Chapitre 5 : L’expérience québécoise : le partenariat, une approche innovante1
p. 87-97
Texte intégral
1La recherche québécoise autour de la question de l’itinérance se vit sous le mode du partenariat entre milieu académique et milieux de la pratique (institutionnel et communautaire). En effet, depuis près de quinze ans, le modèle de recherche partenariale s’est imposé et, au niveau de l’itinérance, il s’est incarné dans un Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale (CRI)2. Les études et les enquêtes sur les personnes itinérantes, les pratiques d’intervention, les modes d’organisation des services, les représentations sur ou des populations itinérantes, les trajectoires de vie, de désinsertion ou de ré-insertion sociale, etc., ont mobilisé une diversité d’approches et de méthodes : des postures épistémologiques classiques ou novatrices à partir d’entrées sociologiques ou anthropologiques, des données textuelles ou chiffrées, des traitements qualitatifs ou quantitatifs, etc. Les modes d’organisation de la recherche et la diversité des choix effectués donnent à voir des facettes différentes de la réalité observée.
2Disons d’emblée que le partenariat, tel qu’il s’est institué comme une manière novatrice de faire de la recherche ne constitue pas une panacée et doit être questionnée dans ses avancées comme dans ses limites. Dans le présent chapitre, après avoir rappelé les conditions d’émergence du partenariat de recherche sur la question de l’itinérance, j’aborderai trois des principaux enjeux de la recherche partenariale : épistémologiques, théoriques, méthodologiques, Dans un premier temps, je présenterai les enjeux et les points forts, puis je chercherai à en identifier les limites et les écueils.
Conditions d’émergence et constitution du partenariat
3L’omniprésence des thèmes de la communauté et du partenariat qui marque les rapports sociaux québécois depuis les années 1960, crée les conditions politiques et objectives du développement de ce que nous appelons la recherche partenariale mettant en lien des chercheurs académiques et des partenaires terrains (institutionnels ou communautaires). Ce type de recherche a pu s’implanter et se développer parce qu’une « culture partenariale » existait déjà à travers une philosophie de l’action, la constitution de réseaux, le développement de pratiques partenariales3. La recherche sur l’itinérance a été supportée institutionnellement par un large programme de développement d’infrastructures de recherche (Conseil québécois de la recherche sociale (CQCS), émanant de la politique Santé et Bien-être du gouvernement4) et des subventions substantielles et récurrentes. Ces conditions ont donc favorisé la constitution d’équipes comprenant des chercheurs académiques (professeurs d’université, professionnels contractuels à l’emploi de l’Université, doctorants sous la direction de chercheurs), des praticiens et intervenants de terrain, du personnel de secrétariat et des étudiants ; elles ont donné accès à des moyens techniques (achats d’ordinateurs, Internet …), à des supports scientifiques (aide à l’édition, supports à l’organisation de séminaires et de colloques …), au développement d’instruments de cueillette et de traitement de données (administration de questionnaires, transcription d’entretiens...). La recherche partenariale a pris deux grandes formes organisationnelles : des projets spécifiques de recherche académiques prenant appui sur les préoccupations des partenaires terrains ; des regroupements de chercheurs académiques et de praticiens de l’action sociale issus des mondes institutionnel de la santé et communautaire.
4Dès 1992, la constitution du partenariat de recherche au sein du CRI ne s’est pas réalisée sans cette question préalable : avec qui construire des liens privilégiés ? avec les personnes itinérantes concernées5 ? avec les groupements d’intervenants, les ressources communautaires et institutionnelles travaillant avec ou auprès des personnes itinérantes ? Au sein du Collectif de recherche, ces diverses approches seront finalement représentées : d’une part, les chercheurs ont développé de multiples projets impliquant les personnes itinérantes et d’autre part, le Collectif en tant qu’entité a travaillé principalement avec les groupements afin de construire les orientations de la programmation de recherche.
5Une deuxième question portait sur ce que nous nommons : l’arrimage des différentes cultures organisationnelles, intellectuelles et politiques. Autrement dit, comment faire pour que ces cultures se rencontrent, s’articulent et se complètent ? Les liens de coopération expérimentés se déclinent de diverses façons : entre praticiens et chercheurs académiques, entre militants et scientifiques, entre institutions universitaires et institutions provenant du domaine de la santé6 ou des organismes communautaires. Tout semblait opposer ces regroupements au départ : la temporalité des acteurs n’était pas la même (rationalité de l’action à mener ou rationalité de l’enquête à réaliser), les modes de décisions différaient (relative autonomie des chercheurs académiques, organisation hiérarchique des institutions de santé, modes de décisions collectifs des organismes communautaires), les formations académiques se différenciaient (plus théoriques ou plus pratiques), les objectifs de production de la connaissance se confrontaient (utilisables ou transférables), les rapports à l’action sanitaire et sociale s’opposaient (proximité versus distance), etc. Non seulement ces « arrimages » de départ étaient nécessaires, mais la négociation continuelle de ceux-ci, le travail de la traduction dans une perspective intégratrice et de cohérence du projet de production de connaissances, s’avéraient essentielles. Ces négociations montrent, avec le recul, la stabilité et la détermination des participants tant au niveau individuel qu’institutionnel.
Les enjeux épistémologiques
6Trois types d’enjeux épistémologiques ont marqué le développement de la relation entre différents types de savoirs, et la propriété du savoir produit.
7La création d’un véritable espace de débat qui remette en cause les rapports habituels de pouvoir entre les partenaires constitue un premier enjeu de taille. Au point de départ chacun a une perception un peu caricaturale de l’autre, savant ou praticien. Dans ce monde partenarial où la dichotomie artificielle connaissance-action favorise la première au détriment de la seconde, une certaine hiérarchie existe a priori. Dès lors, chacun se trouve confronté aux enjeux de sa position : importance pour le chercheur de réaliser ses recherches et de les faire connaître ; importance pour le praticien d’innover dans la pratique. De plus, le choix des objets, questions et sujets, ne va pas de soi. Faut-il privilégier : – les dimensions plus concrètes du phénomène (caractéristiques des personnes touchées et modes d’explication de la venue à la rue) ou l’analyse des politiques sociales productrices de pauvreté et d’exclusion sociale ou d’itinérance (logement, revenu, justice) ? – les modèles d’intervention propres à aider les personnes elles-mêmes ou la complexité des modes d’organisation des services généraux ou dédiés ? – les solutions à proposer dans la résorption du phénomène ou les mécanismes de mobilisation des populations touchées ? – l’analyse des représentations des personnes itinérantes quant à leur situation ou le dénombrement des personnes fréquentant les ressources ? Au fil du temps, ces différentes dimensions ont finalement été explorées. La hiérarchisation et la priorisation des thématiques ont toujours fait l’objet de longues discussions et de compromis. Elles devaient tenir compte de la disponibilité des chercheurs, de l’accès à des programmes complémentaires de subventions, des intérêts ou des priorités de chacun. Ainsi, au moment des plus fortes pressions liées à des enjeux politiques et épistémologiques sous-jacents, le collectif de recherche a décidé de ne pas mener d’enquêtes de dénombrement des personnes itinérantes. Poursuivant dans cette voie, il a, plus tard, accepté de conduire à titre expérimental des recherches évaluatives sur le développement de certains programmes. Le cadre de discussion de la recherche partenariale a permis, à chaque étape, de définir des questions de recherche et de choisir les priorités au plus près des préoccupations des personnes ou des groupements. Cela supposait une discussion/négociation entre les intérêts divergents des demandeurs (personnes ou groupements) et des chercheurs qui fasse la part des différentes compétences et distingue celles qui relèvent de la méthodologie.
8Ce cadre de participation remet en cause la place de chacun à décider ou imposer les priorités, les questions, les contenus, les échéanciers. Plus encore, cela pose la question du pouvoir de chacun aussi bien dans le sens de rapports de force et d’antériorité que de celui de compétence et d’autorité dans son domaine propre. On le sait, la production de savoir scientifique ou pratique, le statut de chercheur et celui d’intervenant ne sont pas, dans les représentations sociales et dans la pratique, équivalents et cela crée les conditions de rapports inégaux qui s’affrontent. Parce que ces types de rapports ne sont jamais déterminés une fois pour toute, l’équipe partenariale ne peut se construire et se développer que sur la base d’une entente provisoire et d’un équilibre précaire, car toujours à rechercher.
9Le deuxième type d’enjeu épistémologique auquel se sont confrontées les équipes partenariales est l’articulation entre savoir savant, savoir pratique et savoir ordinaire. Tels qu’ils se sont constitués, ces savoirs n’apparaissent pas du même ordre, ne sont pas équivalents ni interchangeables mais complémentaires. La spécificité du savoir savant repose sur : une connaissance livresque et qui éclaire les choix en termes d’action ; une connaissance des instruments de cueillette et une utilisation des concepts qui permettent de saisir transversalement des discours et de dépasser la réalité située des acteurs, de décortiquer les données, de proposer des interprétations qui dépassent la réalité de l’action et du sens commun. Le savoir savant se caractérise également par un rapport à l’écriture développé au cours de la formation et qui diffère de la connaissance « ordinaire ». La spécificité du savoir pratique lié à l’expérience du terrain s’origine dans la pratique et l’expérience vécue. Il est expérimenté ou construit comme tel. C’est un savoir qui a l’expertise des solutions testées et qui a un rapport à la parole développée qui dépasse les connaissances livresques. La recherche partenariale est la conjugaison des ces différents types de savoirs qui, interdépendants, construisent une connaissance nouvelle. Le savoir savant et le savoir pratique ont les mêmes travers. Ils sont autocentrés, visent leur propre reproduction et, loin de tout contact, ne permettent pas de dépasser leurs propres limites. La rencontre et la confrontation des chercheurs académiques et des intervenants ouvrent à une redéfinition des problèmes et autorisent l’élaboration de solutions originales que les scientifiques n’auraient jamais pu élaborer sans la collaboration des intervenants et que les intervenants n’auraient pu produire sans le contact avec les chercheurs. De nombreux exemples pourraient illustrer ces situations. Evoquons, dans le cadre des travaux du CRI, les recherches ayant conduit à la création d’une instance d’intervention auprès des personnes itinérantes ayant des problèmes de santé mentale – nommée dans le jargon de l’intervention : UPS-J, Urgence psychosociale –justice (Laberge et al., 2000) – afin d’éviter leur judiciarisation. Les travaux de chercheurs sur la judiciarisation des personnes itinérantes avaient, au milieu des années 90, inscrit cette question dans le débat public. Ces données interpellaient à la fois les responsables politiques, les intervenants et les policiers œuvrant dans un quartier du centre ville. C’est dans ce contexte qu’un « nouveau » modèle d’intervention a été élaboré et s’est substitué à l’inefficacité constatée des actions auprès des personnes itinérantes : les chercheurs ont proposé des interprétations argumentées et fondées en théorie permettant de mieux saisir le phénomène, ainsi que des instruments facilitant le cumul continu d’informations et d’évaluations ; les praticiens se sont appropriés ces méthodes et, les validant, se sont inspirés des données produites pour réajuster leur intervention et développer de nouvelles pratiques. Depuis, chercheurs et intervenants travaillent conjointement à l’ajustement, sur le terrain de la pratique, du modèle d’intervention. C’est ainsi que s’est développé un savoir autre, hybride7, issu du cadre partenarial.
10Le troisième type d’enjeu épistémologique se situe au niveau du statut du savoir produit et de sa propriété. Est-il la seule propriété de celui qui le produit et qui en a les compétences reconnues ? Comment circule-t-il entre les milieux ? Le CRI s’est historiquement présenté comme un relais, un passeur, un trait d’union entre la recherche et l’action. La recherche et la production de celle-ci ont été reconnues comme un bien disponible pour tous, chercheurs, intervenants, fonctionnaires de l’État, groupements, etc., afin de faire avancer la cause de la lutte contre l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale. L’objectif commun a été de mettre la connaissance au service du changement social, au service des acteurs de première ligne que sont les institutions, les groupes, les politiques et les personnes concernées. Là encore plusieurs situations pourraient être évoquées. Une première est la plate-forme de revendications du RSI (Réseau itinérance Québec) (2006)8 qui s’inspire de diverses recherches dont plusieurs faites par des chercheurs du CRI et qui permettent de documenter aussi bien la question du logement social, de la judiciarisation des personnes itinérantes, que des questions liées aux soins et à la santé, aux revenus ou à la citoyenneté. Une deuxième est le travail préalable de recension des écrits et des recherches effectuée par des chercheurs du CRI pour alimenter la réflexion du Ministère de la santé et des services sociaux au moment du développement de son cadre de référence sur l’itinérance (MSSS, 2007) qui a été soumis à consultation. Dans ces deux exemples, les acteurs s’approprient le contenu et s’autorisent une certaine traduction qui parfois d’éloignent des objectifs originaux du projet. Mais cela est inévitable et plus encore souhaitable. Si l’on prétend que la connaissance n’appartient pas à ses producteurs, elle doit et peut être utilisée par tous.
Les enjeux politiques
11Les enjeux politiques du partenariat de recherche tels qu’ils se sont présentés au CRI concernent, dans un premier temps, l’inscription de la question de l’itinérance dans le débat public. De ce point de vue, au Québec, on peut dire que les acteurs locaux, les décideurs, les politiciens, les responsables et acteurs du secteur de la santé, de la police, les médias, etc., sont désormais sensibilisés à la question de l’itinérance. Celle-ci est devenue incontournable. Le débat est maintenant ouvert et différentes voix non consensuelles s’élèvent, délivrant les termes du débat public. La question de l’itinérance est sortie de l’ombre, elle fait désormais partie du débat public et politique. Une diversité d’actions ont contribué à cela. Pour exemple : les tables de concertation dans le quartier centre-ville de Montréal qui regroupent des intervenants communautaires, des politiques, des représentants de l’ordre ou d’institutions d’éducation ou d’institutions sociales diverses ; la multiplicité des mesures proposées par le réseau de la santé pour accueillir les populations itinérantes ; les activités culturelles regroupant les personnes itinérantes et non-itinérantes dans des expositions d’œuvre d’art ; la mise sur pied d’un groupe de travail cherchant à définir les grandes lignes de ce que pourrait être une politique gouvernementale touchant l’itinérance. Dans ce paysage, le CRI, en tant que partenariat de recherche, à travers la multiplicité des recherches, des formations, des colloques a été un acteur-clé dans la reformulation de la question. Appréhendée sous le seul angle caritatif il y a une trentaine d’années, la question de l’itinérance fait aujourd’hui l’objet d’un débat spécifique au sein du débat politique plus large.
12Le développement d’une approche critique et non partisane constitue un deuxième enjeu politique important. Au croisement des différentes formations académiques ou professionnelles et au travers des projets menés, des interventions dans des forums scientifiques ou non, le collectif de recherche a réussi à donner à la question de l’itinérance, des assises théoriques solides, critiques et réflexives qui n’adoptent aucun point de vue spécifique : ni celui des pouvoirs publics ni celui des « victimes » du système. La posture du Collectif de recherche exigeait que la connaissance produite se démarque des analyses partisanes, qu’elles soient de gauche ou de droite, sans illusion de neutralité. Le CRI s’est engagé dans une voie politiquement située (engagée) mais non militante au sens activiste du terme. La posture propre à l’histoire du Collectif qui a été tenue s’inscrit dans la perspective pragmatique et réformatrice du changement social et de la justice sociale : faire une place à tous, reconnaître les droits de chacun et opter pour une redistribution des richesses la plus égalitaire visant à faire disparaître les inégalités sociales. Même si les options politiques individuelles diffèrent au sein CRI, ce cadre large a été propice au rassemblement, tout en étant un guide. De plus, le CRI s’est toujours situé en retrait de la lutte politique directe en refusant d’être le porte-parole ou le haut-parleur des uns ou des autres (personnes itinérantes, intervenants, ressources, gouvernements, etc.,). Il s’agit d’une posture difficile à tenir, d’un fragile équilibre entre recherche engagée, sensibilité et empathie, et distance due à l’approche critique et scientifique.
Les enjeux méthodologiques
13Parmi les enjeux méthodologiques, présents depuis l’origine du Collectif de recherche, retenons-en deux : l’interdisciplinarité et la diversité des modes de cueillette.
14L’interdisciplinarité est une approche essentielle, voire constitutive, du développement d’un partenariat de recherche. Elle s’est imposée pour traiter de la question de l’itinérance, question par définition transversale aux champs disciplinaires. La saisir d’un seul point de vue disciplinaire c’est accepter une réduction de celle-ci, de sa compréhension et de son explication. L’interdisciplinarité s’est donc imposée comme une réponse au problème posé par la fragmentation de la connaissance et par le fractionnement du processus de compréhension (Duchastel, Laberge, 1999 : 63-76). Pour autant, réaliser de véritables études interdisciplinaires n’est pas chose aisée car pour penser la complexité et inventer des méthodologies communes à différentes disciplines, cela suppose de dépasser le cadre conceptuel de chacune. Ainsi l’interdisciplinarité invite à travailler à la redéfinition de l’objet et à sa théorisation en cherchant à articuler les dimensions macro-sociologiques et macro-historiques. Les premières (macro-sociologiques) permettent de remettre en cause le caractère distinct de l’itinérance et de la resituer comme une forme parmi d’autres de disqualification sociale, et les secondes (macro-historiques) permettent d’invalider le postulat d’une pathologie intrinsèque aux personnes parce que le phénomène a pris des formes et des significations très différentes dans le temps (Duchastel, Laberge, 1999 : 72).
15Au tournant des années 2000, le CRI, jusque-là entendu comme le Collectif de recherche sur l’itinérance, tout en conservant le même acronyme, devient : le Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale. En soulignant ce qui peut paraître comme un détail aux regards extérieurs, cette nouvelle dénomination indiquait la nécessité d’inscrire le phénomène dans son actualité, de l’intégrer aux transformations structurelles de nos sociétés contemporaines. Isoler le phénomène conduisait à des apories. L’inscrire explicitement dans les nouvelles formes d’inégalités et d’exclusion sociales visait à en proposer une compréhension plus fine, tout en considérant son maintien et sa perpétuation. L’interdisciplinarité s’en trouvait plus opérante ; l’univers théorique ouvert permettait alors de saisir la nature de la transformation des rapports sociaux dans nos sociétés contemporaines. On le perçoit, la stratégie utilisée par les chercheurs du CRI dévoile une sorte de constellation où chacun, dans des projets spécifiques demandant des expertises précises, sollicite des chercheurs étrangers au Collectif. Ici, des psychologues travaillant avec des gestionnaires et des sociologues pour saisir les transformation des organisations communautaires, là des sexologues réfléchissant avec des spécialistes de la santé pour proposer des mesures concrètes d’action ou des modèles de compréhension de certaines pratiques de la rue.
16L’ultime enjeu méthodologique concerne le développement et la co-existence de modes de cueillette de données mixtes9. Selon l’angle thématique choisi, la co-construction de l’objet, du questionnement, la recherche partenariale ouvre à la diversité des méthodes de cueillette de données : questionnaire, observation, entretien, récit de vie, analyse documentaire, etc. Ces différentes méthodes de cueillette se conjuguent au moment de la construction de la programmation annuelle, voire dans chacune des recherches. Le partenariat s’organise en fonction des compétences et des expertises de chacun, comme par exemple lors des enquêtes portant sur la question du logement social (Roy et al., 2003). Ici sont juxtaposés des données secondaires provenant des ministères concernant les politiques du logement, des entretiens avec des intervenants et des personnes itinérantes et des données primaires sur les ressources intervenantes afin de promouvoir des connaissances utiles pour l’action des différents acteurs concernés10.
Limites et écueils du partenariat de recherche
17La mise en évidence des enjeux de la démarche partenariale à propos de l’itinérance n’a pas pour objectif de proposer une critique ou un bilan général de la recherche partenariale, non plus de celle exercée au sein du CRI. Au regard de cette expérience, il semble toutefois intéressant de soulever quelques-unes des limites ou les écueils rencontrés et les questions soulevées. Nous en aborderons trois.
18Tout d’abord, la question de la distance du chercheur à son objet. La production de connaissances s’éloigne du sens commun au sens où elle répond à des étapes de nécessaires déconstruction/éloignement et de reconstruction de l’objet qui nécessitent des questionnements, des précisions, voire des ruptures épistémologiques. Le travail de co-construction de l’objet et son investissement par le monde de la pratique requestionne souvent les processus reconnus comme méthode scientifique. Comment maintenir l’équilibre entre la nécessaire distance à l’objet de connaissance et son inévitable proximité ? Dans le cadre de la recherche partenariale ces questions se clarifient dans un travail conjoint et continu autour de la définition de l’objet et de la formulation des questions de recherche. Mais cela n’est pas sans soulever des questions fort pertinentes. De fait, si les praticiens initient le questionnement, participent à la cueillette, collaborent à l’écriture, discutent les conclusions, alors la recherche partenariale ne promeut-elle pas une posture en quelque sorte tautologique, où une définition sous-jacente du problème (présupposé) non explicité au départ serait restituée à l’identique dans les explications et interprétations compréhensives proposées ? Où s’ancrerait alors la spécificité de la recherche scientifique (Saillant, 2005) ? Dans le cadre du partenariat, la posture de distance/proximité à l’objet se construit théoriquement, puis se développe méthodologiquement dans une réflexion partagée ; elle se rediscute à chaque étape du processus de recherche, délivrant les obstacles à surmonter pour en en fonder la légitimité.
19Ensuite, la diversité des méthodologies mobilisées ne conduit-elle pas à une dilution des compétences de chacun, n’est-elle pas un frein à la spécialisation et du même coup un affaiblissement de la légitimité de la recherche ? La multiplication des entrées méthodologiques ne constitue-t-elle pas un renoncement à une exploration poussée et spécialisée des questions soulevées ? On sait les nécessaires compétences que demande le traitement en profondeur des entretiens, des données textuelles ou chiffrées, chacune de ces sources demandant une formation spécialisée et des heures d’entraînement et d’expérimentation pour acquérir les « ficelles du métier ». De plus, cette multiplication des entrées méthodologiques, au regard de la manière dont le champ de connaissances est structurellement organisé, ne signifie-t-elle pas le renoncement à l’approfondissement des questions soulevées ? La « triangulation des données » proposée par certains méthodologues (Denzin, 1994 ; Pirès, 1997) ouvre une piste intéressante qui doit être investie théorico-méthodologiquement. Or le plus souvent, cette posture se résume à une juxtaposition de méthodologies et de types de données différents. Le cadre de la recherche partenariale peut constituer (mais pas toujours !) un véritable laboratoire de recherche sur ces questions, en raison même de la coexistence des disciplines, des chercheurs et des praticiens provenant d’horizons différents.
20Enfin, il nous semble important de rappeler que la recherche partenariale doit être constamment re-questionnée quant à sa finalité et aux résultats engrangés. Dit autrement, à qui et à quoi servent les analyses produites : aux partenaires du terrain ? Aux chercheurs ? Aux politiques ? Aux populations concernées ? Cette question, sans réponse univoque, doit sans cesse être reprise. Quelle que soit la réponse, elle ne peut se limiter aux conditions objectives de sa production (infrastructures de recherche financées, visibilité des résultats, etc.) et devenir le simple faire-valoir du travail de recherche ou encore renforcer des formes de domination, tant du côté des praticiens-chercheurs et de leurs connaissances acquises, sorte de blanc-seing dans le monde de la pratique, que du côté des chercheurs face aux praticiens. Le chantier n’est jamais clos lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre les processus et les mécanismes d’adaptation et de vulgarisation dans la perspective d’une véritable appropriation des connaissances par tous les milieux.
Notes de bas de page
1 Une version longue, discutant de ces questions et comprenant plusieurs autres questions non abordées ici, a été publiée dans Roy Shirley, et Hurtubise Roch, 2007.
2 Le CRI comprend des chercheurs académiques de différentes disciplines (sociologie, travail social, sciences infirmières, psychologie, sexologie, criminologie, etc.) et des partenaires terrains des milieux institutionnels (le CLSC des Faubourgs) et communautaires (en particulier le RAPSIM et le RSIQ). Il intègre des professionnels de recherche et des étudiants de maîtrise et de doctorat.
3 Dans le cadre de ce texte nous distinguons recherche partenariale et recherche-action. La première renvoie à une structure de recherche réunissant des chercheurs académiques et de terrains qui produisent une diversité de recherches utilisant diverses approches dont la recherche-action. La recherche-action, quant à elle, renvoie à une pratique développée selon une tradition de recherche sur un projet précis et avec des acteurs bien identifiés. La recherche partenariale suppose donc une diversité de chercheurs provenant de diverses disciplines et couvrant une large programmation de recherches qui s’étale sur plusieurs années.
4 La Politique Santé et Bien-être, du gouvernement du Québec (PSBQ), adoptée en 1992, identifiait des priorités au niveaux de problèmes sociaux auxquels le gouvernement devait s’attaquer. Parmi ceux-ci, la question de l’itinérance.
5 Citons parmi de nombreuses expériences, celle d’ATD Quart Monde que l’on retrouve détaillée dans la publication Le croisement des savoirs (Groupe de recherche Quart-monde-Université, 1999). Par ailleurs, de nombreux chercheurs ont développé des partenariats sans médiation, avec les personnes : par exemple, Michel Parazelli avec les jeunes de la rue, Rose Dufour avec les femmes prostituées de la rue, Hélène Denoncourt avec les personnes itinérantes prises en charge par les infirmières. Ces contributions, parmi d’autres, sont relatées dans Roy et Hurtubise (2007).
6 Il s’agit d’une structure administrative intégrée au Ministère de la santé et des services sociaux.
7 A propos de la construction des savoirs dans le cadre de « forum hybride », voir M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, éd. Seuil, 2001.
8 Ce document intitulé : Pour une politique en itinérance, plateforme de revendications du Réseau Solidarité itinérance du Québec, développe dix grandes revendications : le droit de cité, un revenu décent, le droit au logement, à l’éducation, à la santé et le développement d’un réseau d’aide et de solidarité. Dans ce document on trouve dans chacune des sections de très nombreuses références à diverses recherches qui ont alimenté les réflexions des auteurs.
9 L’illustration la plus éloquente de cette méthode apparaît dans les deux recueils de textes publiés sous la direction de Danielle Laberge (2000) et de Shirley Roy et Roch Hurtubise (2007), comprenant respectivement 24 textes et 17 textes signés et co-signés par des chercheurs, des intervenants et des collaborateurs du CRI.
10 Pour de nombreux autres exemples, voir Laberge Danielle (dir.) (2000) ; Roy Shirley et Hurtubise Roch (2007).
Auteur
Shirley Roy, sociologue, professeur titulaire au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQUAM), coresponsable scientifique du Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale.
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Les Musulmans en prison
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2005