itinérante vit dans un environnement marqué par une détérioration quasi totale. A cela s’ajoute la rupture au niveau socio-affectif et social caractérisée par l’isolement. La personne itinérante entretient un rapport négatif aux normes sociales dominantes : elle représente l’anti-modèle, on la juge comme incompétente, passive, médiocre. Dans une approche de l’expérience extrême, la conscience de sa non-conformité permet l’émergence d’abord, et la confirmation par la suite, d’une identité sociale négative entraînant ou renforçant la dégringolade sociale et l’isolement. Impuissante à contrôler le déroulement des événements de sa vie et ayant perdu les repères que sont le sens du passé et de l’avenir, la personne itinérante se trouve ainsi délestée de ce qui permet à chacun de structurer sa vie. Le changement devient la constante et provoque une insécurité chronique. Cela peut la conduire à avoir une perception et une compréhension justes de sa situation et lui interdire par là même de penser qu’il pourrait en être autrement.
- Pour être, il faut être quelque part
19Au terme d’un travail soutenu de réflexion sur les conditions déterminantes de la vie itinérante et autour de travaux portant sur la judiciarisation de celle-ci autant que sur des possibilités de l’agir, un texte8 publié conjointement avec ma collègue et complice Danielle Laberge constitua un point d’inflexion important. Notre point de départ était que l’expérience individuelle est d’abord et avant tout une expérience du corps, c’est-à-dire d’une forme matérielle inscrite dans l’espace. Ce retour à une question aussi fondamentale nous semblait très pertinent dans le cas des personnes itinérantes. Sans adresse fixe ou lieu d’habitat stable, celles-ci sont souvent réduites à ne posséder que leur corps, continuellement visible dans l’espace public et donc toujours sous le regard et le contrôle de l’autre. Dans un monde où la distinction entre espace public et espace privé est fondamentale et structure les rapports sociaux, le fait de ne pas posséder d’espace à soi amène une circulation entre différents types de lieux9. Cette circulation est justifiée par des raisons de sécurité ou par crainte pour leur santé, ou encore par la « recommandation » ou la menace de ceux qui possèdent le pouvoir d’agir dans ces lieux. Dans leur périple, les personnes itinérantes sont dans une situation constante de transgression des normes qui quadrillent l’usage de ces espaces et donc, du même coup, en situation constante de contrôle en raison de leur grande visibilité ; leurs conditions objectives de vie les inscrivent dans des rapports potentiels de judiciarisation ou de pénalisation. Ainsi, l’itinérance dépasse largement la simple question de l’habitat et de l’adresse fixe, laquelle sous-estime l’importance concrète et symbolique d’avoir un espace à soi. La domiciliation (accès et usage continu, sécuritaire, intime, exclusif et souverain d’un espace privé de vie privée) constitue le lieu de référence concret et symbolique pour l’individu qui y réside et pour ceux avec qui il est en interaction. Il constitue à la fois l’écran minimal à une trop grande visibilité en même temps qu’il assure la sécurité contre les rudesses de la rue (froid, vols, agressions). Il permet aussi une intimité (corporelle et sexuelle) qui contribue à l’équilibre personnel nécessaire à la construction identitaire. La domiciliation en tant qu’exclusivité d’accès et d’usage permet en même temps une autonomie de gestion de sa vie quotidienne et une liberté d’organiser sa vie à sa manière. Ainsi, le domicile, dans le sens où nous l’avons défini constitue la condition nécessaire pour accéder de plain-pied à l’espace public, et cela comme tout autre citoyen.
Intégrer les connaissances acquises et proposer une autre lecture
20Ces moments principaux de ma démarche délimitent le cadre dans lequel ma réflexion poursuivra son développement, moments que pourrait résumer ainsi l’itinérance en tant que : phénomène visible et important au croisement des dimensions structurelles et individuelles ; processus de désinsertion sociale marqué par des ruptures et des continuités ; absence de lieu à soi qui expose le corps dans l’espace public et le rend vulnérable aux formes de judiciarisation et de stigmatisation. Partant d’un concept opératoire (itinérant) et cherchant à donner une lecture théorique d’un phénomène au carrefour d’univers empiriques et de sens différents, le chemin à construire s’est avéré long et ardu et il n’en est pas encore à son terme.
21La question de l’itinérance, en raison de sa complexité et de sa position extrême dans les places sociales occupées, interroge donc en tant que « fait social total » les rapports sociaux à l’œuvre dans notre société. Elle illustre la figure dévalorisée, oubliée, méprisée du vivre-ensemble dans nos sociétés démocratiques. Elle se construit entre complexité du mode de vie, dépendance à l’égard des institutions de prise en charge, identité fragilisée et elle s’articule entre vulnérabilité et non-reconnaissance provoquant des scénarios où se joue l’alternance entre inclusion/insertion partielle et temporaire à exclusion radicale.
Une condition de vie complexe
22L’itinérance n’est pas un état ou un mode alternatif de vie. D’une part, on n’est pas en soi itinérant ou non-itinérant, on le devient et, d’autre part, l’itinérance comme mode de vie alternatif qui prendrait le sens d’un refus de la vie contemporaine, ne résiste pas à l’analyse empirique. De fait, les conditions sociales et les histoires personnelles mènent ou forcent de nombreuses personnes à adopter, pendant des périodes plus ou moins longues, ce mode de vie caractérisé par des conditions matérielles de vie détériorées aussi bien au plan de la santé, du logement que des ressources financières. Même si la pauvreté est un élément majeur de la compréhension de l’itinérance, elle ne suffit pas à l’expliquer. Cette pauvreté s’ancre dans ou précède un ensemble d’autres conditions. Les réseaux sociaux personnels sont affaiblis ou quasi inexistants et le réseau de soutien est instable et souvent inefficace. Ainsi, à travers le cumul des difficultés, un contexte favorable, l’itinérance peut apparaître au terme d’un long processus de descente à la rue marqué par des allers-retours entre une situation intégrée et la vie à la rue. Elle peut advenir aussi au moment d’une rupture brutale provoquée par un ou plusieurs événements qui se produisent à une période particulière de la vie : l’incarcération, ou encore le divorce peuvent avoir ce type d’effet. L’itinérance est une conditions de vie (et non un état) construite à travers des déterminants structurels, des trajectoires personnelles et des choix individuels ; elle ne constitue pas pour autant un mode de vie alternatif où le projet serait de se construire autrement et de se réaliser pleinement dans un monde autre, la vie itinérantes étant normativement trop éloignée de ce qui est socialement valorisé et reconnu.
Une dépendance à l’égard des institutions sociales
23Les conditions de vie difficiles, l’absence ou la faiblesse de moyens et de ressources pour assurer sa vie forcent généralement les personnes itinérantes à avoir recours au monde des ressources institutionnelles et communautaires. Cela construit un rapport fortement marqué par la dépendance avec ses conséquences négatives sur les personnes. D’une part, elles sont disqualifiées du point de vue des compétences normatives et performatives en ce sens où ce qu’elles mettent en scène – le fait de se trouver un gîte, de satisfaire divers besoins, d’éviter le froid, les arrestations policières, etc. – n’est pas reconnu et souvent ignoré. De plus, les institutions sont stigmatisantes du point de vue des réponses sociales organisées autour de la prise en charge partielle ou totale à travers l’incarcération ou l’enfermement psychiatrique, l’internement dans des lieux semi-ouverts, etc..
24La prise en charge des personnes itinérantes met donc en place les coordonnées d’un monde parallèle qui affaiblit leur capacité de réaction et de contestation. Elle les inscrit dans un monde où l’espace de circulation, l’identification et l’imaginaire se concentrent et souvent risquent de s’y réduire. Toutes les dimensions de leur vie sont encadrées par des lois et règlements, et leur présence forcée dans l’espace public les rend, comme on l’a vu, victimes de judiciarisation et de pénalisation (Laberge et Roy, 2001). Leur vie est ainsi scrutée à la loupe par une diversité d’agents (agents d’aide sociale, policiers, travailleurs sociaux, etc.). Les personnes doivent expliquer leurs comportements « problématiques », raconter leurs efforts pour que les choses changent, justifier leurs agissements, démontrer leur bonne foi, etc. Ainsi, paradoxalement, les institutions de prise en charge ou d’accompagnement créent les conditions de la dépendance des personnes qu’elles cherchent, par ailleurs, à aider.
Une identité fragilisée
25Dans une situation d’itinérance marquée par l’absence de domicile, la dépendance à l’égard des institutions de prise en charge, la faiblesse des supports sociaux, les effets de la stigmatisation, il est très difficile de construire une image positive de soi. Au contraire, se situer à l’opposé des valeurs sociales dominantes liées à la réussite, l’autonomie, la créativité, etc., ou se considérer abandonné par les structures sociales, ou encore assumer seul la responsabilité de son échec d’insertion, toutes ces situations génèrent des sentiments négatifs (humiliation, indignité, mépris, honte, etc.). Quand on ne peut avoir accès aux objets matériels et symboliques valorisés dans notre société, quand on se trouve hors de la sphère travail et en relation ténue avec l’environnement proche, on ne peut ressentir l’importance de sa place dans le monde.
26L’identité permet à l’individu de se situer, de se repérer, de savoir qui il est, de donner sens à son existence. Cela permet, en étant suffisamment assuré de ce que l’on est, d’entrer en relation avec les autres (Boulte, 1995). Si la part attribuée de l’identité est largement tributaire des désignations institutionnelles qui favorisent l’identification, elle permet aussi de négocier son identité personnelle en lien avec des catégories légitimées et reconnues socialement.
27Ainsi, la négativité des sentiments mobilisés et la dépendance à l’égard des institutions sociales d’aide, constituent des conditions difficiles à la renégociation de son identité (Laberge et Roy, 2003). Cela entraîne une difficulté à se construire comme sujet agissant et autonome. En l’absence d’accès à un rôle social et professionnel valorisé et sans véritable place dans le monde dans lequel il vit, l’individu est fragilisé et privé des moyens et des conditions nécessaires à une construction identitaire qui lui permette d’agir, de se positionner dans le monde et d’être actif (de Queiroz, 1996). On peut donc dire que les institutions et les conditions objectives de vie sont, pour les personnes itinérantes, perturbantes du point de vue identitaire, à travers la désignation catégorielle qu’elles imposent : sans-logis, sans-papiers, chômeur, fou, etc..
Une place dévalorisée dans le vivre-ensemble
28Travailler sur la question de l’itinérance, c’est inévitablement se questionner sur la place de chacun dans notre monde, sur la capacité d’agir que cela suppose et sur la participation au vivre-ensemble que nécessitent nos sociétés démocratiques.
29Une tendance forte de la compréhension de notre monde porte sur l’importance de l’individualisme comme fondement des rapports sociaux contemporains et de l’injonction faite à l’individu à se réaliser, être autonome et responsable de son succès ou de son échec. Cette lecture, de ce qui serait au cœur du développement du libéralisme lié à l’avènement de la modernité et à la mise en place du capitalisme, prendrait la forme de la vulnérabilité (Châtel, 2008). Elle serait synonyme d’instabilité, d’insuffisance ou d’assouplissement des supports sociaux qui permettent à l’individu de se réaliser (Soulet, 2008). La décollectivatisation et l’individualisation des rapports sociaux créeraient de nouveaux contextes dans lesquels chacun doit s’inscrire. Une partie des individus y arriverait, une autre ne disposant pas des ressources nécessaires, serait en situation vulnérable ou de vulnérabilité. Les sociétés de droits, les pratiques démocratiques mais aussi consuméristes qui sont les nôtres créeraient l’illusion d’un vivre-ensemble et d’une adhésion à un monde commun souple et inclusif qui ferait une place à chacun. Ce décalage entre la société dans laquelle on croit vivre et celle dans laquelle on vit (Karsz, 2000) apparaîtrait à travers une multiplicité d’indices : augmentation des populations vivant dans la pauvreté (sans emploi ou surnuméraires), de celles ayant des problèmes de santé mentale ; visibilité de populations marginalisées ; accentuation des mécanismes de répression de certaines populations « hors normes », etc..
30Ainsi, tout individu dans nos sociétés serait, en raison de ces conditions du monde moderne, potentiellement vulnérable. Mais certains le sont plus que d’autres ; certains plus profondément que d’autres. Dans un spectre présentant différentes figures, on peut voir l’itinérance comme réunissant en son sein les conditions maximales de la vulnérabilité et de la vulnérabilisation. De fait, les conditions objectives de vie détériorée qui sont celles des personnes itinérantes et leur dépendance à l’égard des institutions sont à la fois la cause et la manifestation de la vulnérabilité et de la vulnérabilisation.
31Ce qui aggrave les conditions de la vulnérabilité et de la vulnérabilisation, c’est le rapport complexe à la reconnaissance (Honneth, 2002) et, pour le dire plus directement, son contraire : la quasi-absence de reconnaissance qui rendrait les populations itinérantes en quelque sorte socialement invisibles. Au plan personnel, elles n’ont pas vécu dans un environnement favorable au développement de la confiance en soi et leur intégrité physique (à travers la violence subie) aurait été menacée. De plus, elles seraient victimes de formes de discrimination qui les empêchent d’exercer leurs droits sociaux (accès à un logement, à un traitement équitable etc.). Ne pouvant faire l’expérience du respect de soi, leur intégrité sociale est compromise. Enfin, les populations itinérantes représentent l’antithèse des valeurs et des modes de vie socialement valorisés. Elles ne peuvent s’inscrire dans le rapport de forces de la définition du vivre ensemble, elles ne jouissent d’aucune estime sociale et leur dignité est largement bafouée.
32La non-reconnaissance ou le mépris social (Renault, 2004) dont elles sont l’objet liés à une identité négative auraient un effet plutôt paralysant sur leur capacité à déployer une action qui leur permette de se mobiliser. Pour autant, la diversité des populations itinérantes, la complexité et la multiplicité de leurs trajectoires et des contextes de venue à la rue nous interdisent de n’y voir qu’une figure de l’action, soit celle de l’inaction. Même si cette figure est la plus frappante ou la représentation la plus partagée, à travers par exemple la figure du naufragé (Declerck, 2001), l’action peut prendre la forme d’un repli ou d’un retrait (dans les ressources communautaires pour se refaire une santé et se réapproprier des habiletés perdues), celle d’une revendication (de sa place au moyen, par exemple, d’un journal de rue), ou encore être relayée par un groupe ou une communauté (dont le réseau des ressources communautaires qui adopte une stratégie de défense des droits).
33Ces actions réfléchissent la reconquête d’une place qui devrait de facto être attribuée à chacun. Le constat de l’injustice sociale ou des inégalités sociales qu’illustre cette distribution différenciée des places ne suffit pas. Leur dénonciation non plus. Il faut prendre la mesure des formes de mépris social individualisées et institutionnelles qui font obstacles à la reconnaissance et chercher à dénouer leurs impasses, faute de quoi l’insertion sociale et la participation à la vie citoyenne continueront d’être un leurre pour une partie de nos concitoyens et leur place dévalorisée dans le vivre-ensemble confirmée.
Notes de bas de page
1 La Confédération des syndicats Nationaux (CSN)
2 Cette soupe populaire est l’Accueil Bonneau, institution centenaire
3 Voir entre autres les travaux d’Alexandre Vexliard et sa trilogie sur la vie des clochards et ceux de Nels Anderson (1975).
4 Voir entre autres les travaux de Hombs et Snyder, 1982.
5 Diverses recherches (les plus importantes) faites en collaboration avec divers chercheurs ont porté sur : la capacité d’agir des femmes itinérantes (2000, 2001) ; la question du rapport à la santé et à la maladie quand on vit dans la rue (2003, 2005, 2006, 2007) ; le rapport à la solitude (2000), à la domiciliation (2002, 2003) ou au travail (2002, 2003, 2005) ; l’identité itinérante (2001) ; les réseaux et ressources destinés aux personnes itinérantes (1996, 2004, 2006).
6 Cet ouvrage publié aux Éditions St-Martin, s’intitule Seuls dans la rue, portrait d’hommes clochards.
7 L’itinérance, forme exemplaire d’exclusion sociale ? a été publié en 1995 dans la revue Liens social et politique dont je dirigeais, avec Jean-Noël Choppart, le numéro portant le titre : L’exclusion existe-t-elle ?
8 Ce texte intitulé « Pour être il faut être quelque part, la domiciliation, comme condition d’accès à l’espace public », a été publié en 2001 dans la revue Sociologie et Société, vol 33. n° 2. pp. 115-131
9 Dans cet article, nous avons proposé une distinction entre ces lieux : lieux publics (parcs, espace de stationnement), lieux privés (chambre chez des amis ou membres de la famille), lieux privés d’accès public (centres commerciaux, gares) et non-lieux (couloirs de métro, terrains vagues…). Cela nous permettait d’analyser les conditions objectives qui les distinguent et d’en voir les contraintes.
Auteur
Shirley Roy, sociologue, professeur titulaire au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQUAM), coresponsable scientifique du Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale.
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Les Musulmans en prison
en Grande-Bretagne et en France
James A. Beckford, Danièle Joly et Farhad Khosrokhavar
2005